Hommes aux labours des brûlés de l’exil
selon ton amour aux mains pleines de rudes conquêtes
selon ton regard arc-en-ciel arc-bouté dans les vents
en vue de villes et d’une terre qui te soient natales.
Gaston Miron
Une nouvelle vie
La rumeur du monde
Deux navires dans la nuit
Jusqu’à tout récemment, soyons plus précis, jusqu’à 1989, l’année de la chute de l’Union soviétique, les deux mondes du Nord et du Sud vivaient en parallèle. Comme deux navires qui se croisent dans la nuit. Quelques touristes du Nord descendaient au Sud, attirés par la chaleur et un monde soi-disant primitif, mais rares étaient ceux du Sud qui montaient vers le Nord. Le Nord n’ouvrait ses portes que pour laisser passer des hordes désespérées dans l’unique but de les exploiter jusqu’à l’os. Ils n’étaient pas identifiés comme des esclaves, mais plutôt comme des ouvriers illégaux, une bien faible distinction. Même cette situation était contestée par une certaine partie de la population qui les accusait de vouloir leur voler leurs jobs. Un travail que les gens du Nord refusaient pourtant de faire. Aujourd’hui, rien ne semble pouvoir empêcher les gens du Sud de monter au Nord. Ni les conditions difficiles du voyage, ni les requins en tous genres, ni la trahison des capitaines de bateaux, ni la cupidité des intermédiaires qui leur font payer le voyage au prix fort, ni les lois drastiques des pays du Nord contre l’immigration massive, ni la désillusion de ceux qui sont parvenus à s’installer au Nord. Rien ne nous dit si ça s’arrêtera avant que le dernier individu du Sud ne pose le pied au Nord.
L’immigration
C’est la seule chance de renouveau d’une société démographique épuisée. De plus, l’immigration permettra de rompre avec cette opposition classique Nord-Sud, car plus on se connaît, moins on se diabolise. On a eu pendant longtemps, disons depuis la fin de la Seconde Guerre jusqu’au démantèlement de l’Union soviétique, une opposition Est-Ouest. Il s’agissait de puissances guerrières s’affrontant de manière symbolique. L’opposition Nord-Sud indiquait plutôt deux mondes que la richesse séparait. Le lien était que la richesse de l’un était solidement reliée à la pauvreté de l’autre. On en discutait dans un Québec qui n’a pas un œil pour la scène internationale. Puis, le Québec a développé son propre débat, en se questionnant sur la manière de régler le problème de l’immigration. Ce ne sera sûrement pas par humanisme (un catholicisme laïque), mais plutôt par une analyse froide de la question.
Si on commençait par répondre à la question : pourquoi veulent-ils monter au Nord? Peut-être parce que le Nord a déjà été au Sud. Un chemin peut se faire dans les deux sens. Sinon le bateau de migrants coulera dans les eaux glauques de l’intolérance ou de la bondieuserie. Ce ne sont que des théories qui provoquent des discussions épuisantes où l’on cherche à manipuler l’autre, jusqu’à ce qu’on se retrouve devant un être de chair et de sang : Mongo.
Télescopage du temps
La rencontre avec Mongo m’a fait revivre mon arrivée ici durant l’été 1976. Je me souviens de ce premier appartement mal chauffé, de mon premier boulot, et du moment exact où j’ai compris que j’étais ici pour rester. Comme Mongo, je ne voulais pas me faire absorber par ma culture d’origine. Je ne cherchais surtout pas la chaleur d’une communauté où je pouvais partager avec les gens la même langue, les mêmes goûts culinaires et musicaux et les mêmes inquiétudes face à l’autre. J’évitais tout ce qui me rappelait la vie d’avant. Je chassais vite le moindre souvenir qui effleurait ma mémoire avant qu’il ne se métastase et fasse de moi un esclave de la nostalgie. J’ai un ami qui n’a pas pu résister longtemps à l’appel d’une libellule se posant sur un bâton, dans un marais près de l’endroit où il a passé son enfance. Plus le souvenir semble banal au départ, plus il s’amplifie au fur et à mesure que le temps passe. Dans les premiers jours, c’est une guerre entre un présent si chaud et un passé qui refuse de devenir passé. Est-ce pourquoi je ressens aujourd’hui une certaine affinité avec ce jeune homme qui doit avoir l’âge que j’avais en arrivant dans cette ville? Le premier combat, c’est toujours contre le confort communautaire, d’une certaine manière contre ce qu’on a été. On ne cherche pas à se renier, mais à refuser de vivre ici comme si on était là-bas.
C’est une guerre invisible pour ceux qui n’ont jamais vécu une telle aventure. Je comprends la détermination de Mongo à prendre ses distances avec son oncle. J’avais eu la même réaction face à un oncle qui voulait à tout prix me ramener dans la moiteur du ghetto, cet espace à Montréal où il fait toujours la même température qu’à Port-au-Prince. Là où on n’a pas besoin d’interpréter chaque parole ou chaque geste de celui qui nous ressemble en tous points. Mais si on ne résiste pas à cette facilité, on risque de s’enfermer dans une espèce de réserve où les enjeux ne sont pas ceux de la grande ville. Et où il est possible de passer sa vie en ignorant les grands débats qui traversent la société. À se construire ainsi un monde où les incertitudes de la réalité sont absentes, ne risque-t-on pas de faire de sa vie une fiction? Je me revois en train de déambuler dans les rues de Montréal. Cette griserie à découvrir une ville neuve. De piquantes odeurs, des couleurs surprenantes, des formes inédites. Nos nerfs constamment en alerte. Même quand on cumule toutes les angoisses du monde (le loyer, la nourriture, la solitude, etc.), on espère à chaque coin de rue que la beauté va surgir dans sa plus forte convulsion. Je suis allé acheter à la Librairie du Square un magazine avec un dossier sur Gombrowicz que je voulais depuis un moment. Je me suis installé au café, à la table du fond, j’ai commandé un café, et pendant une heure je me suis plongé dans l’univers de l’étrange monsieur Gombrowicz.
Pourquoi sont-ils ici?
C’est naturel de se demander, dans un cas comme dans un autre, pourquoi tout ce remue-ménage sur la planète depuis un moment. Pourquoi tant de gens se déplacent-ils d’un point chaud à un point froid? De l’Afrique à l’Amérique du Nord ou à l’Europe? Les choses s’accélèrent. La planète risque même de basculer si tout le monde se retrouve dans le même coin. La cadence s’est accélérée avec la chute de l’Union soviétique, qui s’occupait d’une moitié de la planète pauvre. L’extravagante défaite de l’Est a tout débalancé. La Chine est devenue capitaliste et la Russie sort à peine d’une saison de banditisme pour entrer dans une sorte de capitalisme sauvage. Poutine, malgré ce sourire énigmatique, semble avoir la violence spontanée d’un Yvan le Terrible et l’ambition démesurée d’un Pierre le Grand. Les règles de la démocratie paraissent le gêner aux entournures. Et de plus en plus d’intellectuels occidentaux commencent à légitimer ses actions en tablant sur le fait que la Russie a besoin de se refaire une santé, et qu’un dictateur est toujours préférable à l’absence de chef. La Chine, quant à elle, remplace carrément la politique par le commerce de détail. À l’Est comme à l’Ouest, on ne voit plus la planète que comme un immense centre d’achat.
La nouveauté vient du Sud, où le Moyen-Orient côtoie l’Afrique et l’Amérique du Sud, de ce Sud que la famine, l’intolérance religieuse et la violence politique poussent à chercher une vie meilleure au Nord. Ce Nord où l’on trouve de quoi manger, une certaine tolérance religieuse et une relative paix sociale. Mais pourquoi le Nord accepte-t-il d’être la vache à lait du Sud? C’est que la vache n’a pas de veaux. Et le confort rend sa population impropre au travail de base. Il y a un niveau où l’Occidental ne veut plus descendre. Un salaire et une condition de travail qu’il refuse totalement. En acceptant ces affamés, le gouvernement donne la possibilité à sa population de monter d’un cran dans l’échelle économique, et se ménage ainsi une éphémère paix sociale. Donc si le Sud monte au Nord, c’est simplement qu’il y a un vide à combler. Le Sud, c’est un trop-plein d’individus et de violence. La famine, source de déséquilibre politique, jette des populations entières dans les jouissances métaphysiques de l’opium religieux.
Il y a eu pourtant des avertissements. Des analystes avaient depuis longtemps prévu cette migration – l’agronome René Dumont dès 1962 avait lancé son cri d’alarme : L’Afrique noire est mal partie. On avait fait la sourde oreille. D’autant que le Nord n’est pas totalement innocent dans cette situation sans issue où se trouve le Sud. Ce n’était pas mauvais d’avoir sous la main une telle réserve d’énergie humaine qui pouvait à tout moment remplacer le prolétariat remuant du Nord. Les syndicats devenant de plus en plus gourmands, le capitalisme occidental cachait ce joker dans sa manche : ces hordes d’affamés qui pouvaient à tout moment remplacer les honnêtes ouvriers du Nord. L’immigré remplace l’ouvrier. Cet ouvrier abusé qui croit que l’immigré lui vole son travail, alors que celui-ci ne fait que le remplacer dans une situation intolérable, pour que ce dernier puisse grimper d’une marche l’échelle sociale – s’il peut exister une échelle dans l’enfer de l’usine.
Destins croisés
Maintenant que le Sud est installé au Nord, on croit l’intégration impossible. Coutumes, religions et langues différentes séparent l’un de l’autre. Et on insiste sur ces points de dissonance. Alors que ce n’est pas l’essentiel. À force de frottements, on n’aura pas besoin de deux décennies pour accommoder tout cela dans la grande chaudière urbaine. Mais l’Occident, qui a eu besoin de quelques millénaires pour construire une civilisation exceptionnelle, et de quelques siècles pour ériger ces magnifiques cathédrales de pierre, est devenu si impatient quand il s’agit de tricoter des relations humaines. Cela se traduit par des affrontements constants entre la police et les jeunes immigrés, avec de brèves périodes d’accalmie, qui ne font que retarder le moment de cohésion sociale.
Pourtant, dans tout ce brouhaha, on oublie le seul fossé qui risque de s’élargir. C’est le rapport avec l’État. Pour l’Occident, l’État est une personne morale. C’est à l’État qu’on demande de défendre l’identité nationale. La Constitution tente d’infuser dans la réalité un rêve de société. Tandis qu’au Sud, l’État demeure l’ennemi du peuple. Aucun écrivain du tiers-monde, s’il n’est pas un mouchard, n’espère recevoir une subvention du ministère de la Culture de son pays. La culture, là-bas, c’est tout ce qui s’élève contre l’État. Tandis qu’ici c’est l’État providence qui permet à la culture de survivre. Résultat : là-bas, on meurt parfois d’une balle dans la nuque, et ici d’un cancer de la prostate. Chacun son destin.
Carnet noir : Depuis quelque temps, je me lève au milieu de la nuit pour lire de la poésie. Puis je me rendors doucement avec des images chagalliennes imprimées sur mes paupières. Je me lève tôt le matin pour apporter quelques corrections au texte écrit la veille. J’observe de la pénombre du salon la lumière se lever sur la ville. Sans cette lumière si éclatante en hiver, on serait tous dépressifs. Si l’on demande ce que Montréal possède de plus précieux, je dirais cette lumière si sensuelle sur la peau et si apaisante pour l’âme. De fugitives pensées que j’accueille ou refuse, selon mes possibilités mentales. J’ai tendance à me protéger des attaques répétées de ces souvenirs (ce passé comme un bulldog qui ne lâche jamais prise) qui n’ont d’autre but, maintenant qu’ils savent qu’on ne peut plus revenir en arrière, que de vous plonger dans cette mélancolie paralysante.
Je me secoue pour descendre à la radio. Je peux choisir le sujet dont je veux parler – j’ai toujours insisté pour avoir ce droit. Intellectuellement, je ne sais pas obéir. Au début, les gens se sont étonnés. C’est si reposant de se faire dire sur quoi on doit réfléchir. Pour moi ce n’est jamais du théâtre. Je vais toujours jusqu’au bout. L’idée, c’est de rester soi-même. Il n’y a pas de moment moins important qu’un autre. Mouvement continu. Tout est lié. Si on est intègre, on n’a qu’à suivre son instinct, qui est simplement la somme de ce qu’on investit dans l’instant. On ne se coupe jamais de son passé.
Int. Radio. Dimanche matin
Carnet noir : Les nouvelles arrivent d’Irak, de Chine ou du Soudan – les points chauds. Pêle-mêle. Un panda est né au zoo de San Francisco. La nuit dernière fut rouge à Toronto. Fusillade en Corée. La bourse de New York s’affole. On propose du café chaud avec des bagels au fromage aux invités qui viennent nous parler de leur film, de leur livre ou simplement de leur inquiétude face à la marche du monde. Comme une grande marmite où tout a mijoté durant la nuit. S’il fait jour ici, là-bas on dort déjà. On n’aurait pas pu survivre sans cette symétrie. Difficile d’imaginer tout le monde debout sur la tête. On bouge, mange, tue, meurt, dort en même temps. L’heure universelle. La minute planétaire éternelle. L’épuisement d’un coup. Cette alternance du bruit et du silence maintient l’équilibre de nos nerfs. La radio fait le relais entre la société des dormeurs et celle des éveillés. Une petite fenêtre lumineuse. On discute, sur un ton feutré, de ce qui s’est passé durant la nuit. Une activité constante où brusquement on sent battre le cœur du monde. De ce monde où certains nous écoutent encore sous les draps. On me fait signe d’entrer dans le studio. Un œuf chaud. On se sent protégé contre les malheurs de cette planète qui n’arrête pourtant pas de crier sa douleur. L’équipe autour de la table qu’anime un Franco chaleureux, mais toujours aux aguets. C’est un cuisinier qui, tout en surveillant ses casseroles à la cuisine, participe activement à la conversation qui se passe au salon. Nous sommes plusieurs avec des expertises particulières : deux philosophes, un chroniqueur sportif qui s’affale presque sur la table comme un vieux chien endormi, mais méfiez-vous, car il a la patte plus rapide qu’un jeune chien, un chroniqueur artistique à la fois acide et gai, une météo plus vive que la fonction ne le demande et des invités qui vont et viennent comme si c’était un moulin. L’impression qu’on s’est tous donné rendez-vous chaque dimanche dans un petit café un peu bruyant. Soudain la petite lumière rouge s’allume. C’est mon tour. Une sorte de gravité me fige presque. Je ne suis plus seul. Je parle à des milliers de gens. Ma petite voix court les rues pour s’infiltrer dans les maisons. On m’accueille ou on me ferme la porte au nez afin de m’empêcher d’atteindre l’oreille de l’auditeur à moitié endormi. Il arrive que je surprenne des couples en train de faire l’amour. D’autres terminent leur premier café. Et je tente de faire surgir sur leurs lèvres le premier sourire du jour. Aujourd’hui je traite de la parole et du silence.
Petite histoire de la parole
Je n’ai pas dit « petite histoire de la langue ». On confond souvent langue et parole – la parole, c’est l’usage que l’on fait de la langue. Ici, on ne vénère que la langue. Pourtant, à quoi sert la langue si on est silencieux? Ou pire, si on est un taiseux? Un taiseux, c’est le contraire d’un niaiseux. Le niaiseux parle à tout bout de champ; le taiseux abuse du silence.
Pendant longtemps, au Québec, on était soit l’un, soit l’autre. Si la génération des années 50 jusqu’au début des années 70 en fut une de redoutables taiseux, les années 80 virent l’éclosion des niaiseux roses. Il faudrait un jour décrypter le rapport étrange qu’entretient le silence avec l’hiver. Si vous êtes arrivé à la fin des années 80, vous avez l’impression que les gens d’ici sont bavards. Cela n’a pas toujours été ainsi. Les années de la Grande Noirceur furent si terrifiantes qu’une publicité à la télé, au milieu des années 70, a jugé bon de pousser les gens à la parole : « On est six millions, faut s’parler ». Mais le dégel avait commencé vers la fin des années 60. S’il faut mettre une date, je dirais à l’Expo 67 – tout était si nouveau qu’il fallait en parler. L’électricité à gogo de la Baie-James a joué un rôle aussi dans ce printemps de la parole.
La parole a deux sources : le père et la mère. Je dis le père et la mère, car à cette époque l’homme et la femme n’existaient pas encore. Un homme était un religieux ou un mari. La société ne voyait en eux que des agents de reproduction. Si vous venez du Moyen-Orient, vous comprendrez facilement.
La parole du père est née du silence. Le père était auparavant bûcheron. Dans la forêt, on doit rester aux aguets. Tout bruit inédit est un signal de danger. Quand l’homme n’est pas dans le bois, son esprit y est. La parole de la mère vient de la radio. C’est un bruissement intelligent, mais incessant. La mère veut raconter sa journée au père. Les nouvelles chansons des vedettes de l’heure, la cuisine, les informations. Et même l’Afrique. La famine, les guerres, les découvertes scientifiques, les grandes aventures. Le monde extérieur. Lui fait semblant de ne pas écouter, mais il ne perd pas une miette de son bavardage luxueux. Ce sont les mères qui ont relayé dans les foyers les réflexions qui ont permis la Révolution tranquille. Il ne faut pas entendre là des idées intellectuelles, mais tout ce qui se passait hors du foyer : les inventions qui ont allégé le fardeau de la femme et dont on parlait grandement dans les magazines féminins, les nouvelles du monde, même censurées par un clergé crispé, les chroniques de cinéma et de théâtre. La radio charriait une culture diversifiée, amusante et finalement étourdissante. Du fond d’une cuisine à Rimouski, on rêvait à Paris ou à New York. Les jeunes un peu fortunés y allaient et revenaient avec des récits épiques où le rêve se mêlait à la réalité. La mère rêvait en regardant par la fenêtre, pas plus de quelques minutes, car on avait toujours quelque chose à faire dans une maison de 13 enfants.
Franco : Et le père?
Moi : Il a bien tenté quelquefois de parler de la forêt. C’est tout un monde aussi. Mais tout ce qu’on peut en raconter, c’est le silence. Et c’est impossible de parler du silence sans le dénaturer. Alors il se tait. D’où la pauvreté de sa langue – justement, elle n’a pas été assez utilisée.
Finalement, on ne partage le silence qu’avec des gens qui peuvent décoder toutes les nuances de ce silence. (Une minute de silence.) Quand je ne parle pas, c’est que j’écoute. On ne sait jamais, quand les deux se taisent, qui écoute l’autre. Bon, pour finir, le père se réfugiait à la taverne. Un endroit où les femmes et la conversation étaient interdites. La seule conversation qu’on entendait dans une taverne digne de ce nom, c’était celle de l’homme si saoul qu’il se fâche de ne pas se rappeler le nom de sa femme. D’où l’invention du terme chose à la place d’un nom qu’on a oublié ou qu’on fait semblant d’oublier.
Cette terrible guerre entre la parole et le silence a duré un long moment. Mais l’avenir était à la mère et à son univers tissé de nouvelles fantaisistes, d’objets hétéroclites, de musiques étrangères et de cuisines exotiques qui lui permettaient de rêver. C’est le monde moderne obsédé par la jouissance. Tout ce qu’elle écoutait à la radio s’était un jour manifesté avec l’Expo 67. Elle a été la première à prendre le métro pour aller déguster ces nourritures exotiques, danser ces merengues étranges, écouter des langues si musicales qu’on ne sait plus si on est séduit par la langue ou par celui qui la parle. Ah, l’espagnol si sensuel! Voilà, le mot est dit : sensuel. C’était le temps de la vie ruisselante, débordante de sensualité, cette sensualité que l’Église abhorrait. Le monde féminin triomphait. La mère rentrait à la maison, radieuse, inondée (pourtant il n’a presque pas plu cet été-là) au moment où le père, comme à l’ordinaire, filait à la taverne. La femme était née, alors que l’homme restait encore enfermé dans le silence.
Franco : Ce sont encore les femmes qui ont mis un frein à cette logorrhée verbale?
Moi : Quand madame Tremblay parlait trop en ramassant son linge, juste avant que le grain ne passe, madame Gagnon lui répondait : « Bon, c’est ça qui est ça ». Ce qui veut dire : « Je n’ai pas que ça à faire ». Madame Tremblay aurait bien voulu insister, car le souper mijotait tranquillement, mais madame Gagnon avait déjà tourné le dos. Madame Tremblay, qui espérait reprendre la conversation une autre fois, lançait alors un timide « Entéka... » (en tout cas). Ce qui veut dire : « Je te laisse aller pour aujourd’hui, mais... » On peut penser que madame Gagnon voulait simplement avertir madame Tremblay de ne pas trop rêver. Pour le moment, aucune digue ne pourrait empêcher cette parole hydraulique de tout emporter sur son passage.
Franco : Qui pourra arrêter alors la femme?
Moi : Personne pour le moment... Elle ne perdra le monopole du verbe que vers le milieu des années 80, avec l’arrivée de l’homme rose. Un flux verbal qui devrait fonctionner en coupe-feu face à la parole de la mère. C’est aussi une parole qui étonne et séduit, car cela faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu un homme se passionner pour autre chose que le sport. C’est la féministe qui avait ordonné à l’homme de parler : « Parle, parle ». Et dès qu’il a commencé à parler, elle lui a demandé de pleurer : « Pleure, pleure ». Une fois la vanne ouverte, on ne pouvait plus l’arrêter sur la pente glissante des larmes. Et l’homme rose était né. Et cet homme rose allait s’emparer, en un clin d’œil, de tous les domaines d’activité de la femme : danse, cuisine, langues étrangères, cosmétologie, romans psychologiques, comédie romantique, mode, tout un vaste espace culturel qui n’appartenait auparavant qu’à la femme. Les clichés bougèrent à une vitesse qui prit tout le monde par surprise, créant ainsi un sentiment de perte de repères durant une longue décennie. Et le retour timide, mais sûr du silence. Ce silence que les machos savent manier comme un lasso pour attraper les jeunes filles par le cou.
Vie de café I
Carnet noir : Pourquoi je viens si souvent au café? Parce que j’espère rencontrer quelqu’un d’étonnant chaque fois que la porte s’ouvre. On se dit : ça va être lui ou elle qui va m’entraîner dans une aventure plus rocambolesque que la fiction. On n’écrit pas pour rêver le monde, on voudrait que le monde ressemble à notre rêve. Pouvoir les yeux ouverts enjamber la fenêtre pour tomber dans un univers qui épouse notre rêve. Cette réalité est comme fabriquée par des gens qui ont cessé de rêver depuis longtemps parce qu’ils ne dorment même plus.
Cette agitation incessante m’épuise, je le répète depuis un moment. Si le monde pouvait ressembler à ce café presque vide où des gens lisent, dessinent, conversent à voix basse. On se salue en arrivant, et il arrive qu’on règle l’addition pour quelqu’un qui cherche depuis un moment de l’argent dans ses poches. On ne cherche pas à humilier l’autre et les rapports de pouvoir sont réduits au strict minimum. Une fille raconte une histoire qui vient de lui arriver, et personne ne cherche à rigoler en douce. Le problème, c’est que si nous régnons dans un univers fait de paradoxes et de symboles, nous n’avons aucun pouvoir dans le monde concret. Il nous manque ce goût de l’action, et ce sens des choses de la vie quotidienne. À part ça, notre monde est idéal. Il y a une nouvelle d’Hemingway que je n’ai pas lue, quelqu’un me l’a racontée et je ne sais même pas qui. C’est l’histoire d’un jeune homme qui travaille dans une sorte de Burger King de cette époque-là. Son temps de travail terminé, il n’arrive pas à quitter l’endroit parce qu’il est bien éclairé alors que les ténèbres sont dehors. Je n’arrive pas à quitter ce café, ni cette ville, ni même cette vie. Ce n’est pas l’idéal, mais il fait si noir dehors.
J’en étais à mon deuxième café quand Mongo est entré.
— Je suis passé hier, mais vous n’étiez pas là.
— On peut se tutoyer, Mongo. On est assez strict sur le tutoiement ici. L’obsession démocratique, tu comprends. Nous sommes tous au même niveau, jusqu’à ce que tu découvres que c’est illusoire.
— Tu n’étais pas là, hier?
— Je ne viens pas ici chaque jour. Sauf si je dois rencontrer quelqu’un. C’est là que je prends tous mes rendez-vous. Comme ça, si j’oublie l’heure, je sais au moins le lieu. J’appelle ici et je demande si on m’attend.
Son rire éclatant fait vibrer la pièce, lui apportant une nouvelle vitalité.
— Moi, je ne prends jamais de rendez-vous. J’apparais, je disparais.
— Tu peux faire ça au Cameroun où c’est toujours l’été. En hiver, il faut prendre rendez-vous, et surtout arriver à l’heure.
— Ils me font pitié, tous ces gens avec une montre au bras. On est en train de causer et après cinq minutes ils se mettent à regarder leur montre. C’est ça, la civilisation : se faire régler par une montre.
— Tu ne me feras pas croire qu’il n’y a pas de montre au Cameroun...
Il rit de nouveau.
— Je t’ai entendu ce matin. Tu peux dire tout ce qui te passe par la tête?
— On peut très bien gagner sa vie en faisant semblant de réfléchir.
— Personne ne met la main à la pâte?
— Oui, mais pas en ville. En ville, c’est le cerveau. En région, c’est la main. En ce moment c’est la guerre entre le cerveau et la main.
— On ne peut pas se servir des deux?
— Le cerveau est trop loin de la main, et la région de la ville. Si tu répètes ça, on t’étripera.
— Et pourquoi?
— Zone sensible.
— Terrain miné?
— Pas plus ni moins miné qu’une autre société. Sauf qu’il faut savoir où marcher.
— Pourtant à la télé il n’y a que des humoristes.
— On peut rire de tout, sauf de...
— De quoi?
— On ne le découvre qu’en faisant une blague qui ne fait rire personne.
— Je ne te crois pas. Tu dois sûrement connaître un certain nombre de points sensibles à éviter. Tu pourrais me les indiquer?
— Rien ne vaut l’expérience.
— Ça se partage aussi.
Un temps.
— Tu as marqué un point là... Un café?
Je fais signe à la serveuse d’apporter deux cafés. Elle arrive un peu plus tard avec ce visage fermé.
Carnet noir : On vient d’annoncer à la radio que la police a tiré sur un jeune homme de dix-sept ans dans le quartier Saint-Michel. Un des ghettos de Montréal où fleurissent le chômage et la misère – les deux mamelles de l’immigration. On ignore encore les circonstances de ce drame. La serveuse me raconte que l’adolescent, en tentant de s’interposer entre les policiers et son frère, a été abattu comme un canard sauvage. On a bu le café en silence. Comment affronter une telle situation? Individuellement, c’est normal de ressentir quelque chose face à un pareil drame, mais l’émotion brute peut être dangereuse quand on la laisse courir à travers la ville. Quand on sait que chaque abus pourrait être la goutte de sang qui fait déborder le vase. D’un autre côté, on risque de gifler le mort en minimisant l’affaire. En appuyant trop fort, on pourrait provoquer une émeute. Comment faire? Ne jamais réagir sur l’heure. Ne pas déroger à cette vieille règle de dormir sur un sujet à haute intensité dramatique avant de faire un commentaire dans les médias. Avoir un code strict de comportement devant ce monstre vorace qui se nourrit d’opinions spontanées, de commentaires hâtifs et de visages émus captés sur le vif. Il est urgent alors de ne rien faire avant de se calmer soi-même.
Int. Radio. Dimanche matin
Carnet noir : Est-ce que je lis de la poésie pour me boucher les oreilles quand la violence prend tout l’espace? En même temps, certains poèmes nous pénètrent jusqu’au fond. On doit prendre garde aussi à la douceur. Un seul vers peut nous changer plus profondément qu’une décennie d’horreur. Est-ce pourquoi certains traversent les siècles sans perdre une once de leur énergie? Ce poème de Buson réveille en moi plus de sensations que le souvenir douloureux d’un couteau qu’on a pris par mégarde par la lame au lieu du manche :
Rivière d’été
Quel plaisir de la franchir
Sandales en main
Dire que ces trois vers ont survécu à des événements si importants qu’on pensait que le monde n’allait jamais les oublier. Déjà la mort de Kennedy ne dit plus rien à ceux qui n’étaient pas nés au moment de cet assassinat. La plupart des faits historiques de notre époque s’effacent déjà de notre mémoire, comme le fait que l’homme ait marché sur la lune, quand les trois vers du poète japonais continuent à nous étreindre le cœur. Il y a des matins où la nouvelle devrait être la lecture d’un poème. Pas aujourd’hui, car ma chronique raconte une triste réalité qui changera peut-être un jour, mais qui, ce matin, nous brûle le cœur.
Identité et morale
Chaque fois qu’on prend la parole sur la question de la violence urbaine, nous répétons la même chanson : que le vrai terreau de la criminalité est un mélange de pauvreté, de manque d’éducation et de chômage. Ce qui donne l’impression que tous les jeunes des quartiers pauvres tiennent en main un bidon d’essence et une allumette. Comment un policier doit-il s’approcher alors d’un pareil danger? Et pourtant les chiffres publiés par le quotidien La Presse nous poussent à la nuance. Population sous le seuil de la pauvreté : 40 % à Montréal-Nord contre 29 % dans l’île de Montréal. Population n’ayant pas de diplôme d’études secondaires : 42,5 % à Montréal-Nord contre 26 % dans l’île de Montréal. Nombre d’adolescentes qui ont un enfant : 4,5 % à Montréal-Nord contre 2,8 % dans l’île de Montréal. Malgré cela, 5,3 % de délinquants à Montréal-Nord contre 6,1 % dans l’île de Montréal.
Franco : Comment se fait-il que Montréal-Nord arrive à un meilleur score que le reste de la population, alors qu’on ne cesse de nous dire qu’il y a plus de problèmes ici qu’ailleurs?
Moi : Surtout quand on sait qu’un groupe de jeunes jouant dans un parc de Westmount n’est pas vu par la police comme un groupe de jeunes jouant dans un parc de Montréal-Nord. On imagine qu’un jeune de Montréal-Nord se fait plus vite un dossier de police qu’à Ville Mont-Royal, Westmount ou Outremont. En d’autres termes, un délit mineur diffère de résonance selon le quartier où l’on vit. Dès qu’un jeune de Montréal-Nord a une altercation avec la police, on se précipite pour fouiller son dossier. Par ailleurs, on y va mollo quand ce sont des fils d’hommes d’affaires, d’hommes politiques ou d’influents journalistes des quartiers huppés de Montréal, qu’on sait capables de mettre en branle une batterie d’avocats. Mais malgré tous ces obstacles, redisons-le, c’est 53 délinquants pour 1000 habitants à Montréal-Nord contre 61 pour 1000 dans l’île de Montréal. Bien sûr que j’exagère, car l’île de Montréal a aussi son gros quota de minorités de toutes sortes. Mais on nous a tant répété ces derniers temps que la délinquance s’est installée à demeure dans ces bastions forts où la misère, le manque d’éducation, les problèmes raciaux et le chômage règnent qu’on n’en revient pas que Montréal-Nord, avec 15 % de Noirs, fasse un meilleur score que l’île de Montréal qui n’a que 4 % de Noirs.
Franco : La criminalité n’est donc pas une question de race.
Moi : Par contre, j’ai l’impression que le jeune Fredy Villanueva, avec ses grands yeux doux, n’aurait pas trouvé la mort s’il avait été en train de jouer dans un coquet parc de Westmount. Mais si pareil événement était arrivé là, je mettrais la main au feu qu’il n’y aurait pas eu d’émeutes. Parce que les mouvements de violence viennent de ceux qui se sentent exclus du système ou qui ont l’impression d’être traités injustement. Si on veut condamner à tout prix la violence, il ne faut pas fermer les yeux non plus sur la violence ordinaire, celle qui se vit tous les jours, mais qui reste invisible à ceux qui ne sont pas dans le cercle de feu. Il nous faut sentir des vies battre sous ces chiffres qui nous semblent si froids : 40 % des gens vivent sous le seuil de la pauvreté à Montréal-Nord. Alors pourquoi, malgré les gangs de rue – que je ne veux pas minimiser –, le chômage, la misère, la sous-éducation, 53 adolescents sur 1000 sont impliqués dans la délinquance contre 61 pour l’île de Montréal? Pourquoi n’y a-t-il pas de gangs dans les beaux quartiers de Montréal? Agissent-ils tous en solitaires? Ou sont-ils finalement plus intelligents que ceux de Montréal-Nord en ne donnant pas de nom à leur groupe? J’ai toujours remarqué chez le pauvre un désir de se montrer nu. Tout le monde sait que si vous allez au tribunal bien habillé et que vous répondez au juge avec respect, vous avez plus de chances pour un délit mineur que le voyou insolent. Malgré tout, dans un geste désespéré, ce dernier n’hésite pas parfois à insulter le juge. En fait, c’est qu’il se sent seul face au système et tout ce qui lui reste c’est ce code d’honneur démodé et inefficace.
Franco : Où veux-tu en venir? Car je sens que tu cherches à nous dire quelque chose...
Moi : Bon... Eh bien je crois qu’il ne s’agit pas ici d’une question de racisme, comme on a tendance à le croire. Le fond de l’affaire, c’est que le Québec a depuis longtemps décidé qu’il était une société sans classes. Pourquoi? On aurait tort de croire que c’est parce qu’elle est sociale-démocrate. C’est plutôt ce vieux fond catholique qui fait croire qu’on est tous pareils devant Dieu. Chaque fois qu’un démuni se plaint d’une injustice, on lui répond d’attendre son tour, car nous croyons honnêtement avoir érigé une société juste. Protester, c’est mettre en doute la bonne foi d’un système dont la base est une forte cohésion sociale.
Mais cette cohésion est plus difficile à maintenir quand les gens viennent de cultures différentes. Imaginez maintenant une ville de plus de 3,5 millions d’habitants, où le nouveau venu ne sait pas trop où il se trouve, alors que sa simple présence a déjà contribué à changer la donne. C’est depuis qu’il est là qu’on a remplacé la morale par l’identité. On ne parle plus, comme avant, de ce qui est bien ou mal, mais de ce qui nous identifie ou pas. Quand un incident inusité arrive, on se précipite sur les ondes pour affirmer qu’on n’est pas comme ça, que ce n’est pas nous, ça. Nous devons admettre que les choses ont changé et nous résigner à remettre en question cette vieille structure basée sur la charité chrétienne, afin de faire entrer au plus vite ces marginaux sous le régime de la loi. Car seule la loi peut changer le pauvre en citoyen, en nous rappelant que la misère ne tombe pas du ciel, mais qu’elle vient des hommes et de leurs rapports entre eux.
Carnet noir : Je demande à Franco si je ne pourrais pas pré-enregistrer ma chronique de la semaine prochaine, car je suis en train d’écrire un petit livre. Ses yeux s’ouvrent grand, comme un enfant à qui on vient de promettre un vélo rouge. Il veut tout de suite savoir de quoi ça parle et à qui c’est destiné. Je l’écris pour un jeune homme qui vient d’arriver à Montréal et qui ne sait pas trop où il est en ce moment. Est-ce que je lui raconte mon aventure? Pas dans un sens linéaire. Je mitraille en espérant atteindre la cible. Même après quarante ans, j’ignore un grand pan de ce monde plus opaque qu’on ne pourrait le croire. Les gens qui sont nés ici n’en savent pas toujours plus que moi. Je suis arrivé à vingt-trois ans ici, et cela fait quarante ans que je suis au Québec. Je croise beaucoup de gens en ville dont les ancêtres sont arrivés avec Maisonneuve ou Cartier, et qui n’en savent pas plus que moi sur leur société. On ne comprendra pas un pays, même si on y est né, si on ne l’a pas étudié. Ce n’est qu’en écrivant ce petit livre pour Mongo que je réalise que j’avais compris beaucoup de choses de travers. Franco sourit puis fait signe à la réalisatrice de retenir l’équipe technique qui s’apprêtait à partir. On pourra enregistrer la deuxième chronique, ce qui me donnera du temps pour travailler sur le livre de Mongo.
L’identité voyageuse
L’identité est devenue un fourre-tout. On met dedans plus qu’elle ne peut contenir. L’impression que plus on tente de la définir, plus elle nous échappe. Pendant longtemps, le rapport se faisait avec la psychologie. Dès que quelqu’un semblait avoir perdu ses repères, on diagnostiquait une crise d’identité. Pour dire que cet individu ignorait ou faisait semblant d’ignorer qui il est vraiment. Le mot vraiment est là pour signaler qu’il existe une définition claire et nette de soi, et qu’on se sentira perdu tant qu’on ne parviendra pas à épouser ladite définition. Bien sûr, l’une des clés du problème serait de savoir qui a établi pareille définition. Disons simplement que l’identité n’est qu’une banale boussole qui permet de trouver le Nord à tout moment, ou de le perdre.
À quoi nous fait penser ce Nord qu’il ne faut pas perdre à tout prix? C’est un vaste espace glacial, logique et raisonnable. Quelqu’un vient d’un pays chaud et semble aimanté par le Sud qui suggère la chaleur, la spontanéité et une certaine dérive. Cela peut ressembler à un banal cliché, mais ce serait une erreur d’ignorer la puissance du lieu (« Le lieu est incontournable », écrivait l’essayiste martiniquais Édouard Glissant). En un mot, les gens qui vivent dans les montagnes sont souvent différents, en termes de caractère, de ceux qui habitent près de la mer. Ces deux espaces, le Nord et le Sud (comme le chaud et le froid), peuvent se côtoyer, mais ce serait folie que de vouloir les mélanger. L’un va toujours chercher à avoir le dessus sur l’autre. L’un doit s’agenouiller devant l’autre. Et comme l’identité, chez l’individu, est trop orgueilleuse pour plier, elle explose.
Franco : J’ai du mal à te suivre ce matin, c’est un peu trop conceptuel pour moi...
trop
Franco : Un arbre?
Moi : Oui, l’être humain est un arbre qui marche... Racine est un mot très lourd dans ce débat identitaire, qui peut nous pousser à aller dans un sens ou un autre. Pas toujours fiable, cependant. On croit parfois que l’environnement allié à la culture finit par donner une variété précise de fruits. Pas toujours. J’ai rencontré dernièrement au Sud une autre jeune fille, allergique celle-là au bruit, au débordement, au délire verbal. Et qui n’apprécie que le silence et le calme. À ses yeux, toute discussion doit avoir un but concret et ne pas être animée uniquement par le simple plaisir de bavarder. Le fait, pour elle, de naître dans une pareille société ne peut être qu’un mauvais tour d’un dieu pervers. Elle cherche désespérément le Nord, son unique boussole pour ne pas perdre la raison. Ne pouvant pas voyager, elle ne travaille qu’avec les organismes humanitaires, dont la grande majorité des effectifs viennent du Nord, ce qui lui permet de vivre dans ce qu’elle appelle « un espace raisonnable et respirable ».
Franco : Est-ce toujours aussi raide, cette question d’identité?
Moi : Il arrive parfois, mais c’est rare, que des pays mêmes se trompent sur leur identité. Ils croient qu’ils sont du Nord alors qu’ils sont du Sud, et vice-versa. Ils édifient tout un système complexe qui leur permet d’épouser cette fausse identité. Mais rien n’y fait. Ils vivent à côté de leur essence profonde. Cela peut durer des siècles, jusqu’à ce qu’ils finissent par émigrer un à un vers leur légitime lieu. La famine peut pousser tout un peuple à vouloir vivre dans un nouvel espace. L’identité aussi. On rêve d’une dérive des continents pour nous sauver des identités fixes.
Franco : Je te sens poète sur cette question qui se révèle parfois sanglante.
Moi : On n’éteint pas le feu avec de la gazoline.