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Dépôt légal : 1er trimestre 2018
© Éditions Mémoire d’encrier inc., 2018 pour l’Amérique du Nord
© Actes Sud, 2018
Tous droits réservés
ISBN 978-2-89712-559-2 (Papier)
ISBN 978-2-89712-561-5 (PDF)
ISBN 978-2-89712-560-8 (ePub)
PQ3989.3.N76O23 2018 843’.92 C2018-940005-6
Mise en page : Virginie Turcotte
Couverture : Étienne Bienvenu
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Le cœur des enfants léopards, Actes Sud, 2007 (prix des Cinq continents de la francophonie, prix Senghor de la création littéraire); Babel no 1001.
Le silence des esprits, Actes Sud, 2010.
Fleur de béton, Actes Sud, 2012.
Berlinoise, Actes Sud, 2015.
À mes enfants…
Dieu, sais-tu? Dieu s’est tu… Ils m’ont vendu.
Je vins au monde vers l’an de grâce 1583 sous le nom de Nsaku Ne Vunda, et fus baptisé Dom Antonio Manuel le jour où l’évêque de l’Église catholique du royaume du Kongo m’ordonna prêtre. Aujourd’hui, on appelle “Nigrita” la statue de marbre érigée à mon effigie à Rome en janvier 1608 par les soins du pape Paul V.
Je me suis tu il y a plus de quatre cents ans, mes mots se sont perdus dans le silence de la mort mais, aux curieux qui s’arrêtent un instant devant mon buste, j’aimerais dire combien je regrette d’avoir été, au fil des siècles, réduit à la couleur qui jadis teintait ma peau. Je souhaiterais leur raconter mon histoire, parler de mes croyances, des légendes de mon peuple, évoquer la folie des hommes, leur grandeur et leur bassesse. Si les badauds pouvaient seulement m’écouter, ils prendraient conscience que sous la pierre qu’ils contemplent quelques secondes survit une mémoire oubliée, celle d’esclaves, d’opprimés et de suppliciés croisés au cours d’un long et périlleux voyage sur un océan, deux mers et trois continents. J’ai traversé mille épreuves, à l’issue desquelles je suis devenu une voix porteuse d’amour et d’espoir : j’incarne désormais le souvenir d’une multitude de femmes, d’hommes et d’enfants qui jamais ne renoncèrent au rêve de liberté planté au plus profond de leurs cœurs.
Si les passants pouvaient m’entendre délier les nœuds de mon passé, ils comprendraient que j’existe encore, ailleurs. Je plane au-dessus de vallées éternelles, là où, bercés par le souffle du Saint-Esprit, veillent les ancêtres défunts, là où tout sentiment violent se transforme en douceur, là où la souffrance se convertit en compassion, quand le relief des contingences humaines s’érode et enfante la justice, la sagesse et le pardon.
Même si j’erre encore pour les siècles des siècles loin de mon pays natal, là-bas sous l’équateur, je demeure à jamais fils du Kongo. Non pas de la terre, mais de l’esprit des neuf femmes qui, il y a fort longtemps, donnèrent naissance à mon peuple.
La légende qui me fut contée dans mon enfance raconte qu’elles vécurent quelque part non loin de l’embouchure du Niger, peu après la période où les humains réussirent à maîtriser la science de la métallurgie. Celle-ci leur permit de concevoir des instruments plus performants pour le travail des champs, des outils si efficaces que les récoltes abondèrent et favorisèrent une rapide croissance des populations. Au fil du temps, les cultivateurs prêtèrent une aura mystique à ceux qui possédaient les techniques de transformation des minerais enfouis dans la roche en une matière incandescente puis en objets en tous genres. Les forgerons se regroupèrent en une caste hermétique, gardèrent jalousement leurs connaissances et monnayèrent chèrement leurs services. Ils obtinrent ainsi un statut particulier et s’octroyèrent un certain nombre d’avantages qu’ils convertirent rapidement en autant de privilèges. Une poignée d’individus contraignirent à l’impôt ceux qui dépendaient de leur savoir-faire et nommèrent à leur tête un souverain, maître absolu des biens et de la vie de ses sujets. Le roi régna sans partage sur l’ensemble des paysans, exerçant sa puissance de manière redoutable. Pour asseoir et perpétuer son pouvoir, il s’employa non seulement à s’instruire des sciences occultes pour effrayer les âmes simples, mais aussi à élargir ses activités en ordonnant la fabrication d’épées, de flèches, d’armures et de lances. Il équipa ensuite une armée féroce chargée de réprimer par le sang toute contestation de l’ordre qu’il venait d’établir.
Encore adolescentes, mes aïeules furent mariées à un prince de ce temps, le premier fils de la sœur aînée du roi, l’héritier de la couronne, selon la coutume d’antan. C’était, dit-on, un cœur noble et généreux qui s’attrista de la détresse des agriculteurs écrasés par la violence du fer et aveuglés de magie noire. Déterminé à mettre un terme aux répressions brutales qui frappaient le pays, il s’opposa fermement à son oncle. Ce conflit précipita le destin de celles qui, plus tard, enfanteraient les bâtisseurs des premiers villages dont la prospérité s’accroîtrait jusqu’à donner naissance au royaume du Kongo. Au lendemain d’une ultime querelle, après que le roi l’eut maudit jusqu’à son dernier descendant, le jeune homme courageux fut retrouvé mort : victime d’un terrible maléfice, il avait péri debout, son visage figé en un rictus d’effroi, les yeux grands ouverts.
La rumeur persiste, circule de bouche en bouche depuis des centaines d’années et affirme que les veuves du défunt furent immédiatement déclassées au rang de fugitives. Élevées pour devenir des épouses soumises à leur mari, elles se résignèrent et se retirèrent dans leur palais, impuissantes, tremblant à l’idée d’être foudroyées à leur tour. Elles se réjouissaient pourtant à la perspective de retrouver bientôt, dans l’au-delà, celui qu’elles avaient juré d’accompagner jusqu’après sa mort. Mais lorsque le monarque leur refusa catégoriquement le droit de caresser le visage de leur époux, de le laver et de l’habiller pour un dernier hommage de ce côté-ci du monde, de pleurer sa dépouille et de lui offrir une sépulture digne de son rang, en ces jeunes personnes dans la force de l’âge commença à gronder une sourde colère. Après qu’on leur eut retiré tout espoir de bonheur posthume, leurs yeux se colorèrent du rouge et du noir de la révolte. Elles allaient résister, prendre leur avenir en main, ne manquait qu’une étincelle pour allumer le feu de la détermination. Un appel venu du monde invisible précipita leur départ.
Cela se produisit à la saison sèche, lorsque se succèdent des nuits de cieux clairs, dégagés et piqués d’étoiles. Or, ce soir-là, un vent inconnu venu du nord charria des nuages si épais qu’ils masquèrent jusqu’à la lune et jetèrent une nuit plus sombre qu’un jour de deuil. Convaincues par ce mauvais présage que leur destin était scellé, elles embrassèrent les enfants qu’elles tenaient dans leurs bras, s’accroupirent les unes près des autres autour du foyer et partagèrent une dernière pensée pour leur époux perdu. Les anciens racontent qu’à cet instant-là, un corps céleste apparut dans le firmament. Il se mit à scintiller, capta l’attention des malheureuses, un disque immaculé qui s’étira et commença sa course : il indiquait une direction. Cette lumière vive qui perçait les ténèbres fut pour toutes un signe de leur prince revenu du sanctuaire des morts. Elles se concertèrent et, unanimes, refusèrent leur réclusion. Elles décidèrent d’échapper au joug du tyran et à sa sorcellerie. Les filles à peine sorties de l’enfance s’apprêtèrent à fuir vers des contrées inconnues sous la protection du revenant.
Nos mères originelles, escortées par les fidèles partisans de leur mari disparu, s’en remirent sans hésiter à l’astre qui les guida vers le sud, à travers les labyrinthes ténébreux de la forêt vierge. Protégeant leur progéniture avec la plus grande attention, elles suivirent le lit des rivières en pirogue ou à pied, puis se frayèrent un chemin à travers des territoires inhospitaliers et marécageux. Grâce à leur foi en la magie descendue des cieux, rien ne les abattit, elles supportèrent la douleur, les privations, méprisèrent les dangers et n’abandonnèrent jamais. L’espoir ne les quitta pas un instant au cours de ce périple harassant à travers un monde sauvage que nul être humain n’avait osé braver jusque-là.
Quand le signe venu d’en haut s’éclipsa, exténuées, elles découvrirent des rives fertiles et s’émerveillèrent, soulagées d’être enfin arrivées à destination. Au bout de l’exode, elles colonisèrent la bande de terre oubliée des hommes entre les marais et la berge d’un fleuve, et commencèrent à la cultiver. Ce pays, elles le nommèrent Kongo, ce qui dans leur langue signifiait “le lieu où il ne faut pas se rendre”, afin de ne jamais oublier qu’elles avaient dû faire preuve de bravoure, d’audace, et avaient préféré plonger dans l’inconnu plutôt que d’accepter la fatalité. Une fois installées dans la plaine, habitées par le souhait de perpétuer leurs mœurs, les neuf matriarches s’unirent aux mâles qui les accompagnaient et engendrèrent une nombreuse progéniture.
Qu’importe si cette légende transmise de génération en génération relate des faits qui se déroulèrent vraiment ou non, aujourd’hui encore elle caresse mon âme dans sa déambulation parmi les limbes du temps. Je voue à ces princesses une vénération sans limite, elles qui après la mort retrouvèrent l’esprit de leur bien-aimé, léguant aux Bakongos une spiritualité d’amour et d’espoir, le culte des ancêtres et l’adoration des corps célestes sans jamais élever aux uns ou aux autres des temples à dimension par trop humaine. Je suis l’héritier de ces croyances anciennes et rends sans cesse hommage aux mères fondatrices de mon peuple. Je me recueille à la source de leur sagesse, m’incline devant la grandeur de leurs actes, j’aime ces femmes qui insufflèrent un esprit dissident, réfractaire aux injustices, qui érigèrent en priorité absolue le soin d’élever les enfants dans l’humilité et dans le souci de la solidarité. Soudées les unes aux autres jusqu’à leur dernier souffle, elles pétrirent leur filiation de générosité, de candeur et de bonne foi, autant de valeurs qui passaient alors pour des qualités naturelles. Je vis le jour dans un monde idéal et confortable, né du triomphe des forces bienveillantes de la nuit sur l’arbitraire et la malédiction, un univers aux contours clairs, imprégné du souvenir de ces glorieuses héroïnes.
Le temps passa, leurs filles et leurs fils s’organisèrent en clans descendant des mères fondatrices, prospérèrent et devinrent de dynamiques commerçants. Ils n’hésitèrent pas à s’aventurer de l’autre côté du fleuve, à s’implanter sur les bords de l’Atlantique ou à investir la plaine à l’intérieur des terres. Comme leur nombre augmentait, au xiiie siècle les Bakongos crurent opportun de créer un royaume, et ils se choisirent un roi, moins pour les diriger que pour se doter d’une instance de conseil qui assumerait la fonction de juge des conflits. Ils confièrent cette charge au plus juste, modeste et réservé d’entre eux. Délimité par le fleuve au nord, l’océan à l’ouest et des frontières floues au sud et à l’est, notre royaume s’établit en garantissant à chacun la liberté de s’installer partout à son aise. Il suffisait alors aux nouveaux arrivants, en proposant des cadeaux symboliques, de reconnaître l’autorité spirituelle des ayants droit, ceux dont l’ascendance remontait aux origines. Le besoin croissant de bras pour le travail des champs conduisit à faire d’une personne mise pour le restant de sa vie au service d’une famille le présent le plus valorisé.
Des liens d’allégeance et de dépendance entre les uns et les autres virent lentement le jour, des différences inhérentes à la naissance de chacun, et même si les femmes et les hommes ainsi offerts restaient des êtres humains à part entière, leur statut dans la société demeurait inférieur. Ce furent les débuts de l’esclavage en pays kongo.
Un matin de juillet 1509, le roi du Kongo conclut le premier contrat qui l’engageait à vendre un millier de ses esclaves à son homologue portugais. Depuis 1480, date à laquelle les premiers navigateurs en provenance de Porto avaient débarqué dans la baie où serait construit plus tard le port de Luanda, les Lusitaniens entretenaient des échanges commerciaux avec Mvemba Nzinga, baptisé Alfonso Ier, septième roi du Kongo, le deuxième à s’être converti au catholicisme.
Or en 1500, la flotte de Pedro Álvares Cabral, à la recherche d’une nouvelle route vers les Indes, fut déviée loin vers l’ouest par les courants et les vents et découvrit la côte brésilienne. L’explorateur Amerigo Vespuccci s’y rendit deux années plus tard et fit part de son intuition à Manuel Ier, roi du Portugal : il ne s’agissait pas d’une île isolée, un immense et riche continent se cachait derrière ces rivages à la nature luxuriante. L’idée d’acheminer des travailleurs habitués au climat tropical humide pour exploiter les terres fertiles du Nouveau Monde germa dans l’esprit des conseillers du souverain. S’appuyant sur ses excellentes relations avec les Bakongos, le monarque portugais convoqua Dom Diogo Soares, un de ses meilleurs agents, et le chargea de prendre rapidement la mer pour aller négocier avec les autorités du Kongo.
Lorsqu’on lui annonça qu’une personnalité de haut rang arrivée de Lisbonne demandait audience à Sa Majesté, Alfonso Ier préféra aller à sa rencontre. Il était impatient de découvrir les tissus de luxe, la vaisselle en porcelaine, les outils en métal et les autres produits fabriqués en Europe censés remplir la cale du navire qui venait d’accoster. Il était pressé de s’approprier ces richesses, autant d’éléments de distinction, par leur rareté et par leur singularité, qui aiguisaient son appétit et celui des nobles de son royaume. Il mit ses habits d’apparat, rassembla sa suite et quitta sa capitale, Mbanza Kongo, en direction de l’océan.
Il fut reçu avec les honneurs dus à son rang sur un galion flambant neuf qui mouillait au large de sa côte. Son hôte le convia à un dîner aux chandelles préparé par un cuisinier de la cour de Lisbonne envoyé spécialement pour l’occasion. Après avoir bu du vin de Porto, ils dégustèrent un émincé d’olives vertes et noires sur leur lit de filets d’anchois, mangèrent un plat de palourdes et de viande de porc grillée accordé à souhait au goût fruité du vinho verde. Fort impressionné par la finesse de ces mets, le roi se régala et apprécia particulièrement l’assortiment de fruits cueillis dans les vergers de l’Algarve qu’on lui servit en dessert. Pour faciliter sa digestion et le mettre à son aise, on lui offrit les prestations d’une prostituée enlevée dans les bas-fonds de la capitale portugaise.
Le lendemain, Alfonso Ier se trouvait dans les meilleures dispositions pour la transaction. Il n’hésita pas longtemps et signa dès qu’il comprit qu’en échange des captifs qu’il devrait livrer, ses partenaires lui enverraient une trentaine d’ouvriers spécialisés dans le travail du cuivre et du bois, des pistolets, des fusils, et surtout dix pièces d’artillerie. Il vit aussi dans cet arrangement l’occasion de se débarrasser non seulement d’un grand nombre de prisonniers de guerre qui menaçaient de se rebeller, mais aussi de ses plus farouches ennemis politiques ainsi que de toute leur famille. Et puis son royaume comptait bien assez de criminels et de bons à rien qu’il pourrait exiler loin de ses terres. Il refusa de garder la femme qui avait partagé son lit, faute de l’avoir vraiment trouvée à son goût, il anticipait aussi des problèmes de cohabitation entre une étrangère et ses nombreuses épouses. Il s’en tint aux précieuses étoffes et à la cinquantaine de bouteilles d’alcool que le Portugais lui laissa en témoignage de son amitié.
Sur le chemin du retour vers la capitale, Alfonso Ier décida qu’à l’avenir il s’abandonnerait corps et âme au culte de Jésus-Christ. Il espérait ainsi percer les secrets de la magie qui avait permis à une vierge d’avoir un fils qui marchait sur les flots, changeait l’eau en vin et rendait la vue aux aveugles, et dont les adeptes possédaient le don d’inventer des armes à feu qui les rendaient invincibles sur les champs de bataille.
De son côté, Dom Diogo Soares ordonna de bâtir un fort à esclaves non loin de la plage. Le précieux document paraphé en main, il se réjouissait d’embarquer pour Lisbonne. Fort de sa réussite, il ne manquerait pas d’être récompensé par son roi qui lui confierait l’organisation du commerce d’êtres humains entre le Portugal, le Kongo et le Brésil. Il allait personnellement superviser l’aménagement des navires, la formation des équipages et planifier la réception des esclaves dans le Nouveau Monde. Il évalua à un peu moins d’une dizaine le nombre de convois nécessaires pour acheminer la totalité de la marchandise outre-Atlantique. Le richissime Manuel Ier lui verserait une prime substantielle pour chaque voyage, sa fortune était faite. Pour célébrer son succès, il s’enivra et fit monter la catin dans sa chambre.
D’abord il y eut un soir, une femme nue, allongée sur une natte, les ongles plantés dans le bois sec de son lit de branches, les jambes ouvertes, un brasier entre les cuisses et le visage tordu, défiguré. Les dents serrées, les joues gonflées par les sanglots qu’elle peinait à contenir, son souffle saccadé battait au rythme du cœur de son époux ruisselant de sueur au-dessus d’elle. L’accélération de leurs respirations haletantes et leurs bruits de gorge ne masquèrent bientôt plus les sifflements du vent. La colère du ciel menaçait d’éclater, la course folle des nuages annonçait le terrible orage à venir. L’homme s’effondra sur sa poitrine qui se souleva par à-coups, elle souffrait et lui, impuissant, serra les poings et éclata en sanglots en maudissant le sort.
Du ventre proéminent de son épouse ne coulaient que des matières glaireuses et du sang, le bébé ne venait pas. Il hésitait. Sortir avant l’intempérie, trouver de l’aide et la laisser seule à lutter, ou plutôt rester près d’elle, la couvrir de toute l’attention dont il se sentait capable, lui prodiguer son affection au risque de la voir se vider, perdre sa vie et celle de l’enfant. Alors, après lui avoir donné un baiser appuyé sur ses lèvres salées de leurs larmes mêlées, il s’élança en quête de secours dans le clair-obscur du jour qui s’assombrissait. Des essaims d’oiseaux prirent soudain leur envol, l’instinct de la faune alertée créa un mouvement de panique, de la savane et de chaque recoin de la jungle s’enfuirent les animaux. Éviter la tempête. La pluie martelait déjà le sol à fréquences de plus en plus courtes, quand de petites étincelles orange apparurent au milieu des cumulus, une pluie diluvienne s’abattit sur le monde. Le fracas du tonnerre résonna bruyamment sur la terre et recouvrit le cri primal du fils qui avait enfin trouvé son chemin hors de la matrice.
Ma mère mourut en couches un matin paisible, très ensoleillé, bercé par un air vif et frais au terme de la nuit de tourmente qui avait emporté mon père, terrassé par la foudre au pied d’un arbre. Sa dépouille calcinée fut retrouvée contre une souche par des pêcheurs partis à la recherche de poissons et de crustacés échoués entre les roseaux sur les flancs de la colline, lorsque les flots s’étaient retirés après le désastre. Les cieux lézardés d’éclairs avaient grondé leur courroux du crépuscule jusqu’à l’aube et le fleuve, là-bas dans la vallée, s’était échappé de son cours, dévastant les champs et les habitations construites sur les pentes.
Je naquis dans le village de Boko, une contrée de mystères et de magie, où les morts s’invitaient parfois parmi les vivants dans une promiscuité mystique qui défiait les lois de la raison. Les rescapés de la catastrophe affirmèrent que j’avais survécu grâce à l’intervention d’un ancêtre bienveillant sorti de son sommeil éternel pour me sauver. Je fus un enfant précoce et appliqué, d’un caractère doux, les yeux grands ouverts à la détresse des autres; mes parents adoptifs virent en moi un médium entre les mondes terrestre et invisible. Ils me croyaient habité par une inspiration venue de l’au-delà, qu’aucune parole humaine n’aurait jamais pu m’insuffler. Ma vie serait portée par un élan plein de vigueur, une impulsion impérieuse vers un destin particulier. Je fus élevé dans la mesure, silencieux en présence de mes aînés, jamais irrespectueux, agissant en conformité avec les normes, jamais d’éclats de voix. J’appris à réprimer tout mouvement intempestif, toute colère et toute passion. Je grandis en harmonie avec mon entourage et fis la fierté de tous sur ma terre natale. À ma puberté, mes parents, soucieux de me voir apprendre à lire et à écrire, me conduisirent à l’école des missionnaires de Mbanza Kongo, la capitale du royaume. Les pères bakongos et portugais, surpris par mon calme et ma perspicacité lors des entretiens d’admission, m’acceptèrent comme étudiant. Immense fut ma fierté d’intégrer cette prestigieuse institution, construite un peu moins d’un siècle plus tôt par la volonté de notre défunt souverain bien-aimé Alfonso Ier.
Son adhésion au catholicisme avait facilité les efforts des moines arrivés sur nos terres dès la fin du xve siècle, ils propageaient la parole du Christ parmi notre peuple et obtenaient de plus en plus d’adeptes. Les hommes en robe noire venus d’Europe séduisaient en évoquant l’existence d’un être tout-puissant qui les aimait, puisqu’il avait créé une religion douce comme le ciel pour les rendre heureux. L’amour pour les hommes devait en être le premier acte, l’enfantement la plus grande des richesses. Ils professaient que la grâce de Dieu embellissait dans les cœurs ce que la nature y avait planté de rude et de néfaste, autant de valeurs que partageaient déjà les Bakongos. Les conversions ne posèrent pas de cas de conscience, à personne il ne fut demandé d’abjurer ses croyances ancestrales. L’intersection de deux formes, symbolisée par la croix, rappelait la coexistence dans leurs esprits des mondes visible et invisible. L’idée de vie éternelle après la mort auprès d’ancêtres défunts leur était aussi coutumière, tout comme demander au Ciel des faveurs qui ne fussent pas la fortune ou une onéreuse abondance, mais du réconfort pour les âmes. Mon peuple se prosternait déjà au pied de ses autels domestiques pour prier les anciens d’assurer la santé des pères, l’union des frères, la tendresse des femmes et l’obéissance des enfants, certains le firent volontiers dans le calme des églises. Pour les Bakongos, jamais il n’y eut d’incompatibilité entre leur spiritualité ancestrale et leur foi catholique. Et puis le but de la présence des ecclésiastiques envoyés par le Saint-Siège consistait à se prévaloir du plus grand nombre de conversions possible, nul ne venait du Vatican pour contrôler l’authenticité des dévotions. D’ailleurs la plupart des autochtones refusèrent la nouvelle religion en hochant la tête : à la parole d’un homme sacrifié puis ressuscité pour donner un sens à la mort et à la vie, ils préféraient les arcanes de la magie.
Quant à moi, aux premières lectures de la Bible, je sentis l’appel du Christ jusque dans ma chair, ce fut une brise intérieure, à la fois paisible, vivifiante et dynamique qui offrit une coloration extraordinaire à mon existence. La foi apporta du sens, de la force et encore plus de confiance à chacune de mes pensées et à chacun de mes gestes. Mes professeurs s’enthousiasmèrent de mes progrès rapides, j’arrivai à déchiffrer, puis à interpréter les textes à une vitesse impressionnante. Ils me demandèrent de prendre exemple sur Alfonso Ier, véritable icône de notre jeune Église, ce roi qui se consacra à l’étude, plongé qu’il restait dans de longues heures de méditation. Il tombait de sommeil sur ses livres, jeûnait régulièrement, et purifiait constamment son âme et son corps. De son vivant déjà, il suscitait l’émerveillement, on affirmait que le Saint-Esprit lui-même s’exprimait par sa bouche. Alors je redoublai d’efforts, opiniâtre, je voulais ressembler au souverain qu’on disait être l’émanation d’un ange, un messager du maître des cieux. Celui que les Portugais respectaient tant qu’ils l’avaient nommé l’apôtre du Kongo, leur propre monarque l’appelait son frère très aimé en le présentant sous les traits d’un seigneur de la foi, du savoir et de la justice. Je m’appliquai de plus belle.
Ma mémoire s’illumine, elle se remplit de joie quand je repense aux années d’études auprès de mes pairs dans la colossale bâtisse de pierre et de bois, construite par des architectes portugais et des ouvriers bakongos. J’y développais un goût particulier pour les lettres, la philosophie et les langues européennes, mais c’est avant tout les moments que je consacrais à m’imprégner du livre sacré qui enflammaient mon esprit. La poésie des paroles de l’Évangile me fascinait, en moi glissaient la révélation et l’étendue de la grâce de notre Seigneur. Je m’enivrais des mots du Tout-Puissant et versais des larmes de compassion et de tendresse au souvenir du calvaire enduré par le fils de notre Père à tous. Je donnais au Christ une place privilégiée aux côtés de mes neuf ancêtres défuntes.
Ma volonté d’entrer dans l’ordre des prêtres ne fit aucun doute dans l’esprit de mes supérieurs : irrigué par la foi, mon être brûlait de la soif de dédier ma vie au respect d’autrui et au pardon, de servir tout ce qui venait de Dieu. Je souhaitais transmettre sa parole, baptiser, célébrer la messe, soigner les malades, consoler les pauvres et les plus malheureux. Il me fut aisé d’accepter le sacrifice du célibat, pourtant contraire aux valeurs fondatrices des Bakongos et, une fois ma vocation confirmée, je fus ordonné. L’honneur que me fit notre évêque m’émeut encore aujourd’hui, puisque la mission première de notre école avait toujours été de former des catéchistes. Je restai longtemps l’un des rares élèves à avoir obtenu une si haute consécration. Après presque cent ans d’existence de l’Église catholique du Kongo, les quelques Bakongos qui célébraient la messe, souvent des fils de la noblesse, avaient tous étudié au séminaire de Lisbonne. C’était dans la capitale portugaise qu’ils recevaient les sacrements avant de s’installer à Mbanza Kongo ou à Luanda, les plus grandes villes du pays. À l’image de Jésus qui était resté pauvre parmi les pauvres, j’insistai pour ma part auprès de ma hiérarchie pour officier dans la paroisse de Boko, ma petite ville natale aux confins du royaume, entre le fleuve, les marais et la rivière.
Mon retour se déroula dans la liesse, un moment d’émotion profonde, les villageois se réjouirent de me voir béni par le Dieu des chrétiens en plus de bénéficier, selon eux, de la reconnaissance des maîtres bienveillants de la nuit. Je m’efforçai de rester sage et mesuré, comme doit l’être tout homme d’Église, décidé à obéir à cette folle énergie des vertes années qui ne connaît ni la fatigue ni aucune frontière à même d’arrêter sa course. Je vécus ma foi sans limite et aimai Dieu de tout mon cœur, de toute mon âme et de tout mon esprit. Avec la plus grande des abnégations, ne ménageant pas ma peine, je sillonnai la province de long en large dans le but de convaincre les femmes et les hommes de rejoindre la communauté des chrétiens. Mes paroles éprouvèrent d’abord d’énormes difficultés à rassurer les plus humbles, fortement attachés à leurs croyances, mais à aucun moment je n’abandonnai. Finalement mes efforts portèrent leurs fruits. Modeste et droit, je me fis sourd aux échos de ma renommée qui ne cessait de croître : on susurrait mon nom de hutte en sentier, des champs jusqu’aux routes qui menaient sur l’autre rive du fleuve. De proche en proche, le bruit courut jusqu’à la capitale, certains prêtaient des miracles à Dom Antonio Manuel, l’envoyé du Seigneur. Aux nobles de la région, des voix malveillantes conseillaient de se méfier de ma réputation grandissante au prétexte que mes prétendus pouvoirs avaient la force de défier les sorciers les plus puissants.
En vérité, sans chercher à obtenir une quelconque récompense, je me contentais de consoler, d’être à l’écoute d’une population déboussolée, terrorisée. Le petit peuple de chez nous avait été laissé à l’abandon par le roi et par ses courtisans qui ne s’occupaient que de servir leurs intérêts immédiats, de s’enrichir rapidement en capturant, en achetant et en revendant des hommes, des femmes et des enfants au plus offrant. Au début, l’insécurité croissante poussa les villageois à s’accrocher à leurs anciennes coutumes avec d’autant plus d’énergie qu’ils ne pensaient pas qu’il pût en exister d’autres. Mais nos campagnes vivaient des temps sinistres, la chasse à l’homme et les razzias, devenues monnaie courante, causaient bien des désordres, du malheur et des destructions. Les histoires d’enlèvements perpétrés dans les villages voisins se multipliaient, la servitude ne menaçait plus seulement les sujets vicieux, les voleurs, les incestueux ou les meurtriers. Les puissants de chez nous, devenus sourds aux injonctions des esprits, troquaient jusqu’à des membres de leur propre parenté. La peur de mes compatriotes était palpable, l’angoisse que toutes les règles de vie qui avaient rythmé leurs existences jusque-là se voient bafouées sur l’autel du profit les amena dans mon sillage. Ils y trouvèrent un havre de paix, une oreille attentive à leurs tourments.
Les rumeurs s’entêtaient, l’écho de nouvelles pratiques dans le reste du pays arriva jusqu’à Boko. On racontait que l’aspect symbolique des dons de personnes qui avait prévalu entre Bakongos n’avait plus cours dans la capitale, à Luanda et dans les autres villes, désormais seul importait l’argent. Dans nos coutumes, offrir quelqu’un avait pour but de fluidifier les relations de bon voisinage en scellant une alliance entre deux familles. Mais, devenus l’objet de transactions commerciales, les êtres humains étaient considérés comme des marchandises à la merci de négociants qui se livraient à une concurrence farouche, sans éthique, prêts à tout pour s’enrichir.
À la tombée du jour, autour du Mbongui, le feu sacré, les anciens prenaient un air grave en évoquant les dangers qui pesaient sur le village. Ils fronçaient les sourcils en redressant leurs corps maigres à l’aide d’une canne en bois d’ébène, se raclaient la gorge, versaient du vin de palme sur la terre avant de consulter les défunts, de rappeler leurs exploits et de convoquer leur sagesse. Il n’était alors question que de sentiments purs, de gestes nobles, de générosité et d’entraide, tous à la ronde condamnaient d’une même voix les rapts organisés par les vendeurs locaux sous la mauvaise influence et avec la complicité de leurs alliés portugais. Aucun des notables de Boko ne se soucia jamais du sort des serviteurs qui s’affairaient pourtant parmi nous, en silence, ou parlant à voix basse pour ne déranger personne.
Longtemps je me suis moi aussi persuadé que les étrangers étaient les premiers responsables des catastrophes et des terribles épreuves que subirent les Bakongos. J’ai réalisé bien plus tard que nos hypocrisies, le mépris du prochain, nos aveuglements et surtout notre incapacité à nous remettre en cause furent les sources de notre faillite. J’explore le passé, ce labyrinthe d’angles, de courbes, d’impasses et de caches secrètes, je l’arpente sans cesse. Mon cœur ressent une tendresse particulière pour les esclaves dissimulés dans les ombres de l’histoire du royaume du Kongo. En plus des personnes offertes aux différents clans, les Bakongos soumettaient leurs ennemis, mais aussi ceux qu’ils qualifiaient de déviants, toutes celles et tous ceux à qui, pour une raison ou pour une autre, ils n’accordaient qu’une place de second rang. Et même s’ils ne construisaient ni cales à fond de navire, ni chaînes, ni fouets pour assujettir leurs corps, ils les dégradaient de leur qualité d’homme. Et c’était réellement en subalternes livrés à leur bon vouloir qu’ils les traitaient.
En mon sein de pierre au cœur de la Ville éternelle, j’ai accueilli le supplice des oubliés qui s’efforcèrent d’exister le plus discrètement possible parmi les hommes libres. Leur calvaire ternit mon souvenir idyllique du pays, ma voix aimerait couvrir les mensonges et crier que nous tombâmes dans un véritable piège du démon, séduits que furent nombre d’entre nous par la moindre pacotille qui venait d’ailleurs. Notre société se transforma en un dangereux système de prédation généralisée, l’affection envers les autres se tarit au profit d’une rudesse dans nos gestes et dans nos propos. Des plus simples aux nobles et aux rois, un peuple entier sous l’emprise de la fascination qu’exerçaient les Européens, prêt à tout pour les mimer et pour s’accaparer les produits qu’ils apportaient, jusqu’à délaisser Dieu et les principes moraux de nos traditions. Notre peuple faiblit, là où il s’était convaincu de se renforcer, il apportait de moins en moins de résistance aux mesquins venus de l’océan, dont le dédain et le cynisme à notre égard augmentaient. L’argent et les nouveautés que leurs bateaux importaient sur nos côtes entretenaient nos illusions, nous flattaient et faisaient miroiter un monde merveilleux. Beaucoup rêvaient, se dirigeant sans réfléchir vers un mirage inatteignable face auquel ils finirent par se convaincre que leurs propres manières d’agir et de penser ne valaient pas grand-chose. Ils s’éloignaient des considérations spirituelles que nos anciens avaient placées au centre de nos préoccupations, laissant libre cours à la désunion. Les querelles pour des biens matériels ou pour de sombres différends d’héritage se multipliaient. Le contact avec les Portugais avait lentement mais sûrement mis en lumière les travers qui sommeillaient dans nos cœurs.
Heureusement, notre modeste province était encore épargnée par ces terribles bouleversements, j’arrivais à y établir la religion catholique qui commençait à s’affirmer comme une alternative crédible au cataclysme qui s’abattait sur le reste du royaume. Ma conviction assit plus solidement encore ma réputation aux alentours et me créa une clientèle d’admirateurs, on parlait d’un jeune prêtre décidé à faire barrage aux dérives des puissants. On me disait protégé par le Christ, le cœur et les pensées en harmonie avec les enseignements ancestraux. À m’entendre prêcher, certains se convainquirent que je possédais la capacité de déchiffrer les brumes des univers mystérieux de l’invisible. Ils me croyaient capable de produire des situations extraordinaires, de faire des rêves prémonitoires ou de provoquer l’intervention d’êtres surnaturels. Je me bornais pourtant à œuvrer en conformité avec ma foi et, un sourire en coin, ne m’attardais pas à commenter ces bruits. J’allais au bout de mon sacerdoce, me satisfaisais de peu, et me réjouissais à chaque instant de vivre dans la plus grande des simplicités. Ayant eu écho du grand nombre de conversions dans ma paroisse, mes supérieurs de Mbanza Kongo m’accordèrent des fonds et me firent l’honneur de me laisser superviser la construction d’une petite chapelle. Je décidai qu’elle trônerait au sommet de la rue principale de Boko, en haut de la colline, et surplomberait la plaine jusqu’aux rives du fleuve.