Mise en page : Virginie Turcotte
Maquette de couverture : Mance Lanctôt, Fig communication graphique
Dépôt légal : 1e trimestre 2013
© Éditions Mémoire d’encrier
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Laferrière, Dany
Journal d’un écrivain en pyjama
(Collection Chronique)
ISBN 978-2-89712-065-8
1. Art d’écrire. 2. Littérature - Citations, maximes, etc. 3. Laferrière, Dany.
I. Titre. II. Collection: Collection Chronique.
PN151.L33 2013 808.02 C2010-940684-2
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L’auteur a bénéficié d’une résidence de la Fondation Maddalena, en Italie, durant l’écriture de ce livre.
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Dans la même collection :
Les années 80 dans ma vieille Ford, Dany Laferrière
Mémoire de guerrier. La vie de Peteris Zalums, Michel Pruneau
Mémoires de la décolonisation, Max H. Dorsinville
Cartes postales d’Asie, Marie-Julie Gagnon
Une journée haïtienne, Thomas Spear, dir.
Duvalier. La face cachée de Papa Doc, Jean Florival
Aimititau ! Parlons-nous !, Laure Morali, dir.
L’aveugle aux mille destins, Joe Jack
Tout bouge autour de moi, Dany Laferrière
Uashtessiu / Lumière d’automne, Jean Désy et Rita Mestokosho
Rapjazz. Journal d’un paria, Frankétienne
Nous sommes tous des sauvages, José Acquelin et Joséphine Bacon
Les bruits du monde, Laure Morali et Rodney Saint-Éloi (dir.)
Méditations africaines, Felwine Sarr
Dans le ventre du Soudan, Guillaume Lavallée
Collier de débris, Gary Victor
Un couteau sans lame auquel ne manque que le manche.
Lichtenberg
À Alain Mabanckou,
à Edwidge Danticat,
en souvenir de leurs débuts frémissants,
et à Marie Abraham Despointes qui aime tant lire.
La promesse du premier roman
I. L’élan
À l’époque, j’habitais un meublé surchauffé à Montréal, et je tentais d’écrire un roman afin de sortir du cycle infernal des petits boulots dans les manufactures en lointaine banlieue. Mes voisins étaient de jeunes clochards, imbibés de bière, qui n’avaient pas assez d’argent pour la cocaïne (le crack n’avait pas encore envahi les quartiers pauvres de la ville). Je retrouvais, le samedi soir, les copains d’usine, dans une discothèque que fréquentaient des femmes qui auraient pu être nos mères. C’est la promesse de l’Amérique à ceux qui partent travailler avant la lumière du jour et reviennent, le soir, manger un spaghetti tout en regardant un mauvais film à la télé. Je voulais la même promesse que l’Amérique fait à ses gosses surprotégés des quartiers huppés. À l’usine, je ne valais pas tripette, ne sachant rien faire de mes mains. Sauf écrire. On oublie qu’écrire est un travail manuel. Peut-on se mettre tout d’un coup à écrire un livre sans fréquenter aucun groupe littéraire, ni même un club de lecture ? Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Mais écrire est différent de lire. L’écrivain et le lecteur sont aux deux extrémités de la chaîne.
II. La machine
Je suis allé au coin de la rue acheter une vieille machine à écrire que je voyais depuis un moment dans la vitrine d’un brocanteur. Je ne voulais pas écrire ce roman à la main. Je vivais dans cette partie du monde qui a fait sa fortune à l’aide de la machine. Je voulais être un écrivain contemporain, et non un de ces paysans du tiers-monde encore à l’âge de la roue. C’était une vieille Remington 22 en bon état. Elle s’est retrouvée sur la table de cuisine, à côté d’une corbeille de fruits. Je tiens ce goût des fruits de ma nature caribéenne. J’adore l’odeur suffocante des bananes trop mûres et des mangues jaunes qui m’agresse dès que j’ouvre la porte. Quelques jours plus tard, je me suis assis devant la machine pour écrire ma première phrase. J’ai attendu la suite tout l’après-midi. Je ne savais pas encore qu’il n’y avait rien de plus épuisant qu’une première phrase. Si elle passe, le reste du livre suivra. J’ai passé l’été à écrire avec un seul doigt tout en me nourrissant de fruits et de légumes. J’étais devenu un véritable athlète de l’écriture. Après un mois, j’ai compris que j’étais davantage un sprinter qu’un marathonien. J’étais plus à l’aise dans la phrase brève, les dialogues vifs et les commentaires ironiques que dans les longs développements et les interminables descriptions de paysages.
III. La douleur
J’avais décidé de ne pas trop souffrir durant l’écriture de ce roman. Comme ouvrier, j’estimais qu’écrire ne pouvait être qu’une récréation. On évoquait autour de moi la souffrance de l’écrivain, mais je ne me sentais jamais concerné. À la radio, durant une émission sur la littérature, un célèbre écrivain affirmait qu’on ne pouvait pas écrire si on n’avait pas souffert. Un autre ajoutait que l’écriture elle-même exigeait sa part de douleur. Ils ne parlaient, ce jour-là, que de souffrance. J’avais l’impression qu’ils connaissaient beaucoup plus le mot que la réalité. Sur ce plan, j’avais acquis mes titres de noblesse. Je venais de quitter une dictature délirante pour devenir ouvrier dans une Amérique du Nord où le Noir était encore un citoyen de second ordre. Plus haut, c’était respirable, mais dans les bas-fonds de la classe ouvrière, les matins sont toujours gris et les ciels bas. À partir de cette vie quotidienne difficile, je voulais créer un univers aussi pétillant qu’une coupe de champagne. Je lisais Francis Scott Fitzgerald totalement fasciné par la grâce qui émanait de sa personne, et cela même dans des situations intolérables. Il me donnait l’impression d’avoir décidé, un jour, qu’il était un personnage de roman. Et c’est ce que j’entendais devenir.
IV. La ville endormie
Je lisais dans mon bain, et j’écrivais sur la petite table de cuisine. Je me sentais comme un dieu dans ce cadre pourtant étroit où l’on n’entendait que la musique des mouches attirées par l’odeur insistante des fruits durant cette canicule. La chaleur était si forte que l’air sentait le soufre. Je filais de temps à autre sous la douche, mais à peine sorti de la salle de bains, j’étais de nouveau en sueur. Je tournais en rond dans la chambre, comme hypnotisé par la machine à écrire qui semblait me faire toutes les promesses du monde. Je savais qu’elle gardait dans son ventre toutes les phrases de mon roman. Je devais les extirper de là une à une. Ce ne fut pas toujours facile, mais j’avais tout mon temps, d’ailleurs je n’avais que cela. Je passais mes journées avec le plus beau jouet du monde. Je changeais un mot dans une phrase terne qui se mettait immédiatement à lancer des confettis. Quand j’avais écrit une page dont le rythme et la musique me plaisaient, je sortais prendre l’air, traversant la ville en somnambule. Après une bonne heure de marche, je rentrais, parfois sous la pluie, pour me remettre à ma table de travail. Et ça repartait jusqu’au milieu de la nuit. Il m’arrivait de me réveiller pour noter une idée, ou un bout de dialogue. Je restais alors un long moment dans le noir, tout entier à ma rêverie. Puis je me mettais à écrire, en effleurant les touches du clavier de façon à faire le moins de bruit possible. Après un moment, j’étais ailleurs, et je tapais comme un dératé jusqu’à ce qu’un voisin me hurle de cesser ce vacarme. Ce plaisir profond d’écrire dans une ville endormie. Je n’avais que ça en tête : écrire. C’était pour moi une fête perpétuelle.
V. La vie matérielle
Je ne sais pas pourquoi j’étais sûr que ce livre allait me sortir de ce trou. Pour écrire, il m’a fallu arrêter de travailler. Mes maigres économies baissaient à vue d’œil. Je devais faire vite et court. Je ne disposais pas des mêmes ressources financières que ces jeunes écrivains américains qui pouvaient laisser courir un premier roman jusqu’à 600 pages. Seul dans une ville inconnue, j’ai donc réduit au minimum mes dépenses et entrepris de séduire la fille du propriétaire de l’immeuble où je créchais. Le propriétaire, un Italien, ne m’avait pas à la bonne. Je m’arrangeais pour croiser sa fille plusieurs fois par jour dans l’escalier. Et nous nous retrouvâmes un soir dans ma chambre. Depuis, je n’ai plus eu à payer de loyer. Cette angoisse apaisée, il me fallait régler la question de la nourriture. J’ai remarqué que cette caissière d’un certain âge me couvait des yeux chaque fois que j’allais acheter mes fruits et légumes chez Pellat’s. Elle finit par me faire savoir que ses vraies origines étaient africaines, et cela, malgré son apparence. En effet, elle était blonde comme les blés. Elle avait découvert un livre sur l’Afrique quand elle était petite, et depuis elle rêvait d’aller vivre là-bas. Il y a dans ce premier roman une trace d’elle quand je dis qu’en dormant avec un Noir, la Blanche risque de se réveiller au Sénégal. Il n’y avait entre nous que son désir de me protéger. Elle me faisait payer le dixième du prix de mes achats, tandis que la fille du propriétaire, qui tenait la comptabilité de son père, effaçait mes dettes. Doudou Boicel, qui dirigeait cette boîte de jazz (Soleil Levant), m’avait prévenu, dès mon arrivée : « Mets-toi du côté des femmes, elles ont du cœur. » Ainsi, j’ai pu écrire tranquillement mon premier roman.
VI. Une image
Il y a des images qui tiennent le lecteur par la nuque pour lui enfoncer la tête dans le livre, lui faisant ainsi croire qu’il ne lit pas un livre mais un écrivain. Quand on pense à Proust, on voit un homme qui passe ses journées au lit emmitouflé dans une pelisse. Hemingway avec un fusil de chasse ou fumant un gros cigare cubain sur son bateau de pêche. Le vieux Miller jouant au ping-pong avec des strip-teaseuses. Gertrude Stein (mâchoire agressive et jambes bien écartées) regardant son interlocuteur droit dans les yeux pour lui dire qu’elle a détesté son roman. Mishima se faisant trancher la tête avec un sabre par son amoureux. Truman Capote papotant dans la chambre à coucher de ces riches et élégantes Américaines sans éveiller le soupçon de leur mari. La lourde moustache de Günther Grass qui lui fait cette tête d’abruti. James Baldwin hilare dans les bras de Marlon Brando. Le regard si las de Virginia Woolf. Borges assis seul dans ce hall d’hôtel, avec sa canne d’aveugle entre les jambes. Les seins de Colette. L’Indochine de Duras. Lorca fusillé par Franco, et Jacques Stephen Alexis par Duvalier. Salinger, invisible. Homère, aveugle. Ovide, exilé. Faulkner en gentleman-farmer. Emily Dickinson refusant de quitter sa maison. Kafka, l’angoissé. Céline, le maudit. Tolstoï dans sa vareuse de moujik. Les multiples masques de Pessoa. Dante en enfer. Milton au paradis. Blake dévoré par un tigre. L’écrivain inconnu, comme on dit le soldat inconnu, en pyjama. Tous ces monstres ont un tag fluorescent qui leur permet d’être repérés dans cette jungle de papier.
VII. La promesse
Mon premier livre est paru en novembre 1985, et mon sort a changé. Je ne suis pas devenu riche, loin de là, mais depuis, je mène la vie dont j’ai toujours rêvé. J’ai bien fait de miser toute ma fortune et mon énergie sur cette carte. J’ai cru dans ces fables qui ont nourri mon enfance, surtout celles où un pauvre hère, d’un coup de baguette magique, devient un prince. Il suffit d’avoir une bonne fée, ce que fut l’écriture dans mon cas. Je suis encore étonné, moi qui voyage tant de n’avoir jamais payé un seul billet d’avion, ni une chambre d’hôtel, ni même un repas au restaurant. J’ai fait disparaître l’argent de mon champ visuel. Je traverse le monde, en sifflotant, laissant derrière moi une île à la dérive. Sans jamais l’oublier, j’ai su dès le départ qu’il fallait m’en distancer pour qu’elle ne m’entraîne pas dans sa spirale. Pour aider quelqu’un à sortir d’un trou, il ne faut pas s’y trouver avec lui. Me voilà, avec pour toute fortune au fond de ma poche les vingt-six lettres de l’alphabet. De phrases en paragraphes, de paragraphes en chapitres, pour former cette montagne sous laquelle s’agitent des sensations, des impressions, des émotions. J’ai lancé tout ça au visage du lecteur inconnu qui, au lieu de s’en indigner, l’a reçu avec amabilité. J’en ai écrit plein d’autres, mais rien n’est comparable au bonheur de voir son premier livre, sous une couverture jaune, à la vitrine d’une librairie – entre Moravia et Hemingway. Je ne connais pas de plus vif plaisir que d’entendre, sur mon passage, une jeune fille glisser à l’oreille de sa copine : « C’est lui, l’écrivain dont je te parlais. » En effet, c’est moi. Et je rêve d’entendre cette phrase, un jour, en japonais, puisqu’on écrit pour traverser clandestinement les frontières, à défaut de les effacer.
VIII. En pyjama
On se sent tout de suite en intimité avec quelqu’un qui vous ouvre sa porte en pyjama, même s’il a l’air aussi maussade qu’un temps gris de novembre. Il vous précède à la cuisine tout en grognant quelque chose que vous n’avez pas bien compris. Ceux qui restent trop longtemps seuls ont toujours cette diction pâteuse – c’est qu’il leur arrive de se parler pendant des jours sans émettre un son. On comprend trop tard qu’il fallait lui passer le journal que le jeune livreur vient de lancer contre la porte. On s’assoit sans se presser pour faire la conversation tout en buvant un café brûlant. Le café brûlant, une autre manie de célibataire. On cause de tout en évitant de parler d’écriture, car il n’y a que les bouseux qui parlent boutique. Il donne l’air d’avoir tout son temps, tout en me signalant qu’il n’a plus longtemps à vivre. « Il me reste si peu de temps au fond de mon sac », me lance-t-il sur le ton de quelqu’un qui vous annonce qu’il va neiger. J’aperçois le gros manuscrit sur un coin de la table. Un monstre qui attend d’être nourri. Il m’a simplement dit que c’était son dernier roman et qu’il y travaillait depuis plus de dix ans, avant de me reconduire à la porte. Il ne se remettra pas tout de suite au travail, se faisant plutôt ce café qu’il avait en perspective de boire seul, ce qu’il fait le plus calmement possible. Il se déplace lentement dans cet appartement sombre et silencieux, n’ayant pas tiré les rideaux depuis que sa fille (il me l’a dit sans une once d’émotion) a quitté la maison en claquant la porte. Le voilà enfin devant la machine à écrire. Il ne se passera peut-être rien, ma visite ayant tout chambardé, mais l’écriture loge précisément dans ce rien. Il retournera au lit et prendra des notes le dos appuyé contre deux oreillers. Comment suis-je parvenu à l’imaginer si nettement en train de déambuler dans son appartement ? J’ai eu, dans la voiture, comme un soupçon. Comme si je connaissais trop bien cet homme en pyjama. L’impression presque pénible d’avoir déjà arpenté ce couloir sombre, de connaître ce petit salon, cette étroite cuisine, ce pyjama jaune à rayures bleues, ce visage chiffonné et mal rasé, même si beaucoup plus vieux que moi. Déjà au téléphone, la voix me semblait familière. Je voudrais connaître le titre de ce manuscrit dodu, pas moins de 900 pages, aperçu sur sa table de travail. Pour l’écrire, il s’est réfugié dans cet appartement, loin de toute mondanité, ne quittant presque jamais son pyjama constellé de taches de café et de sauce à spaghetti. Le pyjama est un étrange habit de travail.
Journal d’un écrivain en pyjama
1. Le seuil
Ce journal n’est qu’une collection de notes d’écriture et de lecture, prises au fil des jours, et qui ne sont destinées qu’à moi, ou du moins au jeune écrivain que je fus. J’ai laissé filer la vache avant de chercher à fermer la barrière. Une telle indécision est malheureusement courante en littérature. Je ne peux espérer aujourd’hui que ce journal tombe entre les mains d’un écrivain amateur. J’étais, à l’époque, un jeune écrivain nonchalant. Je passais mes journées en pyjama à taper sur ma vieille Remington 22. Je continue toujours à écrire, après une période d’arrêt qui a bien duré huit ans, mais je n’ai plus la fraîcheur des premières années. Aujourd’hui, il me faut travailler durant des heures pour arriver à cette grâce qui donnait l’impression que les images surgissaient au bout de mes doigts comme une fleur au bout de sa tige. J’avais cru que l’expérience allait plutôt me permettre d’écrire plus facilement, que j’avais appris, avec le temps, à contourner les obstacles, ou que j’étais devenu un vieux pro qui connaissait toutes les ficelles du métier. D’une certaine manière, oui, mais, je ne sais pour quelle raison, je cherche cette spontanéité du début. L’écriture est une étrange passion dont il faut retarder le plus longtemps l’explosion si on ne veut pas se retrouver, plus tard, avec un goût de cendre dans la bouche – rien de plus terrible qu’un écrivain qui a terminé son œuvre trop longtemps avant sa mort. Faut-il pour autant remplir ses poches de pierres avant d’entrer dans la rivière d’encre ? À éviter si on n’est pas sûr d’avoir le talent de Virginia Woolf. Malheureusement un tel talent vient avec des angoisses insoutenables. Je parle, ici, à un niveau plus bas. Là où on tombe sur des écrivains capables de prendre un verre de vin rouge après une petite journée de travail. En fait, je me parle. Je me donne des conseils qui ne me sont plus nécessaires, étant déjà assez enfoncé dans le tunnel. Je connais si bien mes difficultés que je m’arrange pour qu’elles se présentent afin de les résoudre. Je préfère me retrouver avec une vieille voiture dont je sais les caprices qu’avec une neuve dont j’ignore les surprises. Mais si vous vous trouvez à l’entrée d’un tel tunnel, alors emportez avec vous ce petit manuel. Il ne vous servira à rien si vous avez du talent, et il ne fera que vous retenir inutilement si vous n’en avez pas, mais emportez-le pour n’avoir pas à l’écrire plus tard. Une corvée de moins. Juste un mot à propos de cette note musicale qui ponctue chaque mini-chronique : il faut l’imaginer comme ce « biscuit chinois » qu’on vous offre à la fin du repas dans les restaurants asiatiques. Vous devez briser la coquille pour lire ce qui est à l’intérieur. Une fois cela tombe juste ; la fois suivante, non.
Une journée par mois sans lire ni écrire, pour garder un pied dans la réalité, ce qui permet d’avancer d’un pas dans le rêve.
2. L’écrivain sans pyjama
Je croise ce type à la pharmacie. Ce n’est pas la première fois qu’il m’aborde. Je ne me rappelle pas son nom. Il a l’habitude de me mitrailler de questions. « J’écris un peu », me lance-t-il chaque fois pour justifier l’interrogatoire qui va suivre. Il veut tout savoir de ma vie. Mes lectures. Mes problèmes de santé. L’état de ma vie sexuelle. Même mes habitudes alimentaires. Pour arriver enfin à ce que je suis en train d’écrire. Je n’aime pas parler des livres en cours.
– Dis-moi au moins le titre.
– Journal d’un écrivain en pyjama.
– Donc ton livre ne s’adresse pas à moi.
– Pourquoi ?
– Je ne porte pas de pyjama.
– Achète-t’en un si tu tiens à t’identifier à ce point à l’écrivain.
Il ne s’attendait pas à une pareille réponse. D’ordinaire, je réponds gentiment aux gens qui me donnent leur point de vue sur mon travail. Faut dire que c’est plus facile pour un livre déjà publié. Là, je me sens plus vulnérable.
– Je connais des écrivains en pyjama qui n’ont pas besoin de tes conseils.
– Ils n’ont qu’à ne pas l’acheter.
– Ton éditeur n’aimera pas ce que tu viens de dire là.
– Il n’a qu’à ne pas le publier. On a toujours le choix.
Ce genre de lecteurs m’agace. Ils peuvent te retenir longtemps à discuter (remarquez que leurs questions ne dépassent jamais le titre) pour finalement t’avouer qu’ils ne t’ont jamais lu. Je ne tiens pas à converser uniquement avec des gens qui m’ont lu, mais il n’est pas dit que je doive subir tous ces bavards qui traînent dans les bureaux de poste et les pharmacies.
– Un livre de conseils, ce n’est pas un truc de vieux, ça ?
– J’ai soixante ans.
– Tu n’arrives plus à écrire de vrai livre ?
– Je n’ai jamais écrit de « vrai » livre.
– Ah bon !
– Tout est moi.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Que je reste un écrivain dans tout ce que je fais – ou le contraire.
– Tu es trop philosophe pour moi… fait-il en partant. J’espère que tu donnes au moins quelques conseils dans ton livre.
– Pour le savoir, il faudra le lire.
Il s’est contenté de hausser les épaules, sans se retourner.
Les premiers essais étant souvent mielleux, faites-en une version fielleuse que vous publierez quand vous aurez l’âge de dire ce que vous pensez (lire Mes poisons de Sainte-Beuve).
3. Comment écrivez-vous ?
Un livre naît souvent d’un autre. Je me souviens de ce jeune homme qui n’arrêtait pas de me poser des questions concernant le métier d’écrivain – malgré tous les livres écrits au fil de ces années, je n’arrive pas à voir l’écriture comme un métier. Il voulait tout savoir. Chaque fois que je tentais d’esquiver une question (il y a toujours cette pudeur quand il s’agit de choses touchant à l’émotion), il revenait avec une autre encore plus précise. Je tente ici de répondre à l’une d’elles (celle qui revient le plus souvent quand un jeune écrivain en rencontre un plus vieux) : comment écrivez-vous ? J’entre toujours dans un nouveau livre sur la pointe des pieds, comme dans une nouvelle maison dont on n’a aucune idée de la disposition des pièces. C’est à la deuxième version que je commence à savoir où je suis. Je découvre alors étonné un nouvel univers plein de couloirs qui débouchent sur des pièces sombres ou ensoleillées. Si je sais où je suis, je ne sais pas encore tout à fait où je vais. L’histoire est peut-être écrite dans ses grandes lignes, mais tout ça manque encore de cette chaleur qui donne vie aux phrases. Je reviens souvent sur mes traces. C’est qu’il faut une certaine masse d’émotions et de petits faits sensibles pour qu’on puisse enfin sentir vibrer la page. Sinon, c’est un monde gazeux qui pourrait se dissiper d’un moment à un autre. Tout cela pour dire que j’étais dévoré de doutes quand mon neveu (c’est lui, le jeune écrivain) me poursuivait de ses inquiétudes. Alors pourquoi ai-je accepté de répondre aujourd’hui ? Je reste convaincu que la meilleure école d’écriture se fait par la lecture. C’est en lisant qu’on apprend à écrire. Les bons livres forment le goût. Nos sens sont alors bien aiguisés. On sait quand une phrase sonne juste parce qu’on en a lu souvent de bonnes. Le rythme et la musique finissent par courir dans nos veines. Le juge est invisible, car il est tapi en nous. Et il est impitoyable. Déjà il critique nos choix de lecture, nos goûts, nos idées, nos intentions. Rien ne lui échappe. C’est une identité nouvelle. Et le talent s’infiltrera en nous à notre insu. Pour le reste, il s’agit de persévérer. On est écrivain avant même d’écrire la première phrase du premier livre – si ce n’est pas le cas, il y a un problème.
Cette lectrice (80 % du lectorat sont des femmes) raconte qu’elle est en train de dévorer le dernier roman d’un écrivain à la mode. Un bon livre ne se laisse pas dévorer, il oblige la lectrice à adopter son rythme.
4. Pourquoi ces notes ?
Pourquoi, encore, me suis-je décidé à écrire ces notes ? Je m’y suis attelé après une discussion avec un ami intellectuel. Un jour que j’étais chez lui, il me lança, à brûle-pourpoint, qu’il aimerait bien savoir ce que ça prend pour être un romancier. Il aurait voulu parler avec moi de cela longuement. J’ai vu dans ses yeux une curiosité saine. Il ne voulait pas d’une conversation anecdotique. Il ne croyait pas qu’il suffisait d’aligner des phrases bien balancées pour écrire un roman. Je réunis, dans ma mémoire, ces deux hommes. L’un, encore un jeune homme qui n’a de cesse de dessiner le monde qui l’entoure, mon neveu qui vit à Port-au-Prince ; l’autre, un homme d’âge mûr qui croit que l’ignorance engendre le mépris. Les deux veulent comprendre la mécanique du roman. L’un pour pouvoir écrire ; l’autre pour mieux lire. Ces deux figures coexistent chez le romancier (fiction et réflexion). Il y a dans ce livre des conseils techniques qui, j’espère, répondront aux multiples questions de mon neveu. Et des digressions qui, je l’espère aussi, amuseront mon ami. Par ailleurs, je me suis toujours demandé pourquoi des gens qui lisent tant de bons livres, ce qui est en contradiction avec ce que je disais tout à l’heure, écrivent si mal (je ne parle ni de mon ami Normand Baillargeon, qui a déjà fait ses preuves dans de brillants essais politiques, ni de mon neveu, qui fera les siennes, un jour). C’est bien sûr parce qu’ils n’ont pas de voix particulière. La raison en étant qu’ils n’ont jamais tenté de retracer cette voix perdue dans la chambre des échos. Pour cela, il faut être tenace. Comme font les enfants qui brûlent les samedis de leur enfance et de leur adolescence dans des cours de ballet, de piano, de flûte, de danse classique ou folklorique. On ne deviendra pas forcément concertiste, ni danseur étoile, mais cela pourra aider à apprécier un spectacle. Il n’y a pas d’équivalent en littérature. Tous ceux qui ont un certain goût pour l’écriture se croient obligés de tenter la grande aventure du roman. La plupart échouent et se détournent, dégoûtés, de la chose. Je dirais que ces notes éparses s’adressent à des gens qui aiment bien écrire sans vouloir devenir écrivain. Quel vendeur !
Quand on lit dans le bain : ne pas oublier son réveille-matin si on ne veut pas rater son prochain rendez-vous, car l’eau favorise la rêverie qui, elle, annule le temps.
5. C’est un roman !
J’écris « C’est un roman ! », comme l’infirmière annonce à la mère que c’est un garçon. Remarque qu’elle aurait eu la même effervescence si c’était une fille. « L’important, c’est que le bébé soit en bonne santé », s’exclame la mère. Moi, j’ai besoin que ce soit un roman pour avancer dans mon travail. Je n’ai pas assez de rigueur pour écrire un essai. Bien sûr que j’ai des idées, comme tous les paresseux d’ailleurs, mais je m’ennuie rien qu’à la pensée de devoir les présenter sous leur meilleur jour. Après, il faut se battre, car il suffit d’émettre l’opinion la plus banalement logique pour qu’une nuée d’individus, qu’on ne connaissait pas il y a dix minutes, se précipitent pour la démolir. De plus, le public s’attend à ce que vous défendiez du bec et des ongles des réflexions jetées hâtivement sur le papier, comme si elles vous appartenaient en propre, alors que, moi, je change d’avis comme je change de chemise. Je suis déjà épuisé rien qu’à y penser. Ils ont cette phrase qui me glace chaque fois : « C’est peut-être vrai ce que vous dites, mais ça ne s’applique pas à tout le monde. » Et lancée sur un ton agressif. Que peut-on répondre à cela ? Alors que pour un roman, c’est le charme qui joue. Je sais que de plus en plus d’écrivains introduisent dans leur roman des notions scientifiques, mais ils ne doivent pas ignorer le facteur charme s’ils ne veulent pas que le lecteur, qui n’est pas toujours un spécialiste, aille voir ailleurs. Si on fait un roman avec de tout aujourd’hui, pourquoi ne pourrait-on pas en faire un avec les réflexions d’un amateur en pyjama ? Le roman des angoisses d’un écrivain nonchalant.
Borges : « Dire qu’un livre est un roman, c’est exactement dire qu’un livre est un livre relié en rouge, qu’il est rangé sur l’étagère la plus haute, à gauche. »
6. Le troupeau
On publie des livres un peu épars, et arrivé à un certain âge, on éprouve le besoin de les rassembler. On est vite irrité quand l’un d’eux tente de s’éloigner du troupeau. Il faut tout de suite le ramener dans le groupe. On se demande ce qui relie chacun de ces ouvrages l’un à l’autre. Le lien, c’est l’auteur. C’est donc moi, ce long roman qui se décline en plusieurs séquences. Ce monologue qui dure depuis plus de trente ans. Pendant toutes ces années, j’ai joué à mettre ensemble les vingt-six lettres de l’alphabet afin d’exprimer le plus nettement possible ma vision des choses. Je dois préciser que ce moi n’a rien à voir avec l’autofiction. Je ne sens pas trop ce livre (celui que vous être en train de lire), et pourtant, ce sont mes expériences de lecteur et d’écrivain que j’enfile ici en brochette. Je me suis réveillé ce matin en me disant que ce qu’il lui manque, c’est cette chose indéfinissable qui me permettrait de le reconnaître n’importe où. Mais quoi ? Il me faut lui injecter une bonne dose de sensibilité personnelle. Là, il ressemble à ces films de Woody Allen où le cinéaste n’est pas présent. C’est peut-être bon, mais il manque Woody Allen. M’emparer de ce livre. Pour ce faire, je dois entrer dedans.
Rien de plus bavard qu’un silence où l’autre n’attend que le moment de prendre la parole.
7. L’appel de l’éditeur
Tôt, ce matin, mon éditeur a appelé.
– Je te dérange ?
Il dit toujours ça.
– Non, non…
Je dis toujours ça.
– Si je te dérange, je peux te rappeler plus tard.
Silence.
– Bon, c’est pour savoir où tu en es avec ton essai.
– J’ai changé de mode… C’est maintenant un roman.
– Tu m’avais dit que c’était des notes à l’usage d’un jeune écrivain.
– Ça l’est toujours.
– Alors, c’est un essai.
– J’ai décidé d’en faire un roman.
– Ah bon…
– Tu as l’air déçu ?
– Pas du tout… C’est dans tes habitudes de changer…
– S’il s’agissait de sexe, ce serait plus facile pour moi de faire admettre que c’est un roman…
– Comment ça ?
– Les gens se sentent tout de suite concernés.
– Quand est-ce qu’il sera prêt ?
– Dès que tu l’auras reçu.
– Bon, je te laisse travailler.
C’est un moment où l’écrivain est de mauvais poil. C’est un cliché qui perdure à propos de l’éditeur qui entrave la liberté de l’écrivain. Les rapports entre un écrivain et son éditeur sont variés. Certains sont conflictuels, d’autres fusionnels (ils se parlent même les dimanches soirs), et d’autres encore, plus discrets, sans être moins efficaces. Ces rapports influent sur le rythme, comme sur le contenu, du livre. L’éditeur doit faire attention à ne pas écrire le livre à la place de l’auteur. Il lui faut beaucoup de délicatesse pour intervenir sans trop envahir l’espace de l’écrivain. Et ne pas toujours confondre la résistance de ce dernier avec de la vanité. Il est vrai qu’un auteur qui vient de quitter la solitude de l’écriture a tendance à croire que chaque adjectif lui appartient en propre. Il est donc rétif à débattre sur un mode public de ce qui lui est personnel. Il lui faut comprendre que l’éditeur cherche simplement à améliorer le livre. Entre l’écrivain et l’éditeur, il y a cette émotion qui est à la base de l’écriture et qui rend les rapports à la fois sensibles et exaltants.
Écrire est d’abord une fête intime.
8. La farine
Le roman n’apparaît pas par magie sur la table du libraire. Et l’éditeur, comme le libraire, joue un rôle décisif dans cette histoire. J’imagine toujours le livre comme du pain. Et la maison d’édition comme une boulangerie où l’on travaille de nuit afin de livrer au matin du bon pain chaud qui nourrira l’esprit au quotidien. L’écrivain doit fournir la farine. Pour ce faire, il se tient prêt à tout capter au vol. Les histoires circulent partout, épousant le simple mouvement de la vie. Éparpillées, elles attendent un point de vue qui les rassemblera. En ce moment, j’observe par la fenêtre de ma chambre d’hôtel cette vieille Chrysler blanche qui ne cesse de faire des allers-retours dans le parking vide du supermarché. Ça me donne envie de commencer un nouveau livre. Un livre ne démarre pas par une idée, mais par cette légère excitation dont on ne sait si elle va générer de la joie ou de l’angoisse. Le moulin se met tranquillement en marche, et le meunier se couche sur le dos pour regarder passer les nuages en attendant une pluie de farine.
On écrit dans la pénombre d’une petite chambre avec une fenêtre qui donne sur la vie.
9. La préparation
Il y a deux manières de se préparer avant d’entrer dans un nouveau livre.
A. Dans le cas d’une histoire que l’on porte depuis longtemps en soi, on sent par des signes avant-coureurs que le moment n’est pas loin. On doit d’abord libérer son esprit de toute contrainte pour qu’il puisse accueillir ce livre qui s’apprête à tout brûler sur son passage. Juste avant de s’enfoncer dans le tunnel, on annonce alors à notre entourage qu’on sera moins disponible dans les mois à venir. Il faut prévoir un souper intime pour expliquer à sa nouvelle compagne qu’à partir de demain, vous n’entendrez pas tout ce qu’elle vous dira. Votre esprit sera beaucoup moins présent que votre corps. Dormir beaucoup pour être en bonne forme, car tout nouveau livre exige un esprit frais dans un corps dispos. Certains écrivains changent de régime alimentaire. Si on ne veut pas s’assoupir l’après-midi, il faut réduire l’alcool et éviter les plats avec sauce riche – privilégier les fruits et les légumes. Tout ça pour que l’on comprenne qu’écrire n’est pas une opération qu’on peut entreprendre de manière désinvolte. Quand on a porté une histoire trop longtemps en soi, on sent monter la fièvre au moment d’écrire. On doit alors se tempérer afin de dégager un espace pour pouvoir travailler dans le calme. Si García Márquez a pu écrire Cent ans de solitude, c’est parce que sa femme s’est occupée de tout ce qui concerne la vie quotidienne. Ainsi, il a pu s’installer, avec une machine à écrire portative et une rame de papier, dans la petite maison au fond de la cour. Sans une pareille disponibilité, le livre ferait 50 au lieu de 500 pages et s’intitulerait Dix ans de solitude. García Márquez avait compris que passer des nouvelles de ses débuts au gros roman, comme du cent mètres au marathon, nécessitait un changement radical dans sa manière de vivre. Cela dit, il y a des nouvelles plus denses que les romans les plus touffus. Mais le gros roman exige beaucoup d’espace et de temps.
B. On sait que si l’histoire est récente, sa transposition sera lente et laborieuse. Dans un tel cas, on devrait prendre son temps avant de s’asseoir pour l’écrire. Il faut laisser le temps faire son travail, tout en se demandant si cela vaut la peine de se lancer dans une pareille aventure. Il y a des histoires qui scintillent la nuit et disparaissent à l’aube. On doit aussi sonder le potentiel du récit. L’examiner sous tous les angles pour voir s’il n’est pas trop linéaire. C’est un fait qu’une anecdote amusante ne fait pas un roman. Une bonne histoire, généralement, se ménage plusieurs portes d’entrée et une porte de sortie. Celles qui n’ont qu’une entrée et une sortie sont à éviter, du moins pour un écrivain débutant (au début, on a besoin d’un jouet complexe pour s’amuser). En cuisine, l’exécution des plats simples est réservée aux chefs expérimentés. Même chose en littérature où l’on fait souvent face à ce problème devenu classique : le bien et le mal. C’est la structure des contes, dont les personnages sont toujours très typés, comme polis par le temps. On ne doit rien changer. Le conte populaire, qui illumine la nuit de ces peuples où la culture n’est qu’orale, ne tolère que de minimes agencements à travers les siècles. Tandis que le roman est gorgé de surprises. Un personnage de roman peut toujours se métamorphoser au cours de l’histoire.
Le livre commence à être moins bon quand on croit qu’il y a des choses qui doivent être dites au lieu de rester attentif au monde qui se forme sous nos yeux.
10. Le temps
L’écrivain (en pyjama ou non) éprouve, au début, une certaine difficulté avec le temps. Il ne s’est pas encore habitué à ce rythme de travail qui exige de lui des forces additionnelles. Il se fatigue vite et, naturellement, entend terminer le livre avant la fin de la nuit ou du mois. Comme un enfant, il ne parvient pas à imaginer une année entière. Un peu effrayé à l’idée d’avoir à rester concentré aussi longtemps. Car écrire exige au premier plan de la concentration : réfléchir le monde et sentir la vie. Harmoniser l’esprit et les sens. Alors, le jeune écrivain se dépêche de finir le livre afin de quitter ce cercle de feu. Et la chaise brûlante sur laquelle il est assis. C’est ainsi que le roman qu’il rêvait d’écrire devient une nouvelle ; la nouvelle, une fable ; la fable, un poème. Le poème trouve sa faveur, car on peut commencer à l’écrire le matin pour le terminer au crépuscule. Le temps du roman ressemble à un cheval fou que le jeune écrivain ne parvient pas à maîtriser. Le roman peut aspirer toute l’énergie de votre corps – c’est le cas de Proust qui a passé sa vie dans un lit à écrire. C’est le jeu le plus absorbant qui soit. Il contient tous les autres genres (la poésie, le théâtre, la nouvelle et la fable). Les gens, que l’on croise dans la rue, n’arrêtent pas de clamer que leur vie est un roman, c’est-à-dire une sphère de violences et de tendresses. C’est, avec le cinéma, le genre populaire – les deux sont assez proches d’ailleurs. Pour le quidam, on n’est pas un véritable écrivain tant qu’on n’a pas écrit un roman. Le roman requiert quelque chose que ce siècle ignore : la patience. C’est une époque de sprinters qui mesurent le temps en secondes, tandis que le roman exige des qualités de marathonien. Si on écrit trop vite, on risque de passer à toute vitesse sur des points à peine visibles, mais nécessaires au récit. Pour les découvrir, il faut de nombreuses lectures et une patience de bénédictin. Le temps dans le roman est une forme particulière du temps. C’est le tissu même du roman. Pour le créer, il ne suffit pas de dire abruptement, comme dans les séries policières : « quinze ans plus tard ». Il faut regarder vieillir, avec une certaine compassion, les personnages qui peuplent votre récit. Sentir le souffle du temps avec le retour de quelqu’un parti il y a plusieurs années. Une nouvelle naissance. La mort d’un aïeul. Le changement des saisons. La décrépitude de la maison familiale. Le jardin qui perd de sa fraîcheur. Les différents âges de la vie : les premiers pas du bébé, la fièvre de l’adolescent, les voyages, les mariages, les maladies. Il y a mille manières de montrer le temps qui passe. Ce n’est pas recommandé de jouer avec le temps dans de courtes nouvelles ou de brefs récits. Cela exige un art qui n’est souvent pas à la portée du débutant. L’un des principes de l’écriture, c’est de connaître ses capacités afin de ne pas tenter des choses au-dessus de ses moyens. On arrive parfois au même résultat par un autre chemin. Il faut étudier les techniques des maîtres comme on le fait avec la peinture et la musique. Julio Cortázar donne une magnifique démonstration du temps qui passe dans la nouvelle « L’Homme à l’affût » du recueil Les Armes secrètes. Vous verrez comment il s’y prend sur une courte distance. Mais les magiciens du temps, ce sont les auteurs de sagas familiales. C’est surtout dans les longues descriptions d’un monde tranquille donnant l’impression que la vie s’est immobilisée que ces vieux routiers parviennent à nous faire vivre cette notion du temps.
Ne vous précipitez pas pour écrire un livre uniquement parce que le sujet vous semble intéressant. Ce n’est peut-être pas suffisant pour trois ans d’angoisse et quelques jours de fête ici et là.
11. La digression
C’est un point important parce qu’il permet au texte de respirer, mais il faut savoir à quel moment revenir à la base. Question de rythme. Certains vous diront que c’est une affaire d’émotion, d’autres de musique ; à mon avis, c’est le mélange des deux qui fait le rythme. Voici l’équation : émotion + musique = rythme. Si t’es à côté du beat, t’es mort. Chez un bon écrivain, il y a du rythme même dans les textes les plus gris. Il suffit de prêter l’oreille. Pour ne pas faire trop mécanique, il faut ménager des surprises dans le tempo. Ne pas enfiler les chapitres comme des pièces d’automobile qui s’emboîtent les unes dans les autres. C’est là que la digression peut jouer un rôle. En gardant les sens en alerte, on finit par savoir à quel moment quitter l’autoroute pour prendre ce chemin de terre qui nous retardera tout en nous faisant découvrir autre chose qu’une enfilade de voitures occupées par des gens pressés d’arriver à destination. La digression est une fenêtre qu’on ouvre pour faire entrer de l’air frais dans la pièce, ou simplement pour regarder dehors. L’intérêt de la digression, c’est qu’elle permet à l’écrivain de mettre le lecteur dans la position de celui qui ne sait pas à quoi s’attendre. C’est une digression réussie quand le déroulement du récit semble échapper pendant un heureux moment à l’auteur. Comme si la réalité avait fait intrusion dans le récit avec sa multitude de minuscules faits grouillants de vie. Et que l’auteur, comme un enfant ébloui dans un magasin de jouets, ne savait plus vers quel rayon se diriger. Ce moment de flottement fait sourire le lecteur. Ce n’est pas trop recommandé de tenter une digression au tout début d’un récit. Il faut attendre que les bases soient solidement établies. Si la digression semble autant tissée de fantaisie, c’est pour permettre de faire voir le narrateur sous un autre jour. Celui d’un esprit désinvolte capable de prendre subitement un chemin de travers, mais ça je l’ai déjà dit et on ne doit pas confondre digression et répétition. En fait, la digression sert en premier lieu à briser la ligne du récit afin d’éviter une certaine monotonie. C’est un art difficile à maîtriser, et qui va avec un tempérament particulier. Il y a cette forme de digression qui sert à camoufler la véritable pensée d’un personnage. La digression dans le dialogue, si souvent employée dans les romans policiers. À la télévision, le personnage de Colombo a toujours l’air d’être à côté de ses pompes en posant des questions oiseuses qui n’ont apparemment aucun lien avec l’enquête. En fait, il est en train de ferrer le poisson.
Choisissez un écrivain que vous aimez et lisez tout ce qu’il a écrit et ce qu’on a écrit sur lui, afin de connaître à fond votre poisson-pilote.
12. Point de fuite
Pour dire les choses de façon sommaire, il y a au moins deux façons de voir le paysage. Dans la manière occidentale (les choses ne sont pas aussi symétriques), le point de fuite est situé au fond du tableau. On a l’impression d’être invité à visiter un monde si accueillant qu’on ressent une sorte de vertige. Dès qu’on se place devant le tableau, on ne peut plus reculer : on est comme happé. On veut aller jusqu’au fond de la toile, là où se situe ce petit point qui garde en lui toute cette force d’attraction. Une grande partie de la pensée occidentale, basée sur la curiosité, se résume à une invitation à découvrir de nouveaux paysages. L’œuvre de de Chirico, qui est une invitation à la flânerie, en fournit un parfait exemple. On se promène, avec une certaine angoisse, dans ces architectures un peu froides, ignorant ce qui se trame derrière ces colonnes rigides. Cela me rappelle ce jeune garçon qui jouait au Nintendo à l’aéroport. J’étais fasciné par cette perspective infinie que proposait le jeu, et aussi par l’enfant qui ressemblait à une mouche prise dans une toile d’araignée. Chaque porte s’ouvre sur un nouveau paysage qui mène au prochain décor. Une curiosité insatiable semble mener l’enfant d’une telle culture. Alors que c’est totalement différent dans la peinture primitive où les êtres et les choses semblent vouloir se précipiter, dans un même élan, vers le premier plan. Pourtant, ils n’ont pas l’air de fuir un danger. Contrairement à la vision occidentale, où les personnages du tableau s’attendent à ce qu’on les regarde, les personnages d’une toile primitive s’intéressent plutôt au monde d’en face. On les imagine comme un public de théâtre dont nous serions les acteurs. Ils ont l’air de nous observer tandis que nous parlons d’eux. Ce ne sont plus eux le centre d’attraction, mais bien nous. Comment un tel miracle a-t-il pu se produire ? C’est que le peintre primitif a situé le point de fuite non au fond du tableau, mais dans le plexus de celui qui regarde, ce qui change la façon de percevoir les choses. Nous sommes autant vus que nous regardons. Cela se fait, bien sûr, dans les deux sens. Quand on voit une scène de peinture primitive, on a tendance à reculer. S’agissant d’une scène de peinture occidentale, avec un point de fuite au fond du tableau, on fait le mouvement inverse. Ce qui m’intéresse dans un musée, c’est le rapport des gens avec les œuvres. Leur façon de les observer, et les rapports qui se tissent entre les gens qui regardent la même toile. On bouge le corps différemment si on se trouve à Port-au-Prince ou à Montréal, au chaud ou au froid. Et cela dénote des visions différentes du monde. En fin de compte, il n’y a aucune naïveté dans ces œuvres qui mériteraient qu’on les observe du point de vue de l’artiste qui les a conçues, et non de celui d’un critique occidental qui les examine comme s’il ne pouvait exister qu’une seule façon de regarder l’univers.
Visez le cœur du lecteur, même si on sait que c’est avec sa tête qu’il lit.
13. Le narrateur