Je suis qui je suis tout comme
Tu es qui tu es : Tu m’habites
Et j’habite en toi, vers toi et pour toi.
J’aime la clarté nécessaire
dans notre énigme partagée.
Mais je ne suis pas une terre
Ni un voyage.
Je suis femme. Ni plus ni moins.
Mahmoud Darwich, Le lit de l’étrangère
Le jour du parfum
Dimanche, 1er novembre 2009
Quelque chose d’étrange m’arrive. Je me suis endormie en lisant Le parfum. Entre le dernier mot que j’ai lu et le premier sifflet du train, je t’ai aperçu, debout sous un auvent de feuilles de vigne, le visage fixé sur une maison en pierre emperlée de figuiers. Un bulldozeur dévorait la maison, arrachant les fruitiers plantés dans ses fossettes. Tu as marché vers les ruines et récolté les herbes sous les arbres déracinés. Je me suis approchée. Tu t’es retourné, murmurant ces mots en posant la main sur mon épaule :
— Ta terre est la Terre des dieux. Quand tout est perdu, il faut apprendre à vivre comme eux. Cueille les herbes et demain nous vivrons de nouveau.
Dans tes yeux, j’ai vu la menthe, le romarin, la sauge, le thym. J’ai vu l’anis étoilé et le parfum de l’univers. Il était rouge, il était vert, alchimie de colère et de tendresse. Le parfum s’est épanché de ton corps et m’a emportée.
5 h 20. Le train me réveille en traversant le viaduc de Boundaries Road, comme il le fait chaque matin. La chambre se met à tourner. Le roman n’est pas couché à plat. Les oreillers sont jetés par terre. Mon cœur palpite, la camisole colle à ma peau. Mes cheveux glissent entre mes doigts, lourds et graisseux. Je plonge le nez dans les draps. Ils sentent le lait. Ils sentent le désir. Une chaleur moite se love entre mes cuisses. Cela fait si longtemps que je n’ai pas humé l’odeur de ta jouissance ou la mienne, le goût du sel au bout de ma langue, le vertige qui suit l’abandon, que je les reconnais à peine. Après tant de nuits arides, le corps est comateux, les muscles engourdis d’avoir trop peu enlacé un autre corps. Voilà tout à coup que l’eau coule de nouveau. C’est comme si j’avais pris un bain de sueur. Comme si nous avions fait l’amour toute la nuit. Comme si j’avais joui plusieurs fois de suite.
Il m’arrive de tomber dans les romans que je lis. Le parfum a tout pour allumer mes sens, et me faire rêver. Autant de noms de fleurs, d’épices et d’arômes pour envoûter l’esprit le plus frugal. Et pourtant, ce qui m’arrive n’a rien à voir avec le roman. De cela, je suis certaine, car la sécheresse qui s’est emparée de moi depuis un an, même la poésie n’a pas pu la chasser. Au début, les signes sont subtils : les cheveux perdent de l’éclat, la peau déshydratée picote. Au fil des jours, les rides du sourire disparaissent, celles de l’insomnie se creusent. Les caresses laissent le cœur indifférent, le pouls n’a plus d’élan. Mes doigts qui aimaient tant jouer des gammes chromatiques sur ton dos n’ont plus le sens du rythme. Les vers de Darwich que je chuchotais à ton oreille s’égarent à mi-chemin. Le jour où je ne me souviendrai plus de ses poèmes, la sécheresse ne me quittera plus jamais.
Je me lève et ouvre la fenêtre. Le train est déjà passé, mais son écho lambine sur le viaduc. Je prends une grande respiration. Le matin sent le poisson. L’humidité s’attache à la moindre brise, se couche sur les trottoirs, s’imprègne dans la terre qu’on aurait prise pour du chocolat noir, ou rampe le long des façades des maisons en un masque de mousse verte qui leur mange le visage entier, sauf les yeux et la bouche. Le soleil n’est pas assez fort pour chasser les nuages, ni pour débarrasser le ciel du gris. Ses rayons luisent sur des écailles d’argent, voilées d’une odeur qui me rappelle celle des truites que nous pêchions derrière le chalet de Lac-Caché. Jamais les Laurentides ne sont aussi loin que lorsque l’odeur du poisson entre par la fenêtre.
Nous sommes en novembre. L’aurore est blafarde. La nuit manque d’étoiles. L’automne s’éteint, mais la neige ne suivra pas. Nous agoniserons ainsi pendant plusieurs mois. Des sommeils sans rêves qui carburent à la fatigue et à l’ennui. Je me suis endormie, résignée à ce qui m’attend, mais quelque chose est venu vers moi depuis un lieu qui, je croyais, avait oublié mon corps.
Je vais au salon, une grande salle carrée qui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de bureau. Ma table de travail est installée dans le coin derrière le canapé. Il était une fois où elle s’écroulait sous la paperasse, les photos prises sur le terrain, les carnets et les fichiers des gens interviewés, les piles d’articles photocopiés et de livres farcis de post-it roses et jaunes. Et là où le mur est à présent nu, j’aurais autrefois suspendu un babillard couvert du plan du documentaire, avec ses séquences, l’évolution du récit, les différents témoignages et le minutage scène par scène. Si j’allumais l’ordinateur, les gros titres des quotidiens s’afficheraient l’un après l’autre. J’ai longtemps cherché ton visage dans les images, mais les images sont aussi aveugles que les photographes qui les prennent. Celles des disparus restent les mêmes, une photo de passeport, ou un cliché pris dans un autre contexte. La tienne te montre en pleine action : médecin canadien examinant un jeune patient à Ramallah dans une clinique ambulante mise sur pied grâce à son gouvernement. Elle date d’au moins cinq ans. Dorénavant, le Canada exporte les armes à la place des analyseurs sanguins et des vaccins. Il préfère aux guérisseurs les guerriers, abhorre les journalistes, encore plus les documentaristes aux généalogies suspectes comme moi. Ta photo de Ramallah ne fait plus la une depuis qu’on t’a su disparu à Gaza, là où la lumière des flashs ne se rend pas et les armes vendues accomplissent leur tâche macabre.
À présent, l’écran de l’ordinateur est noir, ma table de travail, propre. Seuls les livres refusent de se soumettre. Certains gisent sur le bord de la table, d’autres ont érigé une tour de Babel à ses pieds, toujours remplis de papiers post-it et de notes dans les marges. Leur présence me réconforte, même s’ils semblent s’être lassés de moi. Toute une bibliothèque sur la Palestine me dévisage, m’accusant en français, en anglais, en arabe. La culpabilité n’a pas de langue. Je lui tourne le dos, comme je le fais depuis des mois, et me dirige vers la cuisine.
6 h. La faim me ronge. J’ai de cet appétit qui rend l’homme sauvage. Et j’ai envie de tout sauf du petit déjeuner habituel. J’ai le goût d’une de ces truites piégées dans le filet de l’aurore, mais à l’heure qu’il est, il ne sert à rien de faire le tour du quartier. Les habitants de Balham tiennent au repos le dimanche. Les fêtards font la grasse matinée après un samedi soir trop arrosé, les retraités attendent que le jour chasse la brume avant de s’aventurer avec les chiens dans les parcs. À part le Sainsbury’s, les commerces ouvrent à l’heure du brunch et tout ferme avant le coucher du soleil, même les pharmacies. En début de matinée, Hildreth Street Market n’est que bras qui montent les auvents des marchands, et jambes qui déchargent les camions remplis de fruits et de légumes. Je me contente d’une tasse de thé et une banane et enfile mon costume de course. Je jette un coup d’œil dans l’autre chambre. Mon petit soleil dort. Il ne se réveillera pas avant 7 h 30. Juste au cas où, je laisse une note sur le tableau blanc suspendu au-dessus de son ensemble de train, comme d’habitude – Chéri, je cours. De retour dans une heure. Le bol de céréales est dans le lave-vaisselle, t’aime, Maman – et je sors.
Moi qui trouvais le jogging obscène – ne court-on pas déjà trop dans la vie – me voilà devenue, depuis un an, une coureuse assidue qui fait ses 30 kilomètres par semaine et use les chaussures comme d’autres les crayons à mine. J’ai commencé par la marche. Je marchais pendant des heures. Tout pour ne pas rentrer. Tout pour ne pas me retrouver entre les murs blancs de Kenmore House. Tout pour ne pas dévisager depuis les fenêtres le stationnement de l’immeuble voisin. Je les garde sans rideaux. J’ai enlevé les moustiquaires. J’ai soif d’air et de lumière. Le soleil, même lorsqu’il entre dans la maison, se rétrécit. Je déteste cet appartement. Pourtant, je ne reçois que des compliments de la part des visiteurs. Comment l’avez-vous déniché? Des logements si bien faits, c’est une rareté! Et tout près de la station de métro, en plus. Il est immense, votre master bedroom. Quelle chance! Leurs compliments m’agacent.
Les premiers jours, je les ai passés dans les rues, à pied. Je marchais rapidement. Je voyais la façon dont les piétons me fuyaient. Même quand je ne le voulais pas, je les intimidais. Parfois je m’arrêtais et je tenais la porte de l’épicerie ou du métro pour les passagers. Prenez votre temps. Je ne suis pas pressée. Mes mots ne faisaient que les stresser. Alors ils allaient encore plus vite, s’excusaient, laissaient tomber leur sac, ou trébuchaient. J’avais beau leur sourire, ils n’étaient pas dupes. Je ne marchais pas, je piétinais. J’écrasais la ville de trottoir en trottoir, jusqu’au jour où marcher n’a plus suffi. Il a fallu courir.
Je prends la mesure de Londres par ses parcs. Je me délecte de négliger ses musées et ses palais. Le charme qui m’entoure recèle quelque chose de sinistre. On dirait un mensonge tellement gros qu’il ne vaut plus la peine de le dénoncer. Alors je cours en gardant les œillères bien serrées. Les écouteurs pompent la musique d’autres lieux, d’autres temps. Les chansons de mon adolescence, de mes peines de cœur, celles de la mère, de l’épouse et de l’amante. Cat Stevens, au premier baiser, L’albatros de Léo Ferré, Édith Piaf autour d’un vin et de Rochefort, Fairuz aux petits matins de Ramallah et la voix de Darwich pour la longue route…
Je monte de cette vallée un peu comme les marches de mon âme. Je grimpe une colline élevée pour voir la mer. Aucune chanson ne me porte, aucun malentendu avec l’existence... Mais les nuages se sont amoncelés recouvrant la plaine, les points cardinaux et la mer.
Tout à coup des images surgissent, placardant la musique de photos d’immeubles écrasés, de dates, de coordonnées, substituant à la poésie la grammaire brisée des gros titres criards : Trêve humanitaire violée! L’école Al-Faroukh bombardée! La mosquée de l’hôpital Al-Shifa pulvérisée! Vingt-six membres d’une famille anéantis! À force d’avancer, je reviens sur mes pas, et sur le dernier message que j’ai reçu de toi avant ta disparition :
27 décembre 2008
Raids israéliens depuis l’avant-midi. Cent cibles touchées en moins de 5 minutes. Deux cents morts, et ça ne fait que commencer. Appel à l’aide des collègues à l’hôpital Al-Shifa. Des flots de victimes dégorgent dans la salle d’urgence sans répit. Ils n’arrivent plus à en faire le décompte. Zéro journaliste sur le terrain à part ceux des médias locaux. Je quitte Ramallah. Départ immédiat pour Gaza avec des médecins de l’UNRWA. Je t’écrirai de là-bas.
C’est moi la journaliste alors que c’était toi qui m’informais. J’ai attendu pendant que les bombes annihilaient les villes, et les morts se multipliaient par dizaines et centaines. J’ai attendu, mais le message promis n’est jamais venu. Puis, la nouvelle est tombée :
15 janvier 2009 — Les locaux de l’UNRWA, l’agence de l’ONU responsable des réfugiés palestiniens, attaqués aux bombes au phosphore à Gaza. Plusieurs civils portés disparus, incluant des médecins occidentaux.
Pourquoi n’étais-je pas avec toi? Qu’est-ce que je faisais ici alors que je devais être là-bas? Je me pose les mêmes questions depuis des mois, traversant les lieux du lac à la mer, du bleu au rouge, des Laurentides aux collines de la Palestine, les stops interminables aux checkpoints enjambant les événements. Les premiers jours à Ramallah, cet automne doux de 1998 où tout semblait encore possible malgré les premiers signes de l’échec du processus de paix, moi prenant des notes dans mon calepin de documentariste sur telle initiative en santé publique et telle contribution des médecins canadiens au développement du système de santé du futur État palestinien; le dernier baiser partagé il y a un an, un 1er novembre frisquet de 2008, au bord du Lac-Caché. Les langues se mêlent aux lieux, les paysages aux paysages, Ramallah, Montréal, Londres et toutes ces autres villes dont l’ombre me poursuit depuis l’enfance. Les souvenirs dévorent les souvenirs et les moments l’extase; l’adolescente angoissée qui a débarqué à l’aéroport de Mirabel en 1982; l’immigrée bilingue devenue trilingue; la musicienne, la journaliste, la femme. Le goût et le dégoût du sexe. La plume qui tranche les poèmes, le piano martelant le cri des oiseaux sur le clavier de l’ordinateur. La violence faisant l’amour à l’amour. Du chaos, rien que du chaos, quarante-cinq ans de chaos dansent dans ma tête, sauf pour les années passées ensemble, dix saisons d’une clarté aussi limpide que celle du soleil sur la glace.
Depuis que je cours, je prends tous les détours, même les plus douloureux pour ne pas être ici, échouée sur cette île, pour ne pas croiser les gens qui habitent désormais mon quotidien, ne pas voir leurs lèvres bouger, me dire des banalités dans le bus, à l’épicerie, ou en montant l’escalier à l’appartement sur Boundaries Road. J’arrache les écouteurs et je transperce les ombres de Londres avant qu’elles ne se greffent sur ma musique. Je cours et oublie aussitôt que je l’ai fait. Les pas franchis restent là, loin de moi, détachés de mes souvenirs. Le paysage glisse sur mon corps, les odeurs s’évaporent, les couleurs demeurent froides. J’ai pris la décision de rejeter cette ville. Rien ne me passionne plus que de plaquer mes chaussures sur son visage. Et pour rien au monde ne vais-je lui offrir l’occasion de coloniser ma mémoire. Le chaos de mon histoire m’appartient et il m’appartiendra entier!
Mais ce matin… Ce matin n’est pas comme les autres. Je suis terriblement fatiguée. Fatiguée de ma colère. J’ai envie de croquer dans la terre, de me frotter contre la mousse qui caresse les troncs des arbres. Je voudrais me lancer au milieu des truites pour m’enrober dans cette odeur de poisson qui jusqu’ici m’a tellement déplu. Un murmure s’est niché dans ma peau. Mais regarde, risque un regard, me souffle-t-il à l’oreille. Permets-toi de sentir. Sois infidèle. Pourquoi pas? Personne ne t’en voudrait de tromper le malheur.
Au dixième kilomètre, j’arrive au bout de mes forces. En une heure de course, j’ai fait deux fois le tour du parc, Wandsworth Common. Au retour, mes pieds se décollent à peine du trottoir. Je les traîne durant le dernier quart d’heure jusqu’à la maison, tout en jouant et rejouant les scènes qui viennent de défiler devant moi, de peur que le moisi du gris, de la solitude, de l’absence, absence de chaleur, absence de soleil, que tout cela ne revienne m’empoisonner. J’ai du mal à ouvrir la porte d’entrée du bloc. Je vois tout en double. Le sommeil me tire par les jambes. Par chance, Bennett est là. Il savonne le tapis bleu de l’escalier. Si fort, d’ailleurs, que tout sent l’hôpital dans le couloir. On dirait qu’il cherche à ranimer un cadavre. Nous ne sommes plus que cinq locataires dans le bloc. Le couple de l’appartement 7, au premier étage, a déménagé la semaine dernière, et le numéro 10 en face de chez nous est toujours vide.
C’est un bel homme, Bennett, bien que les années pèsent lourd dans son regard. Bien plus lourd que ses tâches de concierge. Il a cet air romantique d’un vieux voyageur, avec ce corps élancé, que j’imagine avoir été travaillé par de longues randonnées. Nous parlons peu. Je ne sais même pas quel appartement il occupe. Il se promène à tous les étages et détient les clés de tout l’immeuble. Son sourire est bienveillant lorsque l’ouvrage ne lui fait pas plisser les lèvres. Notre première véritable conversation portait sur les pare-feu, ces portes que l’on installe dans les couloirs pour contenir les incendies. Le propriétaire en a planté tellement dans l’édifice qu’on peut suivre les allées et venues des locataires rien qu’en écoutant leur claquement d’un étage à l’autre. J’en traverse au moins cinq avant de me rendre à l’appartement. C’est une véritable course à obstacles. Non seulement n’ouvrent-elles pas du même côté – tantôt je tire, tantôt je pousse – mais elles sont aussi du genre qui se referme automatiquement. Il m’arrive souvent d’avoir à tenir la porte par le pied en balançant des kilos d’épicerie dans les mains. Je me suis procuré un panier roulant, mais je n’ai toujours pas réussi à magasiner en fonction de sa grandeur. Bref, je me retrouve jour après jour dans la même situation : tirant d’un bras, trimbalant les sacs en surcroît de l’autre, me heurtant sans arrêt aux pare-feu qui se rabattent contre moi avant que je n’aie eu le temps de passer. C’est le cas de la plupart des blocs appartements, semble-t-il.
— Depuis le grand incendie, on ne prend plus de chance.
Je me bagarrais avec l’une des portes. Bennett lavait les fenêtres au bout de l’escalier.
— Quel incendie?
— Celui de 1666.
— 1666! Ça fait longtemps, non?
— À Londres, les choses ont une longue histoire.
Je ne saurais deviner s’il était sérieux ou s’il se moquait de moi. J’aurais souhaité quand même qu’il me parle plus longtemps. Qu’il me raconte la longue histoire des choses. Mais bon… La conversation s’est achevée là. Je me suis habituée à ces rendez-vous manqués. Loin de me dissuader, le refus de Bennett de m’adresser plus de deux ou trois phrases de suite n’a fait qu’éveiller ma curiosité. Il ferait mieux en fin de compte de ne pas trop me parler de sa vie. Elle ne sera jamais à la hauteur de celle que je lui ai inventée.
Des autres voisins, je croise le plus souvent Sally. Elle jardine derrière l’immeuble dans des sandales en cuir et des chaussettes beiges, quand elle ne s’occupe pas du courrier jeté par le facteur, pêle-mêle, dans l’entrée. La première fois que nous nous sommes vues, elle m’a conseillé de ne pas déambuler chez moi en talons hauts, car le locataire d’en dessous est, paraît-il, du type irritable. Et il ne faut surtout pas s’aventurer au troisième étage. C’est un appartement qui appartient à une dame recluse. Elle ne quitte jamais sa demeure, de sorte qu’elle doit se faire tout livrer : la nourriture, les vêtements, les médicaments...
Sally sait tout cela grâce au courrier qu’elle gère pour les autres locataires, alors qu’elle garde le sien tout près du cœur. Une fois, j’ai commis l’erreur de ramasser les lettres avant elle. Je sortais pour faire quelques courses. Je les avais à peine examinées que déjà Sally bondissait en m’adressant un regard plein de reproches.
— Vous n’avez pas à vous occuper de ça.
— Elles étaient par terre, je…
— Je comprends, mais c’est à moi que le propriétaire a confié le courrier. You understand, don’t you?
Ah! Cette convention de terminer les phrases par une question qui n’est pas vraiment une question, mais une réponse. La seule réponse!
— Yes, of course, I understand.
À présent, lorsque je trouve les lettres éparpillées – ce qui arrive souvent puisque je sors presque toujours à la même heure – je les enjambe sans même toucher aux miennes, sachant bien qu’elles seront dans ma boîte à mon retour. Sally ne m’a jamais invitée chez elle, mais je parierais que dans son appartement, elle a une place pour tout, et que tout est à sa place. Elle vit avec l’ordre des choses comme un vieux couple. Puisque la recluse du troisième étage refuse de vérifier sa boîte au rez-de-chaussée, Sally s’est arrangée pour que le livreur de l’épicerie lui monte le courrier les jours où il vient. Si la place manque, Sally s’impatiente. La deuxième fois que nous nous sommes vues, je venais de rentrer d’un court voyage à Paris. Elle m’a réprimandée d’avoir oublié de l’avertir de mon départ. Elle ne savait plus que faire du courrier qui débordait de ma boîte.
Après la course, je me mets longuement sous la douche. Il reste une heure avant l’ouverture du marché. Je m’étends sur le lit, bien que je n’aime pas trop les siestes. Elles invitent aux mauvais souvenirs. J’y succombe bien malgré moi et je cherche des prétextes pour me lever dès que mon corps se met à se détendre. Un bruit subit, une idée à transcrire, une soif soudaine, ou la salle de bain… Cette fois, c’est le pare-feu de notre étage. Je l’ai entendu se refermer dans le couloir. Je saute du lit et jette un coup d’œil par le judas. Personne. Je la remarque seulement en sortant pour inspecter les lieux : l’odeur. Celle de la terre humide, de racines odorantes, d’herbes et d’épices… Elle m’appelle. Je voudrais la suivre, mais le courage me manque.
♦
11 h. Je me balade dans l’allée étroite de Hildreth Street Market. Les poissons sont rangés d’un bord, les fruits et légumes, de l’autre. Des bouquets de fines herbes décorent les coins. La charcuterie est généralement vendue au bout de la rue, près de la boulangerie d’Agathe. Peu importe l’heure, la pâtissière est là, en train d’arranger les pains et les desserts. C’est une Française comme on en voit dans les petites pâtisseries de Provence. Le corps rond mais ferme, les cheveux poudrés par les années ne cédant pas une miette à l’arrogance du nez. Je lui prends une variété de chocolats noirs. À la poissonnerie, je choisis les truites aux écailles les plus lumineuses. Puis j’emporte un pot de menthe de l’herbière, et pour la marinade du poisson, de la ciboulette et quelques brins d’aneth. De retour à l’appartement, je les cisèle et les trempe dans du vin blanc et du sel de mer corsé, versant ensuite la saumure sur les poissons que j’ai déjà enduits d’huile d’olive. Je m’assure d’en badigeonner l’intérieur d’une cuillerée de ma sauce et d’y glisser des tranches de citron avant de les griller au four. L’idée me vient de saupoudrer les truites, une fois cuites, de chapelure de noisettes grillées. Dans un pot à côté, je fais fondre le chocolat dans du beurre, le recouvrant à la toute fin de menthe hachée et de flocons de noix de coco. Je colle et bricole. En s’engloutissant dans le fondu, la menthe dégage une fragrance déchirée. Avec l’aneth grillé, les herbes embaument la cuisine, le salon, et le corridor.
L’odeur m’amène loin, très loin. Londres vient, Londres part, puis la mer, le fleuve, la vallée. La lueur d’une voix sourde.
Pudique, muette sur tes parfums tel un bouquet de lavande.
Du coup, c’est septembre 1999, je suis en route vers le chalet, le poème de Mahmoud Darwich résonnant au son du luth dans la Volkswagen grise.
Je m’approche de toi comme on se lance à l’aventure, comme on se déleste de sa peur. Je tends la main et tu ne dis rien, comme si tu étais vraiment un bouquet de lavande… dont le parfum se prend à pleines mains.
C’est la première fois que je te rejoins là-bas. Les Laurentides ondulent autour de l’autoroute et des villages colorés tapissent les vallées. Au fur et à mesure que j’avance, la forêt réclame son territoire, avalant les enseignes et les pistes de ski. Les collines se métamorphosent en montagnes, les érables en sapins.
— Qu’est-ce que c’est?
— Une labradorite.
Je ne t’ai pas remercié, et toi, tu n’as rien ajouté. Nous nous sommes contentés d’observer les gerris surfer sur le lac. Au passage d’un nuage, sa surface s’est rembrunie. Tu t’es prosterné. Je me suis agenouillée à côté de toi, et j’ai cherché dans tes yeux la clarté de l’eau. J’y ai puisé le reflet tendre du monde.
♦
Dix ans le Lac-Caché nous a cachés, dix ans nous nous y sommes réfugiés, loin de Montréal, des obligations, des règles. Nous nous étions rencontrés dans la terre de mes ancêtres, aimés au pays de tes ancêtres. Dix ans j’ai habité ta biographie, et toi la mienne. Je t’avais montré le village de Mahmoud Darwich, toi, celui de Gaston Miron. Nous avions goûté au sel de la mer Morte, nagé parmi les algues du lac glacé, marché devant l’école des sœurs à Jérusalem, arpenté le couloir du séminaire à Sainte-Thérèse. Dix ans nous avions lu, ri, plané au-dessus du malheur et replongé dans son puits d’âmes. Dix ans tu as bu les larmes de ma joie, de ma tristesse, les as transpirées sur mon corps. Tu m’as pénétrée du dedans, du dehors, du ciel, de la terre. Je t’ai humé. Tu es sous mes ongles, sur ma langue. Ton cœur bat dans mon oreille intérieure, me berce, me balance. Tu m’es équilibre. Je t’ai tenu entre mes jambes, assiégé comme un stylo entre le pouce et l’index. Ton encre a ruisselé en moi, parcouru mes veines, filé du bout de mes doigts. Tu m’as dérobé ma peau, enrobée de tes mots.
Même si tu n’étais pas ce que tu es, présence resplendissante, je serais ce que je suis, absence en toi.
Le 1er novembre. Un an depuis que j’ai pris l’avion pour l’Angleterre et toi pour la Palestine. Tu m’avais promis que tu resterais à Ramallah. La mort t’a surpris dans son hameçon et t’a tiré jusqu’à Gaza. Regarde-moi. Que suis-je devenue sans toi?
Visible et invisible.
Documentariste sans documentaire, amante sans amant, femme asséchée pour qui le désir est aussi étrange qu’un orignal vu pour la première fois, rêveuse sans rêves cherchant un parfum depuis longtemps fané.
Après le repas, je reprends Le parfum, dévorant les pages. L’homme sans odeur, solitaire, malgré son succès, malgré l’amour, malgré tous ces gens qui l’entourent. L’homme sans odeur, imbibé du parfum irrésistible des femmes qu’il a assassinées. L’homme sans odeur, cannibalisé par ceux qu’il a ensorcelés. Je me remets au lit, et je pleure.
Une main se pose alors sur mon épaule.
— Pourquoi tu pleures, Maman?