un voyage au centre de soi
Guide de passage symbolique vers la maternité
un voyage au centre de soi
Guide de passage symbolique vers la maternité
Les Éditions du CRAM |
Conception graphique |
1030 Cherrier, bureau 205, |
Édition |
www.editionscram.com |
Correction |
|
Illustration de couverture |
II est illégal de reproduire une partie quelconque de ce livre sans l’autorisation de la maison d’édition. La reproduction de cette publication, par quelque procédé que ce soit, sera considérée comme une violation du droit d’auteur.
Dépôt légal — 3e trimestre 2018
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
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pour l’édition de livres – Gestion SODEC.
Distribution au Canada: Diffusion Prologue
Distribution en France et en Belgique: DG Diffusion
Distribution en Suisse: Transat Diffusion
Catalogage avant publication de Bibliothèque et
Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Proulx, Chantale
[Filles de Déméter]
Devenir mère: un voyage au centre de soi / Chantale Proulx.
(Psychologie)
Publié antérieurement sous le titre: Filles de Déméter. Sherbrooke, Québec: Productions G.G.C., 2005.
Comprend des références bibliographiques.
Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).
ISBN 978-2-89721-162-2 (couverture souple)
ISBN 978-2-89721-163-9 (PDF)
ISBN 978-2-89721-164-6 (EPUB)
ISBN 978-2-89721-165-3 (MOBI)
1. Maternité – Aspect psychologique. 2. Maternité – Aspect social. 3. Maternité dans la culture populaire. I. Titre. II. Titre: Filles de Déméter. III. Collection: Collection Psychologie (Éditions du CRAM).
HQ759.P76 2018 |
306.874’3 |
C2018-941724-2 |
Imprimé au Canada
La quête de la femme ne consiste pas,
comme celle du héros, à combattre un dragon ou à accomplir
quelque haut fait, mais prend la forme plus passive et plus
intérieure de la retraite hors de la vie active et de la recherche
de l’attitude juste à travers une période d’incubation.
MARIE-LOUISE VON FRANZ
En souvenir de mes grands-mères,
Lydia et Luciana, qui ont donné naissance
à la maison douze et quatorze.
À Jeen Kirwen qui a accompagné la naissance
des enfants et de leurs mères presque
trois milliers de fois. Et à toutes les sages-femmes
qui partagent son travail.
«Sur quelle tablette ranger ce livre?» Cette question a accompagné la première parution de cet ouvrage en 2005. On oublie de le classer parmi ceux portant sur la maternité puisque, généralement, ces livres insistent sur des préoccupations de santé. La maternité est prise en charge par le monde médical. La psychologie, quant à elle, ne s’est pas encore tracassée au sujet de ces changements chez la femme en maternité afin de l’aborder pour ce qu’elle est: une crise de vie. On considère par conséquent difficilement la crise identitaire de la femme en maternité comme un passage nécessaire, et la psychologie n’en traite guère. J’ai conséquemment souvent trouvé cet essai rangé parmi les ouvrages d’anthropologie parce qu’il s’inspire notamment des autres cultures, bien que cet ouvrage ne soit pas clairement anthropologique non plus.
Peut-on parler de philosophie lorsqu’on donne la parole aux femmes sur leur vécu? L’expérience qui passe par le corps a été tue et marquée au sceau de l’opprobre chez les philosophes. Cela explique en bonne partie la raison pour laquelle la maternité est restée sous silence. Pourtant, il me semble que la pensée ne s’enracine pas ailleurs que dans une expérience sensible et dans une époque. La pensée s’origine dans un corps, précisément, et chez les femmes, un corps qui s’offre à la vie.
Offrir la parole, mettre en lumière, relève de ma formation. Et c’est par la psychanalyse et la psychologie symbolique – la psychologie des profondeurs – que j’ai choisi d’aborder l’inédit en maternité pour en tirer un sens, voire s’inspirer de cette figure porteuse essentielle de la vie. Forcément, la maternité est un élément de cosmologie qui tient encore une grande place dans l’imaginaire, mais guère autrement. Comme toute chose qui contient sa part de sacré et de mystère, la maternité est d’autant mieux oubliée de nos jours. Bien que de rares psychanalystes et obstétriciens nous aient fait connaître les remaniements profonds vécus par la mère – la maternité psychique – j’ai l’impression que ces avancées de la fin du XXe siècle accusent actuellement un ressac, tout comme la cause générale des femmes. Dans quelle mesure l’approche sage-femme, par exemple, s’inscrit-elle encore dans une visée politique et d’humanisation de la société?
La maternité est soumise aux prescriptions sociales. Les cartes du jeu qu’on valorise chez les femmes – beauté, séduction, image superficielle, impératif de la performance – se marient mal à celles de la maternité, qui est toujours une expérience radicale de vérité. Presque vingt ans après le début de l’écriture de la première édition de cet ouvrage, je me demande comment les femmes portées à adopter les critères de beauté standardisés abordent la maternité et accueillent leur cicatrice laissée par la césarienne qui se pratique actuellement chez une femme sur quatre. La vulnérabilité de la jeune femme qui se présente aux portes de l’accouchement est certainement une expérience éternelle, seulement la mère est possiblement moins bien accueillie dans une société où les femmes sont de plus en plus perfectionnistes et médicamentées. Possiblement, la tendance commune et généralisée de nier le changement des femmes lors de leurs maternités nous les font percevoir de manière irréelle, idéalisée, ou avec une vue pathologique.
Bien que les femmes assurent que la grossesse soit l’expérience la plus forte et la plus marquante de leur vie, je me demande si les mères vivent encore avec la part de risque de la maternité. Il semble que le doute et la peur – ces grandes faucheuses de liberté – fassent reculer l’appropriation de la maternité par les femmes pour la faire basculer vers une prise en charge de la part de la technologie qui entretient la peur dans un cercle sans fin de mesures de dépistage. La peur est le meilleur instrument de contrôle qui soit! On cherche à s’approprier la puissance des femmes depuis le début du patriarcat. Or, toutes les femmes en maternité sont vulnérables et ont besoin de s’abandonner à quelqu’un en qui elles ont confiance. Toutes les femelles enceintes ressentent ce besoin de protection pour perpétuer la vie. Pour leur bébé à venir, les femmes ont toujours tendance à se conformer au modèle médical.
De tout temps, l’enfantement a été un enjeu biologique et matériel, certes, mais aussi familial, social et existentiel, voire spirituel lorsqu’il fait pleinement sens dans la vie de la mère. La maternité – événement fondateur de l’identité – est un lieu où se rencontrent la nature et la culture. Et dans la nôtre, sans doute pour la première fois dans l’Histoire, dans ce monde laïque et cybernétique, on ne trouve aucune représentation de la femme enceinte dans l’espace social. L’image de la femme sexy a délogé le corps porteur de vie. Au tournant du troisième millénaire, l’hypersexuation a frappé de plein fouet le corps des femmes pour le réduire à un idéal squelettique, une image objectivée. Le sein maternel jadis associé à ce qui nourrit se fait remonter avec des prothèses. Et le ventre féminin, bien rond lorsqu’il porte le monde, s’aplatit sous le poids des désirs contemporains de mise en forme athlétique. Ce constat a fait l’objet d’une autre recherche1. Les jeunes pères et les jeunes mères sont soumis aux diktats des corps fermes et aux rendez-vous quotidiens aux salles de gym. C’est frappant: de nos jours, la première préoccupation de la femme en maternité est la reprise de son poids, de sa forme ancienne, comme si la maternité n’avait pas existé dans sa vie.
Quels sont les modèles actuels de la maternité pour nos jeunes mères? À peu près aucun, et, lorsqu’il s’en trouve, on a affaire à une image tout à fait irréaliste, un bonheur inaccessible coloré de toutes les teintes de la performance. Cette exclusion d’une représentation authentique place la femme en maternité sans références. Bien sûr, on a vu à l’écran Les hauts et les bas de Sophie Paquin (2006-2009), par exemple, téléroman écrit par un homme (Richard Blaimert) qui débute avec une femme enceinte qui accouche prématurément et dont le bébé ne sera qu’un détail dont il faudra tenir compte dans sa vie trépidante, un petit paquet qui ne pleure jamais et qui se trimballe dans de multiples bras, et que la mère oublie tout le temps. Materner est-il dépassé? Tout de la société dicte aux femmes qu’elles doivent rester les mêmes tandis qu’elles sont transformées par la grossesse, par l’expérience et la tâche absorbante de l’accouchement et de l’allaitement, et qu’elles sont alourdies d’un bébé, voire d’un deuxième enfant, pour qui elles s’inquiètent. À vrai dire, c’est la paternité qui est valorisée, aussi bien par le réalisateur Blaimert que dans la société. On attend des pères qu’ils soient égaux aux mères, sans différence. En clair et sans ambages, la spécificité féminine et sa relation à l’enfant, la maternité, est une réalité opprimée, même par la présidente de la Fédération des femmes du Québec (2017, Gabrielle Bouchard)! Toutes les femmes le déclarent et en sont navrées: la maternité est dévalorisée. Exemple simple: j’ai rencontré récemment une femme qui me confie avoir quatre enfants. Je lui témoigne ma surprise et mon admiration. Elle me répond, paniquée: Mais je ne suis pas qu’une mère… je travaille, j’étudie… Et je lui réponds à mon tour: Mais qu’y a-t-il de mal à n’être qu’une mère? Les mères sont-elles fautives de se tenir au centre même de la vie? Donner la vie n’est pas du tout une priorité dans le monde actuel. La maternité demeure sans mots et sans culture.
On comprend déjà que cet essai sur la féminité ne s’inscrit pas non plus dans la foulée des luttes féministes en sociologie. Les journalistes, d’ailleurs, et le public de mes conférences, m’ont fait remarquer que mon propos surprend, car il ne s’insère pas dans les revendications du féminisme telles qu’elles ont été menées dans l’expression sociale. On pourrait même conclure, indûment, que la compassion à laquelle je fais appel à l’égard des femmes en maternité annule mes vues féministes. Une telle critique suggèrerait que nous sommes presque arrivés à oublier que la naissance est l’assise fondamentale de nos sociétés.
Je me suis demandé si le contexte de la maternité avait changé à mesure que le matérialisme s’est mis à gangréner la sphère personnelle et publique. Une femme qui accouche demeure la même! (Castonguay et al., 2017), néanmoins, les jeunes femmes sont moins politisées et moins responsables de leurs changements. C’est ce qu’assurent certaines sages-femmes (Kirwen, 2017). Sans doute, elles arrivent mieux à éviter la conscience de leur vulnérabilité à cette étape de la vie, peut-être parce que la dépendance et la fragilité sont de moins en moins acceptées. C’est ce qui est ressorti de mes récentes entrevues2 auprès des nouvelles jeunes familles: ce monde de l’émotion et de l’intériorité, du silence et du recueillement, de l’humilité, se frappe à une pleine culture de l’extériorité. Or, les jeunes mères éprouvent ce même besoin d’être reconnues – dans leurs peurs surtout – pour s’offrir elles-mêmes cette reconnaissance de leur initiation et de leur transformation. Chez la femme en maternité, la peur est souvent une émotion à légitimer (Bouchard, 2017). J’ai surtout constaté (en même temps que les statistiques le démontrent clairement) que cette inquiétude normale est de mieux en mieux entretenue et exploitée par le monde médical qui se fait de plus en plus préventionniste concernant la maternité. Désormais, la femme enceinte est soumise à de multiples hypothèses alarmantes, à des tests de dépistage, et si on voit mal comment on pourrait s’en priver, à l’évidence ces alarmes s’avèrent souvent trompeuses, très menaçantes, et stressantes. Je n’ai plus rencontré de femme enceinte qui arrive à faire confiance à son corps et à se rassurer.
Pourtant, avec les connaissances actuelles issues des neurosciences, il serait sage et impératif de réduire les stresseurs et d’aider les mères à calmer leurs peurs par la voie intérieure: l’intuition, la confiance, le soutien tendre et affectif, le silence et la connexion, la méditation. Surtout, reconnaître la force aussi bien que la vulnérabilité de la femme en maternité et se souvenir, avec Michel Odent, que la sécurité de la mère va de pair avec la démédicalisation de la maternité, ce qui assure aussi une meilleure survie pour le bébé.
Notre société est axée à ce point sur la perfection et la prouesse qu’on peut imaginer que l’exploit s’infiltre insidieusement jusqu’à gagner le terrain de la maternité: une femme s’impose alors de vivre sa grossesse au rythme fou des nombreuses prescriptions, elle n’imagine que l’accouchement naturel comme réussite de ce passage, et prend l’allaitement à témoin de ses capacités maternelles. En réalité, maintenir son idéal de performance s’oppose au processus même de la maternité qui s’avère toujours un chemin inconnu, insoupçonné, et sans contrôle. Attendre de soi la perfection fait en sorte qu’on la projette sur les autres, notamment la sage-femme ou le personnel hospitalier, ou sur le bébé qui se trouve criblé d’attentes.
Plus de dix ans de commentaires des lecteurs et des lectrices me motivent à publier cette version revue de mon ouvrage. De manière générale, les hommes le lisent rapidement pour y reconnaître aisément les transformations de leur conjointe tandis que ces dernières, comme pour une grossesse, lisent l’ouvrage lentement et attentivement… Ce livre demeure une lecture essentielle pour la femme qui vit sa maternité en toute conscience de l’initiation dans laquelle elle se trouve engagée. J’espère qu’à l’instar de sa première édition, cet ouvrage qui témoigne de mon vécu, ainsi que de ceux d’une quinzaine de femmes qui ont bien voulu me faire part du leur, saura répondre aux questionnements des femmes sur la maternité, et ainsi rejoindre profondément l’esprit et le cœur d’autres mères.
1Voir mon ouvrage Petit traité de la vie sexuelle contemporaine: revanche d’Aphorodite et hypersexualisation, Éditions du CRAM, 2012.
2Ces témoignages de femmes en maternité (2001, 2017) sont reproduits en exergue et en italique tout au long de cet essai.
Nous inventerons le monde car nous parlerons enfin de ce que
nous savons, silencieuses. Et nous savons, j’en suis sûre, ce qui
est bel et bon. Vous avez eu beau dénigrer la vie, la craindre
et l’insulter, nous n’avons cessé de l’aimer dans le secret et
patiemment à travers les siècles.
ANNIE LECLERC
Si l’Histoire commence avec les représentations, les premières statuettes du paléolithique aux formes corpulentes (25 000 à 20 000 avant notre ère), celles des déesses mères du néolithique (6000 à 1800) témoignent sans équivoque de l’importance accordée à la maternité dans les temps très anciens. Les statues mettent en valeur les seins et le gros ventre de la femme, de sorte qu’un certain nombre d’historiens croient qu’à l’origine, la divinité était perçue comme étant féminine du fait que la femme possède cette puissance tout à fait particulière d’enfanter. À l’évidence, dans une société qui valorise la vie, c’est la puissance de la transformation, les rythmes et la maternité qui sont les préoccupations essentielles. Si ce pan de l’Histoire peut être contesté, il demeure que du point de vue de la psychologie des profondeurs, la Grande Mère est un archétype d’une importance inégalée qui survit encore, mais enfoui profondément dans la psyché humaine.
Au fil du temps, tout ce qu’une femme fait naturellement se trouve dévalorisé – depuis près de 4000 ans. C’est peut-être, d’ailleurs, le ressentiment envers la maternité qui a motivé et fait l’Histoire. La maternité n’a aucune identité reconnue. En fait, c’est la chose la plus inconnue qui soit, assure le philosophe Jean-Marie Delassus, spécialiste du sujet: la maternité est bien gardée parce qu’il faut s’en garder. En prenant la parole publiquement, les femmes l’ont fait principalement à la manière des hommes, en méprisant les aspects les plus intimes et les plus secrets du féminin, par manque d’estime envers elles-mêmes, sans doute. Il faut dire que ce dont les femmes étaient autorisées à parler était déjà décidé par des millénaires de culture virile. Pour l’ensemble des féministes, la maternité et l’attachement à l’enfant est un esclavagisme, c’est-à-dire qu’il faut en sortir, et puisque le sort humain y est lié et qu’on n’en sort pas, il faut surtout éviter d’en parler. Or, garder sous bâillon ou sous silence équivaut souvent à nier l’importance de cette «hospitalité charnelle». C’est la contraception et le droit à l’avortement qui sont les prérogatives centrales dans le féminisme, ce qui, certes, sont d’excellentes avancées pour les femmes, sauf qu’elles se situent à l’envers de l’enfantement. La maternité devient une idéologie négative, l’envers de ce qui est perçu comme étant la liberté et les capacités créatrices. Les femmes engagées envers le mouvement des femmes ont protesté contre l’identification à la fonction maternelle pour valoriser l’égalité. On pourrait espérer que les choses changent, mais on peut admettre que, de nos jours, la tendance de la nouvelle vague féministe est au nivellement des différences sexuelles – le transgenre en est l’idéologie centrale – et à la paternité affective: mettre père et mère à égalité. Fâcheusement, la maternité rappelle des différences et des spécificités propres aux femmes. Elle s’en trouve de mieux en mieux dénigrée.
Exprimons-le franchement: être féministe c’est lutter pour l’égalité des droits entre hommes et femmes, dans l’expression sociale surtout, et, dans la même veine, accorder une attention particulière à l’éducation des enfants. Il est facile de le remarquer; la considération envers les enfants est apparue en même temps qu’ont été négociés les droits des femmes. Par exemple, plus une femme a du pouvoir sur le budget familial, mieux les enfants sont nourris. Autre exemple: l’affirmation féminine à l’égard de l’accouchement œuvre vers un plus grand respect en ce qui a trait à l’enfant naissant. Le féminisme est un mouvement de revendications des droits de la personne en fonction de la dignité, de l’égalité entre tous, indépendamment des âges, des nationalités et des genres, en fonction d’une plus grande humanisation. Bien entendu, ce sont les femmes qui ont été malmenées au cours des derniers millénaires, notamment par les grandes religions. Elles sont tenues responsables des maux de la Terre – de la mortalité humaine surtout. «Qui donne la vie donne la mort» est une grande vérité que l’inconscient n’oublie jamais. Vraisemblablement, on a peur de la femme en maternité; elle est le lieu et l’occasion des projections les plus émotives. Il n’y a probablement pas de situation humaine plus chargée en affects. On se trouve débordés par l’apparition de quelque chose de grave et de profond qu’on peine à envisager, quelque chose qui provient de l’inconscient, qui nous questionne et provoque l’ambivalence. C’est la mère avec qui on a des comptes à régler, la Grande Mère redoutable pour son pouvoir de vie-mort-vie. La naissance – la vie sur Terre – est associée à la mort, et c’est toujours cette mort que l’on craint ou qu’on déteste à travers la mère. Ce n’est plus un secret; on soumet souvent à l’attention que toute l’histoire de l’humanité est celle d’un long processus de mime et de mainmise de la part des hommes sur la sexualité et sur la fécondité féminine. La science, aussi bien que les arts et la littérature, sont sans doute des tentatives d’imitation de la grande œuvre de naissance, qui elle, se trouve dévaluée.
Pour toutes ces raisons, malgré une meilleure connaissance de la psychologie féminine, cette expérience, la plus intime et la plus éternelle chez l’être humain, la plus fondamentale, est sans histoire et sans mots. Sans doute parce que les femmes sont toujours exilées, invisibles, dans un monde où elles représentent le premier accueil et l’affectivité. À l’exception de la récente et regrettée Antoinette Fouque (1936-2014), aucun philosophe n’a jamais proposé de théorie de la maternité. Le mot même n’a existé ni en grec ni en latin (Knibiehler, 1997). On trouve très peu de femmes en philosophie, et lorsque l’une d’elles se démarque pour sa pensée, elle est très rarement mère (Gabrielle Suchon, Simone de Beauvoir, Simone Weil, les religieuses mystiques, etc.). À tort, assurément, on croit que l’abstraction de la philosophie oblige la femme à s’éloigner de l’expérience corporelle. Comme l’écrit la journaliste et écrivaine Anne-Marie De Vilaine concernant la maternité: l’Histoire préfère parler d’autre chose, la Philosophie l’ignore où en dit du mal, la Culture s’en nourrit sans la reconnaître, le Social et le Politique la contrôlent sévèrement, le Médical la domestique et l’encadre, la Science s’efforce de la maîtriser, la Psychanalyse la culpabilise, une majorité de féministes la qualifient d’esclave3.
Le vécu spécifique des femmes est également absent du monde des lettres. Nous ne sommes pas nombreux à prendre la mesure de ce silence retentissant: celui des mères à travers les âges. Ça laisse songeur: à de rarissimes exceptions près, tout ce qui a été écrit… oui, tout… l’a été par des non-mères. Il y a l’encre, et puis il y a le lait. Les deux ne se mélangent pas. Écrire impliquait de ne pas être mère. Ce qui reste à dire est énorme, de même que la difficulté à le dire4. Sans doute faut-il d’abord surmonter cette fâcheuse tendance à ne pas reconnaître la voix des femmes, à nier leur apport à la sagesse, et arriver à concevoir que les mères détiennent une prépondérance spirituelle. Faudrait-il flirter avec le gros bon sens de la maternité et d’abord admettre que Marie, mère de Jésus, aurait très bien pu être enfantée par son mari sans que cela n’affecte en rien sa sainteté? À l’évidence, ce gros bon sens – qu’on reproche souvent aux femmes avec mépris et condescendance (au nom de l’idéologie, de l’esprit…) – est que rien ne sort de la côte d’Adam: ni femme ni enfants. Ce mythe arrivé tardivement au cours de l’Histoire s’apparente à d’autres fantaisies des religions monothéistes qui font jaillir la vie des hommes et de nulle part, et qui font aduler des femmes vierges5. C’est la femme, ensemencée, qui porte la vie sous ses côtes. De manière encore plus importante en ces jours d’objectivation et d’instrumentation, on ne souhaite pas qu’une femme habite son propre corps. Attendu que je suis le corps qui accouche du temps, que je suis la mémoire de tous les secrets, ceux des eaux et de la première lueur s’accouplant avec l’ombre, que je suis la matrice, la mélodie qui initie toute chose, que je suis la poitrine emplie de lait, que je suis la terre sortant de son sommeil, pourquoi ne pourrais-je voir le jour? Attendu que je suis tout cela, pourquoi même ma peine ne m’appartiendrait-elle pas? Devrait-ce durer mille ans que jamais je ne prendrais forme, pourquoi jusqu’à ce jour n’ai-je pas pu trouver dans les légendes, les concepts, les images, ne fût-ce qu’un mot auquel midentifier6?
Le mot maternité n’apparaît qu’en 1122, dans un sens spirituel, associé à la Vierge Marie. Pour dire vrai, c’est le mot paternité qui apparaît dans les langues anciennes! Il faut admettre que sur un plan scientifique, la maternité est difficile à conceptualiser: le corps fécond relève des sciences biologiques et médicales, l’amour maternel relève des sciences psychologiques, et la fonction maternelle relève des sciences sociales. Par peur du jugement, de se faire ridiculiser par les hommes, par méconnaissance aussi parfois, personne7 n’ose parler d’un vécu aussi intime, de sorte qu’on se satisfait du discours médical. Il en résulte que l’acte le plus ancien et le plus naturel qui soit est devenu hautement surveillé et médicalisé.
Pour différents motifs, surtout à cause du dégoût commun de la dépendance dans une société qui valorise hautement l’autonomie, on songe rarement avec gratitude à cette vérité toute simple que tous les êtres humains ont commencé leur histoire dans les eaux maternelles et qu’une femme s’est écartelé les os et déchiré les chairs afin que se poursuive la vie humaine. Même les saints, et surtout les saints, ont commencé leur vie dans la première matrice – le sanctuaire utérin – et sont venus au monde entre les cuisses d’une femme. On ne raconte pas l’accouchement de Marie. A-t-elle mis au monde seule? Jésus se retrouve tout propre dans une auge vidée entre les souffles du bœuf et de l’âne. Je me suis toujours demandé pourquoi Marie n’avait pas gardé son bébé contre son sein pour le nourrir et le tenir au chaud… Le récit fondateur du Christianisme sépare l’enfant de sa mère dès sa mise au monde. Et, de fait, tous les bébés qui ont traversé ma jeunesse étaient toujours bien propres, nourris au lait en boîte, et isolés de leur mère.
Songer à ce premier habitacle, à ce ventre maternel, cause de l’effroi, voire de la répugnance: on doit sa vie à quelqu’un. On a été un bébé complètement dépendant d’une autre personne. L’humanité dépend de la mère, et se trouve soumise et contrainte à la terre aussi, et ces deux dépendances sont parfaitement niées. On méprise ce qui est faible, pas tout à fait formé, tout ce qui a besoin d’abri, de protection ou du fait de s’accrocher. À un point tel, qu’on arrive presque à oublier que le fœtus est soumis à la mère et qu’il ne peut pas se nourrir de ce que la mère ne possède pas. La forte tendance à concevoir le fœtus comme un être isolé qui aurait la capacité d’aller chercher les meilleures ressources de la mère contribue à nier que la fatigue de la mère, ses émotions négatives, son manque de vitamines et d’autres éléments essentiels, son stress surtout, affecte le développement du fœtus. Concevoir le fœtus seul dans son contexte est une méprise qui fait en sorte qu’on ne s’occupe pas suffisamment du bien-être physique et émotionnel des femmes enceintes: cent quarante-trois millions d’enfants dans le monde, soit un quart des bébés (vingt-sept pour cent) souffrent d’insuffisance pondérale à la naissance selon l’Unicef. La cause de ce poids insuffisant est la mauvaise alimentation de la mère, ou le manque de ressources financières attribuées à la qualité de l’alimentation dans les familles. Le fœtus, puis le bébé, dépend du bien-être physique et psychologique de sa mère et ces dernières vivent trop de stress – ce qui affecte surtout l’accouchement et les premiers moments avec le bébé. La mère et le bébé devraient être considérés comme une seule entité durant la grossesse, et même pendant un certain temps après la naissance. Tout ce que l’on fait à l’un ou l’autre aura nécessairement un effet sur les deux. À l’heure où on apprend de mieux en mieux à quel point la porteuse et l’acte d’accoucher affectent le bébé, il est important de réduire les stresseurs, de faire une bonne prévention, et de cultiver la confiance et le sentiment de sécurité chez les mères, notamment par le soutien. Seulement, on n’y est pas tout à fait; l’idée qu’un être dépend d’un autre est répudiée au temple de l’idéal occidental de l’autonomie. On fait semblant que cette faiblesse constitutive de l’être humain n’existe pas. Il existe un déni sérieux de tout ce qui est contenu dans l’état de grossesse.
Terre et mère évoluent également de concert et, à l’évidence, sont bafouées; hors langage pour la maternité qui se situe du côté de la nature, sur une Terre menacée de survie. On empoisonne la vie avec des pouvoirs qui détournent le goût profond de cette vie. Dans cette veine, il va de soi qu’on oublie d’honorer et d’offrir une place de choix à la femme enceinte dans la société. De ce fait déplaisant, on cherche un sens à sa vie hors de la quotidienneté, hors de la sphère sacrée, loin des jardins d’enfants et de ce qui peut être sensé, en s’étonnant bien entendu des malaises généraux, des crimes et des guerres. Le sens de la vie, ce grand défaut actuel qui se traduit par le vide existentiel, est-il quelque chose d’autre que ressentir et savoir qu’on a vécu? C’est le liant, les relations avec les êtres et les choses, les rencontres, qui pimentent la vie et qui y accordent un sens. La maternité, épreuve de vérité, est l’occasion suprême de donner un sens à sa vie. En soi, la maternité est sacrée et sensée.
Aborder la maternité, c’est admettre le mystère et le plaisir, la beauté et la grandeur de la vie. Mystère parce que malgré nos efforts pour exorciser les contours de la maternité, on ne sait à peu près rien des processus de l’enfantement. Ce monde énigmatique de sang et de fluides, de rondeurs et de lait, n’intéressait guère les artistes de la plume ou les hommes qui se sont penchés vers la science. L’homme est projeté à l’extérieur de la maternité malgré nos efforts pour l’y introduire. On a affaire à une expérience, un savoir corporel et féminin, un univers profondément lent, profond et intérieur.
On ne sait presque rien également du vécu de maternité au sein des autres cultures, bien que ce soit par l’anthropologie qu’on puisse se rapprocher un tant soit peu du rituel initiatique ou de la maternité sociale. De manière générale, je découvre que la maternité n’est pas abordée comme étant un passage décisif et identitaire. Les premiers anthropologues, à l’exception de Margaret Mead (féministe typique de la dévalorisation de la maternité) – étaient aussi des hommes et ces aspects biologiquement féminins des autres cultures ne les ont pas intéressés ou ne leur ont pas été accessibles. En vérité, à chercher de l’information sur la maternité dans une perspective anthropologique, je trouve des écrits sur la grossesse masculine! Force est de constater que lorsqu’il s’agit de parler de cette expérience typiquement féminine, qui n’a pas d’équivalent chez les hommes, on trouve le moyen de l’aborder par son imitation masculine: la couvade. Phénomène exceptionnel dans notre culture8, certains hommes vivent les symptômes de la grossesse (nausées, prise de poids, ralentissement, etc.) jusqu’à ressentir des contractions qui les amènent à imiter le comportement d’accoucher.
Malgré un tel silence sur ce sujet de la maternité, la question se pose: mettre au monde nos enfants est-il si banal?
Un certain nombre de psychanalystes se sont sérieusement intéressés à cette «banalité» avec grand respect et compassion envers les femmes. Donald Winnicott surtout, psychanalyste anglais, a su percer avec une sensibilité renouvelée chez ceux qui ont poursuivi son œuvre, Monique Bydlowski et Jean-Marie Delassus notamment, ce qui se passe chez la femme après avoir donné naissance. On doit aussi aux éminents obstétriciens tels que Frédéric Leboyer ou Michel Odent une fine connaissance des processus de l’accouchement. Ces êtres d’exception ont consacré leur vie à explorer ce continent méconnu et à remettre en question notre manière de pratiquer l’obstétrique, pour s’éteindre dans le silence. Je pense à Frédéric Leboyer, décédé le 25 mai 2017, sans que les médias le mentionnent et honorent son œuvre, alors que nous lui devons de naître harmonieusement: être déposés sur le ventre de la mère, en présence du père. Grâce à son apport à l’obstétrique, on a commencé dans les années 1960 à corriger notre manière de concevoir la maternité après des siècles, voire des millénaires de mésestime. Ce mouvement souterrain jaillit lentement et transforme les mœurs des femmes, petit à petit, quotidiennement, comme le travail des sages-femmes à qui on doit ce retour de l’accompagnement respectueux de la maternité. Semblable à celui des anciennes prêtresses, l’art de la sage-femme guide la femme en maternité sans nier ou bafouer les processus intérieurs impliqués.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le mouvement féministe perdure et chacun s’y ajuste, entre autres avec la présence investie des pères auprès des nouveau-nés – la paternité affective – de sorte que la tendance se poursuit de se préoccuper et de valoriser la paternité. Et que disent les pères engagés? D’une part, qu’il est très exigeant d’être à la maison avec un bébé et, d’autre part, que rien ne nous transforme mieux que la vie avec nos petits. D’emblée pères et mères affirment qu’ils apprennent les choses les plus importantes de leur vie: le don, l’amour, la joie.
Néanmoins, je le répète, on n’a pas encore réussi avec le langage à s’approcher de ce privilège naturel réservé aux femmes de fabriquer des bébés et de les mettre au monde. Pire encore, on a tendance à oublier que les femmes sont porteuses de la vie, dans un sens large, incluant la continuité des soins à concéder au nourrisson, à un point tel qu’on se met à trafiquer les premiers berceaux, les utérus. Si la maternité est particulièrement banalisée, «niée et cachée» selon le philosophe Delassus, elle est bafouée lorsqu’on fait fi des émotions et du vécu des femmes pour la faire taire avec un antidépresseur ou pour louer son ventre. Que se passe-t-il chez la femme enceinte et chez celle qui accouche pour qu’elle se transforme à ce point? Quels sont les remaniements profonds qu’exige de la femme la période postnatale? Il est étrange qu’il ait fallu tant de temps pour s’essayer à mieux cerner la tendreté, voire la fragilité, de la femme qui devient mère. Ces aléas tout à fait normaux sont souvent faussement diagnostiqués comme des symptômes de dépression postnatale. Après avoir vainement et attentivement surveillé la grossesse (avec tous les stress que cela comporte), et anesthésié l’accouchement jusqu’à ne plus rien ressentir, on se met à tranquilliser les femmes avec un antidépresseur au cours des premiers temps passés auprès de leur bébé.
Dans ce sens, cet ouvrage tente de combler un vide littéraire. J’ai choisi d’aborder la maternité comme un processus initiatique parce que, curieusement, c’est le mythe d’une très vieille déesse sumérienne ou babylonienne, Inanna ou Ishtar, qui m’est venu en aide pour ancrer ma maternité dans l’archétype, dans une figure plus large, dans un modèle de référence. Je pense que la maternité est une dimension fondamentale de la puissance féminine. Plus qu’en tout autre domaine, elle nous ramène essentiellement aux pouvoirs craints et adorés de la déesse. C’est la noirceur, le maternel originaire, la mère terrible en puissance. Je pense que la descente de la grande déesse-mère sumérienne Inanna, le premier grand mythe féminin connu de l’humanité, est en lien avec les douleurs de l’enfantement. Et la dépression de la déesse grecque de la maternité, Déméter, à la suite de la perte de sa fille Perséphone, exprime aussi un aspect primordial de la maternité et du renouveau. Ce mythe nous souffle à l’âme que la femme est au cœur de la nature et du secret, et que son corps perpétue le mystère de la vie. On a l’habitude d’aborder l’histoire de l’humanité par le récit des guerres et des conquêtes, seulement on a aussi une histoire mythique ou culturelle et, avant toute chose, une petite histoire naturelle de la grande transmission de la maternité de mères en filles. Les douleurs et les traumatismes de la guerre trouvent leur corollaire chez la femme dans l’acte d’accoucher et de se surpasser pour l’amour d’un enfant.
Sans doute, la maternité s’inscrit aussi dans la grande sphère de la sexualité humaine. Au risque de choquer, il faut admettre qu’encore de nos jours, la sexualité féminine appartient aux hommes; je veux dire qu’elle se définit par le regard masculin dominant et pénétrant. La sexualité s’est objectivée à l’extrême avec le troisième millénaire, et quand vient le temps de libérer la sphère sexuelle (plutôt que de la marchander, de la commercialiser), de parler, par exemple, de véritable sexualité chez les personnes âgées ou, autre exemple, du plaisir fou et sensuel d’allaiter un nourrisson, on fait face à d’énormes tabous. On a libéré la sexualité mais bien peu la sensualité. Lorsque ce ravissement du corps s’inscrit dans les rythmes biologiques de l’enfantement, les femmes sont stupéfiées et sans mots. L’image de la maternité est associée à la virginité, à la madone, à la femme pure et sans sexualité, renforçant cette dichotomie de pensée entre la chasteté et l’animalité. De fait, la sexualité des femmes est perpétuellement méprisée et redoutée. Ou bien la femme est mère et adorable, ou bien elle est putain et détestable. Et devenue mère, la femme est autant piédestalisée que réprouvée, idéalisée que redoutée. Je me rends compte avec les années qu’insidieusement les femmes en sont venues à s’identifier à cette dichotomie de l’image inconsciente masculine de la femme. Or, le discours concernant l’amour et la sensualité qu’éveillent nos petits-enfants est à peu près inexistant parce que les femmes ne sont pas autorisées à parler de la jouissance d’être au monde, du contentement de faire partie de ce monde merveilleux et d’y contribuer pleinement. Un monde généreux, pareil à la plénitude de la maternité, est une idée perçue comme naïve et stupide.
Écrire sur la maternité exige de moi de surmonter la désapprobation et l’éventuelle critique pour ma complaisance parce que je réclame la puissance du corps. Comme professeure ou écrivaine, on n’a le droit d’écrire qu’à partir de l’esprit et sur lui. Jusqu’à récemment, je ne pouvais me fasciner pour cette aventure de la chair et m’enthousiasmer sur cette puissance de donner la vie au risque de paraître idiote. Parce que le corps est posé en frontière contre l’esprit, il est surtout interdit de dire que la maternité est une expérience existentielle, intellectuelle aussi, et spirituelle. Simplement dit – et les femmes se reconnaîtront facilement sur ce point – dans ma culture, la réussite et la réalisation personnelle, aussi bien que la spiritualité, se conjuguent sans enfants, à un point tel que les femmes doivent s’amputer du bonheur de la maternité et du quotidien avec les enfants. À preuve, il est quasiment interdit d’élever soi-même ses enfants et de s’en montrer heureuse. Pour être bien vue, je dois me limiter à vivre la maternité de manière superficielle à travers de multiples prouesses professionnelles.
J’ai beaucoup voyagé et j’ai poursuivi de longues études avant d’entamer une vie professionnelle enrichissante. Comme chez bien d’autres femmes de ma génération, le désir d’un enfant s’est manifesté dans la trentaine après quelques années de partage avec un «futur papa». Mais je ne devenais pas enceinte. Je savais que j’étais victime d’une réalité qui frappe aujourd’hui plus d’un couple de professionnels qui ont tendance à retarder de plus en plus la venue d’un enfant, d’attendre que leurs situations affectives et économiques soient stabilisées. En France, comme au Québec, les premiers enfants sont désormais conçus par des personnes au début de la trentaine. Or il faut savoir, et pourtant on le dit peu, qu’après trente ans, il faut souvent compter une année ou deux années avant que le spermatozoïde rencontre enfin l’ovule. En attente de cette fabuleuse rencontre, mon conjoint et moi avons décidé de mettre fin à ce stress en prenant la décision d’adopter un enfant asiatique. Je suis devenue enceinte pendant notre processus d’adoption. C’est une première secousse, enthousiasmante: découvrir qu’on peut perpétuer la vie et affronter cet inconnu. On n’est jamais certaine de pouvoir porter un autre être.
Je suis entrée dans la maternité à l’âge de trente-cinq ans, extrêmement bien préparée. J’avais écouté de nombreuses femmes me raconter leurs expériences. Je m’étais confortablement installée dans une relation de couple et un univers matériel qui me permettaient de mettre mon enfant au monde avec suffisamment d’aisance pour éviter de me battre avec mes visées professionnelles et l’attention constante qu’exige le développement d’un bébé. Ce qu’on ne m’avait pas dit, c’est qu’à l’instar d’à peu près toutes les femmes9, mon bébé est devenu le centre de mon corps et de ma vie dès le moment où je suis devenue enceinte. Je ne m’intéressais plus guère à quoi que ce soit d’autre. Je n’avais de cœur qu’à me tenir à l’écoute du passage. J’ai choisi un suivi de grossesse en maison de naissance avec une sage-femme. J’ai suivi des cours prénataux. Je me suis jointe à un groupe de femmes qui échangeaient leur vécu de la première année avec leur bébé afin de bien me préparer à cette période. Je me suis reposée, j’ai rempli un plein congélateur de petits plats à réchauffer pour les premiers mois avec mon bébé, je me suis préparée pour l’accouchement. J’ai décoré une chambre de bébé et rempli une commode de petits vêtements. En somme, je me croyais préparée de manière exemplaire et je ne l’étais pas. Rien ne m’avait préparée à faire face à cette grande expérience éternelle. J’avais envisagé qu’un enfant modifierait mon quotidien, changerait ma vie, mais je n’avais pas imaginé à quel point un enfant allait me changer comme femme.
J’ai cherché tout au long de ma maternité un écrit sur le changement psychologique des femmes pendant leur maternité et je ne l’ai pas trouvé. Puis, j’étais constamment déçue des rencontres avec d’autres femmes, alors qu’on abordait les problèmes d’ajustement dans nos vies de couple, les difficultés d’allaitement, le prix des couches et les nuits trop courtes. J’avais envie, quant à moi, qu’on parle de ce festival d’émotions, des bouleversements intérieurs en maternant nos bébés, de nous devenues des louves ou des lionnes en voyant nos enfants pour la première fois, du plaisir pur d’allaiter nos petits, de nous comme nouvelles femmes mères. La maternité m’a légué une nouvelle manière d’entrer en relation avec les autres en général, une plus grande ouverture du cœur, un peu plus de souplesse et moins de contrôle, un bébé à m’occuper vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une nouvelle identité, un nouvel état civil! Et aucune femme ne m’avait parlé de ces changements!
J’ai été surtout offusquée qu’on ne m’ait jamais parlé de ce qui m’attendait précisément au moment de l’accouchement et au cours des premiers temps. J’avais entendu des centaines d’histoires d’accouchement, mais aucun des récits ne pouvait m’aider à comprendre ce qui m’arrivait. Je sais aujourd’hui qu’il est difficile de transmettre ce savoir archaïque, intime, quasi confidentiel. Seulement, je me suis sentie trahie qu’on ne m’ait pas annoncé avec humilité que je contacterais cette force, cette allégresse. Étais-je la première femme du monde à ressentir de telles sensations ou avions-nous fait taire abusivement les femmes sur leurs expériences fondamentales?
J’avais tout préparé pour une période postnatale vécue en douceur mais j’ai manqué de l’essentiel de manière cruciale. Je savais que ce qui me manquait, d’un point de vue universel, relevait typiquement des besoins d’une femme lors de la maternité. J’avais suffisamment voyagé pour deviner ce qu’aurait été mon vécu de mère sur un autre continent. Il demeure que mon besoin d’être accueillie par une communauté de femmes mères à la suite de ce passage de l’accouchement était étranger à la société dans laquelle je vivais. J’avais besoin d’être entourée de présences féminines et de partager mon vécu de manière subtile. J’avais surtout besoin de joie et de rires. Or, mes sorties extérieures vers d’autres jeunes mères me plongeaient dans un isolement grandissant. Les femmes me racontaient leurs accouchements en ce qui avait trait à l’aspect médical, car c’est ainsi qu’on les a traitées pendant leur grossesse: un fœtus isolé à sauver, examiné sous échographie, mis au monde par une ouverture difficile enregistrée de zéro à dix et souvent atténuée par une médicalisation qui gèle les ressentis – un bébé décrit par son poids à la naissance! Elles demeuraient discrètes sur leurs difficultés. Ces misères auraient été interprétées, de toute manière, comme des anomalies mentales. Les femmes me racontaient leur absence de désir sexuel pour leur conjoint en évitant de parler de la sensualité vécue à travers le nourrisson. On échangeait sur nos insomnies, nos manques de sommeil et de temps à accorder aux conjoints. On se plaignait de gerçures aux mamelons en oubliant de mentionner à quel point sont riches ces moments de parfaite symbiose avec nos nouveau-nés – et avec l’univers parfois – lorsque ceux-ci nous réveillent pour la tétée au cœur de la nuit pour faire jaillir un sein qui regorge de lait. Étais-je la seule femme à ressentir autant de bonheur et de fierté à voir grandir mon bébé sous mon sein? Étais-je la seule à m’émerveiller de gazouillis en pleine nuit?
La solitude est un sentiment que ressentent la plupart des femmes. Pour l’une, c’est le conjoint qui ne se montre pas suffisamment présent, pour l’autre, c’est le besoin de sa mère qui ne peut être présente, pour une autre encore c’est une sœur qui entretient une malsaine compétition. Dans tous les cas, il semble que l’effritement du tissu social communautaire de notre société crée un énorme sentiment de solitude chez les femmes enceintes et en période postnatale, peu importe les dispositions prises pour contrer l’isolement. La maternité, on le dit peu, est peut-être l’expérience la plus solitaire et la plus vulnérable qui soit.
Essentiellement, les femmes ne sont pas faites pour vivre de manière isolée. Il ressort d’ailleurs de l’étude de Donna Jack10 que la dépression – désordre féminin commun – se comprend comme une maladie relationnelle. Les femmes ont besoin de relations quotidiennes, et on sait, par exemple, depuis les études de 2000 sur le stress (S.E. Taylor) et celles qui s’ensuivent (Lupien, 2010, 2015) que, de manière générale, les femmes réagissent au stress – devant une situation nouvelle ou inattendue – en montrant un besoin d’affiliation et un comportement de protection. En fonction d’abaisser leur niveau de stress, les femmes se mettent à soigner, à prendre soin, à créer des liens, et, conséquemment, elles augmentent leur taux d’ocytocine; l’hormone du lien maternel. Or, même vécue dans les meilleures conditions, la maternité est en soi une situation stressante qui interpelle le lien et qui espère l’approbation.