le genre d’amour qui m’intéresse, celui que mes personnages recherchent intuitivement, est le genre d’amour capable de les libérer du legs épouvantable de la violence coloniale. je pense ici à l’amour décolonial. est-ce possible d’aimer cette partie de nous-mêmes qui a été brisée par le pouvoir colonial quand on la retrouve chez quelqu’un d’autre?
junot díaz, boston globe
je suis sur le quai à cap saint-louis en train de réfléchir quand quelqu’un arrive à ma hauteur. il faut savoir que je me fais un devoir de ne jamais parler à personne sauf si c’est absolument nécessaire, oui je suis de mauvaise foi et abîmée et oui ça me bloque certaines possibilités, mais malgré tout certains individus sournois parviennent parfois à pénétrer mon périmètre auditif. tout finit toujours par s’arranger. à peu près.
donc étienne arrive à ma hauteur et me dit allô et bien sûr qu’il sait que je ne suis pas censée être là alors je me méfie de ce qu’il veut. je lui dis que je veux voir la colonie de phoques même si ce n’est pas ce que je veux ni ce que je cherche. sans hésiter il me dit qu’il m’y amène. je lui demande combien ça coûte. il me répond gratuit.
d’accord.
rien n’est jamais gratuit. les meilleurs plaisirs de la vie sont gratuits. tout ce qui est gratuit vaut le prix que vous l’avez payé.
on marche jusqu’au bout du quai et il me tend la main pour m’aider à descendre sur le pont du bateau. évidemment je refuse et m’appuie sur une pile de boîtes de plastique brisées comme une grande parce qu’il faut mettre certaines choses au clair dès le départ et voilà l’une d’entre elles.
il démarre le moteur et je suis à l’arrière avec l’équipement alors on ne peut pas parler. il fait soleil et il vente et c’est parfait et pendant qu’on s’éloigne du rivage je pense à dexter et m’imagine tous les scénarios possibles. il interrompt mes pensées en m’offrant une coors light thé glacé et j’en prends une sous l’impulsion du moment même s’il est seulement dix heures et demie du matin et que la coors light c’est toujours dégueulasse. tout à coup on est à un mille du rivage dans l’atlantique.
on passe près d’un kayakiste et kumbaya joue dans ma tête et je me lève dans le bateau et le salue comme une femme enjouée pour qu’il se souvienne de moi quand la police l’interrogera.
on est à quelques minutes des phoques, regroupés sur un banc de sable d’où ils peuvent attraper les poissons qui montent vers la rivière avec la marée haute. on s’approche et ils se ruent dans la mer, ça me rappelle les chiens et les moutons et les bisons et étienne me demande si je veux aller plus loin.
sous la même impulsion que pour la coors light, je dis oui et il dit qu’il connaît un endroit où il y a un banc de maquereaux et où on pourrait pêcher, parce que hier au soir il y était et qu’il en a attrapé une tonne juste en les taquinant. je décide qu’il est mi’kmaq parce qu’il pourrait l’être, et même si ça ne veut probablement rien dire ça me rend un peu moins nerveuse.
en route vers le maquereau, étienne me raconte comment le fédéral a évincé sa famille du parc et a payé ses parents trois cent cinquante piastres pour leur terre en 1968 avant de raser la maison au bulldozer. je lui dis que je comprends comment il se sent mais je ne pense pas qu’il me croit parce qu’il pense que je viens de toronto et que je suis riche et de mauvaise foi et snob parce que c’est ce que les gens pensent quand tu dis le mot « ontario ».
étienne sort les lignes et deux minutes plus tard on sait qu’on a trouvé le banc de maquereaux parce qu’on en pêche à la pelletée. il m’observe saisir l’hameçon et lancer les poissons dans la chaudière; ça le surprend. il fait soleil et il vente et c’est parfait et les bras de la journée sont grand ouverts et personne n’est attendu nulle part. j’aperçois un fou de bassan et j’aime vraiment les fous de bassan parce qu’ils peuvent se déboîter les ailes avant de plonger dans la mer pour attraper un poisson. imagine, se déboîter une partie du corps! attiré par l’odeur du sang de poisson le fou de bassan nage jusqu’à nous et étienne lui tend un poisson et dit « cet oiseau fait partie de ma famille, tout ça, les poissons, les phoques, l’eau – c’est ma famille »; ça me surprend.
nos yeux se rencontrent parce qu’il a toute mon attention maintenant. je me rends jusqu’à lui et le serre dans mes bras et il est le genre à pouvoir serrer et être serré pour de vrai et moi je ne suis pas de ce genre-là, quand quelqu’un me touche mon système d’alarme se déclenche et je fige sur place et me referme complètement. cette fois-ci c’est différent. je décide de l’embrasser et c’est parfait et simple et on s’embrasse longtemps et sans maladresse mais le moment a un début clairement défini et une fin clairement définie. puis il ramène le bateau au rivage pendant que je dépèce le poisson à l’arrière avec son couteau épouvantablement affûté, offrant les retailles aux goélands et aux fous de bassan. il me laisse sur le quai. on se dit merci. on se dit au revoir et je me concentre sur chacun de mes pas, au lieu de regarder derrière.
je suis étendue de tout mon long sur la glace du chemung. le vent coule sur mon corps comme la pluie qui tombe, emportant avec lui les pièces auxquelles je ne peux m’accrocher.
il me dit qu’il veut mourir très lentement pour ne rien manquer. je lui dis que je ne suis pas aussi courageuse, je veux tout manquer.
le vent de glace chante une seule note, suspendue et sans parole, sans jamais reprendre son souffle; une intensité bienveillante.
il me parle de se dissocier lentement – un recul méthodique jusqu’au fin fond du décor. dans un tout autre souffle, il me parle de se battre corps et âme jusqu’à la fin.
une bouillie de neige fondante cicatrise le trou dans la glace et la ligne commence à figer. je garde le vent du dedans et le souffle du dehors à la même température.
il interprète les signes et prédit ce qui sera demain. je fais l’inventaire des questions passées sous silence, me demande laquelle renferme le plus de regrets.
il démarre le camion et me dit de monter. je lui dis « je rentre à pied ». il hoche la tête, ferme la portière et rejoint la terre ferme, où il s’arrête et attend jusqu’à ce que je me retourne vers la rive.
tu as huit ans et ta mère décide que le temps est venu pour toi d’aller dormir chez ta tante, pour aucune raison valable mis à part que c’est un rite de passage qu’elle doit rayer sur la liste de ton développement, tu trouves que c’est la pire idée du monde et il y a assez d’anxiété dans ton ventre pour fournir le sud de l’ontario en électricité jusqu’à la prochaine génération, mais ta mère dit que tu y vas quand même et tu décides de prier dieu pour qu’il intervienne parce que c’est la seule chose qui te vient en tête pour te sauver et parce que pour une raison obscure que tu ne comprends pas, le père noël et la fée des dents n’existent pas mais dieu lui oui, apparemment.
ta mère vous met toi et ta sœur dans sa dodge familiale vert forêt avec des panneaux en faux bois sur les côtés et vous conduit d’abord à ingersoll et ensuite à kitchener pour la soirée pyjama, que tu t’imagines maintenant comme un séjour en prison et voilà que la météo te le confirme parce que c’est le mois d’août et que l’humidité t’asphyxie sur la banquette arrière, tes jambes nues collées au siège en vinyle, toutes les fenêtres ouvertes, même celle du coffre.
tu pries tout le long jusqu’à ingersoll parce que dieu aime la détermination et que tu n’es pas une lâche, et ton répertoire de prières a beau être minable et ressassé, tant pis, tu sais que ce n’est pas l’originalité qui impressionne le dieu qu’on t’a présenté mais la détermination et le travail acharné et le sacrifice, donc tu arrêtes de t’en faire et tu reprends ton notre père ponctué de « par pitié mon dieu faites qu’elle me laisse pas chez matante merveille pour la fin de semaine ».
vous roulez sur la 401 quand le ciel devient beaucoup trop sombre pour quatre heures de l’après-midi et ta mère dit avec un ton d’aventurière baveuse « on s’en va tout droit dans l’œil de la tempête » juste avant que tu aperçoives une envolée grandiose de bardeaux gros comme des faucons, leur poigne vaincue, amputée du toit d’une grange.
il commence à pleuvoir aussi fort que n’importe quel orage au mois d’août et il y a des éclairs, pas les éclairs diffus ni de chaleur auxquels tu es habituée, mais de la vraie de vraie foudre, le vent souffle dans tous les sens et ta mère range la voiture sur le bord de la route parce que la visibilité est trop mauvaise pour conduire, ses mains agrippant le volant comme si la force de ses doigts était la dernière chose qui gardait la voiture sur ses roues.
ta mère se retourne sur le siège conducteur et crie « mettez-vous en boule si l’auto bascule », possibilité qui jusqu’ici n’avait traversé l’esprit de personne sur la banquette arrière, mais ta mère insiste et remonte les genoux des deux côtés du volant vers sa poitrine pour vous montrer comment faire.
le bruit est le bruit le plus assourdissant que tu aies jamais entendu, comme le bruit amplifié des vieilles balayeuses avant qu’on sache que l’exposition prolongée au bruit endommageait l’ouïe, et c’est tellement bruyant que tu peux crier aussi fort que possible sans que personne t’entende, donc c’est exactement ce que tu fais.
tu cries « je veux pas aller chez matante » encore et encore.
tu ne cries pas « par pitié dieu sauvez-nous » ni « je veux pas mourir maintenant ».
le gros de la tempête est passé après quelques minutes à peine, et ta mère ramène maladroitement la voiture sur la 401. vous filez le long de clôtures en fil de fer et de camions tordus et renversés, sous des viaducs qui ressemblent à des ruines – seules les tiges de maïs se tiennent droites dans les champs, leurs feuilles récoltées.
tu te dis qu’il est hors de question que vous poursuiviez votre route jusque chez matante merveille après pareille apocalypse météo et tu attends avec impatience la bonne nouvelle, mais ta mère ne dit rien à propos de ce qui vient de se passer ni à propos d’un quelconque changement de programme.
elle conduit simplement jusque chez ta tante, vous dépose toi et ta sœur, et s’en va alors que tu restes plantée là sur la pelouse brûlée de banlieue, les tiges de gazon mortes te piquant les orteils, et tu te demandes pour la toute première fois si dieu existe vraiment, ou si c’est possible que ta mère soit plus puissante que lui.
plus tard ce soir-là, le bulletin de nouvelles apprend à ta mère que vous étiez à cent mètres de la mort au cœur de la tornade f4 qui a frappé la 401.
la prochaine fois que le tonnerre gronde ta mère vous dit que tout va bien, tout va bien, tout va bien mais ta sœur ne la croit pas une seconde et elle pète les plombs et quand aucun adulte n’est capable de la calmer ils viennent te chercher, et pour le reste de ta vie tu regrettes de ne pas avoir su la tenir et murmurer à son oreille que les binesiwag sont toujours là pour nous protéger. les binesiwag ne sont là que pour nous aimer.
route de terre
fenêtres baissées
ma petite, trop parfaite pour ce monde
l’immédiat des moustiques
l’humidité asphyxiante
mon petit oiseau qui chante
une ogichidaakwe de cinq ans
pleurant en silence, larmes pétrifiées sur la banquette arrière
jusqu’à ce que le barrage éclate enfin
tu es le souffle au-dessus de la glace du lac. tu es celle
à qui les grands-mères chantent au travers des rapides.
tu es la semence
épargnée des alliés. l’espace entre les étreintes
elle va toujours s’en souvenir
tu es rébellion, résistance, ré-imagination
son corps se souviendra
tu es routes arrachées, barricades de vingt-sept jours, l’antithèse des prospecteurs miniers
elle est incapable d’en parler pendant un an, le sixième de sa vie
pour chacune de tes questions il y a une histoire cachée sous la peau des forêts. prends-les comme flammèche, comme nourriture, comme chansons d’amour, comme médecine. tu es d’un lieu d’une inébranlable puissance, celle qui détient nos histoires, celle qui se prononce
la possibilité pour les mots prononcés pris en embuscade
tu n’es pas un réservoir pour la honte du colonisateur blanc,
même si je suis le refuge qui t’a failli.
une fois arrivés à vegas on avait campé dans le stationnement de l’hôtel stardust. un gars blanc du kentucky dans le vr juste à côté de nous avait aidé ma mère à déplier les extrémités de notre tente-roulotte pendant que je tournais la manivelle. durant une semaine entière ma mère avait cuisiné nos repas sur le poêle coleman avec tout ce qu’elle trouvait dans notre glacière bleue. on se levait tôt le matin, parce que le soleil de plomb du nevada sur l’asphalte noir rendait la tente-roulotte beaucoup plus chaude qu’elle ne l’avait jamais été en forêt. en journée, on se baignait dans la piscine de l’hôtel stardust, et on se promenait un peu partout à la recherche de nourriture et d’essence, ni l’une ni l’autre facile à trouver.
dans le stationnement de l’hôtel stardust il y avait une petite bâtisse avec des toilettes, des lavabos et une douche payante pour les campeurs, et rendus au sixième jour, ma mère avait déboursé vingt-cinq sous en argent américain pour qu’on puisse tous les quatre prendre une douche, et elle nous avait montré comment nous laver nous-mêmes et laver nos cinq paires de bobettes sales. on avait accroché nos sous-vêtements sur la corde jaune que ma mère avait tendue de l’extrémité de la roulotte jusqu’à un poteau électrique. j’avais sorti de ma poche la montre numérique que j’avais trouvée dans les toilettes et m’étais assise sur l’asphalte, curieuse de savoir combien de temps il faudrait à l’air chaud et assoiffé pour sécher mes petites culottes.
au matin du septième jour, l’homme du kentucky avait aidé ma mère à remballer les côtés de la roulotte, j’avais baissé le toit avec la manivelle et on était partis, vers le nord et l’est. l’utah et le colorado avaient défilé sous nos yeux et juste après la frontière du nebraska, j’avais commencé à voir des panneaux pour carhenge. mon cerveau d’enfant de dix ans s’était donné pour mission de diriger la voiture vers carhenge, le célèbre lieu spirituel aux pierres mythiques construit par des druides anciens. c’était exactement le genre d’intervention spirituelle dont on avait tous besoin, dont tout le monde avait besoin à mon avis. à partir de dix-huit heures ma mère avait commencé à chercher un endroit où camper de toute façon alors je lui avais soigneusement indiqué l’emplacement de la ville d’alliance et le camping de roulottes sunset, un hommage à l’herbe brûlée, aux jeunes arbres agonisants et aux décorations en plastique longeant les rangées de roulottes en vinyle blanc jauni.
il s’avère que carhenge est une réplique exacte de stonehenge, alors je n’avais pas été trop déçue quand la madame du camping m’avait appris que stonehenge était en fait en angleterre. réplique pas tout à fait exacte par contre, carhenge étant plutôt fait de vieilles voitures peintes en gris. maman avait dit que c’était ridicule. mes frères s’en foutaient complètement. après m’être assurée que tout le monde dormait, j’étais sortie par la fenêtre de la roulotte et je m’étais rendue à carhenge, mon petit canoë en écorce de bouleau dans ma main moite d’enfant.
je dormais avec canoë chaque nuit parce que sans lui c’était l’insomnie. je ne le traînais pas partout avec moi comme certains enfants font avec leur doudou, mais j’avais toujours très hâte de le retrouver chaque soir. il était toujours là pour moi, et c’est pour ça que je l’aimais.
en vérité, c’était plus fort que ça. je l’aimais plus que quiconque et plus que quoi que ce soit d’autre à l’époque. aujourd’hui encore. sans canoë je sentais que je suffoquais et que je me désintégrais et ça m’était insupportable. avec lui, je baignais sans effort aucun dans un lac de quiétude.
quand je suis enfin arrivée devant carhenge, en pleine nuit aérienne du nebraska, j’ai passé mon doigt le long de la plaque indiquant que jim reinders a créé la sculpture à la mémoire de son père. j’ai essayé de m’imaginer les instants qui s’étaient empilés les uns sur les autres pour en arriver au résultat : trente-huit vieilles voitures pour construire le cercle, trois trilithes debout à l’intérieur du cercle, une pierre-talon, une pierre des sacrifices, deux pierres de position et un trou d’aubrey. j’ai marché jusqu’au centre du cercle, les voitures comme des échafaudages qui soutenaient le ciel. je me suis étendue au milieu en position fœtale. moi et mon canoë.
c’est le shérif qui m’a trouvée. je me suis réveillée au contact de sa main sur mon épaule droite, au moment où il murmurait « maudits peaux-rouges ».
je lui ai donné un coup de pied dans le tibia, misant sur la protection que m’offrait mon corps d’enfant de dix ans et sur un semblant d’honneur de sa part.
j’ai crié « maudite police », parce que ça faisait du bien.
j’ai remarqué le premier reflet avant l’aube, waaseyaaban se faufilant pour éclairer à contre-jour son fusil, parce que nous sommes tout sauf stupides.
dans la foulée de tout ce qui a suivi – ma mère qui prenait ma défense devant le shérif, le shérif qui menaçait de me poursuivre pour agression, le soleil qui ne tarissait jamais – j’ai oublié canoë dans la prairie morte, seul au beau milieu du rien spectaculaire.
on est rentrés directement à la maison, s’arrêtant pour dormir dans des motels crades en bordure de route plutôt que dans des campings de roulottes.
des mois allaient passer avant que je puisse revoir canoë. la respiration me manquait rien qu’à y penser.
lettres. recherches. courrier.
distance. temps. mémoire.
canoë est enfin rentré à la maison, blotti dans du papier bulles et dans un petit cercueil en carton avec des timbres américains et le mot fragile écrit sur la boîte. notre réunion a surtout été soulagement. l’odeur du tout va bien, le cocon de quelqu’un qui est toujours là pour toi. j’ai pris la décision de ne plus jamais amener canoë dehors. maman était d’accord, mais elle a proposé de le sortir une toute dernière fois, question de célébrer son retour.
maman, canoë et moi étions assis sur la banquette avant pendant qu’elle nous conduisait à travers l’automne, le long d’une route de terre bordée d’érables rouge sang, au-delà de l’entrée du dépotoir. il était tard dans la saison, les feuilles allaient tomber à tout moment. nous avons observé depuis la voiture des groupes de quatre ou cinq cygnes siffleurs, les ailes défroissées, danser dans les airs au-dessus des montagnes de déchets pourris, puis rejoindre leurs camarades qui se détendaient dans le champ brun automne, en route vers le sud. en route vers mieux.