L’origine des proverbes doit remonter aux premiers âges du monde. Dès que les hommes, mus par un instinct irrésistible, et poussés, on peut le dire, par la volonté toute-puissante du Créateur, se furent réunis en société; dès qu’ils eurent constitué un langage suffisant à l’expression de leurs besoins, les proverbes prirent naissance et furent comme le résumé naturel des premières expériences de l’humanité. Ils consistaient alors en quelques formules simples et naïves comme les mœurs dont ils étaient le résultat et le reflet. S’ils avaient pu se conserver, s’ils étaient parvenus jusqu’à nous sous leur forme primitive, ils seraient le plus curieux monument du progrès des premières sociétés; ils jetteraient un jour merveilleux sur l’histoire de la civilisation, dont ils marqueraient le point de départ avec une irrécusable fidélité.
L’Ecclésiaste, qui dut se modeler sur les sages des anciens jours, disait, il y a près de trois mille ans: Occulta proverbiorum exquiret sapiens, et in absconditis parabolarum conversabitur: Le sage tâchera de pénétrer dans le secret des proverbes et se nourrira de ce qu’il y a de caché dans les paraboles. Les sept sages de la Grèce et Pythagore eurent la même pensée que l’Ecclésiaste. Socrate et Platon firent des recueils de proverbes pour leur usage. Aristote les imita et fut à son tour imité par ses disciples, Cléarque et Théophraste. Les stoïciens Chrysippe et Cléanthe se livrèrent au même travail. Tous ces philosophes regardaient les proverbes comme les restes de cette langue qui avait servi à l’instruction des premiers hommes, et que Vico appelle la langue des dieux. C’est sous forme de proverbes que les prêtres avaient fait parler les oracles, que les législateurs avaient donné leurs lois, que les sages et les savants avaient résumé leur doctrine et leur expérience.
On sait combien, parmi les Romains, Caton l’ancien aimait et recherchait les proverbes. Plus tard, deux grammairiens, Zenobius et Diogenianus, qui vivaient sous l’empereur Adrien, en firent l’objet de leurs travaux, et s’appliquèrent à en recueillir un grand nombre.
Les proverbes jouirent de la même faveur dans le moyen-âge, et furent soigneusement étudiés par les philosophes et les savants. Apostolius, Érasme et Adrien Junius travaillèrent successivement à réunir ceux qui étaient épars dans les auteurs grecs et latins. Joseph Scaliger publia les vers proverbiaux des Grecs; André Scot, les adages des anciens Grecs et ceux du Nouveau-Testament; Martin del Rio, ceux de la Bible; Novarinus, ceux des Pères de l’Église; Jean Drusus, ceux des Hébreux. Un grand nombre de ceux des Arabes et des Persans furent traduits en latin par Scaliger, Erpenius et Levinus Warnerus. Boxhornius joignit à son Traité des origines gauloises les proverbes de l’ancienne langue britannique. Ceux de l’espagnol forent recueillis par Hernand Nunez, surnommé par ses compatriotes el commentador Griego. Les proverbes qui avaient cours en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre, eurent également leurs compilateurs, et Grutère ne les jugea pas indignes d’être réunis, dans son Florilegium ethicopoliticum, aux sentences des bons auteurs grecs et latins. Depuis, tous les peuples de l’Europe ont eu des recueils du même genre; et cela ne pouvait manquer d’arriver.
C’est qu’en effet, comme le dit fort bien Rivarol, les proverbes sont les fruits de l’expérience des peuples, et comme le bon sens de tous les siècles réduit en formule.
Cependant notre langue, à mesure qu’elle se perfectionna, à mesure qu’elle prit ses habitudes de sévérité et de précision rigoureuse, sembla dédaigner les proverbes familiers et naïvement énergiques que nos vieux auteurs aimaient tant à employer; elle les jugea indignes d’elle, et, par une fausse délicatesse voisine de la pruderie, elle priva notre littérature d’un assez grand nombre de locutions originales, de tours vifs et piquants, d’expressions pittoresques et plaisantes.
Dans des temps comme les nôtres, où la naïveté des pensées et du langage a presque disparu pour faire place à un positif sec et dénué de couleur, la langue proverbiale ne saurait avoir autant d’importance que dans l’antiquité et dans le moyen-âge; mais elle est encore fort curieuse à étudier. Elle résume tous les faits sociaux, car elle comprend et embrasse tout ce qui occupe l’activité des hommes en société; elle éclaire l’histoire de la civilisation et des idées, dont elle reproduit, dans ses transformations diverses, la physionomie caractéristique.
En observant avec soin les différences et les changements successifs de la langue proverbiale, on pourrait marquer toutes les phases de l’esprit des peuples. Chaque époque a ses opinions dominantes, lesquelles se traduisent en formules populaires, et les proverbes d’un siècle expliquent ses goûts, ses habitudes, et l’originalité spéciale qui le différencie de tous les autres. En changeant de qualités ou de vices, la société change de proverbes, et cela explique pourquoi les proverbes disent quelquefois le pour et le contre.
Il faut distinguer dans les proverbes une vérité générale qui est de tous les temps et de tous les lieux, et qui subsiste toujours la même, malgré les changements et les révolutions, et une vérité particulière qui appartient à une époque ou à plusieurs époques à peu près semblables. La première résume d’une manière universelle l’esprit de l’humanité tout entière; la seconde résume particulièrement l’esprit de tel ou tel peuple, avec la couleur du temps et les traits de la physionomie nationale.
Les proverbes qui expriment des sentiments universels, se retrouvent toujours et partout. Ils sont les mêmes chez tous les peuples, quant au fond; ils ne varient que dans la forme: d’où l’on peut croire qu’ils n’ont pas été empruntés par un peuple à un autre peuple, mais qu’ils sont nés spontanément chez toutes les nations et dans tous les pays, par le seul fait du sens commun. La différence de la forme paraît prouver qu’il n’y a pas eu traduction.
Les proverbes qui sont fondés sur des opinions particulières et sur des coutumes locales, ne sortent guère du pays où ils sont nés; car ils ne seraient pas compris hors du milieu et des circonstances qui les ont inspirés. Ce sont des plantes indigènes qui perdraient leur parfum et leur saveur en changeant de climat.
On pourrait donc distinguer les proverbes en proverbes généraux et en proverbes particuliers. Les premiers comprendraient les sentences basées sur une vérité d’expérience généralement admise par le sens commun de tous les peuples. C’est ce qu’on a appelé la sagesse des nations; et ce qui justifie ce titre, c’est que parmi ceux-là, il n’y en a point qui ne contiennent quelque observation judicieuse, ou quelque enseignement utile. Si l’on en trouve quelqu’un qui paraisse offrir un caractère dépourvu de moralité, on doit croire qu’il n’est pas entendu dans son vrai sens. La conscience du genre humain n’a jamais rien consacré d’immoral.
Les seconds comprendraient les sentences basées aussi sur une vérité d’expérience, mais sur une vérité particulière et locale, propre à tel ou tel peuple. Cette dernière classe comprendrait encore les dictons et les expressions figurées qui ont trait à certains usages nationaux.
Il existe dans notre langue, comme dans tous les idiomes, un assez grand nombre de ces locutions figurées qu’on serait tenté de prendre pour des éléments d’un chiffre de convention plutôt que pour ceux d’un langage fondé sur l’analogie. Quoique tout le monde se soit familiarisé avec ces locutions par suite de leur fréquente apparition dans le discours et de l’emploi routinier qu’on en fait, sans y réfléchir, dans le langage journalier, il n’est peut-être personne qui ne se trouvât embarrassé de les expliquer et d’en donner la raison. La cause d’un tel embarras, c’est qu’elles n’ont point conservé d’application au sens propre dans lequel elles furent primitivement employées; c’est que, devenues semblables à ces médailles allégoriques qu’on ne sait à quels événements rapporter, elles ne sont aujourd’hui que de pures métaphores dont l’origine semble s’être effacée et perdue. Pour en avoir la signification complète, pour en apprécier exactement toute la valeur, il faudrait les ramener, sur leur trace presque insaisissable, au point même de leur départ, et les replacer à côté des objets qui les ont fait naître; car le mot garde toujours quelque obscurité, tant qu’il n’est pas éclairé du reflet de la chose. Mais un pareil travail, tout précieux qu’il pourrait être, ne sourit point à nos philologues. Atteints d’une manie trop commune dans notre siècle, ces messieurs ne s’attachent plus guère qu’aux généralités, qui souvent ne prouvent rien à force d’être vagues et arbitraires, et ils dédaignent l’explication des faits particuliers qui, bien observés et bien commentés, jetteraient une si vive lumière sur la science philologique.
Quant à moi, je l’avoue, je regarde comme une chose fort importante d’éclaircir par de bons commentaires ces expressions d’origine obscure ou inconnue, ces expressions préservées de toutes les vicissitudes de notre idiome par une protection spéciale qui les a pour ainsi dire stéréotypées. Elles rappellent des traditions pleines d’intérêt; elles retracent une image fidèle et naïve de la vie de nos aïeux; ce sont des mœurs et des coutumes formulées par le langage; à ce titre, elles se rattachent essentiellement à l’histoire nationale; à ne les considérer même qu’au point de vue de la curiosité, elles offrent presque toujours quelque chose d’original et de piquant qui peut éveiller l’esprit et qui mérite bien de fixer l’attention.
La raison des sobriquets n’est pas moins intéressante à connaître et à expliquer. Les sobriquets donnés à des villes, à certaines classes d’hommes, à certaines factions politiques font partie de l’histoire des mœurs et des coutumes. Ils dessinent en quelque sorte la physionomie des diverses époques, en résumant, par des dénominations bizarres, mais expressives, le tour d’esprit et les usages particuliers des différents peuples. Ils n’ont, du reste, ni le même intérêt, ni la même portée que les proverbes. Remarquons, en passant, que notre temps est fertile en sobriquets qui trouvent de l’écho, tandis qu’il n’a peut-être pas produit un proverbe que l’usage général ait consacré. C’est que le proverbe appartient aux époques synthétiques où l’union d’un peuple se fonde sur la communauté d’idées et de sentiments généralement admis, de traditions reconnues et acceptées, qui rapprochent les hommes par le doux lien des habitudes identiques et de la sympathie. Le sobriquet, au contraire, semble appartenir plus particulièrement aux époques de confusion et de désordre. Il sert comme d’étiquette aux passions politiques; il classe et divise les hommes en catégories. En un mot, on peut le considérer comme un symptôme de l’anarchie intellectuelle, du morcellement des partis et de l’éparpillement des idées. Notre époque ne pouvait donc manquer d’être fertile en sobriquets.
Revenons aux proverbes. L’étude aujourd’hui en est fort négligée, comme le sont presque toutes les études qui n’ont pas une valeur commerciale et industrielle. Notre siècle, sous prétexte de positivisme (mot barbare créé de nos jours et bien digne de ce qu’il exprime), semble avoir abandonné le culte de l’intelligence et la recherche des choses spirituelles pour se livrer spécialement aux soins du corps et aux charmes du confortable. Toutefois, quoi qu’il fasse, l’intelligence ne saurait perdre ses droits et sa prééminence; et les travaux qui tendent à éclairer l’histoire des usages et de la morale des peuples offriront toujours quelque intérêt aux hommes qui veulent s’instruire.
Pour faire comprendre le but du livre que je publie, je dois dire ce que j’entends par proverbes:
J’ai pris ce terme dans le sens que lui attribue cette charmante définition d’Érasme, Celebre dictum scita quadam novitate insigne, et, à l’exemple de cet esprit si fin et si ingénieux, j’ai regardé le piquant du tour et l’originalité de l’expression comme la condition expresse des vrais proverbes.
Cependant mon intention, non plus que celle d’Érasme lui-même, n’a pas été de n’en admettre que de tels: mon recueil eût été réduit à des proportions trop exiguës. Néanmoins, je n’ai pas cherché à le grossir de ces locutions grossières traînées dans les ruisseaux des halles, de ces mots disgracieux, de ces sales dictons qui se trouvent souvent dans la bouche des gens sans éducation. Plus scrupuleux que la plupart des parémiographes[1], j’ai laissé dans son bourbier natal toute cette phraséologie de la canaille. S’il m’a fallu citer quelques-unes de ces façons de parler un peu libres de nos anciens poëtes ou prosateurs, parce qu’il était important de les expliquer, je n’ai jamais oublié ces élégantes paroles de saint Augustin, de pudendis cogit nos necessitas loqui, pudor autem circumloqui; et, dans mes explications, j’ai toujours déguisé sous des termes mesurés et décents tout ce qui m’a paru susceptible de mal sonner à des oreilles délicates. Mon Dictionnaire est consacré à ces maximes d’une sagesse traditionnelle, à ces formules du sens commun qui, jetées dans la circulation universelle, forment la monnaie courante de la raison et de l’esprit des peuples, à ces expressions pleines d’allusions à des faits curieux, singulières à force d’être naturelles, et dont la vulgarité ne détruit pas le sel. Il ne contient aucun article qui ne se distingue par quelque trait moral, historique ou littéraire, ou par quelque observation étymologique fondée sur l’origine des choses plutôt que sur celle des mots.
La langue proverbiale est à peu près aujourd’hui une langue morte, et il est certain que la lecture de nos vieux auteurs, qui ont fait un si fréquent usage des proverbes, exige, pour être complétement fructueuse, une sorte de commentaire de cette langue.
Ce commentaire, je me suis attaché à le mettre dans mon livre. Mon but a été surtout de réunir et de condenser tout ce qui peut servir à étudier l’histoire des mœurs par l’histoire des expressions. Sous ce rapport, j’ose dire que mon ouvrage a quelque chose de neuf, et qu’il se distingue de tous ceux qui l’ont précédé[2]. Les nombreux matériaux que j’ai recueillis, l’explication nouvelle d’un grand nombre de proverbes et de locutions incomprises, les anecdotes, bons mots et pensées philosophiques, semés dans une foule d’articles, donneront peut-être quelque utilité et quelque agrément à mon travail. Pour y jeter plus d’intérêt et de variété, j’ai souvent rapproché et comparé les proverbes et les expressions proverbiales des différents peuples, d’une manière propre à récréer et à éclairer l’esprit par la diversité des formes originales sous lesquelles se reproduit la même pensée. Qu’on me permette de citer en exemple cette série de proverbes sur l’hypocrisie:
Les Français disent: Le diable chante la grand’messe.
Les Portugais: Detras de la cruz esta el diablo: le diable se tient derrière la croix.
Les Espagnols: Por las haldas del vicario sube el diablo al campanario: par les pans de la robe du vicaire, le diable monte au clocher.
Les Italiens: Non sì tosto si fa un tempio a dio che il diavolo ci fabbrica una cappella appresso: on n’a pas plus tôt bâti une église à Dieu, que le diable s’y fait une chapelle.
Les Anglais comme les Italiens: Where God has his church the devil will have his chapel.
Les Allemands: O uber die schlaue Sunde, die cinen Engel vor jeden Teufel stellt: que le crime est rusé! Il place un ange devant chaque démon. Ce qui revient à notre expression, couvrir son diable du plus bel ange, dont la reine de Navarre a fait usage dans sa XIIe nouvelle.
L’Evangile compare l’hypocrite à un sépulcre blanchi, plein d’éclat au dehors et de pourriture au dedans.
A ces tableaux comparatifs qui révèlent le tour d’esprit et le caractère moral des différentes nations, j’ai ajouté soigneusement un grand nombre de faits philologiques propres à jeter du jour sur l’histoire des mœurs et des coutumes, histoire si importante à connaître, et souvent si peu connue. Enfin, j’ai expliqué beaucoup de proverbes par des citations précieuses et significatives puisées dans nos classiques. J’ai regardé des citations de ce genre, comme un ornement pour mon livre, et comme une source de plaisir pour mes lecteurs.
Il m’a paru intéressant et curieux de montrer ce que nos grands écrivains ont tiré quelquefois d’une pensée vulgaire, et comment ils ont su souvent transformer avec bonheur le proverbe qui contenait, pour ainsi dire en germe, quelques unes de leurs plus belles expressions. Cette partie de mon travail ne sera pas, j’ose l’espérer, la moins précieuse, et je puis affirmer en toute sincérité qu’elle est presque toujours neuve.
En terminant, je dois dire ici que mes recherches sur les proverbes avaient été conçues et dirigées de manière à suivre la langue proverbiale, dans tous ses détails, depuis les troubadours jusqu’à notre époque. Si je n’eusse pris le parti de réduire mon livre, il formerait deux ou trois forts volumes in-octavo. Mais un travail aussi long eût trouvé difficilement un éditeur. J’ai dû me borner à la publication actuelle, qui ne laisse pas, telle qu’elle est, d’être beaucoup plus complète que toutes les autres du même genre, puisqu’elle contient plus de cinq cents origines nouvelles.
Puissé-je avoir réussi à faire un recueil qui ne soit pas dépourvu d’utilité! C’est là toute mon ambition.