Mise en page : Virginie Turcotte
Maquette de couverture : Étienne Bienvenu
Dépôt légal : 1er trimestre 2014
© Éditions Mémoire d’encrier, 2014
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Vedette principale au titre :
Le Québec, la Charte, l'Autre. Et après?
(Collection Essai)
ISBN 978-2-89712-214-0 (Papier)
ISBN 978-2-89712-216-4 (PDF)
ISBN 978-2-89712-215-7 (ePub)
1. Québec (Province) - Relations interethniques. 2. Accommodement raisonnable - Québec (Province). I. Haince, Marie-Claude, 1978- . II. El-Ghadban, Yara, 1976- . III. Benhadjoudja, Leïla, 1982- .
FC2950.A1Q42 2014 305.8009714 C2014-940284-8
Nous reconnaissons, pour nos activités d’édition, l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Conseil des Arts du Canada et du Fonds du livre du Canada.
Nous reconnaissons également l’aide financière du Gouvernement du Québec par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, Gestion Sodec.
Mémoire d’encrier
1260, rue Bélanger, bureau 201
Montréal, Québec,
H2S 1H9
Tél. : (514) 989-1491
Télec. : (514) 928-9217
info@memoiredencrier.com
www.memoiredencrier.com
Réalisation du fichier ePub : Éditions Prise de parole
Sous la direction de Marie-Claude Haince
Yara El-Ghadban et Leïla Benhadjoudja
Avec une postface de Ellen Corin
Collection Essai
Leïla Benhadjoudja, Yara El-Ghadban
et Marie-Claude Haince
Le message de Gandhi, de Mandela, de Martin Luther King Jr trouve toute sa pertinence dans un monde qui a dépassé la confrontation des idéologies et le totalitarisme conquérant. C’est un message d’espoir dans la capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par une compréhension mutuelle et une patience vigilante. Pour y parvenir, il faut se fonder sur les droits, dont la violation, quel qu’en soit l’auteur, doit provoquer notre indignation.
Indignez-vous!, Stéphane Hessel
Cette période trouble dans laquelle le Québec est plongé depuis quelques mois déjà montre bien les limites d’une conception pluraliste de la société québécoise. La diversité, au-delà de ses attributs appréciables, est une source de tensions, voire de conflits, et le Québec en fait l’expérience en ce moment. Dans l’histoire récente, nombreuses sont les sociétés qui ont cédé à la tentation de hiérarchiser les référents identitaires – autorisant, dans le meilleur des cas, des mesures assimilationnistes ou, plus radicalement, des politiques de profilage racial et d’apartheid – ou encore qui ont tout simplement abdiqué face aux limites des modèles politiques multiculturels, laissant libre cours, par exemple, à la montée de l’extrême droite (en Europe particulièrement) et d’un populisme autoritaire.
Le Québec, qui a longtemps vanté les mérites de sa perspective interculturelle, n’est pas à l’abri de ce genre de dérives et fait face à ces défis, particulièrement depuis la « crise » des accommodements raisonnables de 2006. Ce sentiment de malaise, perçu et ouvertement exprimé de plus en plus fréquemment dans différentes tribunes, met en évidence le clivage entre le « Eux » et le « Nous » qui semble s’accroître. Dès lors, l’urgence de réfléchir sur le vivre-ensemble s’impose pour penser autrement la façon de former un « Nous ». S’engager dans une telle réflexion, c’est d’abord l’inscrire dans un contexte plus complexe – notamment un contexte migratoire marqué par un resserrement des conditions d’admission des immigrants permanents. C’est aussi penser la contribution des différents groupes qui le constituent sans en minorer aucune. Ceci appelle également à s’interroger et à déconstruire les divers enjeux sur lesquels la singularité et la spécificité québécoise se sont toutes deux édifiées. C’est, par exemple, chercher à questionner les discours antagonistes qui ont cours en ce moment – pour ou contre la Charte –, et en mesurer les effets sur l’avenir de la société québécoise, notamment en les pensant en termes de discrimination et de racisme. Le défi est donc de s’attacher à ces questions sans pour autant verser dans des campements antagoniques.
Depuis l’annonce du projet de loi 60, les discours dans l’espace public se sont rapidement multipliés, favorisant commentaires et prises de positions souvent favorables à un projet qui s’articulerait autour du déploiement d’un dispositif normatif qui serait à même de hiérarchiser les valeurs, les modes de vie et les individus. Cet espace, qui est un lieu de délibération citoyenne, est devenu de plus en plus hermétique au contre-discours, privilégiant la « vérité » que le gouvernement au pouvoir tente de construire et d’imposer comme étant la seule vraie. Les tentatives d’exprimer d’autres vérités, celles-ci issues de recherches et d’expertises académiques, ont souvent été banalisées et réduites au statut d’opinion. La parole des universitaires et des intellectuels qui se sont risqués à proposer un diagnostic des dérives politiques et sociales dont la Charte n’est que le symptôme, le révélateur, s’est trop souvent trouvée discréditée, en grande partie par la posture démagogue et populiste mise de l’avant par le gouvernement. Dès lors, on s’est arrogé le droit de porter atteinte à celui qui ose faire preuve de franc-parler en disant autrement ce qui se joue et aller à l’encontre du discours dominant construit par l’État. Ainsi, le discours, qui se veut complexe et nuancé, a été réduit au silence au profit du commentaire.
Bref, il devenait nécessaire d’ouvrir un espace de réflexion et de discussion qui puisse permettre de dévoiler et de saisir les enjeux actuels. Il importait de remettre au centre de cette cacophonie le savoir et la parole en déplaçant le débat vers un horizon où concepts, données empiriques, analyses et théories donneraient le ton au débat. L’invitation a ainsi été lancée aux universitaires de participer à une table ronde pour offrir un état des lieux sur la question du vivre-ensemble au Québec et interroger les effets d’une telle situation1. L’objectif principal de cette rencontre était de faire dialoguer diverses perspectives et d’analyser, à partir de différents angles et orientations, la portée symbolique, politique et sociale du projet de loi 60 proposé par le Parti Québécois. Il s’agissait, en premier lieu, d’examiner les conséquences qu’aurait cette Charte en se demandant, d’une part, s’il y avait un réel problème de vivre-ensemble au Québec qui nécessiterait une telle intervention et, d’autre part, de proposer de fines analyses pour répondre à la question.
Les auteures, universitaires québécoises, de différentes origines, générations et champs disciplinaires, toutes soucieuses de l’avenir du Québec, se sont rassemblées afin de présenter ce livre, né du désir d'analyser les effets de la mise en œuvre d’une Charte des « valeurs québécoises ». Ces chercheures, œuvrant dans des domaines aussi divers que la sociologie de l’immigration, la psychosociologie, les études des phénomènes religieux, l’anthropologie du politique et la philosophie, s’engagent à vouloir comprendre le monde dans lequel elles vivent, travaillent et pensent. Tel est le défi auquel les auteures nous invitent. Repenser le Québec de demain en diagnostiquant son actualité. Elles proposent des réflexions originales et s’interrogent sur les enjeux et les effets probables que le projet de loi 60 risque d’avoir sur le vivre-ensemble au Québec en s’appuyant sur une connaissance approfondie des phénomènes au cœur des débats actuels. À travers leurs contributions s’ouvre la possibilité d’imaginer l’articulation d’un vivre-ensemble qui puisse à la fois tenir compte de la réalité empirique qu’elles ont étudiée et de la multiplicité des voix qui font et feront se mouvoir la belle province. Vous l’aurez compris, cet ouvrage ne prétend pas apporter de réponses précises. Il offre en partage une parole qui dit ce que plusieurs préfèreraient taire, qui s’indigne face aux dérives que cette Charte autorise, permet et favorise. Lorsque des intellectuelles de différents horizons et de différentes générations ne voient que des effets négatifs à cette Charte, ne faudrait-il pas interroger cette dernière, remettre en question le constat et la solution proposée par le parti au pouvoir?
1 Tenu le 15 novembre 2013, l’événement avait été organisé par l’Association canadienne des sociologues et anthropologues de langue française (ACSALF), à l’initiative de sa vice-présidente, Marie-Claude Haince, avec le concours de Yara El-Ghadban. Il est également important de souligner qu’André Tremblay, président de ACSALF, a animé cette table ronde. Nous le remercions de sa collaboration et de sa confiance.
Ryoa Chung
Le projet d’une Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement proposé par le Parti Québécois a plongé notre société dans une crise profonde2. Une fracture importante s’est dessinée entre ceux et celles qui le défendent tel qu’il est formulé et ceux et celles qui s’y opposent, en particulier contre l’article 5 prohibant le port de signes religieux ostentatoires pour tout employé(e) exerçant certaines fonctions publiques et dont les répercussions plus larges dans le domaine parapublic sont également à craindre suivant l’article 10. Rapidement, le débat public autour de ce projet de Charte a mis en lumière le caractère problématique d’un groupe de citoyen(ne)s en particulier au sein de la société québécoise, soit celui des femmes musulmanes portant le voile. En effet, plus que toute autre minorité religieuse arborant des signes religieux en guise d’appartenance communautaire, ce sont les femmes musulmanes coiffées du hijab, plutôt que les hommes juifs arborant la kippa et les sikhs portant le turban, qui ont été au centre de l’attention médiatique et de la mire politique du Parti Québécois. Pour les uns, la défense de l’article 5 repose sur une conception visible, en quelque sorte, de l’invisibilité des appartenances religieuses des individus que le Québec contemporain se doit d’imposer à certains de ses représentants au sein de la fonction publique au nom de la laïcité et de l’égalité des sexes. Pour les autres, cette prohibition représente une contrainte excessive qui outrepasse les limites légitimes du pouvoir coercitif de l’État envers ses citoyens et brime des libertés individuelles fondamentales telles que la liberté de conscience et de croyance religieuse. Le débat sur le projet de loi 60 a tracé des lignes d’alliance inattendues à travers les clivages familiers gauche-droite et souverainiste-fédéraliste.
Une division profonde au sein de la communauté féministe québécoise est également apparue sur la place publique au sujet de l’instrumentalisation politique et / ou de la juste compréhension des enjeux féministes dans le contexte de ce débat. Depuis la publication du Manifeste de Janette Bertrand cosigné par un groupe de célébrités féminines, le mouvement des Janette a pris une telle ampleur que les défenseurs du projet de loi 60 ont misé sur une justification féministe de l’interdiction des signes religieux ostentatoires, explicitement ciblée à l’endroit des femmes musulmanes voilées, pour convaincre l’ensemble des citoyens du bien-fondé de la Charte. Afin de mieux comprendre les enjeux en cause, il est sans doute pertinent de rappeler que la question de l’égalité des sexes en contexte de diversité culturelle n’est pourtant pas inédite dans la littérature philosophique.
Susan Moller Okin, une remarquable philosophe féministe décédée en 2004, avait écrit un article important publié dans le Boston Review of Books en 1999 au titre surprenant : « Le multiculturalisme nuit-il aux femmes? » L’essai de Okin suscita de nombreuses réactions de la part des penseurs parmi les plus estimés de la communauté universitaire internationale (dont B. Honig, Y. Tamir, A. An-Na’im, J. Raz et C. Sunstein) et l’ensemble de ces échanges fut publié sous la forme d’un ouvrage collectif (1999). Dans ce texte, précédant la vague d’islamophobie ayant déferlé en Occident après les attentats du 11 septembre 2001, Okin soulève des questions légitimes et critique le modèle libéral du multiculturalisme tel que développé par le philosophe canadien Will Kymlicka. Selon Okin, la protection des droits collectifs des minorités culturelles au nom du multiculturalisme met en péril la protection des droits individuels des femmes qui risquent d’être soumises à des schèmes culturels les assujettissant au sein de communautés fermées, reléguées à la sphère privée, échappant ainsi à la vigilance et aux politiques de l’État dans le domaine public. Tout en soulignant sa dette intellectuelle envers le féminisme, Kymlicka lui répondit qu’au sein d’une démocratie libérale, les protections externes protégeant les droits collectifs de certaines minorités doivent être reconnues, mais que ceci n’empêche pas l’État libéral de devoir rejeter certaines restrictions internes imposées au sein de ces communautés allant à l’encontre de l’exercice de l’autonomie et des libertés individuelles de leurs membres (et notamment de leur droit d’exit, c’est-à-dire leur droit de sortir de ces communautés d’origine).
Parmi les philosophes ayant réagi aux propos de Okin, on retrouve la contribution de Martha Nussbaum, auteure d’une œuvre philosophique prolifique. Martha Craven est née à New York en 1947 et se convertit au judaïsme peu avant d’épouser Alan Nussbaum dont elle conservera le nom après leur divorce. Titulaire d’une chaire à l’Université de Chicago, Nussbaum a également enseigné à Harvard, Brown et à Oxford. Pendant ces années de service à l’Université des Nations Unies, elle fait la rencontre de Amartya Sen (lauréat du Prix Nobel en économie 1998) avec qui elle développera l’approche des capabilités dans le champ de la philosophie politique et dans une perspective féministe.
Nussbaum répond à Okin en 1999 et plus tard dans d’autres écrits que les démocraties libérales contemporaines doivent promouvoir et se limiter à une conception politique du libéralisme sans chercher à imposer une doctrine compréhensive du libéralisme (ce qu’elle reproche à Okin). En d’autres termes, depuis la séparation de l’Église et de l’État, le rôle de ce dernier ne consiste pas à imposer de manière coercitive une certaine doctrine occidentale du libéralisme (comportant un ensemble de croyances métaphysiques au sujet du bien moral), mais bien plutôt à honorer son devoir de neutralité en assurant que tous les citoyens se traitent en égaux dans le contexte d’une diversité impossible à nier et à rendre invisible. Selon cette conception politique du libéralisme qui ne doit pas outrepasser les limites légitimes des principes de la justice dans le contexte du pluralisme culturel, la reconnaissance des libertés individuelles fondamentales et l’égalité de tous les citoyens constituent les socles des sociétés libérales. Parmi ces libertés individuelles, la reconnaissance de la liberté de conscience est au cœur du principe de tolérance permettant l’expression des libertés religieuses dans les limites justes et raisonnables de la coexistence démocratique.
La position philosophique de Martha Nussbaum découle notamment de l’approche des capabilités qu’elle a contribué à développer dans le sillage des travaux pionniers de son collègue, le penseur indien Amartya Sen. Selon Nussbaum, l’accès formel à des biens sociaux primaires ne peut suffire en l’absence d’une compréhension plus riche des capabilités réelles dont les individus ont besoin en vue d’exercer leur véritable liberté et d’accomplir des fonctionnements effectifs. La notion de capabilité désigne, par exemple, la capacité réelle pour un individu de pouvoir se déplacer jusqu’à une clinique de santé, ce qu’un droit purement formel à des soins médicaux de base ne suffit pas à garantir. Cet exemple d’une capabilité concrète peut sembler trivial pour nous, mais devient extrêmement éloquent lorsqu’on applique l’approche des capabilités en contexte de pauvreté mondiale, comme ce fut le cas des travaux de l’économiste Amartya Sen, affectueusement surnommé le Nobel des Pauvres, qui ont profondément influencé les critères de mesure des inégalités internationales et de la qualité de vie au sein du Programme des Nations Unies pour le développement.
C’est d’ailleurs dans le cadre d’un ouvrage intitulé Femmes et développement humain (2008) que Nussbaum développe sa théorie politique et l’angle féministe de son approche en ponctuant son argumentation philosophique par les récits de vie de femmes indiennes qu’elle a interviewées. Dans sa liste des dix capabilités centrales qu’elle propose en vue d’orienter à la fois les principes de la coopération internationale et les approches constitutionnelles au sein des pays, Nussbaum introduit la capabilité de l’affiliation qui implique la nécessité de protéger les institutions qui constituent et nourrissent de telles formes d’interactions sociales avec autrui ainsi que la liberté d’assemblée et de discours politique. Pour Nussbaum, la capabilité d’affiliation implique aussi : « avoir les bases sociales pour le respect de soi-même et l’absence d’humiliation ; avoir les moyens d’être considéré comme un être plein de dignité dont la valeur est égale à celle des autres. Ce qui implique au minimum d’être protégé contre la discrimination fondée sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, la religion, la caste, l’appartenance ethnique ou l’origine nationale » (2008 : 122).
Dans le cadre de cet ouvrage, Nussbaum défend l’universalisme moral de l’approche des capabilités dans le contexte de la diversité culturelle à l’échelle mondiale. Sans complaisance relativiste face au fait du pluralisme, elle s’attaque, dans une perspective féministe, au problème fascinant des préférences adaptatives, c’est-à-dire ces préférences que les individus adoptent dans des contextes de choix tellement appauvris qu’elles ne témoignent que des formes d’aliénation (comme lorsque des femmes « préfèrent » ne pas aller à l’école parce qu’elles « préfèrent » ne pas prendre le risque de se faire asperger d’acide). Mais le problème des préférences adaptatives ne nous autorise pas pour autant à les amalgamer de manière irresponsable à des désirs authentiques qui émanent d’individus autonomes dans des contextes de choix culturellement différents et dans des systèmes politiques et institutionnels qui ne sont pas tyranniques. Bien que Nussbaum s’inscrive d’emblée dans un féminisme libéral plutôt que post-colonialiste, elle s’oppose à toute forme de paternalisme occidentaliste à l’égard des femmes et des populations qui partagent d’autres horizons culturels. Dans tous les cas de figure où une société relativement juste offre en arrière-fond une véritable gamme d’options, protège l’égalité d’opportunités et garantit les capabilités universelles de base, le choix libre des individus d’exercer leurs capabilités comme ils l’entendent exige notre plus grand respect. En effet, la notion de capabilité recouvre fondamentalement la notion de liberté de choix dans la pensée de Nussbaum.
À ses yeux, il va de soi qu’au sein d’une démocratie libérale, les principes de justice conformes au respect des libertés individuelles et de la laïcité exigent la neutralité de l’État face au fait du pluralisme et au nom du principe de tolérance qui constitue la vertu cardinale du libéralisme politique découlant de la séparation de l’Église et de l’État. Si le combat féministe à l’encontre des intégrismes religieux qui existent dans le monde justifie notre mobilisation la plus dévouée et notre critique la plus virulente, ceci n’entraîne aucunement la violation de la liberté de conscience et de la liberté religieuse des femmes au sein d’une démocratie libérale selon Nussbaum. Au contraire, le véritable combat féministe à l’encontre de toute forme d’intégrisme est, en somme, une lutte pour les capabilités de base afin que les femmes puissent exercer leur liberté et décider par et pour elles-mêmes ce qu’elles feront de leur vie. Il serait paradoxal et insoutenable que le combat féministe se convertisse en croisade idéologique pour dicter aux individus et en particulier aux femmes quoi faire de leurs capabilités en leur imposant des interdictions au nom de leur émancipation.
Dans son plus récent ouvrage intitulé The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age (2012), Nussbaum impute les nouvelles formes d’intolérance religieuse à la montée de l’islamophobie depuis les attentats du World Trade Center. Pour contrer cette politique irrationnelle de la peur et du « malaise », Nussbaum présente un plaidoyer philosophique en faveur du respect universel de la liberté de conscience qu’elle considère comme le moteur du développement moderne et contemporain de la démocratie et du combat contre toute forme d’intégrisme (même laïc)3. Elle tente de promouvoir une nouvelle éthique de la décence et de l’amitié civique pouvant cultiver notre faculté d’empathie et notre capacité de nous intéresser à autrui afin de surmonter les diverses formes de xénophobie qu’elle dénonce dans son examen attentif des politiques et débats publics qui ont eu lieu en Europe comme aux États-Unis au sujet de la diversité religieuse (et en particulier, au sujet de l’islam).
Il y a tout lieu de croire qu’une approche féministe des capabilités est favorable aux approches intersectionnelles qui, loin de diluer le combat féministe, caractérisent les développements les plus pertinents du féminisme contemporain. Dans la foulée d’un article canonique de l’universitaire américaine Kimberlé Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color
En conclusion, un regard féministe sur le projet de loi 60 selon l’approche des capabilités de Martha Nussbaum et de sa conception de la démocratie libérale justifie une opposition catégorique à la marginalisation sociale et politique d’une catégorie de femmes au nom d’une conception paternaliste de l’émancipation de toutes (qui risque, en vérité, en dépit des meilleures intentions, de produire des formes sournoises d’inégalités entre les femmes elles-mêmes). Dans l’espoir d’un dénouement serein et juste de cette crise, force est de constater que le manque d’empathie et d’amitié civique caractérise malheureusement la tournure actuelle du débat au sujet du projet de loi 60.
Références
Crenshaw, K. (1991). « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color ». Stanford Law Review, 43 (6), 1241-1299.
Nussbaum, M. (2008). Femmes et développement humain. L’approche des capabilités. Paris : Des femmes.
Nussbaum, M. (2009). Liberty of Conscience : In Defense of America’s Tradition of Religious Equality. New York : Basic Books.
Nussbaum, M. (2012). The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age. Cambridge : The Belknap Press of Harvard University Press.
Okin, S. (1999). Is Multiculturalism Bad for Women? Princeton : Princeton University Press.
2 Une partie de ce texte découle d’une communication intitulée « Is Tolerance Bad for Women? », présentée au congrès de l’Association canadienne de philosophie en 2009, et s’inscrit dans la foulée des débats soulevés par le rapport de la Commission Stasi (2003) et les travaux de la Commission Bouchard-Taylor (2007). Dans le contexte du débat québécois sur le projet de loi 60, une version préliminaire de cet article a été publiée dans Le Devoir sous le titre « Martha Nussbaum aurait-elle signé le Manifeste des Janette? », le 16 novembre 2013.
3 Lire également à ce sujet, M. Nussbaum, Liberty of Conscience : In Defense of America’s Tradition of Religious Equality (2009).