Table des matières
L’homme est la seule créature qui soit susceptible d’éducation. Par éducation l’on entend les soins (le traitement, l’entretien) que réclame son enfance1, la discipline 2 qui le fait homme, enfin l’instruction avec la culture3. Sous ce triple rapport, il est enfant4, — élève5, — et écolier6.
Aussitôt que les animaux commencent à sentir leurs forces, ils les emploient régulièrement, c’est-à-dire d’une manière qui ne leur soit point nuisible à eux-mêmes. Il est curieux en effet de voir comment, par exemple, les jeunes hirondelles, à peine sorties de leur œuf et encore aveugles, savent s’arranger de manière à faire tomber leurs excréments hors de leur nid. Les animaux n’ont donc pas besoin d’être soignés, enveloppés, réchauffés et conduits, ou protégés. La plupart demandent, il est vrai, de la pâture, mais non des soins. Par soins, il faut entendre les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible. Si, par exemple, un animal, en venant au monde, criait comme font les enfants, il deviendrait infailliblement la proie des loups et des autres bêtes sauvages qui seraient attirées par ses cris.
La discipline7 nous fait passer de l’état d’animal à celui d’homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct, et il faut qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres.
L’espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d’elle-même par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui appartiennent à l’humanité. Une génération fait l’éducation de l’autre. On en peut chercher le premier commencement dans un état sauvage ou dans un état parfait de civilisation ; mais, dans ce second cas, il faut encore admettre que l’homme est retombé ensuite à l’état sauvage et dans la barbarie.
La discipline empêche l’homme de se laisser détourner de sa destination, de l’humanité, par ses penchants brutaux. Il faut, par exemple, qu’elle le modère, afin qu’il ne se jette pas dans le danger comme un farouche ou un étourdi. Mais la discipline est purement négative, car elle se borne à dépouiller l’homme de sa sauvagerie ; l’instruction au contraire est la partie positive de l’éducation.
La sauvagerie est l’indépendance à l’égard de toutes les lois. La discipline soumet l’homme aux lois de l’humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. Ainsi, par exemple, on envoie d’abord les enfants à l’école, non pour qu’ils y apprennent quelque chose, mais pour qu’ils s’y accoutument à rester tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, afin que dans la salle ils sachent tirer à l’instant bon parti de toutes les idées qui leur viendront.
Mais l’homme a naturellement un si grand penchant pour la liberté, que quand on lui en laisse prendre d’abord une longue habitude, il lui sacrifie tout. C’est précisément pour cela qu’il faut de très bonne heure, comme je l’ai déjà dit, avoir recours à la discipline, car autrement, il serait très difficile de changer ensuite son caractère. Il suivra alors tous ses caprices. On ne voit pas que les sauvages s’accoutument jamais à la manière de vivre des Européens, si longtemps qu’ils restent à leur service. Ce n’est pas chez eux, comme Rousseau et d’autres le pensent, l’effet d’un noble penchant pour la liberté, mais une certaine rudesse, qui vient de ce qu’ici l’homme ne s’est pas encore en quelque sorte dégagé de l’animal. Nous devons donc nous accoutumer de bonne heure à nous soumettre aux préceptes de la raison. Quand on a laissé l’homme faire toutes ses volontés pendant sa jeunesse et qu’on ne lui a jamais résisté en rien, il conserve une certaine sauvagerie pendant toute la durée de sa vie. Il ne lui sert de rien d’être ménagé pendant sa jeunesse par une tendresse maternelle exagérée, car plus tard il n’en rencontrera que plus d’obstacles de toutes parts, et il recevra partout des échecs lorsqu’il s’engagera dans les affaires du monde.
C’est une faute où l’on tombe ordinairement dans l’éducation des grands, que de ne jamais leur opposer de véritable résistance dans leur jeunesse, sous prétexte qu’ils sont destinés à commander. Chez l’homme, le penchant pour la liberté fait qu’il est nécessaire de polir sa rudesse ; chez l’animal, au contraire, l’instinct dispense de cette nécessité.
L’homme a besoin de soin et de culture. La culture comprend la discipline et l’instruction. Aucun animal, que nous sachions, n’a besoin de la dernière. Car aucun n’apprend quelque chose de ceux qui sont plus âgés, excepté les oiseaux qui apprennent leur chant. Les oiseaux, en effet, sont instruits en cela par leurs parents, et c’est une chose touchante de voir, comme dans une école, les parents chanter de toutes leurs forces avant leurs petits et ceux-ci s’efforcer de tirer les mêmes sons de leurs jeunes gosiers. Si l’on veut se convaincre que les oiseaux ne chantent pas par instinct, mais apprennent réellement à chanter, il y a un moyen décisif : c’est d’enlever à des serins la moitié de leurs œufs et d’y substituer des œufs de moineau, ou encore de mêler avec leurs petits des moineaux tout jeunes. Qu’on les mette dans une cage d’où ils ne puissent entendre les moineaux du dehors ; ils apprendront le chant des serins et l’on aura ainsi des moineaux chantants. Il est dans le fait très-étonnant que chaque espèce d’oiseaux conserve à travers toutes les générations un certain chant principal ; la tradition du chant est bien la plus fidèle qui soit au monde.
L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le fait. Il est à remarquer qu’il ne peut recevoir cette éducation que d’autres hommes, qui l’aient également reçue. Aussi le manque de discipline et d’instruction chez quelques hommes, en fait de très-mauvais maîtres pour leurs élèves. Si un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu’on peut faire de nous. Mais, comme l’éducation, d’une part, apprend quelque chose aux hommes, et d’autre part, ne fait que développer en eux certaines qualité, il est impossible de savoir jusqu’où vont nos dispositions naturelles. Si du moins on faisait une expérience avec l’assistance des grands et en réunissant les forces de plusieurs, cela nous éclairerait déjà sur la question de savoir jusqu’où l’homme peut aller dans cette voie. Mais c’est une chose aussi digne de remarque pour un esprit spéculatif que triste pour un ami de l’humanité, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu’à eux et ne prendre aucune part aux importantes expériences que l’on peut pratiquer sur l’éducation, afin de faire faire à la nature un pas de plus vers la perfection.
Il n’y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne soit capable d’apercevoir dans l’âge mûr en quoi il a été négligé, soit dans la discipline, soit dans la culture (car on peut nommer ainsi l’instruction). Celui qui n’est point cultivé est brut8 ; celui qui n’est pas discipliné est sauvage9. Le manque de discipline est un pire mal que le défaut de culture, car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis qu’on ne peut plus chasser la sauvagerie et corriger un défaut de discipline. Peut-être l’éducation deviendra-t-elle toujours meilleure, et chacune des générations qui se succéderont fera-t-elle un pas de plus vers le perfectionnement de l’humanité ; car c’est dans le problème de l’éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. On peut marcher désormais dans cette voie. Car on commence aujourd’hui à juger exactement et à apercevoir clairement ce qui constitue proprement une bonne éducation. Il est doux de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l’éducation et que l’on peut arriver à lui donner la forme qui lui convient par excellence. Cela nous découvre la perspective du bonheur futur de l’espèce humaine. —
L’esquisse d’une théorie de l’éducation est un noble idéal, et qui ne nuirait en rien, quand même nous ne serions pas en état de le réaliser. Il ne faut pas regarder une idée comme chimérique et la donner pour un beau rêve, parce que des obstacles en arrêtent la réalisation.
Un idéal10 n’est autre chose que la conception d’une perfection qui ne s’est pas encore rencontrée dans l’expérience. Telle est, par exemple, l’idée d’une république parfaite, gouvernée d’après les règles de la justice. Est-elle pour cela impossible ? Seulement il faut d’abord que notre idée ne soit pas fausse, et ensuite qu’il ne soit pas absolument impossible de vaincre tous les obstacles qui peuvent s’opposer à son exécution. Si, par exemple, tout le monde mentait, la franchise serait-elle pour cela une pure chimère ? L’idée d’une éducation qui développe dans l’homme toutes ses dispositions naturelles est vraie absolument.
Avec l’éducation actuelle les hommes n’atteignent pas du tout le but de leur existence, car quelle diversité n’y a-t-il pas dans leur manière de vivre ! Il ne peut y avoir d’uniformité parmi eux qu’autant qu’ils agissent d’après les mêmes principes et que ces principes deviennent pour eux comme une seconde nature. Nous pouvons du moins travailler au plan d’une éducation conforme au but qu’on doit se proposer11, et laisser à la postérité des instructions qu’elle pourra réaliser peu à peu. Voyez, par exemple, les oreilles d’ours : quand on les tire du pied même de la plante, elles ont toutes la même couleur ; quand au contraire on en sème la graine, on obtient des couleurs toutes différentes et les plus variées. La nature a donc mis en elles certains germes, et il suffit, pour les y développer, de semer et de planter convenablement ces fleurs. Il en est de même chez l’homme !
Il y a beaucoup de germes dans l’humanité, et c’est à nous à développer proportionnellement nos dispositions naturelles, à donner à l’humanité tout son déploiement et à faire en sorte que nous remplissions notre destination. Les animaux remplissent la leur spontanément et sans la connaître. L’homme au contraire est obligé de chercher à atteindre la sienne, mais il ne peut le faire qu’autant qu’il en a une idée. L’accomplissement de cette destination est même entièrement impossible pour l’individu12. Si l’on admet un premier couple réellement cultivé, il faut encore savoir comment il a formé ses élèves. Les premiers parents donnent à leurs enfants un premier exemple ; ceux-ci l’imitent, et ainsi se développent quelques dispositions naturelles. Mais toutes ne peuvent être cultivées de cette manière, car la plupart du temps les exemples ne s’offrent aux enfants que par occasion. Les hommes n’avaient autrefois aucune idée de la perfection dont la nature humaine est capable ; nous-mêmes nous ne la possédons pas encore dans toute sa pureté. Aussi bien est-il certain que tous les efforts individuels qui ont pour but la culture de nos élèves ne pourront jamais faire que ceux-ci viennent à remplir leur destination. Ce ne sont pas les individus, mais l’espèce seule qui peut arriver à ce but.
L’éducation est un art dont la pratique a besoin d’être perfectionnée par plusieurs générations. Chaque génération, munie des connaissances des précédentes, est toujours plus en mesure d’arriver à une éducation qui développe dans une juste proportion et conformément à leur but toutes nos dispositions naturelles, et qui conduise ainsi toute l’espèce humaine à sa destination. — La Providence a voulu que l’homme fût obligé de tirer le bien de lui-même, et elle lui dit en quelque sorte : « Entre dans le monde. J’ai mis en toi toutes sortes de dispositions pour le bien. C’est à toi qu’il appartient de les développer, et ainsi ton bonheur ou ton malheur dépend de toi. » C’est ainsi que le Créateur pourrait parler aux hommes ! —
L’homme doit d’abord développer ses dispositions pour le bien ; la Providence ne les a pas mises en lui toutes formées ; ce sont de simples dispositions, et il n’y a pas encore là de distinction de moralité. Se rendre soi-même meilleur, se cultiver soi-même, et, si l’on est mauvais, développer en soi la moralité, voilà le devoir de l’homme. Quand on y réfléchit mûrement, on voit combien cela est difficile. L’éducation est donc le problème le plus grand et le plus ardu qui nous puisse être proposé. Les lumières13 en effet dépendent de l’éducation, et à son tour l’éducation dépend des lumières. Aussi ne saurait-elle marcher en avant que pas à pas, et ne peut-on arriver à s’en faire une idée exacte que parce que chaque génération transmet ses expériences et ses connaissances à la suivante, qui y ajoute à son tour et les lègue ainsi augmentées à celle qui lui succède. Quelle culture et quelle expérience ne suppose donc pas cette idée ? C’est pourquoi elle ne pouvait paraître que fort tard, et nous-mêmes ne l’avons pas encore élevée à son plus haut degré de pureté. La question est de savoir si l’éducation dans l’individu doit imiter la culture que l’humanité en général reçoit de ses diverses générations.
Il y a deux choses dont on peut regarder la découverte comme la plus difficile pour l’humanité : l’art de gouverner les hommes et celui de les élever, et pourtant on dispute encore sur ces idées.