SOLIDARITÉS PROVINCIALES
Working Canadians: Books from the CCLH
Directeurs de la collection : Alvin Finkel et Greg Kealey
Le Comité canadien sur l’histoire du travail (CCHT) / Canadian Committee on Labour History (CCLH) est l’organisme canadien regroupant les historiens et d’autres universitaires qui s’intéressent à l’étude de la vie des travailleurs et travailleuses et de leurs luttes tout au long de l’histoire du Canada. Depuis 1976, le CCHT/CCLH publie Labour/Le Travail, la plus importante revue savante du Canada consacrée aux études ouvrières. Il publie également des livres, maintenant en collaboration avec AU Press, qui sont consacrés à l’histoire des travailleurs canadiens et de leurs organisations. Cette collection réunit principalement des documents accessibles au lectorat ouvrier et au lectorat universitaire, plutôt que simplement des études universitaires dans le domaine du travail. Elle comprend des recueils de documents, des histoires orales, des autobiographies, des biographies et des historiques de mouvements ouvriers provinciaux et locaux dans une optique populaire.
TITRES DE LA COLLECTION
Champagne and Meatballs: Adventures of a Canadian Communist
Bert Whyte, publié sous la direction et avec une introduction de Larry Hannant
Working People in Alberta: A History
Alvin Finkel, avec les contributions de Jason Foster, Winston Gereluk, Jennifer Kelly et Dan Cui, James Muir, Joan Schiebelbein, Jim Selby et Eric Strikwerda
Union Power: Solidarity and Struggle in Niagara
Carmela Patrias et Larry Savage
The Wages of Relief: Cities and the Unemployed in Prairie Canada, 1929-39
Eric Strikwerda
Provincial Solidarities: A History of the New Brunswick Federation of Labour/Solidarités provinciales : histoire de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick
David Frank
Histoire de la Fédération des
travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick
Copyright © 2013 David Frank
Publié par AU Press, Athabasca University
1200, 10011 – 109e Rue, Edmonton, AB T5J 3S8
ISBN 978-1-927356-29-6 (imprimé) 978-1-927356-30-2 (PDF) 978-1-927356-31-9 (epub)
Un volume de la collection « Working Canadians: Books from the CCLH » ISSN 1925-1831 (imprimé) 1925-184X (numérique)
Couverture et conception graphique : Natalie Olsen, Kisscut Design.
Imprimé et relié au Canada par Marquis Imprimeur.
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada
Frank, David
Solidarités provinciales : histoire de la Fédération des travailleurs et travailleuses
du Nouveau-Brunswick / David Frank; traduit par Réjean Ouellette.
(Working Canadians, ISSN 1925-1831; 6)
Traduction de : Provincial solidarities.
Comprend des réf. bibliogr. et un index.
Publ. aussi en formats électroniques.
Publ. en collab. avec le Comité canadien sur l’histoire du travail.
ISBN 978-1-927356-29-6
1. Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick—Histoire. 2. Syndicats — Nouveau-Brunswick — Histoire. 3. Mouvement ouvrier — Nouveau-Brunswick — Histoire. I. Comité canadien sur l’histoire du travail. II. Titre. III. Collection : Working Canadians (Edmonton, Alb.); 6.
HD6529.N4F7314 2013 331.88097151 C2012-906351-7
La publication de ce livre a bénéficié d’une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada en vertu du programme des Alliances de recherche universités-communautés.
Nous reconnaissons l’aide financière accordée par le gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.
Aide financière accordée par le gouvernement de l’Alberta par l’entremise de l’Alberta Multimedia Development Fund.
Pour toute autorisation excédant celle mentionnée dans le permis « Creative Commons », euillez prendre contact avec AU Press, à l’adresse suivante : aupress@athabascau.ca.
Table des sigles
Remerciements
INTRODUCTION « Artisans de l’histoire »
CHAPITRE 1 « Un fait accompli » 1913-1929
Le 16 septembre 1913
Avant la Guerre
L’indemnisation des accidentés du travail
La reconstruction
Élargir les horizons
« Pas de raccourci »
CHAPITRE 2 « Ce qui nous a été promis » 1930-1939
« Prévenir le chômage »
Un nouvel ordre politique?
Le droit à un syndicat
Miramichi et Minto
La Labour and Industrial Relations Act
Sortir de la Grande Crise
CHAPITRE 3 « Une province digne des héros » 1940-1956
À la défense de la démocratie
« Un plan pour la paix »
Le syndicalisme industriel
La légitimité industrielle
Le pouvoir et la politique
La centrale syndicale
CHAPITRE 4 « Le nouveau syndicalisme » 1957-1975
Des chances égales
Whitebone ou MacLeod
De nouveaux membres
Les employés du secteur public
Le développement et le sous-développement
Le regard vers l’avenir
CHAPITRE 5 « Sur la ligne » 1976-1997
Des journées de protestation
Des modérés et des militants
Renforcer la participation
Un plan d’action
McKenna et les syndicats
Soyons justes
ÉPILOGUE « Honorons le passé, bâtissons l’avenir »
Annexe : Membres affiliés, Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick, 1913-2011
Notes
Index
ACCL |
All-Canadian Congress of Labour (Congrès pancanadien du travail) |
AEFPNB |
Association des employés de la fonction publique du Nouveau-Brunswick |
AID |
Association internationale des débardeurs |
AIM |
Association internationale des machinistes |
CBRE |
Canadian Brotherhood of Railroad (plus tard Railway) Employees (Fraternité canadienne des employés de chemins de fer) |
CCF |
Co-operative Commonwealth Federation (Fédération du Commonwealth coopératif) |
CCT |
Congrès canadien du travail |
CETRA |
Centre d’éducation des travailleurs et travailleuses de la région de l’Atlantique |
CIO |
Comité pour l’organisation industrielle / Congrès des organisations industrielles |
CMTC |
Congrès des métiers et du travail du Canada |
CTC |
Congrès du Travail du Canada |
FTNB |
Fédération du travail du Nouveau-Brunswick / Fédération des travailleurs du Nouveau-Brunswick |
FTTNB |
Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick |
FTQ |
Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec |
IBEW |
International Brotherhood of Electrical Workers (Fraternité internationale des ouvriers en électricité) |
NBFLU |
New Brunswick Farmer-Labour Union (Union agraire-ouvrière du Nouveau-Brunswick) |
NPD |
Nouveau Parti démocratique |
OBU |
One Big Union |
OIT |
Organisation internationale du Travail |
SCFP |
Syndicat canadien de la fonction publique |
SCTP |
Syndicat canadien des travailleurs du papier |
SGDMR |
Syndicat des employés de gros, de détail et de magasins à rayons |
SIINB |
Syndicat des infirmières et infirmiers du Nouveau-Brunswick |
SIU |
Seafarers’ International Union (Syndicat international des marins) |
SNB |
Syndicat du Nouveau-Brunswick |
UIT |
Union internationale des typographes |
UMC |
Union des marins canadiens |
UMWA |
United Mine Workers of America (Mineurs unis d’Amérique) |
UNEP |
Union nationale des employés publics |
UPM |
Union des pêcheurs des Maritimes |
De nombreuses personnes et institutions ont contribué à la préparation de cet ouvrage, qui est l’une des principales réalisations du projet Histoire du travail au Nouveau-Brunswick, une alliance de recherche universités-communautés subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. L’appui généreux du Conseil a rendu possible la réalisation de plusieurs initiatives sur le terrain, y compris le présent livre. L’Université de Moncton et la University of New Brunswick ont apporté un appui essentiel à ce projet, qui s’est déroulé dans les deux langues officielles de la province et qui reposait sur la collaboration entre des chercheurs des deux universités provinciales. Les membres de l’équipe du projet ont mis à profit leurs propres travaux de recherche dans le domaine et ont aidé à l’élaboration de ce livre. À la University of New Brunswick, Linda Kealey, Greg Kealey et Bill Parenteau étaient toujours prêts à prodiguer leurs conseils et leur aide. Nelson Ouellet a développé le site Web du projet (http://www.lhtnb.ca) et coordonné le travail effectué à Moncton, avec l’assistance de Denise Paquette. Au Campus d’Edmundston de l’Université de Moncton, Nicole Lang a été un modèle d’efficacité et de collaboration en tout temps; dans le cadre de la production de ce livre, elle a fourni une aide aguerrie en matière de rédaction en collaborant avec notre excellent traducteur, Réjean Ouellette. Pendant toute la durée du projet, Carol Ferguson, notre chargée de projet à Fredericton, a joué un rôle indispensable en coordonnant le travail de l’équipe de recherche et de nos partenaires institutionnels. Des étudiants ont participé à titre d’assistants à plusieurs étapes de l’élaboration du livre, y compris à la recherche dans les archives et l’histoire orale. À la University of New Brunswick, il s’agit de Christo Aivalis, Matt Baglole, Jazmine Belyea, Dana Brown, Kim Dunphy, Kelly Flinn, Steven Hansen, Courtney MacIsaac, Patrick Marsh, Mark McLaughlin, Don Nerbas, Lisa Pasolli, Amy Wallace, Leta Waugh et Michael Wilcox; à l’Université de Moncton, il s’agit de Zoé Lessard-Couturier, Valerie McLaughlin et Philippe Volpé. C’est à l’insistance de Raymond Léger que j’ai entrepris des travaux de recherche dans le domaine de l’histoire du travail au Nouveau-Brunswick. Raymond apportait déjà de précieuses contributions dans le domaine à titre de chercheur, d’éducateur et de militant bien avant le début de ce projet; il est une source d’encouragement et de conseils depuis de nombreuses années. Jean-Claude Basque, directeur de l’éducation pour le Congrès du travail du Canada, a aussi été un défenseur de ce projet dès la première heure. Je suis très reconnaissant à George Vair, ancien président du Saint John and District Labour Council et un pionnier de l’histoire ouvrière de Saint John, qui a toujours été disposé à fournir une assistance pratique. Les Archives provinciales du Nouveau-Brunswick, sous la direction de Marion Beyea, ont accepté de conserver les documents de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick ainsi que l’histoire orale et les dossiers administratifs produits par le projet lors de la préparation de cet ouvrage. Dans les années 1990, le président de la Fédération, Tim McCarthy, appuya et encouragea l’idée de produire cet historique alors qu’elle faisait l’objet de discussions, comme le firent les membres du Comité d’éducation de la Fédération. Le regretté Blair Doucet, président de la Fédération à l’époque de l’organisation du projet, comprenait l’importance de faire connaître l’histoire du mouvement ouvrier aux membres des syndicats et au grand public. Son successeur, Michel Boudreau, a continué d’offrir son aide et sa collaboration en ce sens. Lors des dernières étapes du travail de rédaction, le fonds Busteed de la University of New Brunswick a facilité l’obtention de photographies. Je suis reconnaissant à Athabasca University Press d’avoir accepté de publier ce livre en versions anglaise et française, et je remercie en particulier Pamela MacFarland Holway, qui a supervisé le travail éditorial, et Natalie Olsen, qui a assuré la jolie conception graphique de l’ouvrage.
SOLIDARITÉS PROVINCIALES
Quand vous entrez dans la salle de conférence bondée, l’une des sentinelles à la porte vérifie vos titres de compétence. Êtes-vous un délégué? Un invité? Un observateur? Tous ceux qui sont ici ont reçu un mandat, et les hommes et les femmes qui forment l’assistance sont assis aux tables selon les groupes de travailleurs qu’ils représentent. Les murs sont décorés de bannières et les tables sont recouvertes de rapports et de résolutions. À l’avant, le président s’adresse à l’assemblée tantôt en anglais, tantôt en français, et la traduction est fournie à partir d’une cabine au fond de la salle. Des commentaires et des questions sont formulés aux microphones, dans la salle, puis l’on passe au vote. Ensuite, tout le monde se lève et se met à chanter. Certains des participants ne connaissent pas les couplets, mais tous entonnent le refrain de cet hymne presque aussi vieux que leur propre organisation. « Solidarité pour toujours / Solidarité pour toujours / Solidarité pour toujours / C’est l’union qui nous rend forts. » Une fois que les chants et les applaudissements se sont tus et que chacun s’est rassis, on passe au point suivant de l’ordre du jour. Pour les prochains jours, la grande salle de bal de l’hôtel est transformée en chambre de discussion d’un véritable parlement provincial du travail.
Voilà presque un siècle maintenant que se tiennent les réunions de cette assemblée, soit plus longtemps que dans presque toutes les autres provinces canadiennes. La Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick est loin d’être l’une des plus grandes fédérations provinciales du Canada, mais c’est l’une des plus anciennes et elle a démontré la force de la persévérance – ce que le poète Fred Cogswell a appelé la « vigueur tenace » qui est l’une des caractéristiques de l’identité provinciale. Les effectifs affiliés n’ont jamais dépassé 50 000 membres et les organisations ouvrières n’en ont pas toutes fait partie, mais dans une province relativement petite dont la population totale dépasse à peine 750 000 habitants, la Fédération des travailleurs et travailleuses jouit depuis longtemps d’une présence influente. De telles centrales syndicales, comme on les appelle dans la terminologie des relations industrielles, sont des organisations ouvrières qui n’exercent aucun contrôle direct sur leurs membres affiliés et qui ne les représentent pas dans des affaires telles que les négociations collectives. Elles parlent plutôt au nom des intérêts plus généraux que les syndiqués ont en commun les uns avec les autres, et leur pouvoir dépend de leur capacité à inspirer la solidarité autour de ces causes. L’histoire de cette organisation au cours du dernier siècle offre une foule d’exemples de travailleurs et de travailleuses qui ont pris leurs responsabilités en tant que membres de leur syndicat et que citoyens et citoyennes de la province. La Fédération des travailleurs et travailleuses a toujours eu pour mission d’aider les syndicats à rehausser le statut et à renforcer les droits de tous les travailleurs de la province. Bien qu’elle comprenne des signes de divisions et des déceptions aussi bien que des réalisations et des ambitions, l’histoire de la Fédération démontre que la quête d’une plus grande justice sociale a considérablement marqué l’histoire de la province.
En situant les débuts de l’histoire de la Fédération des travailleurs et travailleuses en 1913, il ne faut pas oublier que le travail organisé est profondément enraciné dans l’histoire du Nouveau-Brunswick. Si les inégalités sociales et l’exploitation de la main-d’œuvre sont aussi anciennes que les premiers échanges commerciaux de produits de base dans la région, on peut considérer que l’émergence des organisations ouvrières en tant que forme de résistance remonte au début du 19e siècle. Des syndicats existaient depuis un siècle environ avant l’émergence de la Fédération du travail du Nouveau-Brunswick. Ils avaient été formés dans les villes par de petits groupes locaux de travailleurs et, souvent, se désignaient comme des « associations de secours mutuel ». Ils réclamaient une amélioration des salaires, des heures et des conditions de travail pour leurs membres et versaient une allocation à leurs familles en cas de maladie, de blessure ou de décès. Eugene Forsey a fait valoir qu’avant la Confédération le Nouveau-Brunswick fut l’un des berceaux du mouvement syndical en Amérique du Nord britannique et il a souvent cité l’exemple du syndicat des débardeurs de Saint John, dont l’histoire commença lors de la lutte pour l’instauration de la journée de 10 heures en 1849, ce qui en fait de nos jours l’un des plus anciens syndicats du Canada ayant continuellement existé. Les syndicats locaux comme celui des débardeurs établirent ensuite des liens avec des organisations régionales, nationales ou internationales appartenant au même métier ou à la même industrie. C’est ce que firent les débardeurs en se joignant à l’Association internationale des débardeurs (AID) en 1911, ce qui les aida à obtenir de meilleures normes de travail et, lorsqu’il cela fut nécessaire, à recevoir une aide financière et du soutien de la part des organisations de plus grande taille. Dans le cas de la Canadian Brotherhood of Railway Employees (Fraternité canadienne des employés de chemins de fer), elle vit le jour à Moncton en tant qu’organe régional en 1908 avant de prendre de l’expansion dans tout le pays et de devenir l’un des plus importants syndicats dans l’histoire du Canada du 20e siècle; au moment de son centenaire, le syndicat s’était joint aux Travailleurs canadiens de l’automobile. On pouvait observer cette tendance à l’échelle communautaire lorsque des travailleurs exerçant divers métiers s’organisèrent pour former des conseils locaux des métiers et du travail. Dans les années 1890, de tels organismes marchaient en grand nombre lors des défilés de la fête du Travail à Saint John et à Moncton et faisaient sentir leur présence dans la vie sociale et politique des deux plus grandes villes de la province. À leur tour, ces travailleurs prirent l’initiative de fonder la Fédération du travail. Bref, l’érection d’une « centrale syndicale » provinciale en 1913 n’était pas le début de l’histoire du travail au Nouveau-Brunswick, mais la dernière étape d’une longue histoire de solidarités grandissantes parmi les travailleurs de la province1.
La perspective historique nous rappelle aussi l’importance de tous les travailleurs et les travailleuses dans la construction de l’économie provinciale. « La vraie histoire est l’œuvre des travailleurs », a écrit le poète, charpentier et propagandiste socialiste Wilfrid Gribble dans « Makers of History » (Artisans de l’histoire) vers l’époque où il élut domicile à Saint John, à peu près au moment de la création de la Fédération du travail :
La vraie histoire est l’œuvre
Des travailleurs. Ce sont eux
Qui en ont écrit les pages à toutes les époques,
Et ils l’écrivent aujourd’hui2.
Les travailleurs et les travailleuses du Nouveau-Brunswick s’affairaient dans les forêts, sur les rivières, à la pêche et dans les fermes; ils préparaient le poisson, les pommes de terre, les pommes et d’autres denrées pour le marché; ils peinaient dans les scieries, les chantiers navals et les usines de pâtes et papiers; ils creusaient la roche dure et exploitaient les mines de charbon; ils fabriquaient des bottes et des souliers, des fournaises et des machines, des tissus et des vêtements, des fenêtres et des meubles; ils ouvraient des chemins et des sentiers, érigeaient des tours et construisaient des barrages et des ponts; ils chargeaient quantité de bois d’œuvre et expédiaient des marchandises et des cargaisons; ils conduisaient des trains, des autobus, des camions et des taxis; ils suaient à grosses gouttes dans les buanderies et les restaurants, les hôtels et les cuisines; ils géraient les magasins, les bureaux et les centraux téléphoniques; ils lavaient les planchers, servaient des repas et guidaient les visiteurs; ils combattaient les incendies, produisaient de l’électricité, livraient le courrier et assuraient le déneigement; ils prenaient soin des enfants, éduquaient les élèves, apportaient un soutien aux personnes âgées et protégeaient notre santé.
La liste est aussi longue que celle des occupations dans la province, mais quand nous lisons sur l’histoire du travail, nous ne devons pas oublier les relations économiques qui définissent le monde du travail. Au 18e siècle, Adam Smith fut le premier à définir la classe ouvrière comme étant « les gens qui vivent des salaires », les situant dans une catégorie à part de la main-d’œuvre non salariée formée par les esclaves et les serviteurs, et des nombreux artisans et petits producteurs apparemment indépendants. Au cours des deux siècles suivants, cependant, l’emploi rémunéré devint la façon la plus courante de gagner sa vie. La révolution industrielle du 19e siècle et les vagues de transformation économique qui ont suivi depuis cette époque attirèrent un grand nombre de personnes hors de la production indépendante et de l’économie domestique pour les faire entrer sur le marché du travail en tant qu’employés et salariés. À ce titre, elles devinrent dépendantes des décisions d’employeurs qui n’étaient pas nécessairement ou même particulièrement engagés envers le bien-être de chaque travailleur ou de la communauté. La différence entre les travailleurs qui dépendaient de leurs gains journaliers ou hebdomadaires et les employeurs qui possédaient des ressources beaucoup plus considérables engendra une inégalité de leur pouvoir de négociation quant à la façon de partager les risques et les récompenses de la vie économique. En 1898, John Davidson, un professeur d’économie politique et de philosophie morale du Nouveau-Brunswick, fit une observation qu’il convient de rapporter sur la « question ouvrière » contemporaine, comme on l’appelait à la fin du 19e siècle. « Malgré les objections sentimentales, raisonna-t-il, le travail est sans conteste un produit qui s’achète et se vend. » Toutefois, expliqua-t-il, il ne s’agissait pas d’une assertion économique ordinaire, parce que le travail n’était pas un produit comme les autres et qu’il ne suffirait jamais de se guider sur les conditions du marché pour en déterminer la valeur. « Le travail diffère de la plupart des autres produits, sinon de tous, car même dans les conditions industrielles modernes il conserve sa valeur subjective pour celui qui le vend. On ne peut séparer le travail et le travailleur. C’est le travail que l’on achète et que l’on vend, mais avec le travail vient le travailleur. Au lieu d’une grande simplification, nous avons donc une grande complication3. »
Chaque chapitre de l’histoire a ses propres complications. Pour n’en donner qu’un exemple, notons qu’une enquête célèbre révéla dans les années 1880 certains des pires effets du capitalisme industriel au Canada. La Commission royale sur les relations entre le capital et le travail tint des audiences dans les quatre provinces à l’origine de la Confédération, dont le Nouveau-Brunswick, et ses constatations documentèrent les conditions de l’époque. Les commissaires recommandèrent, entre autres choses, le versement régulier des salaires en argent comptant; ils réclamèrent également la fin des amendes et des châtiments corporels, l’interdiction du travail des prisonniers et des enfants, l’inspection des conditions d’hygiène et de sécurité des lieux de travail, le versement d’indemnités en cas de blessures subies au travail et une attention accrue à l’alphabétisation et à la formation. Ils recommandèrent même un congé obligatoire lors de la fête du Travail, la seule de leurs recommandations qui fut vraiment mise en œuvre par le gouvernement fédéral de l’époque et promulguée par le Parlement en 1894. Il importe aussi de noter leurs commentaires sur la valeur des organisations syndicales. Les commissaires conclurent que les syndicats étaient une force qui faisait la promotion du progrès social. Les syndicats encourageaient le respect de soi et le civisme parmi leurs membres. Surtout, expliquèrent-ils, les syndicats servaient à corriger l’inégalité de pouvoir entre les travailleurs et leurs employeurs dans le cadre du système économique en place : « Les organisations syndicales sont nécessaires afin de permettre aux travailleurs de traiter d’égal à égal avec les employeurs4. »
De nos jours, lorsqu’on affirme que la classe ouvrière a disparu et a été remplacée par une classe moyenne universelle, il y a lieu de rappeler que la plupart des citoyens continuent de gagner leur vie en occupant un emploi rémunéré et correspondent donc à la définition classique de la classe ouvrière. Il existe entre eux de grandes différences sur le plan des revenus, de la sécurité et du pouvoir de négociation, mais les travailleurs qui sont organisés en syndicats sont mieux en mesure de défendre leurs intérêts. L’amélioration de leurs conditions, qu’ils ont obtenue au chapitre des salaires, des heures de travail, des avantages sociaux, des pensions et autres formes de sécurité, est souvent décrite comme étant l’« avantage syndical ». Tandis que leurs détracteurs font valoir que les syndicats ont créé un système économique à deux vitesses, qui favorise certains travailleurs au détriment des autres, les syndicats soutiennent que tous les travailleurs devraient avoir droit à des normes plus élevées et qu’ils parviennent généralement à rehausser les conditions de vie qui prévalent dans la société. La capacité de surmonter les différences et de partager l’influence de leur pouvoir dans leur poursuite d’objectifs communs est certainement l’un des plus beaux legs du mouvement des syndicats au Nouveau-Brunswick. La longue campagne contre le travail des enfants, pour prendre un autre exemple tiré de l’histoire, fut dirigée par une alliance de syndicats, de réformistes sociaux et de féministes de la première heure. Aucun de ces groupes n’était assez fort pour obtenir à lui seul cette réforme, mais c’est grâce à leur collaboration que leurs efforts furent couronnés de succès. Malgré ceux qui s’opposaient à leurs demandes en affirmant qu’un trop grand nombre d’entreprises du Nouveau-Brunswick perdraient leur rentabilité, le gouvernement provincial adopta finalement une loi limitant l’emploi d’enfants de moins de 14 ans en 1905. Cette réforme fut bientôt suivie de lois sur la fréquentation scolaire, qui représentaient un autre pas en avant dans le progrès social au Nouveau-Brunswick5.
Bien que la structure et l’influence du mouvement ouvrier aient connu de nombreux changements au fil des ans, la place des syndicats dans la société a résisté à l’épreuve du temps. Selon l’idée que s’en faisaient les étudiants de la question ouvrière du 19e siècle, les syndicats, en renforçant la position de négociation des travailleurs au sein de la société, étaient animés par l’ambition d’instaurer une distribution plus équilibrée, voire plus juste, de la richesse produite dans l’économie en canalisant une plus grande part de cette richesse vers la classe ouvrière. Même si les effectifs syndicaux dans l’ensemble du Canada ont rarement dépassé un tiers de la main-d’œuvre – ce qui est vrai aussi pour le Nouveau-Brunswick –, les syndicats ont aidé à établir des normes qui améliorent les conditions de travail et qui augmentent les revenus de tous les travailleurs. Par l’entremise d’organisations telles que la Fédération des travailleurs et travailleuses, ils ont défendu les droits des travailleurs dans leurs lieux de travail et contribué à mener la bataille pour une distribution plus équitable du « salaire social » sous forme de services publics qui profitent à tous les citoyens et les citoyennes.
Les ouvrages qui portent sur l’histoire du travail au Canada ont généralement tendance à négliger les histoires provinciales, et rares sont les histoires générales de fédérations ou de mouvements ouvriers provinciaux6. Néanmoins, l’histoire du travail au Canada est largement une expérience provinciale, notamment pour la simple raison constitutionnelle que la plupart des travailleurs canadiens ont vécu et travaillé sous des régimes de travail et d’emploi promulgués et administrés par les provinces. Par conséquent, les diverses affiliations locales, professionnelles, nationales et internationales des syndiqués ont été assorties de liens de solidarité déterminés par les réalités politiques et spatiales des collectivités provinciales à l’intérieur du pays. Dans cette perspective, la fondation de fédérations provinciales du travail était une autre façon d’exprimer les solidarités qui émergeaient au sein du mouvement ouvrier canadien au 20e siècle. Lorsque le Congrès des métiers et du travail du Canada encouragea les membres des syndicats à créer des fédérations provinciales en 1910, la Colombie-Britannique (en 1910) et l’Alberta (en 1912) furent les premières à le faire, et le Nouveau-Brunswick fut la seule autre province à suivre leur exemple. Les provinces ne sont pas toutes pareilles, cependant, et dans le climat de dissensions ouvrières de l’époque, par exemple, la fédération de la Colombie-Britannique ne survécut pas à sa première décennie d’existence et ne serait remise sur pied qu’en 1944. Peut-être la Fédération du travail du Nouveau-Brunswick bénéficia-t-elle d’un plus grand sentiment de solidarité provinciale ainsi que des objectifs modérés de ses fondateurs dans ses efforts pour se faire reconnaître comme étant la voix provinciale du monde ouvrier.
Il n’en demeure pas moins que la Fédération a connu une croissance inégale et a souvent raté son objectif d’attirer dans ses rangs la majorité des syndicats et des syndiqués de la province. Son échec à cet égard est dû en partie à son statut constitutionnel d’organe subordonné au sein du Congrès des métiers et du travail du Canada et, plus tard, du Congrès du Travail du Canada, qui a découragé ou même exclu l’affiliation de syndicats qui s’y opposaient. Ainsi, dans les années 1930 et 1940, certains syndicats rivaux qui préconisaient des formes d’organisation plus nationalistes et industrielles fondèrent même une fédération distincte, connue sous le nom de New Brunswick Council of Labour (Conseil du travail du Nouveau-Brunswick). La géographie économique du Nouveau-Brunswick a aussi été un facteur de division entre les travailleurs de la province – le Nord contre le Sud, les centres urbains contre les régions rurales, les travailleurs temporaires contre les employés permanents. Et les hiérarchies perçues de statut et d’importance, fondées sur des différences au chapitre des compétences, de la langue, de l’origine ethnique et du sexe, ont miné les idéaux de solidarité. Malgré l’élection d’un Acadien à la présidence de la Fédération dès 1919, il fallut plus de temps pour que des partenariats complets prennent forme entre les travailleurs de langue française et les travailleurs de langue anglaise. Sa capacité de répondre aux besoins des travailleuses et des employés du secteur public, deux groupes importants qui ont intégré la population active et rapidement pris de l’expansion dans la deuxième moitié du 20e siècle, posa des défis semblables à la Fédération. De plus, comme dans d’autres régions moins puissantes et peu populeuses du Canada, l’économie politique de sous-développement du Nouveau-Brunswick a profondément ébranlé la stabilité sociale, politique et environnementale de l’économie provinciale, ce qui a contribué à une préoccupation constante au sujet des ressources naturelles ravagées de la province, des cycles impitoyables d’investissements et de désinvestissements capitalistes, des tiraillements des marchés du travail à l’extérieur des frontières provinciales et des crises récurrentes des finances de l’État provincial. Ce sont là des questions que les syndicats n’ont pas été en mesure de résoudre par leurs propres moyens, mais la quête de la démocratie sociale et économique est un autre thème constant dans l’histoire de la Fédération des travailleurs et travailleuses.
De retour dans la salle de bal de l’hôtel où se déroule sa réunion, la Fédération des travailleurs et travailleuses annonce clairement le mot d’ordre qu’elle a choisi pour son congrès : « Honorons le passé, bâtissons l’avenir. » En regardant autour des tables, on constate que de nombreux délégués portent une épinglette dorée qui souligne le dernier jalon dans l’histoire de la Fédération. À mesure que se poursuit la soirée d’ouverture, on rend hommage à des militants aguerris pour leurs décennies de travail au nom des travailleurs et des travailleuses de la province, et deux nouveaux noms s’ajoutent au Tableau d’honneur de la Fédération. Un orateur cite l’historien populaire Howard Zinn, déclarant que l’histoire peut nous aider à redécouvrir les moments où les gens ont démontré la capacité de résister, d’unir leurs forces, d’améliorer la situation et d’obtenir des changements. Même si le discours public passe souvent sous silence l’histoire du travail et des travailleurs, la Fédération tire depuis longtemps une fierté de l’importance historique de son organisation. Cette fierté était présente dans les années 1920 et 1930, quand des insignes commémoratifs et des livrets souvenirs furent publiés. Elle est encore présente de nos jours dans les résolutions demandant qu’on accorde une plus grande place à l’histoire du travail au sein du mouvement syndical et dans les écoles.
Nous entendons clairement ce message en écoutant les entrevues que des syndiqués ont enregistrées pour les Archives provinciales. « Ce que je trouve curieux au sujet des travailleurs, c’est qu’ils ne racontent pas leur histoire », dit John Daly, qui a été travailleur des quais à Saint John durant 36 ans et qui a occupé de nombreux postes dans des syndicats locaux. « Ils tiennent tout simplement pour acquis que c’est ça le travail qu’ils sont censés faire. » Barb Fairley, qui a commencé à travailler dans une fabrique de chaussures de Fredericton quand elle était adolescente et qui y est restée durant presque 30 ans dont 15 ans à titre de présidente de sa section locale, déclare : « On enseigne l’histoire tous les jours à l’école; pourquoi alors ne pourrait-on pas enseigner un peu d’histoire du travail de la province ou même du pays? » Stella Cormier, qui a abandonné l’école à 13 ans et qui, plus tard, a travaillé dans des usines de poisson, affirme que l’histoire peut enseigner leurs droits aux travailleurs et aux travailleuses : « Premièrement, c’est connaître ses droits. Il faut que tu connaisses tes droits… Puis faire la différence… Si tu vas travailler puis que tu connais pas tes droits, ils peuvent te faire faire ce qu’ils veulent. » De même, Béatrice Boudreau, qui a pris un emploi à 18 ans dans un bureau de Moncton, travaillant 54 heures par semaine pour un salaire de 20 $, nous rappelle que l’histoire, c’est une question de changements : « Le plus important, c’est de réaliser comment les choses se sont améliorées, probablement graduellement, mais à des moment donnés assez sévèrement, là, ça prend des chocs des fois. Mais faire comprendre l’amélioration qui est due presque uniquement – oui, uniquement – au mouvement syndical. » Et Yvon Godin, député fédéral du Nouveau Parti démocratique depuis maintenant nombre d’années, se rappelle à quel point il savait peu de choses sur les syndicats lorsqu’il est allé travailler dans les mines à l’âge de 19 ans. Il trouve inquiétant que les jeunes travailleurs et travailleuses d’aujourd’hui connaissent aussi peu leur histoire : « Regarde, on est là aujourd’hui, mais c’est quoi qui nous a amenés là? C’est qui qui s’a battu pour nous autres? Trop souvent, moi, je m’aperçois que les jeunes, c’est pas de leur faute là, mais les jeunes qui vient sur le marché du travail, puis ils voient toutes ces choses-là, ils disent que, pour eux autres, c’est comme normal que c’est là. Ils savent pas comment que ça a arrivé là7. »
Le présent livre ne peut rendre compte de toute l’évolution de l’histoire du travail au Nouveau-Brunswick. Il reste encore beaucoup à faire, et ce livre tente de raconter l’histoire d’une seule organisation ouvrière et de décrire sa place dans l’histoire de la province. Et encore, il ne s’agit pas d’une relation complète, mais d’un récit des principales étapes de son développement et des événements de l’histoire provinciale qui ont eu une importance pour la Fédération. Il s’intéresse à de nombreux épisodes montrant des travailleurs en action dans leur milieu de travail et leur communauté mais, inévitablement, il met aussi l’accent sur la vie de l’institution elle-même, y compris les tensions entre ses dirigeants et ses membres et entre les modérés et les militants. Ces dernières années, les spécialistes de l’histoire sociale ont étudié de nombreux aspects de l’expérience de la classe ouvrière au Canada, et ils ont constaté notamment que la façon dont les gens voient leur propre histoire est façonnée par les multiples rythmes de la vie des individus et les possibilités sociales, culturelles et économiques. En conséquence, il n’existe pas une seule identité partagée parmi la population ouvrière, si souhaitable puisse-t-elle sembler aux yeux des dirigeants syndicaux. En nous montrant la vie quotidienne des familles ouvrières et leurs luttes pour la sécurité et l’épanouissement, les spécialistes de l’histoire sociale ont documenté la complexité des expériences des ménages, des lieux de travail et des communautés, et révélé les sources cachées de la résilience et de la résistance dont, souvent, elles sont tissées8. Par ailleurs, une critique formulée il y a quelques années par Howard Kimeldorf lors d’un débat sur le thème « Pourquoi nous avons besoin d’une nouvelle histoire ancienne du travail » suscite aussi bien des commentaires. La discussion a fait ressortir en substance que la « nouvelle » histoire du travail n’a pas seulement approfondi le récit de l’histoire des travailleurs, mais qu’elle a aussi donné la possibilité d’explorer plus à fond des questions classiques, y compris les questions de structure et de mobilisation, de solidarités et d’exclusions, de représentation et de négociation qui déterminent les conditions d’efficacité de la classe ouvrière9. Comme l’ont souligné Geoff Eley et Keith Nield plus récemment, les organisations ouvrières et autres mouvements sociaux ont énormément contribué au discours public et ont interagi avec le système politique afin de façonner les politiques publiques, voyant dans l’action politique « un espace de possibilité » déterminé tant par l’activisme des humains que par les forces structurelles qu’ils y rencontrent10. Il est clair que les recherches et les écrits portant sur l’histoire ont un rôle à jouer à cet égard. Que les lecteurs se rassurent : cet ouvrage n’est pas un livre de théorie sociale ou historique, mais les considérations sociales et historiques demeurent des préoccupations sous-jacentes de notre exploration de l’histoire d’une institution de travailleurs qui fait également partie d’un mouvement social plus large.
Ce livre découle des demandes formulées par des organisations et des militants syndicaux qui désiraient des présentations, des ateliers, des ressources et d’autre matériel de soutien pour faire connaître leur propre histoire à leurs membres. En 2004, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick a accepté de participer, en collaboration avec plusieurs autres organisations ouvrières et des institutions patrimoniales, à une alliance de recherche universités-communautés organisée par des chercheurs et des chercheuses des deux universités provinciales, l’Université de Moncton et la University of New Brunswick. Ce partenariat entre des organisations ouvrières et des institutions publiques a réussi à obtenir des fonds de recherche du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour un projet collectif intitulé « Nouveau regard sur l’histoire du travail au Nouveau-Brunswick : les enjeux contemporains vus dans une perspective historique11 ». Au cours des années suivantes, l’équipe du projet a accompli plusieurs tâches d’envergure, dont l’une était la production du présent historique. La Fédération a donné un excellent exemple aux syndicats de la province en déposant ses documents aux Archives provinciales du Nouveau-Brunswick, et ses affiliés et elle ont offert leurs encouragements et leur collaboration d’autres façons. L’équipe de recherche et l’auteur leur en sont très reconnaissants. Le livre est cependant un ouvrage indépendant de recherche universitaire et d’histoire publique qui propose un récit de la longue histoire de la Fédération, jetant sur elle un regard sympathique mais non dénué d’esprit critique. Il veut aider à mieux faire comprendre la place des travailleurs et des travailleuses et de leurs organisations dans la société provinciale. Il éclaire également sur l’histoire du Nouveau-Brunswick moderne et la persistance des traditions de réforme ouvrière et de démocratie sociale, qui passent souvent inaperçues12.
Ils se rencontrèrent à la salle Oddfellows de Saint John le mardi 16 septembre 1913. L’assistance était peu nombreuse, mais les délégués représentaient un grand mouvement d’appui et des attentes encore plus grandes. Ils vinrent de Sackville, de Fredericton, de Moncton et de Saint John, porteurs de lettres de créance remises par des syndicats et des conseils du travail locaux, et étaient issus d’un large éventail d’occupations, dont des barbiers, des forgerons, des briqueteurs, des charpentiers, des cigariers, des ouvriers en électricité, des mouleurs de fonderie, des débardeurs, des peintres en bâtiments, des plombiers, des imprimeurs, des wagonniers et des tailleurs de pierres. En tout, l’assistance se composait de 20 délégués seulement, tous des hommes provenant surtout de Saint John et de Moncton, mais l’Eastern Labor News n’hésita pas à décrire l’événement comme « une grande réunion représentative »1.
Le lendemain de cette brève réunion, les journaux de Saint John soulignèrent la signification de cet événement. « Un mouvement d’importance pour les travailleurs de la province a franchi une étape hier, rapporta le Standard. Une fédération provinciale a vu le jour et elle a pris des dispositions pour accroître la collaboration afin de promouvoir une législation du travail et toutes les questions liées aux intérêts de la classe ouvrière. » Le Daily Telegraph décrivit les objectifs de la nouvelle organisation en des termes semblables : « amener tous les syndicats des différentes villes de la province à resserrer leurs liens afin que les demandes formulées par la nouvelle entité aient plus de poids que celles de toute organisation actuelle séparée ». Seuls quelques points furent réglés lors de la réunion, mais les participants étaient satisfaits des résultats. P.D. Ayer, du Moncton Trades and Labour Council (Conseil des métiers et du travail de Moncton), qui présida la réunion, prédit que, au fur et à mesure que de nouveaux syndicats s’y joindraient, « la Fédération deviendra rapidement le moyen législatif et la machine de combat du mouvement syndical dans la province ». Un correspondant de l’Eastern Labor News nota avec satisfaction que la Fédération du travail du Nouveau-Brunswick (FTNB) était maintenant « un fait accompli »2.
On planifiait la création d’une fédération du travail depuis au moins le printemps de 1912, lorsque le Saint John Trades and Labour Council (Conseil des métiers et du travail de Saint John) invita son pendant de Moncton à discuter de la question. En juin cette année-là, J.J. Donovan, un dirigeant syndical chevronné du syndicat des cigariers de Saint John, s’adressa à l’assemblée lors d’une réunion du Moncton Trades and Labour Council. Donovan expliqua qu’il était trop facile pour le gouvernement provincial de faire la sourde oreille aux préoccupations ouvrières de n’importe quelle région de la province. « Une fédération provinciale donnerait les résultats souhaités et amènerait tous les syndicats du Nouveau-Brunswick à agir dans l’unité, ce qu’aucun gouvernement n’oserait ignorer. » La proposition fut d’emblée appuyée, et les délégués se réunirent à la salle des débardeurs de Saint John le jour de la fête du Travail de la même année, où ils votèrent à l’unanimité de créer « une organisation qui sera connue sous le nom de Fédération provinciale du travail du Nouveau-Brunswick ». Warren Franklin Hatheway, le réformiste de Saint John et ancien député à l’Assemblée législative, dont les efforts pour faire avancer la cause du mouvement ouvrier avaient souvent été minés par les dirigeants politiques de la province, était aussi présent à la réunion. Il félicita les participants et fit valoir à nouveau la logique d’une fédération : « une organisation représentant tous les intérêts ouvriers de la province aurait une influence beaucoup plus grande qu’un syndicat à lui seul ou que le conseil des métiers et du travail d’une région donnée ». Des dirigeants syndicaux provisoires furent élus, dont Donovan à titre de président, et il fut convenu de tenir une nouvelle réunion dès le jour de l’Action de grâces ou à un autre moment « sur convocation de la direction »3.
Une telle réunion ne fut jamais convoquée, et le mouvement en faveur d’une fédération tomba au point mort durant l’hiver, ce qui ne faisait pas l’affaire de deux ouvriers de Saint John, qui firent appel aux pages de l’Eastern Labor News, de Moncton, pour relancer l’idée. Le débardeur Fred Hyatt était un syndiqué des Vieux Pays qui avait servi dans les rangs de l’armée britannique en Inde avant d’immigrer au Canada. C’était aussi un ardent défenseur des idées socialistes, insistant sur l’idée que l’organisation des travailleurs faisait partie d’un effort déployé à grande échelle en vue de réformer la société. « La Fédération provinciale du travail pourrait devenir une réalité et son influence pourrait se faire sentir si son organisation s’apparentait à celle mise en place en Colombie-Britannique et en Alberta, et si sa plateforme consistait à procurer au travailleur tout le produit de son travail, ce pour quoi cela vaudrait la peine de se battre. » À son avis, le capitalisme était arrivé en force au Nouveau-Brunswick, et les travailleurs devaient faire front commun pour assurer leur protection mutuelle : « Le slogan devrait être “travailleurs, unissez-vous” et réveillez le Nouveau-Brunswick. » Hyatt était secondé de façon compétente quoique plus modérée par James L. Sugrue, un des chefs syndicaux de la nouvelle génération qui s’étaient fait remarquer à Saint John. « Je crois qu’il est temps de ressusciter le projet de former une fédération provinciale. Il serait 4