Jacqueline avait résolu d’abandonner, sans délai, les Sablons.
Aussitôt le notaire parti, elle rassembla tous ses domestiques ; prétextant un revers de fortune inattendu, elle les congédia, non sans avoir gratifié chacun d’eux d’un souvenir particulier et d’affectueuses paroles.
Puis, elle reçut Vallières qui lui renouvela ses protestations de dévouement sincère et de discrétion absolue et se retira visiblement ému…
Elle fit ensuite ses adieux à Mlle Marie Verdier dont elle était à cent lieues de soupçonner l’intrigue avec son père ; et elle lui exprima avec beaucoup d’affabilité tous ses regrets d’être obligée de se séparer d’elle.
L’institutrice, qui s’était composé une attitude de tristesse simple et sans excès, ne sut prononcer que quelques paroles toutes de convenable banalité… Mais, lorsqu’elle franchit le seuil du salon, une expression de menace, de rancœur, se répandit sur ses traits…
L’instant le plus douloureux était venu pour Jacqueline…
Ayant appelé près d’elle le vieux valet de pied Bontemps et sa fille Marianne qui avait été la nourrice du petit Jean, elle leur dit avec l’accent de la plus touchante simplicité :
– Mon cher Bontemps, vous m’avez dit que vous comptiez vous retirer avec votre fille à la campagne… aux environs de Paris, dans une petite maison que vous avez achetée avec vos économies ?
– Oui, madame.
– Je suis ruinée, complètement ruinée. Il ne me reste plus rien ; je vais être obligée de travailler.
– Est-ce possible ?
– Cela ne m’effraie pas, au contraire ; mais comme je ne pourrai plus m’occuper de mon fils, je viens vous demander de le prendre avec vous… Ah ! c’est un rude sacrifice que je m’impose… Me séparer de ce petit être que j’adore pardessus tout… C’est affreux, voyez-vous… mais il le faut ! Écoutez-moi, Bontemps, et vous aussi Marianne. Je veux que mon fils soit avant tout un honnête homme… Je sais qu’il ne peut pas tomber en de meilleures mains que les vôtres, voilà pourquoi je vous le confie et je vous remercie d’avance de ce que vous ferez pour lui.
– Croyez, madame, affirmait le vieux Bontemps que nous sommes très touchés…
– Oh ! oui, alors…, déclarait Marianne tout près de pleurer.
– Vous acceptez ?
– De grand cœur, fit Bontemps…, et comptez sur nous… Nous l’aimons tant ce cher petit… Il est si doux, si bon et si beau !
Jacqueline qui sentait son cœur se briser, ajouta :
– Emmenez-le dès ce soir… Cela vaudra mieux. Dès que j’aurai trouvé un logement, je vous enverrai mon adresse. Oh ! j’irai voir souvent mon chéri… Et puis, vous me l’amènerez aussi, n’est-ce pas ?
– Oh ! oui madame…, sanglotait Marianne, gagnée par le chagrin de sa maîtresse…
Courageuse jusqu’au bout, Jacqueline achevait :
– Me Vigneron vous fera parvenir régulièrement la pension du cher petit. Allons, embrassez-moi, Marianne, et vous aussi, mon cher Bontemps… Vous, au moins, vous êtes de vrais amis.
Puis, appelant son fils, qui jouait dans une pièce voisine, Jacqueline le prit sur ses genoux ; et, dissimulant l’atroce douleur qui la déchirait, elle fit :
– Mon mignon, je vais être obligée de partir en voyage…
– Tu m’emmènes avec toi, maman chérie ? s’écria aussitôt le bambin.
– Non, mon petit, c’est impossible.
– Tu seras longtemps partie ?
– Quelques jours seulement… Pendant ce temps-là, tu t’en iras à la campagne avec Bontemps et ta nourrice.
Et Marianne intervenant, promit :
– Vous verrez, monsieur Jean, comme vous serez heureux avec nous… Vous vous amuserez bien… Il y a un petit âne avec une belle voiture…
– Un petit âne ! s’écriait l’enfant, avec l’adorable versatilité de son âge. Oh ! je veux partir tout de suite, tout de suite… Tu veux bien, maman ?
– Oui, oui, mon ange… Va, amuse-toi, sois heureux.
Et l’étreignant une dernière fois contre son cœur, elle fit toute pantelante :
– Je t’aime et je te bénis !
Puis, se tournant vers Bontemps et sa fille, elle ajouta :
– Emmenez-le ! Je n’en peux plus ! c’est trop ! À bientôt ! À bientôt !
La fille du banquier, demeurée seule au château, commença ses préparatifs de départ, puisant dans la beauté de son acte l’héroïsme dont elle avait besoin pour aller jusqu’au bout de sa tâche.
Comme vers le soir, elle se disposait à se rendre à la gare… une sonnerie retentit dans le petit salon…
– Qui peut téléphoner à cette heure ? se demanda la jeune femme.
Et se rendant à l’appareil, elle saisit le récepteur et écouta…
Soudain… son visage se convulse.
Un cri étouffé s’échappe de sa gorge…
Jacqueline vient d’entendre et de reconnaître la voix de son père qui lui clamait :
– Ma fille… ma fille… pardonne-moi !
Convaincue qu’elle était l’objet d’une atroce hallucination, elle s’enfuit à travers les grandes pièces vides… gagna le parc… et disparut sous les arbres, s’enfonçant peu à peu dans la nuit qui s’était refermée sur elle.
*
Le lendemain matin, de très bonne heure, une jeune femme, en grand deuil, et qui semblait brisée de fatigue, suivait, une valise à la main, une rue déserte de Neuilly.
À plusieurs reprises, haletant, oppressée, elle avait dû s’arrêter pour reprendre haleine.
Or, depuis un moment déjà… une ombre… dont il lui eût été impossible de s’expliquer l’origine… s’était attachée à ses pas… s’arrêtant avec elle, fluide, impalpable, étrange, mystérieuse…
Était-ce quelque protecteur envoyé de là-haut ?
Était-ce la menace de nouveaux malheurs et de pires détresses ?
Quelle était cette ombre ?
– Une lettre pour vous, madame Bertin.
– Merci, madame Chapuis.
– Comment cela va-t-il, ce matin ? Pas trop fort, n’est-ce pas ? En voilà des yeux rouges !… Je parie que vous avez encore pleuré toute la nuit.
– Mais non, j’ai très bien dormi…
– Il ne faut pas me dire cela, mon enfant. Vous avez du chagrin, ma pauvre petite…
Et Mme Chapuis, personne d’une quarantaine d’années, à la tenue extrêmement correcte, à la physionomie avenante et sympathique, ajouta, tout en enveloppant d’un regard de bienveillance émue, une ravissante jeune femme qui, vêtue d’une robe noire toute simple, demeurait debout dans l’entrebâillement d’une porte :
– Il n’y a pas très longtemps que vous êtes chez moi… Eh bien, je ne vous le cacherai pas, rien qu’en vous voyant, j’ai deviné que vous étiez une brave créature ; et si jamais vous avez besoin de moi je ne vous en dis pas davantage.
– Moi aussi, je me suis aperçue combien vous étiez bonne, répliquait la jeune femme d’une voix aux vibrations harmonieuses.
– Allons, bon ! le téléphone ! Il faut que je redescende au bureau… Au revoir, mon enfant, et bon courage.
Celle que Mme Chapuis venait d’appeler « mon enfant » avec tant d’insistance, rentra aussitôt dans une chambre des plus simples, mais très propre, et presque gaie… Puis, s’asseyant devant une table à ouvrage, elle décacheta la lettre que venait de lui remettre Mme Chapuis et lut ce qui suit :
Chère Madame,
Tout d’abord, laissez-moi vous dire que nous avons été bien heureux d’avoir de vos nouvelles et que votre petit Jean se porte à merveille. Les premiers jours, le soir surtout, il a pleuré en demandant sa maman… Mais nous l’avons consolé de notre mieux en lui promettant que nous le conduirions bientôt vous voir. Il a dansé de joie quand je lui ai lu votre lettre ; et j’ai dû la lui donner pour qu’il la garde sur son cœur ! C’est un vrai chérubin du bon Dieu ! Nous sommes satisfaits de savoir que vous êtes tombée à Neuilly sur une bonne pension de famille et que vous avez déjà trouvé quelques leçons de piano et d’anglais. En tout cas, chère madame, vous pouvez compter entièrement sur notre dévouement ainsi que sur notre discrétion.
Mon père se joint à moi pour vous adresser tous ses respects.
MARIANNE BONTEMPS.
au Verger… Loisy (Seine-et-Oise).
Un post-scriptum à la grosse écriture mal formée suivait ces lignes :
Marianne me tient la main pour t’envoyer mille caresses… en attendant de te voir bientôt, toi… ma vraie petite maman.
Ton petit garçon qui t’aime,
Jean.
La jeune femme approcha de ses lèvres la tendre et naïve missive… Puis ses yeux se dirigèrent vers le portrait de son fils.
– Mon Jeannot chéri, murmura-t-elle. Oh ! oui, comme je t’aime ! Désormais, tu es tout pour moi… mon bien-aimé !
Réconfortée par l’amour maternel, la jeune femme se coiffa d’un modeste chapeau autour duquel s’enroulait un long voile de crêpe… et, prenant un carton à musique, elle partit après avoir envoyé un long baiser à l’image radieuse de son enfant. Vite, elle gagna la rue, marchant d’un pas rapide, assuré, lorsque soudain, elle s’arrêta, tandis qu’un nom lui échappait :
– Monsieur Vallières !
Un homme d’une soixantaine d’années s’approchait d’elle, son chapeau à la main en une attitude pleine de déférence affectueuse.
– Madame, fit-il, je vous demande pardon de vous aborder ainsi. Mais puisque j’ai l’avantage de vous rencontrer en ce lointain quartier où j’avais une course à faire, me sera-t-il permis de vous demander de vos nouvelles et de celles de votre cher petit Jean ?
– Mon fils est à la campagne, chez les Bontemps, répliquait la maman du petit Jean. Quant à moi, je vais aussi bien que possible… Et vous, cher monsieur ?
– J’ai eu la chance de trouver une situation, qui, sans valoir celle que j’occupais auprès de Monsieur votre père…
– Monsieur Vallières, interrompit la jeune femme en pâlissant… vous m’avez donné, récemment, dans de bien cruelles circonstances, une preuve d’amitié loyale que je n’ai pas oubliée !… Eh bien, laissez-moi vous dire que pour vous comme pour tous, Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux, a cessé d’exister pour faire place à Mme Jeanne Bertin… professeur de piano et d’anglais… Vous voyez… je me suis tenu parole… je travaille… Et j’en suis toute fière et très heureuse…
– Vous êtes la plus noble femme que j’aie jamais connue… affirma Vallières en s’inclinant respectueusement devant Jacqueline qui reprit :
– Excusez-moi, monsieur Vallières… je suis attendue et je ne voudrais pas être en retard… Donnez-moi de temps en temps de vos nouvelles. Je demeure tout près d’ici, à Neuilly, 10, impasse Saint-Ferdinand… Mais pas un mot à personne, je vous en prie.
– Je vous le promets.
*
La fille du banquier continua sa route. Absorbée par les souvenirs douloureux et angoissants que sa rencontre avec Vallières venait de réveiller en son cœur, elle n’avait pas remarqué que, depuis un moment, elle était suivie par un jeune homme à la silhouette élégante, aux allures aristocratiques, mais dont l’air de morgue et d’arrogance révélait à la fois le cerveau étroit et l’âme ingrate.
Au moment où Jacqueline atteignait l’avenue de Neuilly, l’inconnu accéléra le pas, comme s’il voulait dépasser Jacqueline. Mais il s’arrêta, songeant :
– Décidément, ce n’est pas une femme que l’on peut aborder dans la rue.
Et, contemplant d’un regard flambant de passion malsaine, l’exquise et frêle créature qui, toute à ses pensées, c’est-à-dire rien qu’à son devoir, traversait la chaussée pour se diriger vers la station du tramway à vapeur Saint-Germain-Porte-Maillot, il murmura, sur le ton de la plus insolente fatuité :
– Quelle adorable maîtresse je vais avoir !
Regagnant une auto fermée, très basse et très puissante, et qui stationnait à l’angle de la rue Saint-Pierre et de l’avenue, il lança impérieusement au wattman impeccable en sa livrée marron aux boutons d’or, où s’incrustait largement une couronne de marquis :
– Teddy, rue de Varennes, et très vite n’est-ce pas ?
Puis, tout en s’installant sur les coussins gris perle de la voiture, il grommela :
– Quoi qu’il arrive, et quoi qu’il m’en coûte, cette femme sera à moi !
Celui qui venait ainsi de décréter avec tant de cynique désinvolture la conquête ou plutôt le déshonneur de Jacqueline n’était autre que le jeune marquis César de Birargues, vice-président du Polo-Club, trésorier du cercle des Sports et des Arts, champion de golf, prince du tennis et « roi du cotillon » !
Tous ces titres, d’ailleurs, ne l’empêchaient nullement d’être le snob le plus insupportable et le personnage le plus inutile de la terre.
Le duc, son père, excellent gentilhomme, avait en vain cherché à éveiller dans l’âme de son fils les sentiments d’honneur chevaleresque de tradition dans la famille. La duchesse, noble femme toute de vertu souriante et de charme captivant, avait dû, elle aussi, renoncer à lui prodiguer ses excellents conseils.
À sa majorité, quittant la somptueuse demeure que, depuis le XVIIe siècle, les Birargues occupaient au faubourg Saint-Germain, César s’était installé avenue Henri-Martin, dans un luxueux appartement de garçon… où il menait depuis près de deux ans… l’existence la plus désordonnée, ne rendant aux siens que des visites rapides et intéressées.
Aussi, grandes furent la surprise et la joie de sa sœur, la jolie et délicate Gisèle, lorsque, vers dix heures du matin, elle vit entrer le marquis dans le vaste salon où, depuis un moment déjà, elle s’exerçait sur un magnifique piano aux gammes chromatiques et aux arpèges les plus ardus.
– Bonjour, César ! s’écria-t-elle en courant embrasser son frère qu’elle ne pouvait juger qu’à travers la limpidité de son cœur virginal.
– Bonjour, mignonne, répondit le champion de tennis… Tu es en train d’étudier… Aussi, je te laisse.
– Non, reste…, suppliait gentiment Gisèle. Les instants que tu nous consacres sont si rares que je m’en voudrais de te les disputer même pour Beethoven ou pour Mozart.
César ripostait, cherchant à se mettre à l’unisson :
– J’en suis d’autant plus charmé que tu adores la musique.
– C’est un art si admirable.
– Es-tu en progrès ?
– Mme Bertin m’affirme que oui.
– Mme Bertin ? questionnait le « roi du cotillon » avec l’hypocrisie d’un « roué ».
– Mon nouveau professeur…, expliquait Gisèle. Je l’attends d’un moment à l’autre… et je suis persuadée qu’elle se fera un plaisir de te dire elle-même ce qu’elle pense de moi…
– Je suis très pressé…, affirmait César de Birargues.
– Oh ! Reste un peu, insistait Gisèle, je tiens beaucoup à ce que tu voies Mme Bertin… C’est une personne très distinguée, très douce… qui a eu, paraît-il, de gros revers de fortune… Elle nous a été recommandée par M. l’abbé Villetot… le premier vicaire de Saint-Philippe-du-Roule. Si tu pouvais lui procurer quelques leçons, je t’assure que tu ferais une bonne action… car cette jeune femme est tout à fait intéressante.
– Oh ! moi, les leçons de piano, ce n’est guère mon affaire, ripostait le « roi du cotillon » d’un air d’indifférence affectée… lorsqu’une porte s’ouvrit, livrant passage à une femme de chambre qui annonça :
– Mme Bertin.
Simplement… modestement… Jacqueline s’avançait, vite rejointe par Gisèle qui, gracieusement, présentait :
– Mon frère le marquis César de Birargues… Mme Bertin, mon professeur.
Saluant avec déférence, César fit aussitôt :
– Ma sœur, madame, m’a tant dit de bien de vous que je ne puis être que très flatté de faire votre connaissance.
– Mlle Gisèle me connaît depuis très peu de temps, répliquait la fille du banquier… Je crains qu’elle ne s’aperçoive très tôt combien elle exagère mes mérites.
– Je suis sûr, au contraire, protestait César, que ma sœur ne se trompe pas et que chaque heure que vous lui consacrez lui permettra de découvrir en vous de nouvelles et précieuses qualités.
À ce compliment, un peu trop direct pour une première rencontre, Jacqueline rougit légèrement ; et, après s’être inclinée avec une aisance discrète qui révélait une parfaite éducation mondaine, elle s’en fut déposer son carton de musique sur le piano.
– C’est cela, travaillons ! s’écria joyeusement Mlle de Birargues.
– Suis-je de trop ? demanda César, en esquissant un geste de sortie.
– Pas du tout ! lança Gisèle.
– Alors, commençons, fit gracieusement la fille du banquier.
Jacqueline, qui avait suivi jadis en bénévole les cours du Conservatoire, se montra non seulement excellente maîtresse, mais aussi véritable et vibrante artiste, achevant ainsi, sans s’en douter, d’exacerber la passion qu’elle avait inspirée à César.
La leçon était presque terminée, lorsque la femme de chambre reparut, prévenant que la baronne d’Orsel demandait Mlle Gisèle au téléphone.
La jeune fille déclara :
– C’est pour notre vente de charité… Vous permettez, madame Bertin ?
– Certainement, mademoiselle.
– Mon frère va vous tenir compagnie.
À peine avait-elle disparu que César, incapable de se maîtriser davantage, se levait brusquement, s’en allait droit à Jacqueline, et attaquait d’une voix que le désir faisait trembler :
– Madame, vous allez dire que je suis le plus maladroit et le plus insensé des hommes… mais je suis incapable de vous dissimuler plus longtemps le sentiment que vous m’avez inspiré.
À cette déclaration, aussi brutale qu’inattendue, Jacqueline était restée toute interdite.
– Monsieur, balbutia-t-elle, en se levant à son tour, je vous prie de cesser une plaisanterie qui m’est d’autant plus pénible…
Elle n’acheva pas…
Cédant à la fougue d’un tempérament naturellement emporté, César s’emparait de force des mains de la jeune femme et s’écriait avec un accent de passion véritablement insultante et sans vergogne :
– Écoutez-moi… je vous en supplie. Le premier jour où vous êtes venue ici… vous avez produit sur moi une impression tellement foudroyante que j’ai attendu que vous sortiez… Alors, je vous ai suivie, sans que vous vous en doutiez, jusque là-bas, à Neuilly… oui, jusqu’au seuil de cette pension de famille où vous demeurez, dans une chambre dont se contenterait à peine une ouvrière… Toujours à votre insu, je me suis attaché à vos pas… J’ai vécu avec vous ce véritable enfer qu’est l’existence à Paris d’une femme jeune, jolie, dénuée de ressources et qui se croit obligée de gagner sa vie par son travail… Votre courage tranquille, votre résignation touchante n’ont fait que grandir l’irrésistible sentiment que vous m’avez inspiré… Car je vous aime, madame, je vous adore à un point que je ne saurais vous exprimer… c’est-à-dire… à en devenir fou… à en perdre la tête… Voilà pourquoi, puisque les préjugés du monde auquel j’appartiens ne me permettent pas de vous donner mon nom, je vous conjure de me laisser faire de vous la femme la plus heureuse et la plus adorée.
Superbe d’honnêteté sereine, Jacqueline avait écouté sans un mot, sans un geste, la tirade classiquement enflammée du snob. Ce fut seulement quand il eut terminé qu’elle reprit, non plus de sa voix si naturellement douce et enveloppante, mais sur un ton de mépris glacial :
– Vous êtes gentilhomme, monsieur de Birargues ?
– De vieille race et je m’en vante.
– Alors, pourquoi vous conduisez-vous comme un manant ?
– Vous dites ? s’exclama César, cinglé par cette virulente apostrophe.
– Je dis, monsieur, qu’en abusant de ma situation pénible pour me faire une déclaration aussi outrageante, et cela dans la maison de vos parents, vous avez agi d’une façon indigne d’un homme d’honneur.
– Ne soyez pas implacable, et laissez-moi…
– Retirez-vous, monsieur… ou c’est moi qui m’en vais !
Intimidé par l’autorité souveraine qu’exprimaient le verbe et l’attitude de Jacqueline, César de Birargues balbutia :
– Je n’insiste pas, madame, mais rien ne m’empêchera de penser à vous, et d’espérer quand même.
Gisèle revenait souriante… César, reprenant instantanément sa physionomie habituelle, fit d’un air dégagé :
– Cette fois, petite sœur, je te laisse. Mais je tiens à te dire que le peu de temps que j’ai passé auprès de Mme Bertin n’a fait que grandir en moi le désir de la connaître davantage.
Et il s’en fut, un mauvais sourire aux lèvres, tandis que Gisèle, s’installant à son piano, modulait les premiers accords de l’adorable « Clair de lune », de Werther, où Massenet, notre Musset lyrique, semble avoir voulu faire passer en un frissonnement divin toute la douceur et la tendresse humaine… À mesure que les notes s’égrenaient et que son élève, toute à la musique, laissait errer sur ses lèvres un sourire de joie contemplative et chaste, Jacqueline, dont le visage reflétait une indicible tristesse, demeurait penchée vers son élève, au-dessus du clavier ; et comme deux larmes tombaient sur les touches blanches, Gisèle releva la tête.
Effrayée par cette manifestation subite de déchirante détresse, elle eut un cri d’effroi… Instinctivement, ses bras se nouèrent autour du cou de la jeune femme, et plongeant son regard clair dans les yeux noyés de la malheureuse, elle interrogea :
– Qu’avez-vous, chère madame ?
– Je pense à mon fils ! murmura Jacqueline en laissant retomber sa tête sur l’épaule de son élève.
*
Ce soir-là, Jacqueline, après avoir couru le cachet toute la journée, rentrait à Neuilly, vers sept heures du soir… Avant de descendre à la table d’hôte prendre son repas du soir, elle monta dans sa chambre.
Comme elle ouvrait sa porte, un cri de surprise lui échappa. Sur une table, au milieu de la pièce, dans une cage en osier, deux jolis pigeons blancs la saluaient d’un roucoulement de bon augure.
La jeune femme s’aperçut qu’une lettre était attachée à l’un des barreaux de la cage… Elle la décacheta, et lut ces quelques mots, qui la plongèrent aussitôt dans la stupéfaction la plus vive :
Madame, si quelqu’un vous menace, rendez la liberté à ces pigeons… J’accourrai à votre secours… Je veille sur vous !
JUDEX.
– Judex. Encore Judex !… murmurait la fille du banquier, oppressée. Quel est ce nouveau mystère ? Oh ! savoir ! Oui, tout savoir !… Mais, à quoi bon ?… Mieux vaut oublier ! Le coupable a subi un châtiment terrible… Je n’ai plus qu’à prier pour lui… Quant à ce justicier inconnu qui, après avoir frappé mon père, se fait aujourd’hui mon défenseur, je ne veux et ne dois rien accepter de lui… Quoi qu’il puisse m’arriver, ces oiseaux resteront à jamais enfermés dans leur cage.
Et, tout en enveloppant d’un regard de bonté attendrie les deux pigeons qui, simultanément, eurent un léger et gracieux battement d’ailes, Jacqueline se prit à murmurer :
– C’est étrange ! Il me semble que me voilà plus tranquille !
Et joignant les mains, elle ajouta, sublime en sa résignation de martyre volontaire :
– Merci, mon Dieu. Faites que mon fils soit heureux. Je n’ai pas le droit de vous en demander davantage !
Dans la nuit qui suivit les obsèques du banquier Favraux, une automobile, sans phares ni lanternes, s’arrêtait, vers une heure du matin, en face du petit cimetière des Sablons.
Deux hommes en descendaient aussitôt. L’un, très grand, à l’allure aristocratique, aux traits d’une beauté étrange et à l’expression d’indomptable volonté, se drapait dans une ample cape noire. Il était coiffé d’un chapeau de feutre mou, dont l’un des bords se relevait d’une façon cavalière.
L’autre, plus petit, mais nerveux, robuste, bien musclé, portait un élégant costume de sport en velours gris. Une casquette de même teinte surmontait une figure toute de jeunesse ardente en même temps que de précoce maturité.
– Roger, fit à voix basse le premier des deux personnages, tu es bien sûr que nous n’avons pas été suivis ?
– Absolument sûr.
– Tu n’as rien oublié ?
– Rien… Jacques.
– Alors… viens !
La route était déserte… Aucun bruit ne s’élevait aux alentours… De gros nuages voilaient la lune et les étoiles… et l’on distinguait à peine, à deux cents mètres de là, quelques maisons isolées, révélant la présence d’un village endormi.
L’homme à la cape noire gagna la grille du cimetière, dont il fit jouer la serrure à l’aide d’une clef toute neuve, choisie dans un trousseau abondamment garni. Puis, suivi de son compagnon, qui s’était emparé d’un sac de voyage en cuir jaune et d’un paquet, long, étroit, enveloppé dans de la serge verte, il pénétra dans le champ de l’éternel repos.
Après un rapide salut aux morts, qui montrait que les deux mystérieux individus n’étaient nullement de vulgaires bandits ou d’immondes violateurs de tombes, ils s’avancèrent sans la moindre hésitation vers une petite chapelle qui servait de sépulture à la famille Favraux…
Après en avoir ouvert la porte à l’aide d’une seconde clef, également neuve et empruntée au même trousseau, ils s’enfermèrent mystérieusement dans le monument funéraire… Au bout d’une demi-heure environ, ils en ressortaient emportant un corps enveloppé d’un blanc linceul qu’ils s’en furent déposer avec précaution sur les coussins, à l’arrière de la voiture…
L’homme au complet de velours gris rentra dans le cimetière… où il demeura un assez long instant…
Puis il reparut, son sac et son paquet à la main ; et, regagnant l’auto où son ami avait pris place, il murmura d’une voix qui n’était pas sans trahir une légère émotion :
– Tout est en ordre et nul ne se doutera jamais…
– Alors… filons ! coupa net l’homme au manteau noir qui semblait exercer sur son associé un ascendant considérable.
Après avoir mis le moteur en marche, Roger sauta sur le siège, s’empara du volant, et démarra avec l’adresse tranquille d’un chauffeur accompli… La voiture qui filait tous feux éteints, à une allure raisonnable, disparut bientôt dans la nuit.
Une heure après, elle s’arrêtait au pied d’une colline assez élevée dominant la vallée de la Seine et surmontée par les ruines d’une vieille et vaste demeure historique que la tradition, en souvenir des drames sanglants qui s’y déroulèrent au moyen âge, a surnommée le Château Rouge.
Après avoir remisé leur voiture dans une sorte de garage aux trois quarts dissimulé sous un épais manteau de lierre, et dont la fermeture métallique, réglée par un mécanisme secret, apparaissait d’une solidité à toute épreuve, Jacques et Roger, qui semblaient doués tous deux d’une remarquable vigueur physique, s’emparèrent à nouveau du corps et entreprirent l’ascension d’un sentier rocailleux, escarpé, qui aboutissait aux ruines encore imposantes de l’antique repaire féodal…
Ils traversèrent ensuite plusieurs salles dont il ne restait plus que de vagues pans de murs aux trois quarts écroulés et quelques arceaux brisés au milieu desquels nichaient de nombreuses corneilles…
Enfin, ils arrivèrent devant une sorte d’anfractuosité où se dressaient de robustes piliers de granit soutenant une lourde voûte encore solide et qui devait abriter jadis les sous-sols du château.
Sans doute l’un des deux hommes appuya-t-il sur quelque ressort invisible, car une dalle assez large bascula sur elle-même laissant apercevoir les montants d’une échelle en fer qui, solidement fixée à la muraille, se perdait dans le sol.
Jacques et Roger s’y engagèrent avec leur fardeau ; la dalle, automatiquement, se referma derrière eux.
– Frère…, fit Roger sur un ton qui révélait une affection sans bornes et une déférence absolue. Tu as donc résolu de laisser la vie à ce misérable ?
– Peut-être ! répliqua énigmatiquement l’homme à la cape noire, tandis qu’au lointain, parmi les ruines, une chouette, en un vol éperdu, rythmait son sinistre hululement.
*
Le lendemain soir, dans un vaste et lumineux laboratoire où se trouvaient rassemblés, à côté d’appareils électriques aux formes les plus étranges, tous les instruments nécessaires à un chimiste expert en son art, Jacques et Roger considéraient le corps du banquier Favraux qui, toujours inerte dans son suaire, était étendu sur un chevalet à la forme de table opératoire.
– Tout est prêt ? demanda Jacques, dont le visage était empreint d’une sorte d’autorité mystique.
– Oui, frère, répliqua Roger.
– Tu crois qu’il va revenir à la vie ?
– J’en suis sûr !
– Bien !
Roger, encore hésitant, demandait d’une voix grave, émue :
– Pourquoi veux-tu soustraire ce misérable au châtiment qu’il a cent fois mérité ? Pourquoi veux-tu qu’au lieu de se réveiller entre les planches de son cercueil… ses yeux aperçoivent encore la lumière et ses poumons aspirent librement l’air pur de la vie ?
– Parce qu’il le faut !
– Pourtant… rappelle-toi notre serment !
– Roger, déclara gravement, solennellement, l’aîné des deux frères, auquel un costume de velours noir au dolman boutonné jusqu’au col donnait presque l’allure d’un héros légendaire… Mon ami… mon frère… je t’en prie… pour l’instant, ne m’interroge pas… Bientôt, tu sauras, et tu m’approuveras !… Mais quoi qu’il arrive, je prends tout sur moi… tout ! Réveille cet homme !
Sans rien répliquer, Roger se dirigea vers une armoire en verre… Il y choisit une fiole qui contenait un liquide laiteux dont il remplit une seringue Pravez, et, s’emparant du bras glacé de Favraux, il y pratiqua une forte injection…
Dix minutes s’écoulèrent sans que le banquier donnât le moindre signe de vie. Puis, lentement, en imperceptibles soubresauts, le cœur recommença à battre, le sang circula de nouveau… Un long soupir s’exhala de la bouche, qui, avidement, s’était entrouverte… Les paupières se soulevèrent, se refermèrent, battirent plus fort découvrant enfin un œil atone et bientôt éclairé d’une lueur vague… Le cerveau se réveillait à son tour.
Favraux ne se rappelait rien encore ; mais il commençait à percevoir les objets… La silhouette altière et menaçante de Jacques se dessinait de plus en plus précise dans l’énigme qui l’entourait… Enfin, le père de Jacqueline, qui avait l’impression de sortir d’un sommeil sans rêve, bégaya d’une voix étouffée :
– Où suis-je ?
– En mon pouvoir…, répliqua Jacques d’une voix terrible.
– Qui donc êtes-vous ?
– Je suis Judex !
À ce nom, le banquier eut un cri d’épouvante…
Instantanément, il se souvenait de la minute effroyable où tout s’était brisé en lui… Ce toast aux fiancés… les dix heures sonnant à l’horloge… puis… plus rien… le néant… la mort !… Et voilà que tout à coup, il revivait, il ressuscitait face à face avec Judex… en tête à tête avec son bourreau !
Il voulut réagir… entamer une lutte… mais l’étreinte puissante de Roger l’immobilisa aussitôt… tandis que Jacques, après avoir appuyé sur un bouton électrique, approchait de son visage un appareil téléphonique, branché sur quelque poste lointain, inconnu, et lui ordonnait sur un ton impérieux :
– Favraux !… Demandez pardon à votre fille !…
– Non, non… laissez-moi…, écumait le banquier. C’est un guet-apens… un attentat abominable… Vous n’avez pas le droit…
– Demandez pardon à votre fille ! insistait l’implacable justicier…
Dompté par cette force qu’il devinait formidable, hypnotisé par la flamme qui brillait dans le regard de Judex, le père misérable, désarmé, impuissant, hurla, dans la véhémence d’un désespoir inutile :
– Ma fille !… ma fille !… je te demande pardon !
Jacqueline n’avait donc pas été comme elle le croyait, le jouet d’une hallucination étrange.
C’était bien son père qui, ce soir-là, avait parlé à son enfant !
Moralement écrasé par cette formidable épreuve, en même temps que brisé physiquement par les efforts qu’il avait tentés pour se dégager, Favraux avait de nouveau perdu connaissance.
Combien de temps demeura-t-il ainsi, prostré, anéanti, privé de toute notion de vie ?… Quand il reprit ses sens, il eût été lui-même parfaitement incapable de le préciser.
Il constata d’abord avec stupeur, puis avec épouvante, qu’il était étendu sur une sorte de lit de camp, dans une étroite cellule pénitentiaire, à la porte en chêne plein, percée d’un étroit guichet grillagé puis, détail étrange, qu’il était vêtu du costume réglementaire des détenus de l’État.
– Je suis perdu…, songea-t-il avec terreur. Cet homme me tient… Il ne me lâchera jamais.
Un soupir immense gonfla sa poitrine. Un cri rauque s’échappa par trois fois de ses lèvres qui s’étaient recouvertes d’une écume sanglante :
– Judex !… Judex !… Judex !…
Retombant sur sa couche, le banquier, repris d’un désir intense de liberté, mordu, tenaillé par sa passion pour Marie Verdier dont il revoyait le regard profond, dont il entendait la voix troublante, eut alors un éclair d’espérance…
– Qui sait…, se demanda-t-il, si ces gens non point pour me châtier de mes prétendus crimes mais pour se livrer sur moi à quelque chantage, m’ont ainsi séquestré ?
Ignorant que pour tous, sauf pour ses deux geôliers, il reposait au fond d’une tombe dans le cimetière des Sablons, le marchand d’or raisonnait :
– Oui… ce doit être cela… Tout cet appareil romanesque n’a été inventé que pour me frapper, m’influencer, me terroriser… et me priver des moyens dont un homme de ma force dispose encore même au fond du cachot le plus solidement cadenassé. Mais nous allons bien voir… Si c’est une question de rançon, je suis prêt à la discuter… je paierai un million… deux… trois, si c’est nécessaire… quitte ensuite à les récupérer par la force… Mais je sortirai vivant d’ici !…
Alors… il sembla au misérable que de l’autre côté de la muraille s’élevait un ricanement fait de moquerie sans pitié et de sinistre défi.
Le père de Jacqueline tressaillit… dressant l’oreille. Puis, se levant, il promena son regard autour de lui… Bientôt, il recula, repris de frayeur, la gorge serrée… la sueur aux tempes. En haut de la muraille, au-dessus d’une table garnie d’un pot à eau et d’une cuvette en grès, tel un œil implacable et décidé à ne pas lui laisser un instant de répit, un miroir métallique, manœuvré par une main invisible, l’épiait, le suivait dans tous ses mouvements, dans ses moindres gestes, sans qu’il pût échapper à son inexorable surveillance.
Le banquier eut un rugissement de bête traquée… Il avait compris que ce miroir était là pour permettre à ses bourreaux de se repaître de ses souffrances… de triompher férocement de son immense douleur et de sa lente agonie !
Sa captivité se compliquait d’une nouvelle et atroce torture, celle qui consiste, pour un prisonnier, à sentir peser sur soi la perpétuelle observation d’un geôlier… non seulement le jour, mais la nuit, pendant le sommeil sans trêve… et après s’être vu retrancher de toute espèce de commerce humain, de se replier en soi-même, de se réconforter dans l’isolement total de son être, il allait donc lui être interdit de pleurer tout à son aise sur l’amertume d’un désespoir atroce !
L’être violent qu’était Favraux se rebella contre cette nouvelle épreuve.
– Non, non, pas ça, pas ça ! clama-t-il, en une crise de furie orgueilleuse.
Et, s’emparant d’une serviette placée sur la table, il se haussa sur la pointe des pieds et voulut en recouvrir le miroir… Mais le linge s’embrasa en une flamme rapide qui, en un clin d’œil, le volatilisa.
Le banquier, ivre de rage, s’élança en un bond formidable vers le miroir dont il chercha à s’emparer pour le détruire en miettes. Mais une très forte décharge électrique le renversa, tandis que tout près s’élevait, pour la seconde fois, le ricanement diabolique qui le fit frémir cette fois… d’une indicible épouvante.
– C’est l’enfer… l’enfer ! bégaya le père de Jacqueline avec un rictus de damné.
Mais tout à coup, un nouveau cri lui déchira la gorge. En face de lui… sur le mur… tandis qu’un crépitement léger se faisait entendre, des lettres fulgurantes apparaissaient sur le pan de muraille près de la porte… et voici ce qu’il lut :
Banquier Favraux,
Je vous avais condamné à mort… Votre fille, en abandonnant généreusement sa part d’héritage à l’Assistance publique, vous a sauvé la vie ; mais je vous condamne à la réclusion perpétuelle.
JUDEX !
– À la réclusion perpétuelle ! répéta le marchand d’or en claquant des dents.
Évoquant la silhouette énigmatique de cet étrange personnage qui s’était proclamé le justicier de ses crimes, Favraux comprit toute l’horreur de sa situation, toute l’étendue de sa misère… Il ne pouvait plus douter… Il ne pouvait plus espérer… Il n’était pas, ainsi qu’il l’avait cru un instant, l’otage de bandits audacieux et prêts à le remettre en liberté, moyennant finances ; il se trouvait entre les mains d’un homme, d’un inconnu qui s’était donné, ou bien avait reçu la mission de venger ses victimes !
– C’est fini… bien fini…, songeait le misérable. Plus de marchandage équivoque… Pas d’évasion possible… C’est la prison jusqu’au bout… la réclusion perpétuelle… entre ces quatre murs… et sous le regard du terrible miroir !
Alors, il se mit à pleurer, le fier agioteur… le voleur doré… l’assassin sans scrupules… Il pleura, non pas de remords et de honte… mais de colère et de rage… Il pleura sur cette vie de vanité, de luxe, de volupté et de puissance… Il pleura sur cette femme tant désirée… sur la seule créature qui eût réussi à lui inspirer une de ces passions morbides qui suffisent à pervertir les cœurs les plus dignes, à entamer les cerveaux les mieux résistants… Ce fut à peine si, dans son désarroi, il s’arrêta à la pensée de sa fille, sacrifiée par lui à ses intérêts et à ses appétits… Un instant, l’image exquise de l’adorable petit Jean sembla devoir purifier ses larmes… Mais ce ne fut qu’un éclair… Égoïstement, férocement, il en revint presque aussitôt à lui-même, à sa douleur à lui… à sa détresse affreuse… et, tendant le poing vers le mur où les lettres de feu s’étaient évanouies, il s’écria… tout en s’effondrant sur le sol :
– Judex !… Judex !… Je sais maintenant pourquoi tu ne m’as pas tué tout à fait !
De l’autre côté, dans le vaste et lumineux laboratoire, Judex, quittant la machine électrique qui lui a permis de projeter dans la cellule le verdict dont il a frappé Favraux, a rejoint son frère…
Grâce au miroir mobile que Roger fait habilement manœuvrer à l’aide d’une manette à arc concentrique, tous deux contemplent le marchand d’or… qui gît sur la dalle de son cachot… les épaules secouées par des soubresauts convulsifs et râlant sans arrêt son effroyable désespoir.
Judex se penche vers son compagnon et lui demande sur un ton plein de gravité :
– Eh bien, Roger ?
– Frère, tu as raison, répond le jeune homme d’un ton mystérieux. Elle ne pourra pas nous en vouloir !…
Le Callyx-Bar, situé dans une rue toute proche de la place de la Madeleine, est un de ces établissements au luxe criard et à l’aménagement ultra-moderne tels que, depuis plusieurs années, il s’en est fondé dans les quartiers de Paris où l’on s’amuse. Dirigé par une tenancière sans scrupule et fréquenté par une clientèle interlope, il est l’un des endroits où se retrouvent de préférence les rastas chics et les métèques inquiétants à l’affût de fructueuses aventures.
On y rencontre aussi quelques fêtards qui, par snobisme inconscient, se plaisent en ces compagnies regrettables, en ces promiscuités dangereuses, et trouvent « bien parisien » de s’entretenir dans le plus hideux argot avec les demoiselles aux mœurs faciles qui, juchées sur de hauts tabourets, semblent rechercher l’oubli de leur misère morale dans la dégustation de boissons fortement alcoolisées.
Ce jour-là, vers trois heures, le Callyx-Bar était presque vide… Dans un coin, à l’écart, un homme de vingt-huit à trente ans, assez joli garçon, vêtu avec une élégance d’un goût douteux, les doigts chargés de bagues clinquantes, et la cravate ornée d’une perle trop grosse pour être vraie, était attablé auprès d’une jeune femme brune d’une rare beauté, et qui… immobile… le regard sombre et le visage anxieux, semblait plongée dans une profonde rêverie que son voisin, visiblement préoccupé lui-même, semblait décidé à respecter.
Machinalement, celui-ci s’était emparé d’un journal qui traînait sur la banquette et s’était mis à le parcourir d’un air détaché, distrait, indifférent… Mais bientôt, son attention parut s’éveiller… Ses sourcils se froncèrent, sa bouche prit une expression d’amertume encore plus grande ; et, passant la feuille à sa compagne, il fit, tout en lui désignant un écho de première page :
– Lis… c’est très intéressant.
Avec un geste nerveux, la jeune femme s’empara du journal… Presque aussitôt ses traits reflétèrent une expression d’émotion farouche, haineuse… tandis que ses lèvres remuaient automatiquement, répétant chaque mot de l’entrefilet :
La mort du banquier F… a eu un mystérieux épilogue… Rompant ses fiançailles avec M. de la R…, la fille du regretté financier a disparu après avoir donné toute sa fortune aux pauvres… Les uns la disent entrée dans un couvent… les autres partie en Amérique. Mystère !…
– Tout cela, fit la belle créature en haussant les épaules, ne ressuscitera pas Favraux et ne nous rendra pas ses millions.
– En attendant, je me demande ce que nous allons devenir, scandait l’homme, visiblement désemparé.
– Dire que notre plan a failli réussir, reprenait Marie Verdier… L’avais-je assez affolé, ce cher Favraux ! Il allait m’épouser, moi, l’institutrice de son petit-fils… Je me faisais assurer par contrat les deux millions qu’il m’avait offerts de lui-même ! Six mois après, j’étais veuve !…
Puis, enveloppant son amant d’un regard qui était tout le crime, elle soupira :
– On peut le dire : nous avons passé à côté du bonheur !
Mais, redevenant soudain ce qu’elle était encore un an auparavant, c’est-à-dire, la belle, l’impérieuse Diana Monti, l’habituée des tripots cosmopolites et la soupeuse des casinos méditerranéens, elle fit :
– Il ne s’agit pas de se laisser abattre. Dès à présent, il faut songer à l’avenir. Tu viens de me dire que tu avais rendez-vous ici avec le marquis César de Birargues ?
– Je l’attends.
– Qu’est-ce que ce marquis ?
– Un jeune snob que j’ai connu il y a quelque temps au cercle mixte de la rue Washington, une nuit qu’il perdait gros… J’étais en fonds ; je lui ai prêté cinquante louis qu’il m’a rendus le lendemain… Nous sommes devenus une paire d’amis… Il me prend pour le baron Moralès et ne m’a jamais demandé ni mon extrait de naissance ni mon casier judiciaire. C’est un très gentil garçon… pas fier… fêtard en diable… bien fils à papa… colossalement riche et suffisamment poire pour qu’en s’y prenant adroitement, nous en tirions la forte somme.
– Parfait ! Parfait ! scandait la Monti, fort intriguée.
Moralès poursuivait :
– Il m’a confié l’autre soir qu’il était fort épris d’une jeune et « honneste » dame qui affiche une inattaquable vertu.
Il n’acheva pas…
César de Birargues s’avançait vers lui, daignant atténuer l’expression volontairement impertinente de son visage, par un sourire quelque peu familier.
Moralès se levant fit avec effusion :
– Cher marquis… voulez-vous me permettre de vous présenter mon amie… Mademoiselle Diana Monti… l’artiste lyrique dont je vous ai déjà parlé ?
– Mademoiselle… tous mes compliments, ravi… enchanté…, affirma le « roi du cotillon » en dévisageant Diana derrière son monocle, d’un air connaisseur et satisfait.
– Veuillez vous asseoir… marquis…, invitait gracieusement la Monti.
Tandis que César s’installait en face d’elle, Moralès attaquait sur un ton d’égalité parfaitement familière :
– Et ces amours ?
– Eh bien, justement, ça ne va pas, répliquait le « roi du cotillon » dont la naïveté égalait parfois l’orgueil.
Fort habilement, l’aventurière déclarait :
– Messieurs, si vous avez à parler de choses intimes, permettez-moi de me retirer.
Mais César, galamment, protestait :
– Du moment que vous êtes l’amie du baron Moralès, je ne dois pas avoir plus de secrets pour vous que je n’en ai pour lui.
Encouragé par un rapide coup d’œil de sa maîtresse, le rasta insinua aussitôt :
– Vous avez raison cher ami, car Diana peut nous être d’un excellent conseil.
– J’en suis persuadé, acquiesçait César qui, poussant l’inconscience jusqu’à son extrême limite, fit à Diana et à Moralès le récit de sa rencontre avec Jeanne Bertin, terminant par cette déclaration emphatique : Vous me direz que je suis complètement idiot… c’est fort possible… Mais je suis amoureux comme un collégien… et je sens très bien que si cette femme me repousse, la vie me deviendra absolument insupportable.
– Vous dites que cette personne est professeur de piano de Mademoiselle votre sœur ? interrogeait Diana.
– Parfaitement.
– Par qui lui a-t-elle été présentée ?
– Par l’intermédiaire de l’abbé Villetot, vicaire de Saint-Philippe-du-Roule. J’ai su également qu’elle avait fait passer quelques annonces dans les journaux…
– Et elle demeure ?
– 10, impasse Saint-Ferdinand, à Neuilly.
Avec un aplomb inouï, Diana formula :
– Si vous voulez m’écouter, marquis, avant quarante-huit heures, cette femme vous appartiendra.
– Est-ce possible ? sursauta César.
– Vous pouvez avoir confiance en Diana, insinuait Moralès, c’est une femme extraordinaire.
Le « roi du cotillon » reprenait :
– J’en suis persuadé… Cependant, je suis curieux de savoir comment mademoiselle va s’y prendre.
– Cela vous coûtera dix mille francs, posa cyniquement la Monti.
Et, considérant avec une expression d’ironie discrète César de Birargues qui semblait complètement ahuri, elle poursuivit :
– Vous allez voir combien c’est simple… Nous faisons enlever la belle… Laissez-moi vous expliquer… Nous faisons enlever la belle… tout doucement… tout gentiment… par des gens qui s’y connaissent… Je réponds de leur tact et de leur discrétion… Je vous préviens… Vous arrivez… Vous la sauvez… La reconnaissance la jette dans vos bras… et le tour est joué.
– Vous voyez ! faisait constater Moralès, ce n’est pas bien difficile…
César, devenu songeur, gardait un silence hésitant, partagé entre la crainte des responsabilités et l’acuité de son désir.
– Peut-être, observa Moralès, trouvez-vous que dix mille francs c’est trop cher ?
Piqué au vif dans sa vanité, César regimba.
– Pas du tout… Il n’y a pas de question d’argent pour moi… Mais… un enlèvement, c’est grave !
– Premièrement, la personne est majeure, rassurait Diana… Secondement, je puis vous affirmer que tout sera si bien réglé et si bien mis en scène, que nul ne soupçonnera que vous êtes l’instigateur du complot. D’ailleurs, je ne vois que ce moyen. Il est classique… Neuf fois sur dix, il réussit, vous auriez bien tort de refuser.
– Je verrai.
– Ces choses-là demandent à être exécutées promptement…, pressait la Monti. Et il ne tient qu’à vous que, dès demain, tout soit terminé.
– Dès demain ?