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Les dérapages de
Frédérick

Marie Gray

Les dérapages
de Frédérick

ROMAN

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Guy Saint-Jean Éditeur

4490, rue Garand

Laval (Québec) Canada H7L 5Z6

450 663-1777

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Données de catalogage avant publication disponibles à Bibliothèque et Archives nationales du Québec et à Bibliothèque et Archives Canada

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Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC

© Guy Saint-Jean Éditeur inc., 2013, pour l’édition originale.

© Guy Saint-Jean Éditeur inc., 2018, pour cette nouvelle édition.

Révision: Johanne Hamel

Correction d’épreuves: Audrey Faille

Conception graphique: Christiane Séguin

Photo de la page couverture: © iStockphoto.com/zodebala

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2018

ISBN: 978-2-89758-582-2

ISBN EPUB: 978-2-89758-583-9

ISBN PDF: 978-2-89758-584-6

Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Toute reproduction ou exploitation d’un extrait du fichier EPUB ou PDF de ce livre autre qu’un téléchargement légal constitue une infraction au droit d’auteur et est passible de poursuites pénales ou civiles pouvant entraîner des pénalités ou le paiement de dommages et intérêts.

Imprimé au Canada

1re impression, septembre 2018

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Guy Saint-Jean Éditeur est membre de
l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).

À Samuel et Charlotte,
je suis la mère la plus chanceuse
du monde;D

Table des matières

Moi, normal?

Chapitre 1:Nos yeux de p’tit kid

Chapitre 2:Vive le chômage!

Chapitre 3:Un, deux, trois, quatre!

Chapitre 4:Ah, Alex…

Chapitre 5:En amour, on dirait…

Chapitre 6:Ah non, Alex…

Chapitre 7:Comme un coup de poing

Chapitre 8:Plus un ti-cul

Chapitre 9:Ma tête à off

Chapitre 10:Julianne

Chapitre 11:Non, pas vraiment

Chapitre 12:ZigZog

Chapitre 13:Sarah-Jeanne

Chapitre 14:Changement d’air

Chapitre 15:Affaires de filles

Chapitre 16:Les secrets de Mélo

Chapitre 17:Un show inoubliable

Chapitre 18:Une nuit incroyable

Chapitre 19:Comme dans un film

Chapitre 20:Jérôme

Chapitre 21:Pendant ce temps, mon père

Chapitre 22:La dernière connerie

Chapitre 23:Nouvelle vie

Chapitre 24:La vie, en avant…

Remerciements

Moi, normal?

Soûl mort. Encore une fois, les promesses que c’était fini viennent de prendre le bord. Je fais quoi avec l’épave, là, sur le divan?

Je devais avoir onze ou douze ans quand j’ai réalisé que mon père était un alcoolo. Avant, je croyais les excuses de ma mère, les explications qui n’avaient pas d’allure. Je voulais la croire, évidemment. Sauf que… quand ton père te dit que t’es la plus grosse déception de sa vie, que tu le retrouves à peine une heure plus tard avec une bouteille de gin vide à côté de lui, tu commences à comprendre… Quand tu vois qu’il a le devant du pantalon mouillé parce qu’il était juste trop soûl pour se lever et se rendre aux toilettes, y a pas tellement d’excuses qui tiennent, hein? C’est sûr qu’à onze ans, t’es con, mais pas si con, quand même!

Sarah-Jeanne, ma blonde, dit que j’aurais pu sortir pas mal plus fucké d’une famille comme la mienne; elle a sans doute raison. Des fuckés, j’en ai assez connu pour le savoir! C’est d’ailleurs un peu grâce à l’un d’eux que je suis avec ma belle Saja, qui pense que je suis le plus «normal», le plus merveilleux des gars qu’elle ait jamais connus.

Mais est-ce que je suis vraiment aussi «normal» qu’elle le croit? Et puis, c’est quoi au juste, être «normal»?

CHAPITRE 1

Nos yeux de p’tit kid

On est bien quand on est petit, mais on ne le réalise pas. Dommage. Quand on le comprend enfin, y est trop tard. Ce n’est pas parce que la réalité est différente, mais on ne la voit pas telle qu’elle est parce qu’on a nos yeux de p’tit kid et donc, les problèmes sont invisibles. Quand ma mère m’avait annoncé ce changement, je l’avais assez difficilement encaissé même si je savais que ça arriverait un jour ou l’autre… J’avais fini par me faire à l’idée, tant bien que mal. Il y avait si longtemps qu’elle espérait ce transfert; je savais avec quelle impatience elle avait attendu cette occasion. Depuis la mort de mon père, en fait.

Moi, au primaire, je ne voyais rien d’anormal. J’avais des parents ordinaires, je les trouvais corrects, je me souviens même que je les aimais vraiment; ils m’aimaient aussi, je pense, je ne leur voyais pas vraiment de défauts, la vie était belle, facile. J’avais plein de cadeaux à Noël et à ma fête, j’étais assez gâté, me semble. On avait une belle maison, je me revois lancer le ballon de football avec mon père, avec ma mère aussi, des fois. On riait, on avait du fun. On faisait des affaires en famille, on allait camper, avec des amis de mes parents ou juste tous les trois; on allait en voyage de temps en temps dans le Sud. C’était cool.

Je m’entendais bien avec mon père quand j’étais petit. Je le trouvais un peu fatigant avec son football, mais je me disais que c’était normal: il avait joué longtemps quand il était jeune et il répétait souvent qu’il aurait pu être un pro s’il ne s’était pas blessé au cégep. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’était ce qu’il disait et je le croyais.

Les problèmes ont commencé quand il m’a inscrit dans une équipe de football. J’avais genre sept ou huit ans. Il l’aurait fait avant, mais ma mère ne le voulait pas, elle disait que c’était un sport trop violent. Elle ne savait pas non plus si j’en avais vraiment envie; en fait, je ne le savais pas moi-même. Mes parents s’entendaient bien, je ne les voyais jamais se chicaner, sauf pour le football. Ma mère a fini par céder. C’est sûr que quand j’ai eu l’uniforme et que j’ai vu combien mon père était fier de moi, j’ai eu le goût d’essayer le sport préféré de mon père, pour lui faire plaisir.

Pour essayer, j’ai essayé. J’en ai passé, des heures d’entraînement, à suer, à me faire plaquer, à donner tout ce que j’avais pour réussir de bons coups. C’était correct au début, mais c’est devenu clair que je n’avais pas ce qu’il fallait. Pas fort sur la compétition, c’est tout. Mais je me forçais quand même. J’ai toffé trois ans.

J’aurais dû lâcher avant parce qu’après la deuxième année, mon père est passé de fier à débile. J’ai des flashes qui me reviennent. Il me faisait pratiquer avec lui chaque fois qu’il avait le temps. Moi, j’avais envie de relaxer, surtout si j’avais eu une pratique avec l’équipe cette journée-là, mais pour lui, ce n’était jamais assez. Il me faisait travailler encore plus fort, me poussait au max, m’engueulait souvent quand je n’arrivais pas à faire ce qu’il voulait. Ma mère n’était clairement pas d’accord. Elle essayait de le raisonner, mais ça donnait juste d’autres chicanes.

La dernière année, c’est devenu pénible. Je ne le comprenais pas, mon père. Il engueulait les entraîneurs quand il pensait que je n’étais pas assez souvent sur le terrain, mais quand je jouais, il me critiquait et me faisait sentir comme si j’étais le pire joueur de l’équipe. Ma mère avait décidé de ne plus venir aux parties, elle disait que ça la rendait folle d’entendre mon père gueuler.

À ma fête de dix ans, mon père m’a donné un nouveau ballon et de l’équipement pour m’entraîner à la maison. Il disait que j’étais trop maigre, qu’il fallait que je devienne plus fort. J’ai essayé d’avoir l’air content, mais quand j’ai vu que ma mère m’avait acheté plein de crayons à dessin, un chevalet et des papiers, mon sourire en a dit plus long que n’importe quoi d’autre. Mon père a pogné les nerfs. Il a regardé ma mère, l’a accusée de tout gâcher avec des cadeaux inutiles et de m’encourager avec des «affaires de moumoune». Ce soir-là, il est sorti pour revenir longtemps après que je m’étais couché, le ventre bien plein de gâteau au chocolat et la tête remplie d’idées de dessins. J’étais déçu qu’il soit parti en plein milieu de ma fête et j’étais blessé de sa réaction. Ça me faisait mal, en dedans, que mon père critique ce que j’aimais et soit déçu de moi, mais… les crayons en valaient la peine.

Ça paraissait que mon père était frustré, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’aimer mille fois mieux dessiner que jouer au football. Ça le faisait suer. J’avais pourtant tellement essayé de lui faire plaisir! Mes efforts n’avaient rien donné et j’étais fâché d’avoir mis tant d’efforts sans qu’il l’apprécie.

Il aurait dû comprendre le message, mais vu que la saison de football n’était pas finie, il m’a forcé à continuer. Il disait qu’il avait dépensé une fortune pour m’inscrire et m’équiper et que si je ne comprenais pas à quel point j’étais chanceux d’avoir un père qui l’encourageait, c’était mon problème, pas le sien. Là, je commençais à trouver qu’il n’était pas très fair. Ma mère m’a conseillé de continuer même si je n’en avais plus envie vu qu’il restait juste quelques mois. C’est ça que j’ai fait. C’était l’enfer.

Dans l’auto, en allant aux pratiques et aux parties, il n’arrêtait pas de me dire ce qu’il fallait que je fasse, comment le faire et à quel moment. Ça me stressait tellement qu’une fois arrivé sur le terrain, j’oubliais tout et je n’arrivais plus à me concentrer. Je me faisais donc rentrer dedans trop souvent. C’est ma mère, énervée par le fait que deux gars de mon équipe avaient eu des commotions cérébrales, qui a fini par convaincre mon père qu’il était temps que ma saison – ma carrière – finisse. Ça a mis fin au fun avec mon père en même temps.

Pendant ces années-là, je ne me rendais pas compte que mon père était souvent soûl. C’est quelques années plus tard que j’ai compris. Quand ma mère me disait: «T’en fais pas, il a juste un peu trop bu ce soir», je ne m’en faisais pas, comme elle le disait.

Toutes les fins de semaine commençaient de la même façon. Le vendredi avant le souper, il prenait l’apéro. Des apéros. Il buvait, pendant le souper, de grands verres de ce qu’il appelait sa «liqueur spéciale». Quand ma mère lui disait qu’il en avait déjà pris pas mal, il s’approchait d’elle et lui disait: «Ah, arrête donc! J’ai eu une longue et dure semaine, j’ai bien le droit de décompresser la fin de semaine. Viens me donner un bec, à la place de me chicaner!» Ça semblait la calmer et elle retrouvait le sourire.

La même chose recommençait le samedi, dans l’après-midi, avec quelques bières. Un moment donné, je me suis rendu compte qu’il en avait presque toujours une à la main. Des fois, je lui demandais s’il avait envie qu’on se lance le ballon, comme on faisait avant. J’essayais de me racheter. Mais il me regardait avec un petit air fendant. Il n’avait pas besoin de rien dire, je savais qu’il pensait que ça ne servait à rien, que je n’étais pas assez bon pour que ça soit l’fun. J’allais dessiner.

J’ai encore d’autres flashes qui me reviennent. Il faisait quand même ce que les autres pères que je connaissais faisaient: il tondait le gazon, s’occupait de la piscine, allait faire des commissions, écoutait la télé. Par contre, je trouvais que, rendu au soir, il était comme «lent». Il parlait lentement, se «reposait» avec une bière de plus. En soirée, c’était invariable, il articulait super mal, marmonnait, faisait parfois un petit somme et se réveillait avec une bière ou une «liqueur».

Ma mère avait l’air de plus en plus déçue. Je le voyais à son air quand elle regardait mon père, mais je pense qu’elle faisait un effort pour ne pas dramatiser. Elle me disait: «Tu sais combien j’haïs la chicane! Et puis ton père a plein de qualités, il peut bien avoir un petit défaut.» Souvent, je remarquais que ma mère le laissait parler sans répondre. Et il parlait. D’un tas de choses sans lien, passant tout le temps d’un sujet à un autre. Quand il était de bonne humeur, il parlait des voyages qu’il aimerait faire, et là ma mère était toute contente. Sinon, il pestait contre les élections, les nouveaux voisins, des Grecs qu’il trouvait traîneux et bruyants, et dans ces cas-là, même à mon âge, je voyais que ma mère soupirait d’impatience. Ah, c’est vrai! Il parlait aussi de moi. Des fois, quand il pensait que je ne les entendais pas, mon père disait des affaires du genre:

— Tu sais que je l’aime, mais t’avoueras que c’est décevant. J’ai juste un gars, et il aime mieux dessiner ou écouter de la musique que de jouer au football. Mon propre gars. Je me demande d’où il sort, des fois. Un peu plus, je me demanderais si c’est vraiment mon fils! Comment ça se fait, donc, qu’il n’est pas plus comme moi?

Et invariablement, ma mère répondait quelque chose comme:

— Il est qui il est, c’est un p’tit gars extraordinaire. Regarde donc ses qualités et ses talents au lieu du reste…

Super. Quand j’entendais mon père dire ce genre d’affaires là, je me sentais mal, tout petit, insignifiant, comme si je ne méritais pas qu’il m’aime, que s’il était déçu de moi, c’était de ma faute. Une chance que ma mère avait l’air de m’aimer, elle! Des fois, par contre, il était drôle. En tout cas, je trouvais ça drôle dans le temps. Une fois, il est tombé dans la piscine tout habillé en essayant de sortir un matelas soufflé que le vent avait poussé dedans. J’avais tellement ri! Ma mère, elle, ne riait pas trop. Elle était comme gênée. Une autre fois, il avait déboulé l’escalier de la galerie et s’était retrouvé sur le dos. Tout fier, il avait levé le bras qui tenait toujours son verre et avait dit à ma mère: «Hey, j’en ai pas renversé une goutte!» J’avais ri là aussi, mais ma mère s’était contentée de lui apporter une débarbouillette parce qu’il saignait au-dessus de l’œil. Il s’était réveillé le lendemain avec une grosse prune sur le front et ne se souvenait plus de ce qui s’était passé. Là, j’étais plus certain que j’étais supposé trouver ça drôle.

Je me souviens d’un soir d’hiver où, quand ma mère était sortie, mon père m’avait emmené glisser sur la grosse butte au parc pas loin de chez nous. Il était tard, il faisait noir, mais c’était excitant de glisser sans voir où on allait, juste de sentir le vent et d’avoir un peu peur. Quand elle est rentrée et l’a su, ma mère a piqué une vraie crise. C’était la première fois que je la voyais se fâcher aussi raide contre mon père. Elle n’arrêtait pas de lui dire qu’il aurait pu me tuer, que c’était trop dangereux, qu’on aurait pu foncer sur les poteaux ou dans la clôture. Elle disait que mon père était complètement irresponsable, qu’il était chanceux que rien ne me soit arrivé et plein d’autres affaires du genre. Mais plus que tout, elle disait qu’elle n’arrivait pas à comprendre qu’il ait pu faire ça: «Je te reconnais plus! Voyons, qu’est-ce qui te prend, André? T’avais trop bu encore? Au point de risquer la vie de ton propre gars?»

Aujourd’hui, je réalise bien qu’elle avait raison: on aurait pu foncer directement dans le muret ou dans un poteau et j’aurais pu me casser le cou. Mon père n’était pas du tout en état de me surveiller, encore moins de me protéger. Je ne compte plus les fois où il m’a ramené en voiture de mes cours de dessin complètement soûl. Je dois avoir un bon ange gardien. Ma mère ne se doutait pas qu’il en était rendu à boire sur l’heure du midi à la brasserie à côté du local de mes cours. Moi, je le savais, mais sans comprendre à quel point ce n’était pas normal. Plusieurs fois, j’avais été le dernier à partir. Tous les autres parents étaient venus chercher leur enfant, et moi, j’attendais, tout seul comme un cave sur le trottoir. Je me disais que mon père était juste dans la lune, qu’il avait dû rencontrer des amis et qu’il n’avait pas réalisé que le temps passait.

Un jour, par contre, il m’a carrément oublié. Je finissais à trois heures et une heure plus tard, il n’était toujours pas arrivé. J’étais habitué à ce qu’il soit quinze ou même trente minutes en retard, mais là je commençais à m’inquiéter. J’ai demandé au prof de téléphoner à mon père, mais il ne répondait pas sur son cellulaire. J’ai attendu encore un peu, mais c’était l’hiver et comme il allait bientôt faire noir, je n’aimais pas ça. Mon professeur est venu me voir et m’a demandé de téléphoner à ma mère parce qu’ils allaient bientôt fermer le local. Ils ne pouvaient pas laisser un enfant de dix ans tout seul dehors, quand même!

Quand ma mère est arrivée, elle était enragée. Je suis monté dans l’auto et, en me regardant à peine, elle m’a dit:

— Je suis désolée que t’aies eu à attendre aussi longtemps, Fred. Je t’aime. Attends-moi ici, je reviens dans deux minutes, je te promets.

Elle est allée dans la brasserie et j’ai compté… jusqu’à 118 avant qu’elle ressorte. Elle était blanche comme un drap et elle tremblait de rage. Ses lèvres étaient pincées et elle regardait droit devant elle, la mâchoire crispée. Elle me faisait peur, je trouvais qu’elle ressemblait à une sorcière. J’ai pensé qu’elle était fâchée contre moi sans que je puisse comprendre ce que j’avais pu faire de mal, mais je me trompais. Ce soir-là, mon père est venu dans ma chambre et m’a dit:

— Tu viens de me mettre dans le trouble pas à peu près. Tu pouvais pas juste m’attendre, hein? Il a fallu que tu ailles brailler à ta mère?

— C’est pas ma faute, c’est mon prof…

— C’est ça, blâme ça sur quelqu’un d’autre! J’ai pas vu le temps passer, c’est tout. Là, ta mère s’imagine toutes sortes d’affaires, elle boude. Tout ça à cause de toi. La prochaine fois, agis donc comme un homme! Pas un mot. T’as pas besoin de bavasser, viens me voir, on va régler ça.

— Ben là, papa, tu m’as déjà dit que j’avais pas le droit de rentrer dans la brasserie! Si tu répondais à ton cell, aussi…

— Hey, c’est pas ma faute à moi si t’es pas débrouillard. Ta mère sera pas toujours là pour te tenir la main.

Il est sorti de ma chambre, et l’air qu’il avait sur le visage m’a fait monter les larmes aux yeux. Il avait l’air dégoûté, comme s’il avait honte de moi. Je ne savais plus quoi penser ni ce qu’il aurait fallu que je fasse. J’ai commencé à me dire que peut-être tout ça n’était pas complètement normal, finalement.

Le temps a passé sans qu’il y ait de changement. Je ne savais pas trop comment agir, où me situer par rapport à mon père. J’essayais de ne pas le décevoir, mais peu importe ce que je faisais, il n’était jamais content. Je ne voulais pas choisir de camp, mais il était clair que mes deux parents n’étaient plus du même bord et c’était beaucoup plus tentant de me ranger du côté de ma mère. Je commençais à avoir vaguement honte de mon père même si je ne m’y attardais pas trop parce que ce n’était pas plaisant. Il m’énervait quand il radotait tout le temps les mêmes affaires, quand il marchait tout croche ou qu’on ne comprenait carrément pas ce qu’il disait parce qu’il avait l’air d’avoir la bouche trop molle pour articuler. Il me critiquait tout le temps. Chaque fois qu’il me voyait dessiner, il faisait une grimace comme si ça lui tapait sur les nerfs. Et il se versait un autre verre. Combien chaque jour? Trop, je commençais enfin à le comprendre, et je ne pouvais pas m’empêcher de penser que c’était peut-être de ma faute parce que je n’étais pas le gars qu’il aurait aimé avoir. Et ça, j’avais beaucoup de difficulté à l’avaler. J’avais essayé, mais il me semblait que je n’avais pas à me forcer pour être quelqu’un que je n’étais pas, en tout cas, c’était ce que me disait tout le temps ma mère, et je trouvais qu’elle avait raison. De toute façon, il était plus simple de continuer ma petite vie sans trop me poser de questions. Je venais de commencer le secondaire et je trouvais ça un peu excitant, pas mal différent du primaire et j’avais l’impression d’être grand même si comparativement aux gars de secondaire quatre et cinq, j’étais encore un petit.

J’avais de bons amis, mais pas une tonne. J’ai découvert la batterie. Il y avait un local de pratique de musique à l’école et j’ai eu comme un coup de foudre pour le vieux set de drums Yamaha qui était là. C’était la première fois que je voyais une batterie de proche et j’ai tout de suite voulu en jouer. J’ai essayé, j’ai tripé, un gars de secondaire quatre m’a montré quelques trucs et ça y était. Comme si c’était ça que j’avais attendu toute ma vie. Je savais bien qu’il n’était même pas question que je parle à ma mère d’avoir mon kit à moi. Mettons que l’ambiance à la maison était assez ordinaire.

Et c’est devenu pire quand mon père s’est fait congédier vers la fin de septembre.

CHAPITRE 2

Vive le chômage!

Ma mère m’a appris que mon père avait perdu son travail et m’a dit qu’il s’y attendait, qu’il y avait des compressions depuis un bout de temps. C’était pour ça qu’il avait été aussi stressé dernièrement, qu’elle disait. Moi, je trouvais que ça faisait longtemps qu’il l’était, mais bon. Ma mère m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il se trouverait un nouvel emploi rapidement et que tout redeviendrait comme avant. Normal. OK. Comme avant quand, au juste? Avant qu’il devienne «stressé»? Je la croyais.

Au bout de deux semaines, j’ai bien vu que ça ne se passerait pas comme ma mère l’avait prévu. Ce n’était plus juste la fin de semaine, maintenant, que je pouvais voir mon père s’enfarger et se frotter sur les murs en marchant, mais presque tous les soirs. Il marmonnait, chialait, avait l’air bête et on ne comprenait rien quand il parlait. C’était sûrement une bonne chose – pas sûr que j’aurais aimé ce qu’il disait. Ma mère, elle, avait l’air tellement triste, fâchée et découragée que je me demandais pourquoi, au juste, elle ne faisait rien, comme l’engueuler. Elle me disait que ça ne servait à rien de lui parler quand il était soûl, qu’il ne se souviendrait plus de rien deux minutes plus tard. Je pouvais le comprendre, mais comme mon père était tout le temps soûl, je me demandais bien combien de temps ça continuerait comme ça. Ma mère a essayé de m’expliquer que mon père avait changé, qu’il n’était plus l’homme qu’elle aimait tant et qu’elle ne savait pas vraiment ce qui se passait. Mais elle voulait l’aider, le retrouver, et essayait de me faire saisir comment elle voyait les choses:

— Tu sais, je l’aime, ton père, et il nous aime, lui aussi, il est juste pas dans son état normal. Je vois ce qui se passe et je vais tout faire pour l’aider. Depuis le temps qu’on est ensemble, je lui dois bien ça… j’attends juste le bon moment pour lui parler. Il a assez de misère comme ça, avec ce qui est arrivé à son travail, je vais pas en rajouter…

Moi, même si j’adorais ma mère, je ne comprenais pas sa réaction et je la trouvais un peu peureuse. Ça serait quand, le bon moment?

Plus les jours passaient, plus mon père m’écœurait. Je ne comprenais pas pourquoi il n’avait pas déjà trouvé un autre emploi et je commençais à me demander s’il en cherchait vraiment un. Ma mère ne m’avait pas reparlé et je n’avais pas posé de questions. Un soir, par contre, la peur a remplacé l’écœurement. Mes parents avaient invité des amis pour le souper. Mon père disait vouloir voir du monde, se changer les idées. Ma mère n’avait pas l’air sûre que ce soit une bonne idée, mais elle a tenté sa chance. En fait, elle m’a dit qu’elle espérait que leur ami aiderait mon père à se trouver un emploi où il travaillait.

Au début de la soirée, c’était correct, mais après que mon père a vidé sa bouteille de vin et quelques verres de liqueur, l’ambiance s’est transformée. Alors qu’il discutait de politique avec son ami, il s’est énervé. Il disait que tous les politiciens étaient corrompus, pourris. Il avait ce ton que j’avais appris à détester: hargneux, chialeux, celui que ma mère s’obstinait à ignorer. Chaque fois que quelqu’un parlait, il sortait des commentaires négatifs et il a fini par devenir carrément agressif. Ma mère était exaspérée et je voyais bien qu’elle essayait d’excuser le comportement de mon père. Elle essayait de le calmer, mais il n’y avait rien à faire. Finalement, mon père a traité le patron de son ami de profiteur et a accusé son ami de se laisser faire, d’être trop mou pour lui tenir tête. Il a continué en lui demandant s’il aimait ça, être un lèche-cul, et en disant que lui, il n’avait jamais accepté de faire la même chose et c’est pour cette raison que son patron l’avait congédié. «Au moins, j’ai du guts, moi! Mon prochain boss va savoir que je suis pas un peureux!» Il y a eu un malaise. Un gros, gros malaise. Ma mère a essayé de faire une blague qui n’a pas marché, elle s’est mise à ramasser la table et les deux amis l’ont aidée. Je suis resté là avec mon père et il avait l’air dans sa bulle. J’entendais ma mère s’excuser dans la cuisine.

Quand ils sont revenus, elle a décidé de montrer à leurs amis la dernière série de dessins que j’avais faits. Elle essayait de faire comme si la situation était normale, et tout le monde faisait semblant que rien de bizarre n’était arrivé, mais je sentais quand même la tension et j’étais content que mon père ne soit plus le centre d’attention. J’avais fait beaucoup de progrès avec mes cours et j’avais dessiné une quantité industrielle de croquis. Ma mère était très fière et, même si ça me gênait qu’elle montre mes derniers chefs-d’œuvre, j’étais flatté qu’elle les aime autant. C’était une série de dragons et de créatures fantastiques, je tripais sur ça, à cet âge-là, et je mettais vraiment beaucoup de détails. Ma mère était justement pâmée sur les détails et mon imagination, qu’elle trouvait incroyable. L’ami de mes parents m’a dit:

— Wow, Frédérick, ça me fait penser à des super belles pochettes de disque. Me semble que ça marcherait. T’sais, quelque chose de rock, assez heavy

Avant que j’aie eu le temps de répondre, mon père s’en est mêlé:

— Des pochettes de disque, c’est ça, oui. Une belle perte de temps, j’trouve, moi. Veux-tu me dire ce que tu vas faire dans la vie avec ça? Ça sert à rien, c’est pas ça qui va te donner un salaire ou une bourse pour l’université. Si t’avais continué dans le football, au moins, t’aurais pu te rendre loin, ça t’aurait aidé pour plein de choses. Mais non. Mon gars est un artisssse à la place. Faut-tu être malchanceux!

Un autre malaise. Tout le monde s’est regardé en soupirant, excepté mon père, qui avait vraiment l’air de ne se rendre compte de rien. Moi, je sentais ma gorge toute serrée. J’ai eu envie de pleurer ou de frapper mon père. Ou les deux. Ma mère a réagi:

— Si t’es incapable de voir que ton gars a du talent et de l’encourager dans ce qu’il aime vraiment, au moins, tais-toi.

C’était évident qu’elle aurait aimé ajouter quelque chose, des tas de choses, peut-être, mais elle se retenait de peine et de misère. Les amis de mes parents ont décidé à ce moment-là qu’il commençait à être tard, qu’ils «devraient penser à y aller». Pas étonnant.

Aussitôt qu’ils ont été partis, je suis allé dans ma chambre. J’entendais ma mère qui nettoyait la cuisine et la table et par le bruit qu’elle faisait, c’était clair qu’elle était fâchée. Après un bout de temps, je suis sorti et je suis allé vers la cuisine pour lui offrir de l’aider. Au même moment, mon père, qui avait l’air complètement dans le champ, lui a dit:

— Coudonc, tu trouves pas qu’ils sont partis vite? On a même pas eu le temps de prendre un digestif!

Mes parents ne savaient pas que j’étais là et je suis resté silencieux pour entendre la suite. Ma mère s’est arrêtée net et a dévisagé mon père. Il restait là, sans rien voir ni comprendre, l’air complètement épais. Il a soupiré fort:

— Bon, qu’est-ce qu’il y a encore?

— Qu’est-ce qu’il y a? Tu vas me faire croire que tu t’es rendu compte de rien? T’as pas arrêté de chialer contre tout et tout le monde toute la soirée. Même le patron de Jean-Luc y a passé, et Jean-Luc lui-même que t’as traité de lèche-cul. Bravo. Moi qui pensais qu’il aurait pu t’aider à te trouver un nouveau travail à son bureau. Pour finir, tu t’es moqué de notre gars devant des amis, pour quelque chose qui devrait plutôt te rendre fier, en plus. Et tu me demandes ce qu’il y a? Je sais que t’es stressé ces temps-ci, c’est pour ça que je t’achale pas, mais ça commence à faire, là. C’est peut-être ton excuse pour prendre un coup pratiquement tous les soirs, mais t’es allé trop loin.

Il l’a regardée sans rien dire pendant quelques secondes. Il souriait, en fait, d’un petit sourire méchant.

— Moi, je chiale? Tu peux bien parler! Si quelqu’un chiale tout le temps ici, c’est pas moi! Tu devrais apprendre à te fermer la gueule avant de dire n’importe quoi.

Ma mère, surprise, est restée là, la bouche grande ouverte. Il ne lui avait jamais parlé comme ça. Au lieu de s’excuser, il a continué:

— Bon, enfin, c’est ça que ça prenait pour que tu la fermes. J’en peux plus que tu me critiques tout le temps, je fais jamais rien à ton goût, j’ai jamais le droit d’avoir mon opinion. Un travail au bureau de Jean-Luc? J’aimerais mieux mourir que de travailler pour un épais comme son patron. Si lui est trop stupide pour s’en rendre compte, c’est son problème, mais je suis pas obligé de faire pareil. Je vais m’en trouver, un emploi, fais-toi z’en pas, et j’ai besoin de personne pour ça. À part ça, les petits dessins de ton gars, c’était cute quand y avait six ans, mais là il serait peut-être temps qu’il passe à autre chose. Il va aller nulle part dans vie avec ses maudits dessins. C’est pas de ma faute si t’es trop conne pour le traiter encore en bébé…

Un bloc de ciment sur la tête de ma mère aurait fait le même effet. Visiblement blessée, elle s’est mise à pleurer. Après un moment, elle lui a dit en reniflant:

— Je sais pas ce qui se passe, mais j’en peux plus, André. T’es pas le gars que j’ai marié, je te reconnais vraiment plus. Pour qui tu te prends de me parler sur ce ton-là?

— J’me prends pour ton mari, j’aurais dû faire ça depuis longtemps! Je reste là à endurer tout ça sans rien dire pour qu’on arrête de s’engueuler parce que t’aimes pas les chicanes! Peut-être que si t’essayais, toi aussi, d’avoir du fun au lieu de tout le temps me gâcher le mien, si t’arrêtais d’encourager ton gars avec des affaires inutiles et stupides, si t’arrêtais de le monter contre moi, on s’engueulerait moins souvent!

Et là, ma mère lui a lancé au visage le contenu du verre de vin qu’elle venait de ramasser. Le temps s’est comme arrêté. J’ai vu la colère de mon père lui monter à la tête, littéralement. Il a serré les poings, son visage est devenu tout rouge. Il a empoigné ma mère aux épaules et l’a brassée. Fort. J’étais tellement surpris que j’ai figé.

— Ça va faire, me traiter de même. Je t’ai donné une belle maison, une belle vie, je te traite comme une reine, sacre-moi patience. Je sais pas ce que tu veux de moi, mais moi, j’en veux plus d’une fatigante jamais contente. Si ça fait pas ton affaire, on va la vendre, la maudite maison, pis on va s’en aller chacun sur notre bord. Je pourrais peut-être me trouver une femme moins frigide, pas mal plus facile à contenter, et j’aurais plus besoin de voir mon gars se transformer en maudit paresseux même pas capable d’attraper un ballon!

Pendant qu’il lui crachait tout ça au visage, il brassait ma mère, la secouait, au point où sa tête frappait le mur. J’étais paralysé. Ils ne savaient toujours pas que j’étais là, mais la troisième fois que sa tête a cogné – je les avais comptées, un, deux, trois –, j’ai crié:

— Papa, arrête!

Il a arrêté d’un coup sec, m’a regardé, a lâché ma mère et est sorti de la maison. J’ai entendu l’auto démarrer et les pneus crisser.

Après être restée immobile un moment, ma mère s’est mise à glisser le long du mur, comme au ralenti. Elle tremblait et regardait devant elle, dans le vide. Puis, accroupie au sol, elle a mis ses bras autour de sa tête et s’est mise à pleurer. Je ne savais pas quoi faire, mais de voir ma mère comme ça m’a fait pleurer aussi et m’a mis dans une colère incroyable.

Je pense que c’est là que j’ai commencé à haïr mon père. Je suis parti dans ma chambre et j’ai pleuré comme quand j’étais bébé, mais de rage.

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Plus tard ce soir-là, ma mère est venue me voir dans ma chambre. J’avais l’impression d’être au milieu de la nuit, mais je ne dormais évidemment pas. Ma mère avait les yeux tout gonflés, mais elle ne pleurait plus. Elle avait l’air vraiment fatiguée. Assise au bord de mon lit, elle m’a flatté les cheveux et ça m’a juste donné envie de recommencer à pleurer. Mais je me retenais. Je voulais avoir l’air fort, solide, elle avait déjà assez de peine comme ça.

— Je ne sais pas ce qu’il lui a pris, Frédérick, mais je pense que ton père a un sérieux problème. C’était pas lui, ce soir, c’était quelqu’un d’autre qui a pris un coup. Quand il boit, il change, il devient une autre personne. Je n’excuse pas ce qu’il a fait ou dit, mais ça arrive à tout le monde de dire des affaires qui dépassent la pensée à cause de la colère ou de la boisson. Il est allé loin, trop loin, mais je ne veux pas que tu t’inquiètes ou que tu sois fâché après lui. Je vais lui parler. On va régler des affaires, lui et moi.

Je ne savais pas trop quoi penser. Oui, je comprenais que la colère pouvait nous faire aller trop loin. J’avais déjà été en colère, moi aussi, mais mon père était un adulte, il me semblait donc qu’il était supposé être capable de se contrôler, non? Il avait frappé ma mère, quand même! Je comprenais aussi que la boisson pouvait avoir joué un rôle, mais je ne pensais pas être capable de lui pardonner ça. Et ce qui ne me rentrait pas dans la tête, c’était: pourquoi il buvait si ça le rendait aussi con? Si quelque chose te rend con de même, tu le fais pas, c’est tout. Simple, non?

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Apparemment, ce n’était pas aussi simple, justement. Ma mère m’avait dit qu’elle lui parlerait, qu’ils régleraient des affaires, elle et lui, et je l’avais crue. Ce que je voyais, par contre, c’était le contraire: elle ne lui adressait presque plus la parole. Elle m’avait dit qu’elle attendait des excuses, mais mon père n’avait pas l’air pressé d’en faire et je n’étais pas si sûr qu’elle lui en ait vraiment demandé.

Ça a duré comme ça pendant des semaines où l’air de la maison, empoisonné par la colère de tout le monde, a été difficile à respirer. Mon père s’est trouvé un autre emploi, mais ça n’a rien arrangé. Ma mère l’évitait, et lui restait enfermé dans un air bête constant. Les soupers étaient le pire. On les passait dans un silence pesant qui nous écrasait. Je pouvais presque toucher la tristesse de ma mère et voir le mur que mon père avait dressé autour de lui, comme pour nous tenir éloignés.

Moi, je me dépêchais de finir mon assiette pour pouvoir aller dans ma chambre écouter de la musique. Je voulais jouer de la batterie plus que jamais et je me demandais si ce rêve se réaliserait un jour. Je découvrais plein de bands qui me faisaient vraiment triper et je tapochais partout et sur tout avec des baguettes que j’avais empruntées à l’école. J’avais dit à ma mère combien je voulais jouer de cet instrument et elle m’avait dit qu’elle regarderait s’il n’y avait pas des cours que je pourrais prendre dans notre coin pour voir si j’aimais vraiment ça. Moi, je savais que j’aimais vraiment ça et je voulais m’acheter un drum plus que tout, mais ce n’était pas possible à cause de l’ambiance dans la maison. Je n’avais pas besoin de dessin pour comprendre que ça ne passerait pas. La réaction négative de mon père était trop facile à imaginer! Ma mère m’a demandé d’attendre que les choses se calment à la maison pour y penser. En attendant, des cours me feraient patienter. OK, je pouvais vivre avec ça.

À ma connaissance, mon père ne s’était toujours pas excusé à ma mère – ni à moi, d’ailleurs – pour ce qui s’était passé ce fameux soir où il l’avait brassée. Je trouvais ça con, surtout venant du gars qui m’avait toujours dit à moi de m’excuser quand j’avais fait quelque chose de mal, et je ne comprenais pas pourquoi ma mère ne pouvait pas juste lui demander de le faire.

— On est plus des petits enfants, Frédérick. Je peux pas lui demander de s’excuser comme je te demandais de le faire quand tu t’étais chicané avec ton ami. Faut qu’il comprenne pourquoi ça marche pas, qu’il admette qu’il y a un problème. Sinon, ça veut rien dire…

— Peut-être, mais il me semble quand même qu’il faudrait que tu fasses quelque chose. Lui parler, peut-être?

Elle n’y croyait plus. C’est d’une voix triste qu’elle m’a dit:

— J’ai essayé, il s’est énervé. Depuis qu’on se connaît, j’ai toujours été capable de lui parler, mais là je sais plus comment y arriver. Mais tu as raison, il va falloir qu’il se passe quelque chose, on peut plus continuer comme ça. Donne-moi encore un peu de temps…

Encore une fois, j’ai trouvé ma mère un peu peureuse, mais je ne pouvais pas faire grand-chose d’autre que m’inquiéter et me la fermer. Je commençais à me demander si mes parents se sépareraient. J’avais des amis à qui c’était arrivé et ça m’avait fait peur, au début, même si ça avait l’air d’assez bien se passer pour eux. Maintenant, je n’avais plus peur. En fait, je m’en foutais un peu parce que la façon dont on vivait n’avait pas vraiment d’allure. Je m’imaginais de mieux en mieux continuer à vivre juste avec ma mère sans m’ennuyer de mon père une seule seconde.

Je suis parti une fin de semaine au chalet de Charles, un de mes amis. C’est là que pour la première fois, malgré moi, je me suis mis à comparer sa famille avec la mienne. J’ai comme compris que ce n’était pas tous les pères qui se ramassaient soûls le soir, qui chialaient et critiquaient tout et tout le monde. Je me demandais pourquoi je n’avais pas pu avoir une famille comme celle-là. On a fait du ski-doo, on a patiné sur le lac, on a mangé des guimauves grillées sur le feu de foyer, on a dessiné et personne ne trouvait ça con. Tout le monde était calme, il n’y avait pas de chicane, pas de tension. Je serais resté là pendant… tout le temps, en fait.

Quand je suis revenu le dimanche soir, ma mère est venue me rejoindre dans ma chambre. Elle m’a dit qu’elle avait finalement «discuté» avec mon père. Il s’était enfin excusé, avait avoué qu’il buvait un peu trop et lui avait promis qu’il arrêterait pendant un bout de temps, au moins pour lui montrer que ce n’était pas un problème, qu’il pouvait arrêter n’importe quand. Ma mère n’avait pas l’air convaincue, mais elle ne me l’a pas dit clairement. Je pense qu’elle voulait croire mon père et lui donner une chance. Je me suis dit que je pouvais bien faire la même chose.

Il a donc arrêté de boire. Ma mère voulait qu’il aille à des rencontres des alcooliques anonymes, mais il a refusé:

— Franchement, Céline, je suis quand même pas rendu là. Je me contrôle très bien, j’ai pas besoin d’aller raconter mes problèmes à une bande d’inconnus, des losers