Mise en page : Virginie Turcotte
Maquette de couverture : Étienne Bienvenu
Dépôt légal : 1e trimestre 2013
© Éditions Mémoire d’encrier
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Victor, Gary, 1958-
Collier de débris
(Collection Chronique)
ISBN 978-2-89712-068-9
I. Titre. II. Collection: Collection Chronique.
PS8593.I325C64 2013 C843’.54 C2012-942819-1
PS9593.I325C64 2013
L’auteur Gary Victor a bénéficié d’une subvention du Bureau du PNUD en Haïti pour l’écriture de cet ouvrage.
Nous remercions le PNUD de nous avoir fourni gracieusement les photographies qui accompagnent le récit.
Mémoire d’encrier
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Dans la même collection :
Notes à un écrivain en pyjama, Dany Laferrière
Mémoire de guerrier. La vie de Peteris Zalums, Michel Pruneau
Mémoires de la décolonisation, Max H. Dorsinville
Cartes postales d’Asie, Marie-Julie Gagnon
Une journée haïtienne, Thomas Spear, dir.
Duvalier. La face cachée de Papa Doc, Jean Florival
Aimititau ! Parlons-nous !, Laure Morali, dir.
L’aveugle aux mille destins, Joe Jack
Tout bouge autour de moi, Dany Laferrière
Uashtessiu / Lumière d’automne, Jean Désy et Rita Mestokosho
Rapjazz. Journal d’un paria, Frankétienne
Nous sommes tous des sauvages, José Acquelin et Joséphine Bacon
Les bruits du monde, Laure Morali et Rodney Saint-Éloi (dir.)
Méditations africaines, Felwine Sarr
Dans le ventre du Soudan, Guillaume Lavallée
Prologue
Quand un fonctionnaire du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) me demanda si j’étais intéressé à rédiger un texte relatant librement les activités d’enlèvement des débris à Port-au-Prince après le séisme du 12 janvier 2010, je n’avais pas cru que je serais capable d’écrire une ligne sur le sujet.
La demande venait au moment où j’essayais de surmonter mon choc émotionnel. J’espérais ne plus entendre les murmures des quartiers détruits par les soubresauts de la terre, ne pas laisser mes regards s’accrocher aux tas de débris qu’on voyait encore partout. Je me disais qu’un écrivain devait pouvoir surmonter ses douleurs et ses angoisses, les sublimer pour être un témoin de son temps. Mais ma volonté ne parvenait pas vraiment à refréner un besoin presque instinctif de se détourner du spectacle de la catastrophe pour s’enfermer dans des imaginaires où les douleurs pouvaient se dissoudre.
J’ai dit oui et finalement j’ai écrit le texte pour m’ancrer à nouveau dans la réalité, pour revisiter les lieux de ma ville, sachant qu’une perte de repères pouvait entraîner vers les rives de la folie. J’ai pu ainsi dialoguer avec les sans-voix, assister à la transmutation des débris, entendre battre le cœur des femmes et des hommes qui, dans l’anonymat, redessinaient la nouvelle configuration de la ville dans le flanc des montagnes, dans le creux des ravins, dans ces lieux où les bien-pensants n’osent pas s’aventurer, pourtant pas trop loin des hautes murailles barbelées de leurs demeures.
Collier de débris m’a permis de renaître, de me dégager des miasmes émotionnels du séisme. L’espoir qui ne meurt jamais dans le cœur des oubliés a rallumé le mien.
La pelle mécanique, avec un craquement sourd, s’enfonce dans la masse de gravats et de béton. À quelques mètres en arrière du bulldozer, attend fiévreusement une petite armée de ramasseurs de fer, des jeunes pour la plupart, maigres, visages émaciés, vêtements sales à moitié haillons, les muscles saillants sous la peau, certains exhibant des cicatrices gagnées pendant les combats du temps où on n’avait pas encore fait appel à la police pour empêcher qu’ils n’aillent sous la pelle, pour récupérer le fer dans les décombres. La pelle remonte en soulevant dans l’air un nuage opaque de poussière grise propageant une incertaine pestilence.
Ce que je crains le plus, ce que nous craignons le plus, notre cauchemar à tous, c’est de découvrir des restes humains pendant les opérations de démolition et de déblaiement. Dans la masse de débris que vient d’extraire la pelle mécanique, j’aperçois un cahier comme ceux que Jonathan, mon fils, avait toujours dans son sac d’écolier. Je demande à l’opérateur d’arrêter l’engin. Les policiers qui sécurisent la démolition attendent mon ordre pour laisser entrer les chercheurs de fer. J’enjambe le monticule de gravats pour aller récupérer le cahier. La poussière, l’eau de pluie qui s’est infiltrée, ont effacé le nom écrit à l’encre sur la couverture. Le cahier vibre dans mes mains. Je tiens peut-être là un enregistrement des secousses sismiques qui ont ravagé Port-au-Prince quelques mois auparavant. Je pense à mon fils disparu. J’arrive à ouvrir le cahier. À la première page, je découvre une écriture d’enfant, hésitante avec de nombreuses ratures. Ce n’est pas un cahier de cours. L’enfant y recopiait des fragments de textes pour une raison que seul lui devait connaître. Je me suis arrêtée à une phrase qui m’a fait revoir en un éclair ma vie détruite une fin d’après-midi de janvier « ...tous les évènements n’arrivent pas en même temps ils suivent un ordre il y a des évènements qui sont arrivés avant il y a des évènements qui sont arrivés après... » Une rature puis une tache d’encre suivent le mot « après ». L’enfant a dû perdre le contrôle sur la main qui tenait le stylo sur la feuille. Le séisme l’avait-il surpris à ce moment ? Un morceau de plafond avait-il écrasé le stylo sur le papier ? Où était la main ? J’ai un début de vertige. Un membre de l’équipe s’empresse de me soutenir.
Tous les évènements n’arrivent pas en même temps ils suivent un ordre il y a des évènements qui sont arrivés avant il y a des évènements qui sont arrivés après... Pas les évènements ! Le chaos ! Un psychologue m’ayant reçu dans un camp de réfugiés quelques jours après le séisme m’avait dit qu’au moins six mois étaient nécessaires pour que commencent à cicatriser les blessures invisibles de l’âme. Cela fait plus de deux ans que le chaos s’est imposé à nous. L’évènement ! Cet après-midi du 12 janvier 2010. Est-ce qu’on s’y attendait ? Les évangélistes annonçaient à qui voulait l’entendre que la fin du monde était pour demain. On devait donc se préparer au retour de Jésus. Des rumeurs faisant état d’un prochain tremblement de terre circulaient. On ne pouvait ignorer ni l’effondrement de cette école à Nerette qui avait tué une centaine d’enfants, ni les petits soubresauts ressentis dans certains quartiers.
La terre a commencé à trembler à 16h55 exactement. J’étais caissière dans une quincaillerie qui fermait ses portes à 16h30. Un petit boulot pour survivre. Je venais de sauter à l’arrière d’un tap-tap. Nous longions l’avenue qui borde la façade est du cimetière de Port-au-Prince. Nous avons entendu un grondement sourd. Nous avons cru tout d’abord qu’un énorme poids lourd dévalait la rue dans notre direction. Notre véhicule a été projeté dans tous les sens par une terre soudain douée de vie