PRÉFACE

À la rencontre de Rita Joe

J’ai connu Rita Joe toute jeune, à l’époque où ma mère, immigrée nouvellement arrivée à Sydney, en Nouvelle-Écosse, se battait pour les droits des femmes. Rita faisait partie du groupe féministe et participait aux activités en lisant ses premiers poèmes en mi’kmaw (micmac) et en anglais. C’était dans les années soixante-dix et, originaire de la réserve de We’koqma’q, elle s’était établie dans la réserve d’Essisoqni, à une quinzaine de kilomètres de Sydney.

Sur l’île du Cap-Breton, avec ses cinq réserves autochtones, il est difficile de dissimuler la présence de ce peuple et, peu à peu, nous l’avons découvert, en famille, au gré des sorties aux plages du lac Bras d’Or, dans la ville, par nos camarades d’école et sur toutes les routes. Quand nous allions à Essisoqni, nous nous arrêtions toujours chez Rita, qui, à l’époque, fabriquait aussi de l’artisanat qu’elle vendait à domicile : paniers, capteurs de rêves, bijoux en broderie perlée, etc. Mon souvenir le plus vif est celui d’un pow-wow à Essisoqni pour le solstice d’été où, adolescente, j’avais intégré le cercle des danseurs au son hypnotiseur des tambours mi’kmaw. Je revis cette puissante sensation quand j’assiste aux pow-wow dans la réserve Sitansisk (St. Mary’s) de la nation Wolastoqiyik (malécite) près de Fredericton, au Nouveau-Brunswick, où je demeure maintenant.

Le dynamisme et la richesse de ces cultures autochtones m’ont toujours émerveillée et les évènements qui ont secoué la première nation d’Elsipogtog me l’ont confirmé. En effet, les Mi’kmaw du Nouveau-Brunswick, avec d’autres alliés, avaient érigé une barricade pacifique sur une route principale pour empêcher l’exploration du gaz de schiste sur leurs territoires. Quelques jours après ma visite au barrage, en octobre 2013, ils ont violemment été expulsés, malgré le fait que les terres de ces nations n’aient jamais été cédées à qui que ce soit. Tout comme leurs ancêtres l’ont fait il y a des siècles, aujourd’hui, les peuples autochtones continuent à défendre leurs droits et leur culture.

Les recueils de poésie et les mémoires de Rita Joe voyagent dans ma valise depuis une quinzaine d’années. Je ne savais pas si son œuvre avait été publiée en français, mais je m’étais toujours dit que je voulais la traduire et la faire connaître. L’univers de Rita m’est très familier. Quand elle décrit si élégamment les forêts, l’odeur de l’herbe sacrée, le lac Bras d’Or, les conversations et les bancs d’huîtres, je reconnais bien ces odeurs, ces bruits, ces gens et ces lieux dont j’ai été entourée. C’est un peu mes souvenirs que je tiens à partager avec cette traduction, ainsi que les précieux enseignements de Rita Joe sur la vie autochtone, les traditions, le racisme et la spiritualité, le tout toujours raconté avec son incroyable sens de l’humour et la simplicité de ses mots : « Une pensée attrape une idée / Entre deux cerveaux. / Alternant ça et là / Entre l’anglais et l’amérindien. »

Très tôt, Rita Joe s’est rendu compte de l’importance de transmettre l’enseignement qu’elle avait reçu de ses ancêtres, et ce malgré les nombreuses tentatives d’assimilation par l’État canadien. Les recettes, les chansons et les rituels se retrouvent dans sa poésie pour les générations qui suivront. Les leçons et les connaissances qu’elle nous lègue dans ses poèmes doivent être lues et comprises pour qu’elles ne sombrent surtout pas dans l’oubli.

Sophie M. Lavoie

POÈMES DE RITA JOE

1

 

Je suis l’Amérindienne

Et ce fardeau

Demeure en moi à jamais

2

 

Mes paroles tombent,

Éveillant la curiosité,

Espérant susciter

Différentes opinions.

 

Si les Amérindiens aujourd’hui

Ne sont pas fictifs,

Alors apprenez à les connaître.

 

Je ne suis pas

Celle qu’ils décrivent.

Je suis civilisée.

J’essaie

De trouver ma place dans ce siècle.

 

Priez,

Faites vous aussi la moitié du chemin.

Je suis l’Amérindienne d’aujourd’hui.

3

 

Avant l’arrivée de l’homme blanc, nous avions nos propres modes de vie politique, éducatif et économique, qui suivaient les enseignements de nos sages. Mais depuis les restrictions sur la chasse, l’éducation traditionnelle amérindienne est réprimée.

 

Je regrette les savoir-faire oubliés,

Ce à quoi ressemblent maintenant mes gestes.

Sur les collines, notre confrère le vent déplore

Le sort de nos coutumes et de notre héritage.

 

Le regret demeure en moi.

Je réfléchis sur mon sort, impitoyable,

L’incertitude revient hanter

Les coutumes amérindiennes que j’ai abandonnées.

 

Les années ne laissent qu’une légère trace

Mais la chaleur du soleil dicte à mes sens

De ne pas tout lâcher.

4

 

Vos édifices, grands, inhumains,

Couvrent la terre,

Le ciment stoïque asphyxie tout, les fenêtres scintillent

Comme l’eau sous le soleil.

Aucune brise ne souffle

À travers les arbres, sentinelles,

Aucune odeur de pin n’allège mon fardeau.

 

Je vois monter vos édifices vers le ciel, majestueux,

Sur les sentiers où jadis marchaient des hommes,

Souverains prépotents de cette terre

Toujours détenteurs des titres amérindiens

Dans leurs cœurs

Par ces traditions connues

Depuis des siècles et des siècles.

 

Réapprendre notre culture n’est pas difficile,

Parce que je me souviens de ces sentiers

Et je comprends leur signification.

 

Même si les gratte-ciel éclipsent les cieux,

Ils peuvent s’écrouler.

5

 

Ne croyez pas

Que je ne suis pas consciente

Des regards froids des autres,

Leurs faibles efforts pour communiquer.

Vous demandez-vous

Pourquoi j’ai peur de vous approcher,

Et d’exprimer l’amour

De mes traditions?

 

Ne vous demandez pas

Pourquoi je ne peux kiwa’ska’siw

Envers vos convictions.

Toutes les opinions sont

Trop profondément enracinées

Pour qu’il n’y ait qu’une seule solution.

Essayez donc

D’accepter nos croyances comme je le fais,

C’est tout ce que nous possédons.

6

 

Wen net ki’l?

Pipanimit nuji-kina’muet ta’n jipalk.

Netakei, aq i’-naqawey;

Koqoey?

 

Ktikik nuji-kina’masultite’wk kimelmultijik.

Na epa’si, taqawajitutm,

Aq elui’tmasi

Na na’kwek.

 

Espi-kjijiteketes,

Ma’ jipajita’siw.

Espitutmikewey kina’matneweyiktuk eyk,

Aq kinua’tuates pa’ qlaiwaqnn ni’n nikmaq.

 

 

Qui êtes-vous?

C’est une question que je crains, venant d’une enseignante.

Je rougis et lui réponds en bégayant :

Quoi?

 

Les autres élèves ricanent.

Je me suis assise esseulée, abattue,

Et j’ai fait un vœu

Ce jour-là.

 

Me distinguer dans tout ce que j’apprends,

N’avoir plus aucune incertitude.

Ma dignité réside dans mon éducation,

Et je transmettrai les merveilles à mon peuple.

7

 

Comme de la lave qui coule du cœur,

Cet émerveillement croît,

Pourquoi le récit n’a-t-il pas été raconté?

Je connais l’admiration qu’il y a pour toutes les réalisations de mon peuple,

Son discernement.

 

Je connais ses besoins

Je connais ses mœurs

Je connais ses principes.

 

Son amour des coutumes

Son respect pour les règles.

 

Aknutm te’ sik kejitu.

8

 

Le rôle joué par un Amérindien,

Un personnage qui semble faux.

Les malentendus continuels

D’une vie

Douloureuse.

 

Des échos s’élèvent,

Comme d’incessantes distorsions

De mensonges répétés.

Le ressac du temps présent.

 

Cela cessera-t-il un jour?

Desserrer les chaînes.

Les défaire?

Raconter les apaisera peut-être

 

Pour que nous puissions nous reposer,

La représentation terminée,

Et détisser l’impair,

Les histoires rabâchées

À propos des Amérindiens et des hommes blancs.