Alphonse Karr

Geneviève

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066074722

Table des matières


PREMIÈRE PARTIE.
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
XXIX
XXX
XXXI
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
XXXVII
XXXVIII
XXXIX
XL
XLI
XLII
XLIII
XLIV
XLV
XLVI
XLVII
DEUXIÈME PARTIE.
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
XXIX
XXX
XXXI
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
XXXVII
XXXVIII
XXXIX

PREMIÈRE PARTIE.

I

Table des matières

Vers la fin du mois d'octobre, à minuit, il pleuvait de la neige fondue; le ciel était gris et d'une seule pièce, comme une triste et froide coupole de plomb. C'était une de ces pluies calmes, continues, égales, sans violence ni précipitation, qui font croire facilement qu'il pleuvra toujours ainsi jusqu'à la fin des siècles.

A une maison près de la porte des Mariniers, à Châlons-sur-Marne, une fenêtre s'ouvrit, et quelque chose fut poussé sur le balcon; après quoi on referma la fenêtre. Ce quelque chose, à le regarder de plus près, était un jeune homme à moitié vêtu. Il avait la tête nue, et les pieds dans des pantoufles de maroquin vert. Arrivé sur la terrasse, son premier soin fut de boutonner son habit, pour résister de son mieux au froid et à la pluie; ensuite il chercha par quel moyen il pourrait descendre du balcon en bas. Il faut croire qu'il n'en trouva aucun, car à six heures du matin il était encore blotti dans un coin, immobile, retenant son haleine, autant par la crainte de faire du bruit, que par celle de renouveler la sensation du froid, en causant le moindre dérangement à ses vêtements collés sur son corps par la pluie glacée qui n'avait pas cessé de tomber.

II

Table des matières

Il est bon de dire comment ce jeune homme était arrivé sur le balcon.

Mme Lauter, qui, avant son mariage, s'appelait Mlle Rosalie Chaumier, demeurait chez une tante. C'est là que M. Lauter la rencontra, et qu'il fut obligé de faire une variante au mot de César, et de dire: «Je suis venu, j'ai vu, j'ai été vaincu.» M. Lauter avait trente-cinq ans. Mlle Rosalie Chaumier, dix-huit; en attendant qu'elle prît du goût pour son mari, elle avait, comme toutes les filles, un goût prononcé pour le mariage; en peu de temps elle devint Mme Lauter, et vint habiter, à Châlons, la maison de son mari.

Le faible de M. Lauter était une grande prétention à la force et au stoïcisme. Cette prétention n'était nullement justifiée, et n'avait pour prétexte que l'admiration qu'inspirent naturellement, entre les qualités que l'on n'a pas, celles dont on est le plus éloigné. De cette admiration on passe graduellement au regret de ne les avoir pas, au désir de les acquérir, à la conviction de les posséder, à la vanité de s'en parer.

M. Lauter était bon, sensible, généreux; c'était assez de chances pour souffrir dans la vie; mais son prétendu stoïcisme les augmentait singulièrement: il lui fallait, en effet, souffrir en dedans sans avouer ses souffrances, sans les faire évaporer en plaintes, en récits, en gémissements, en imprécations, qui ont le double avantage de diminuer les chagrins et de s'en faire plaindre davantage.

Mme Lauter était, comme sont toutes les femmes (excepté vous, madame, qui lisez ce livre), comme sont toutes les femmes, même les plus sages.

Elle était coquette; elle voulait qu'on la trouvât belle, et elle l'était en effet; elle voulait qu'on fût amoureux d'elle. Elle n'eût trouvé que juste et raisonnable que tous les cœurs de l'univers fussent tournés vers elle, et, si quelqu'un paraissait se diriger d'un autre côté, quelque méprisable qu'il fût ou qu'il lui parût, quelque peu d'attention qu'elle eût donné à sa soumission, s'il se fût soumis, elle ne laissait pas d'en ressentir un peu de mauvaise humeur et de colère.

Il n'est pas de femme, toujours excepté vous, madame, qui ne se croie des droits inattaquables à tout ce qu'il y a d'amour dans tous les cœurs qui sont au monde.

De même qu'un parfum précieux répand les mêmes émanations conservé dans un flacon d'or ciselé, ou dans une cruche de grès, l'amour est toujours l'amour; et il contient tant d'admiration qu'on peut l'inspirer sans honte au plus obscur des hommes: tout ce qu'on se doit est de ne pas l'éprouver soi-même.

Chaque femme se croit volée de tout l'amour qu'on a pour une autre.

C'est ce qui explique le soin que semblent prendre tant de dames de la chasteté de leur femme de chambre, et la brusquerie qu'elles ne peuvent s'empêcher de lui témoigner si elles ont quelques raisons de lui croire un amant: car, si elles ne l'honorent pas du titre de rivale, elles peuvent, sans déroger, l'appeler voleuse, et la traiter, quand elle se permet d'être aimée, comme si en leur absence, elle s'était permis de mettre des fleurs dans ses cheveux ou sur ses épaules un mantelet garni de dentelles, ou tout autre ornement réservé à sa maîtresse.

C'est ce sentiment qui avait attiré l'attention de Mme Lauter sur un jeune homme assez insignifiant qui vint un jour s'établir dans la ville; Mme Lauter, quoique jeune encore, avait cependant deux enfants que l'on élevait à la maison. La médisance l'avait toujours respectée. Sa coquetterie avait trouvé si peu de résistance jusque-là, qu'elle était restée parfaitement innocente; les cœurs s'étaient toujours rendus sans coup férir. Tout combat coûte des pertes, même au vainqueur, mais on n'avait pas combattu; tout le monde s'était rendu de si bonne grâce, que Mme Lauter n'avait pas attaché plus de prix aux gens qu'ils n'en semblaient mettre à eux-mêmes.

M. Stoltz était un jeune homme dont la profession était d'attendre avec quelque fortune que la mort d'un vieux parent lui en apportât une plus considérable. La première fois qu'il se manifesta à Châlons, ce fut à une assemblée où se trouvait également Mme Lauter. M. Stoltz, timide et embarrassé, choisit, pour s'occuper d'elle, la femme autour de laquelle il vit le moins de monde, celle qui, par son peu de beauté, lui parut condamnée à la plus grande indulgence. Cette modestie, que tout le monde prit pour un libre choix, parut au moins une bizarrerie, et il est à gager que Mme Lauter ne fut pas la seule qui dît le soir à son mari en rentrant au domicile conjugal:

«On nous a présenté ce soir un jeune homme bien nul. Il s'est rendu justice en prenant Mme Reiss pour but de ses gauches attentions. N'avez-vous pas remarqué avec quelle maladresse il a salué en entrant?»

A quoi M. Lauter ne répondit rien, parce que M. Stoltz lui était parfaitement indifférent et qu'il ne l'avait peut-être pas vu.

Le lendemain, au déjeuner, Mme Lauter dit à son mari:

«Connaissez-vous rien de plus ridicule que Mme Reiss? Elle était décolletée hier comme s'il se fût agi d'un bal à la préfecture, sans compter une douzaine de gros vilains diamants qu'elle mettrait, je crois, pour aller manger de la crème à la campagne, et avec lesquels elle ne peut manquer de coucher.»

A quoi M. Lauter ne répondit rien.

«C'est chez nous dans trois jours qu'a lieu l'assemblée, ajouta Mme Lauter. Pensez-vous qu'il faille inviter ce Koltz ou Stoltz?

—Vous ferez à ce sujet absolument tout ce que vous voudrez, répondit M. Lauter.

—Je l'engagerai, parce que sa présence m'exemptera de l'obligation de prescrire aux hommes qui viennent chez moi la corvée de faire valser Mme Reiss à tour de rôle.»

III

Table des matières

M. Stoltz était chasseur. On commençait à chasser aux cailles vertes dans les blés avec des chiens d'arrêt. Il rencontra un jour M. Lauter, et ils chassèrent de compagnie. Depuis ce jour, M. Stoltz vint habituellement à la maison.

IV

Table des matières

Une femme fidèle.

Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes, excepté vous, madame: elle ne plaçait l'infidélité que dans la dernière faveur. Tout ce qui précède n'était coupable à ses yeux que parce que cela d'ordinaire conduit par degrés à l'infidélité; mais pour la femme qui pouvait avec certitude se promettre de ne pas se laisser entraîner jusque-, le reste n'avait pas la plus petite importance.

C'est pourquoi, au bout de quelque temps, ses yeux rencontrèrent ceux de M. Stoltz. Il y a un moment où deux regards qui se rencontrent, se touchent par un certain point qui produit une commotion dans la poitrine. Ils ne peuvent plus alors se détacher l'un de l'autre; il s'établit entre eux une sorte de conducteur électrique invisible qui transmet par un échange doux et poignant l'âme et la vie. C'est en vain que l'une des deux personnes entre lesquelles s'est établie cette communication voudrait baisser ou détourner les yeux; elle est sous l'influence d'un magnétisme puissant, impérieux, invincible. Il se donne alors par les yeux un long baiser d'âme, dans lequel se mêlent et se confondent deux existences; à ce moment, chacun sent la vie l'abandonner et sa poitrine manquer de souffle, jusqu'à ce que la vie et le souffle de l'autre viennent voluptueusement remplacer la vie et le souffle qu'on lui a donnés.

Ce n'est rien que cela, et Mme Lauter se disait: «Je suis coquette, mais rien au monde ne me ferait manquer à mes devoirs.»

Il vint un moment où lorsque, par hasard. M. Stoltz et Mme Lauter se trouvaient seuls ensemble, tous deux rougissaient, n'osaient lever les yeux l'un sur l'autre, et n'eussent pas prononcé une syllabe, quand on les eût laissés ensemble pendant huit ans.

Mme Lauter devint inquiète, impatiente. Quand M. Stoltz n'était pas là, elle ne pouvait rester en place: elle se mettait au clavecin, commençait n'importe quel air, et le finissait invariablement par la valse qu'elle avait pour la première fois dansée avec M. Stoltz.

Elle ne s'occupa plus de ses enfants, repoussa leurs caresses avec brusquerie, fut avec eux violente, injuste, exigeante.

Elle négligea sa maison, le dîner fut servi à des heures irrégulières. M. Lauter demanda pendant un mois un gigot à l'ail, sans pouvoir l'obtenir; les chemises dudit M. Lauter furent mal plissées.

M. Lauter peignait un peu: on découvrit que son chevalet encombrait la maison.

Mme Lauter prit l'habitude de garder ses papillotes toute la journée pour être mieux frisée à l'heure où arrivait M. Stoltz. C'était pour ce moment seulement qu'elle se parait et se faisait belle.

Un jour, M. Stoltz et elle restèrent seuls un quart d'heure, sans parler. Au bout de ce quart d'heure, tous deux comprirent la difficulté de la situation, et M. Stoltz dit, comme s'il eût mis un quart d'heure à méditer cette pensée hardie: «Il fait bien mauvais temps aujourd'hui,» qui signifie tout simplement: «Je vous aime, je vous désire, je vous adore.» On ne se dit: «Je vous aime,» en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire; et il y en a tant, que l'on n'arrive quelquefois à dire le mot que lorsqu'on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge.

M. Lauter rentra alors. Pour Mme Lauter, elle fut distraite et préoccupée pendant deux jours; la voix de Stoltz lui bourdonnait sans cesse aux oreilles.

«Mon Dieu! qu'avez-vous donc, dit M. Lauter le troisième jour, que vous ne répondez à rien de ce que je vous demande? Vous paraissez triste et ennuyée: vous vous promenez seule dans le jardin; quand j'arrive pour vous rejoindre, causer avec vous de ces fleurs, de ces arbres que nous aimions ensemble, vous me fuyez; je suis horriblement seul; il me semble ici qu'il y a quelqu'un de mort, et ce quelqu'un est la douce confiance qui a tant d'années embelli notre vie. Vous n'êtes plus ni affable ni prévenante pour personne; il me semble que vos enfants et moi nous vous soyons devenus odieux. Vous étiez la joie et la paix de la maison: vous en faites aujourd'hui une maison de tristesse et de discorde.»

Mme Lauter fut intérieurement très-irritée de ces représentations de son mari: elle pensait que toute la terre devait lui savoir gré des limites qu'elle avait imposées à son sentiment pour Stoltz; son mari surtout, pour lequel elle se conservait au prix de tant de combats, eût dû se montrer plein de gratitude et de vénération. Elle ne songeait pas assez que ces combats et cette victoire étaient ignorés, et que, s'ils eussent été connus, M. Lauter eût bien pu s'en affliger et s'en offenser autant que d'une défaite. Elle répondit avec aigreur qu'il était bien malheureux pour une femme de ne pouvoir être appréciée par son mari; que néanmoins, malgré ses injustices et son humeur insupportable, elle n'oublierait jamais ce qu'elle se devait à elle-même et qu'elle resterait toujours fidèle à ses devoirs, comme elle l'avait toujours été.

M. Lauter lui répondit qu'il rendait justice à ses mœurs et à sa sagesse, mais que les devoirs d'une jeune femme consistent dans bien d'autres choses que la fidélité à son mari: qu'elle doit être la providence, la consolation, l'attrait et le charme de la maison; qu'une femme n'a pas rempli exactement ses devoirs si, tout en restant fidèle à son mari, elle le fait mourir à force de petits chagrins et de mesquines tracasseries.

Et il aurait pu ajouter que la fidélité dont Mme Rosalie Lauter se targuait, pour être sur les autres points si parfaitement insupportable, n'était nullement complète par le peu qu'elle réservait à son mari.

Il arriva vers ce temps que M. Lauter fit un voyage de deux mois. M. Stoltz vint, comme de coutume, tous les jours à la maison. Il n'y avait pas bien loin de cinq mois que Stoltz et Rosalie se disaient chaque jour qu'ils s'aimaient par les indices les plus clairs, par les preuves les plus convaincantes, lorsque Stoltz sentit le besoin de ne pas cacher plus longtemps son amour à Mme Lauter, et lui tint à peu près ce langage:

«Il est un secret qui m'oppresse, un secret qui me remplit le cœur, qui est à chaque instant sur mes lèvres, et que j'ai eu le courage et la force de vous dérober; et, en ce moment où il faut que je parle, où je suis décidé à vous ouvrir enfin mon cœur, j'hésite, tant je redoute votre étonnement et votre indignation. Je vous aime.

—Hélas! dit Mme Lauter; je ne serai avec vous ni prude ni dissimulée. Il est un secret inconnu au monde entier et que je voudrais me cacher à moi-même: je vous aime aussi; vous seul occupez mon âme et ma pensée; je ne vis que par vous; votre image est présente pour moi et le jour et la nuit; mais n'espérez pas que jamais j'oublie mes devoirs un seul instant.»

Stoltz pria, pleura, gémit; Mme Lauter fut inflexible. Elle lui permit bien, il est vrai, et par degrés, de baiser sa main et ses cheveux, et son front; elle lui donna, il faut le dire, un bracelet de ces mêmes cheveux; elle reçut ses lettres et elle lui répondit; ces lettres, je n'essayerai pas de le cacher, étaient remplies de l'expression de la passion la plus ardente; on arriva à s'y tutoyer et à s'appeler cher ange; on passa les soirées entières à plonger les regards dans les regards, à se serrer les mains de telle façon que, par les paumes qui se touchent, il semble que les veines s'ouvrent et s'unissent, et que le sang se mêle.

Un soir même, leurs yeux attirèrent leurs lèvres; un long baiser les laissa tous deux étourdis, anéantis; mais néanmoins Mme Lauter n'oublia pas ses devoirs et se conserva à son mari.

Cependant, grâce aux imprudences que commettent sans cesse les gens vertueux, quand ils rêvent le crime sans en être arrivés encore à la prudence de la complicité et des précautions prises de concert, Mme Lauter était bien plus compromise aux yeux du monde que ne l'eût été une femme qui eût pris franchement un amant. La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils n'existent pas encore, ou lorsqu'ils n'existent plus. Personne ne doutait que Stoltz ne fût l'amant de Mme Lauter: on plaignait le mari et on se moquait de lui. Et quand, pour des affaires survenues depuis son départ, Rosalie écrivit plusieurs lettres à son mari pour hâter son retour, lorsqu'elle laissa voir la vive impatience que lui causaient de nouveaux retards à l'arrivée de M. Lauter, lorsque surtout, pour échapper à Stoltz et à elle-même, feignant de croire Lauter malade, elle se détermina à l'aller rejoindre, ses amis et ses amies se livrèrent aux conjectures les plus hasardeuses et les plus fausses, et lorsqu'un habitué des assemblées dit assez grossièrement:

«Ah ça! quelle diable d'envie a donc Mme Lauter de coucher avec son mari?»

Mme Reiss répliqua charitablement:

«Oh! mon Dieu! c'est une envie de femme grosse.»

V

Table des matières

Mme Reiss calomniait Mme Lauter. Mais Mme Lauter trouvait Mme Reiss si laide qu'elle était bien vengée à l'avance. Néanmoins, Mme Lauter était toujours fidèle à son mari; elle passait quelquefois de longues heures avec Stoltz, à divulguer tous les petits défauts et tous les petits ridicules de M. Lauter, à le présenter comme un homme incapable de comprendre et d'apprécier une femme comme elle, comme un homme d'un esprit vulgaire, d'un tact grossier, d'un cœur sans délicatesse; à se dire la plus malheureuse des femmes; à appeler Stoltz son ami, à appuyer sa tête sur son sein; mais, quelques efforts que put faire le jeune homme, c'était, avec les légères faveurs que nous avons mentionnées plus haut, tout ce qu'il pouvait obtenir de Mme Rosalie Lauter, femme fidèle, attachée invinciblement à ses devoirs, disant à chaque instant: «Je suis bien heureuse de n'avoir rien à me reprocher;» et trouvant fort ridicule et on ne peut plus odieux que M. Lauter laissât percer quelquefois comme un mouvement de jalousie et de mauvaise humeur.

Je me suis figuré bien souvent que les femmes ne comprennent rien à la poésie de l'amour, et qu'il n'en est pas une peut-être qui sache bien ce que c'est que la pureté. Certes, au bal, et dans ces cohues....

Messieurs les imprimeurs, s'il vous semble voir ici des vers, imprimez-les néanmoins en lignes de prose. Laissez-moi un peu faire comme ces enfants des contes arabes, qui jouaient au bouchon avec des palets de rubis et de topazes.

VI

Table des matières

A C*** S***.

Certes, au bal, et dans ces cohues, où l'on vient pour se coudoyer; où les femmes se mettent nues, sous prétexte de s'habiller; où des maris crétins exhibent les épaules de leurs femmes ainsi que leurs seins et leurs bras (et puis ce que je ne dis pas, car toute la pudeur n'est que dans les paroles); au milieu d'un essaim frisé de jeunes drôles qui n'ont pas même soin de leur dire tout bas qu'ils voudraient bien coucher avec elles, beaux rôles pour messieurs les époux! Ils ne savent donc pas que la femme d'un autre a bien assez d'appas, et que par cela seul elle est assez jolie, sans qu'il leur faille encore aller la couronner de perles et d'immodestie, bouchon de paille, emblème, hélas! d'ignominie! qui dit qu'elle est à vendre ou du moins à donner.

Certes, au théâtre, et sous un soleil d'huile, à l'ombre d'arbres de carton, lorsque les histrions roucoulent à la file une monotone chanson; au théâtre, où la reine des coulisses, et la plus cher payée au milieu des actrices, celle que l'on dit grande, est toujours la catin qui sait un nouvel art, de nouveaux artifices, pour montrer aux quinquets, le soir, de maigres cuisses que personne autre part ne voudrait voir pour rien.

Au théâtre, au salon, il suffit d'être belle, d'avoir sur un front pur d'épais cheveux lissés, sous des sourcils arqués une noire prunelle, et d'humides regards sous des cils abaissés: un pied étroit et des mains blanches, un corsage bien fin avec de larges hanches.

Mais j'étais seul, un de ces derniers soirs, seul sur le gazon vert d'un tranquille rivage; les étoiles du ciel, dans les peupliers noirs, semblaient des fruits de feu semés dans le feuillage. Le soleil au couchant ne laissait qu'un reflet toujours s'assombrissant du pourpre au violet. La lune se levait rouge et grande derrière l'église au toit aigu que couronne un vieux lierre; on n'entendait plus rien que l'onde qui coulait, et, contre ma chaloupe, en grondant, se brisait, l'haleine de mon chien étendu sur la terre, et, sous les jaunes fleurs de larges nénufars, des grenouilles en chœur les longs concerts criards.

Et j'étais tout en proie à ces mornes extases que l'on doit renoncer à peindre par des phrases. Mon âme s'éveillait au milieu des odeurs dont les fleurs, à la nuit, remplacent leurs couleurs. Mes rêves d'autrefois, chers morts! riantes ombres! revenaient voltiger parmi les herbes sombres, comme, pendant le jour, et sous les chauds rayons, mêlant aux fleurs des prés leurs crépitantes ailes, voltigeaient au soleil les vertes demoiselles, insectes nés des eaux, nautiques escadrons, sur les roses sainfoins, sur les jaunâtres gaudes, fleurs sans tige, ou plutôt vivantes émeraudes.

Et je vis, dans ce rêve étrange et sans sommeil, les fantômes de mes journées, les unes de fleurs couronnées, avec un sourire vermeil, les autres traînant en silence, d'un pas morne et majestueux, de longs habits de deuil, avec de grands yeux creux sans regards et sans espérance.

Mais ce qui, ce soir-là, frappa surtout mes yeux, ce fut votre figure, ô C*** S***! non telle que vous fit un parjure odieux, mais telle qu'autrefois je vous vis, jeune fille, avec vos cheveux bruns en bandeau sur le front, ce sourire d'archange et ce regard profond.

Et je pensais: à l'heure où l'on sonne à l'église la dernière prière, au loin silencieux, du sol on voit monter comme une vapeur grise, sortant de l'herbe et s'élevant aux cieux; c'est l'encens qu'exhale la terre, c'est la solennelle prière de la création entière au Créateur: chaque fleur, chaque plante y mêle son odeur, la campanule bleue en fleur dans nos prairies, l'alpen-rose, le pied dans la neige des monts, et le grand cactus rouge, hôte des Arabies, et les algues des mers dans leurs gouffres sans fonds, l'oiseau son dernier chant au bord de sa demeure, et l'homme des pensers qu'il ne sait qu'à cette heure.

Ce nuage divin, formé de tant d'amours, monte au trône de Dieu, dîme reconnaissante de ce que doit la terre à sa bonté puissante, s'étend.... et c'est ainsi que finissent les jours.

Ah! qu'il est beau l'amour, tel qu'on le sent dans l'âme, sous les saules, le soir, l'amour mystérieux qui s'échappe du cœur et s'en retourne aux cieux! Qu'il est beau, noble et pur!... Mais, hélas! quelle femme mérite ce trésor, cette divine flamme?...

Au théâtre, au salon, il suffit d'être belle, d'avoir sur un front pur d'épais cheveux lissés, sous des sourcils arqués une noire prunelle, et d'humides regards sous des cils abaissés; un pied étroit et des mains blanches, une fine ceinture avec de larges hanches.

Mais ce que l'on désire à l'instant solennel dont je parle, et ce dont l'indulgente nature a mis dans notre sein un portrait immortel, c'est une vierge sainte et pure! Cherchez-la dans notre Babel!

Vierge d'âme et de corps, ignorante, ignorée, vierge de ses propres désirs, vierge qu'aucun n'a vue et désirée, vierge qui n'a jamais été même effleurée par de lointains soupirs!

Vierge qui m'attendrait, en elle recueillie, qui garderait pour moi chaque sensation; vierge dont l'âme encore incomplète, engourdie, tranquille, m'attendrait comme un soleil fécond qui doit l'éveiller à la vie!

Car médiocrement, pour moi, je me soucie de ces tristes virginités, invalides soldats dont les corps dévastés, sans jambes et sans bras, n'ont gardé que la vie.

Virginité, grand Dieu! rose dont chaque feuille tombe à son tour sur le gazon, et qui ne laisse, à celui qui la cueille, qu'une fleur de convention! Virginité, collier de perles rares, de belles perles d'Orient, qui s'effile en tombant, et dont des mains avares se partagent les grains sur la terre roulant! Car je n'appelle pas vierge une jeune fille qui donne des cheveux à son petit cousin, ou qui chaque matin se rencontre et babille avec un écolier dans le fond du jardin; je n'appelle pas vierge une fille qui donne un coup d'œil au miroir sitôt que quelqu'un sonne.

Pour celui-ci, d'abord, pour la première fois, elle voulut être belle et parée; par cet autre sa main en dansant fut serrée; celui-là vit sa jambe, un certain jour qu'au bois on montait à cheval: un autre eut un sourire; un autre s'empara, tout en feignant de rire, d'une fleur morte sur son sein; un autre osa baiser sa main. Dans ces jeux innocents, source de tant de fièvres qui troublent les jeunes sens, un monsieur a baisé, devant les grands parents, tout en baisant la joue, un peu le coin des lèvres; on a rougi vingt fois d'un mot ou d'un regard; on a reçu des vers et rendu de la prose; et c[ae]tera.... Mais il est une chose, une seule il est vrai, peut-être par hasard, que l'on a su garder, soit par la maladresse ou l'ignorance du cousin, ou la clairvoyante sagesse d'une mère au coup d'œil certain. C'est encore une chose rare et difficile, et c'est ce qu'on appelle une vierge! On l'habille tout de blanc, et l'époux se rengorge au matin.... Ce n'était pas ainsi que je t'aimais, C***, et que j'aurais voulu te presser sur mon sein.

J'aurais été jaloux, dans mes sombres délires, de la fleur que tu sens; de l'air que tu respires, qui s'embaume dans tes cheveux, du bel azur du ciel que contemplent tes yeux; j'aurais été jaloux de l'aube matinale, de son premier rayon venant teindre d'opale tes rideaux transparents; j'aurais été jaloux de cet oiseau qui chante, que ton œil cherche en vain tout blotti sous sa tente d'épines aux rameaux blancs; j'aurais été jaloux de cette mousse verte, dans un coin reculé de la forêt déserte, gardant sur son velours l'empreinte de tes pieds; j'aurais été jaloux du fruit que mord ta bouche; j'aurais été jaloux du tissu qui te touche, qui te touche et te cache! O trésors enviés! J'aurais été jaloux du baiser que ton père sur ton front eût osé poser, et de l'eau de ton bain t'embrassant tout entière, tout entière d'un seul baiser.

VII

Table des matières

Il vint un jour cependant où Stoltz se présenta avec un gilet si bien fait, et d'une nuance si nouvelle, que les torts que pouvait avoir M. Lauter à l'égard de sa femme s'en trouvèrent considérablement accrus. Mme Lauter alors décida que son mari n'appréciait pas la persévérance avec laquelle elle restait fidèle à ses devoirs; que c'était trop longtemps jeter des perles devant un pareil époux; et qu'il serait injuste et barbare de laisser périr Stoltz d'une douleur qui, disait le même Stoltz, ne pouvait tarder beaucoup à le mettre au tombeau. Un matin donc, M. Lauter se réveilla à l'état d'époux trahi et malheureux.

VIII

Table des matières

Un époux malheureux.

Ce jour-là, Mme Lauter s'enquit dès le matin s'il ne lui manquait rien; elle lui conseilla de se bien couvrir et de mettre des bas de laine, parce qu'il avait fait la veille un orage dont l'air était refroidi; le déjeuner fut servi de bonne heure; les pommes de terre furent cuites à point et parfaitement farineuses; ce ne fut, pendant tout le repas, qu'attentions charmantes de la part de Mme Lauter: elle épiait dans les yeux de son mari la pensée la plus fugitive, avec une tendresse inquiète; elle ne lui laissait pas le temps de désirer la moindre chose, elle avait deviné et prévenu son désir; après le déjeuner, elle se mit au clavecin, et joua à M. Lauter de vieux airs qu'il aimait.

De ce jour-là, tout fut changé dans la maison. On admira les peintures de M. Lauter. Stoltz accepta avec reconnaissance deux grandes toiles de sept pieds sur quatre, dont les cadres lui coûtèrent cinq cents francs. Il était trop heureux quand M. Lauter voulait bien se servir de son cheval pour ses affaires ou pour la promenade; il le suivait à la chasse avec plus de zèle et d'abnégation que le braque le mieux dressé, et, au retour, il se confondait en récits de la miraculeuse adresse de M. Lauter. Si M. Lauter avait besoin de quelque chose à la ville voisine, Stoltz n'était-il pas là pour faire la commission? M. Lauter pouvait raconter dix fois la même histoire, sans qu'il se trouvât personne pour l'en faire apercevoir, ou même pour le lui laisser soupçonner par une attention moins soutenue. Stoltz faisait autant de parties d'échecs ou de trictrac qu'il plaisait au malheureux époux de Rosalie.

La maison était devenue l'asile de la plus douce paix; toutes les voix y étaient calmes et bienveillantes. Quand, autrefois, M. Lauter avait à faire quelque petit voyage, c'était un affreux désordre; on se plaignait amèrement du soin de faire sa malle, et du léger bouleversement dont un départ sert toujours de prétexte aux domestiques; on lui soutenait que ses prétendues affaires n'existaient pas, que son voyage n'était qu'un caprice, ou quelque plaisir qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour ne pas avouer. Maintenant tout est changé: on fait les préparatifs avec une sollicitude minutieuse; Stoltz prête son cuir à rasoir qu'il a fait venir d'Angleterre; Rosalie fait les plus tendres recommandations de ne pas être trop longtemps, de ne pas se risquer la nuit sur les chemins, de ne pas se mettre en route le matin sans avoir pris quelque chose de chaud, etc., etc.

Enfin, M. Lauter est parti; Mme Lauter l'a accompagné jusqu'à la porte de la rue; et, à l'angle du chemin, à l'endroit le plus éloigné d'où il soit encore possible de voir la maison, M. Lauter ayant arrêté son cheval et s'étant retourné, il a vu sa femme lui faire, avec un mouchoir blanc, un signe d'adieu et d'affection.

La nuit vint, et tout le monde dormait du plus profond sommeil, lorsqu'on entendit frapper plusieurs coups à la porte; en effet, l'horrible temps qu'il faisait au dehors justifiait l'empressement de la personne qui demandait à entrer. On demanda du dedans: «Qui est là?

—Eh, parbleu! répondit-on du dehors, c'est moi, Lauter; je suis mouillé jusqu'aux os.»

Sur cette réponse, au lieu d'ouvrir à son maître, la servante alla frapper à la chambre de Rosalie. Ce ne fut qu'après quelques minutes que M. Lauter put rentrer chez lui.

«Vite, Rosalie, un grand feu; un noyé ne doit pas être aussi mouillé que moi.»

Lauter se déshabilla, se chauffa, et, quand il fut un peu remis: «Mon Dieu, Rosalie, comme tu es pâle! dit-il.

—C'est, reprit Mme Lauter, que vous m'avez réveillée brusquement, et que votre aspect n'avait rien de bien égayant.

—Où diable sont donc mes pantoufles, Henriette?

—Quelles pantoufles? demanda la servante.

—Eh, parbleu! mes pantoufles; mes pantoufles vertes, celles qui ont de hauts quartiers.

—Je ne sais pas.»

Rosalie tremblait de tous ses membres.

«J'espère, dit-elle, qu'il ne vous est arrivé aucun accident qui ait causé votre retour aussi inattendu?

—Nullement, reprit Lauter.... Mais je voudrais bien avoir mes pantoufles.... J'ai rencontré à quelques lieues d'ici un messager qui m'apportait les renseignements que j'allais demander; je me suis figuré que j'arriverais avant la pluie, et j'ai préféré passer la nuit auprès de ma jolie Rosalie au séjour dans une auberge. Mais où peuvent être mes pantoufles?

—Mon ami, dit Rosalie, vous n'avez pas besoin de pantoufles pour dormir; et c'est ce qu'il y a de plus opportun en ce moment; vous voilà séché, le lit achèvera de vous réchauffer.»

Lauter se coucha, non sans jeter autour de la chambre un coup d'œil destiné à la recherche de ses pantoufles; mais, une fois au lit, il ne put s'endormir. Il était revenu à cheval tellement vite, que son sang en mouvement chassait invinciblement le moindre sommeil; il se retourna cent fois dans le lit, cherchant en vain une position plus favorable; puis il se détermina à dire à demi-voix: «Rosalie, dors-tu?» Rosalie dormait moins que lui encore, mais elle ne répondit pas. Elle attendait impatiemment que Lauter succombât à un de ces sommeils profonds qui succèdent à la fatigue; mais quand elle entendit sonner cinq heures et qu'elle vit que le jour ne tarderait pas à paraître, elle se leva précipitamment.

«Où vas-tu? demanda M. Lauter.

—Je descends.

—Pourquoi? il ne fait pas encore jour.

—Je n'ai plus sommeil.

—Ni moi, quoique je n'aie pas fermé l'œil de la nuit; reste auprès de moi, nous causerons.

—Non, j'ai donné des ordres hier aux domestiques, et il faut que je veille à leur exécution.

—Je t'en prie.

—C'est impossible.»

Quand elle fut partie, Lauter alluma une bougie et essaya de lire un livre qui se trouvait par hasard sur le somno: ce livre l'ennuya sans l'endormir; il se leva pour en prendre un autre, et un mouvement naturel lui fit encore chercher ses pantoufles et dire: «Ah çà! mais où sont mes pantoufles?» Il prit la bougie, et chercha autour de la chambre. Tout à coup il s'arrêta stupéfait en voyant le quartier d'une de ses pantoufles qui passait sous la porte-fenêtre qui s'ouvrait sur le balcon; il alla replacer la bougie sur le somno, en grommelant: «Eh bien! elles vont être jolies! Cette folle d'Henriette qui les laisse sur le balcon par un temps comme celui-là!» Il ouvrit alors la fenêtre et se baissa pour saisir ses pantoufles en tâtonnant; il ne tarda pas à mettre la main sur une, mais il y avait quelque chose dedans: ce quelque chose était un pied; au bout de ce pied, il trouva une jambe, au bout de cette jambe, un monsieur. Il saisit le monsieur au collet, l'entraîna dans la chambre, et s'écria: «Ah! vol...» Mais tout à coup il s'arrêta en reconnaissant M. Stoltz, et lui dit d'une voix terrible: «Monsieur Stoltz, comment se fait-il que vous soyez dans mes pantoufles?»

IX

Table des matières

Il y eut un long silence. Stoltz cherchait dans sa tête quelle fable il pourrait imaginer pour sauver au moins Rosalie. Lauter cherchait à deviner et ne devinait que trop les détails et les causes de ce qui se passait. Stoltz était dans un état déplorable: l'eau glacée qui était tombée sur lui pendant six heures coulait de tout son corps; ses cheveux pendaient appesantis; son visage était pâle et bleuâtre de froid, ses mains étaient violettes et engourdies, ses yeux étaient rouges dans un cercle noirâtre, ses dents claquaient, ses genoux tremblaient sous lui; tout le monde n'eût vu en lui qu'un objet de pitié: mais Lauter, aveuglé par la colère et la passion, lui dit: «Monsieur Stoltz, vous me volez tout mon bonheur

Il y eut encore un long silence; puis Lauter se leva, ouvrit une armoire, en tira une boîte qu'à sa forme on pouvait supposer renfermer des pistolets. Il chercha la chaussure de Stoltz, d'un geste impérieux lui ordonna de la mettre, puis lui dit: «Suivez-moi sans faire le moindre bruit.» Tous deux sortirent en effet par derrière la maison.

Depuis ce jour, on ne les revit jamais ni l'un ni l'autre.

X

Table des matières

Parlons un peu de M. Chaumier, bourgeois de la petite ville de Fontainebleau.

Voici comment était distribuée la maison de M. Chaumier.

On y arrivait par une allée d'acacias sombres et touffus, au bout de laquelle était une petite porte d'un vert sombre; à côté de la porte était une sonnette à pied de biche. Quand la porte était ouverte, on était dans une cour dont chaque pavé était entouré d'un cadre d'herbe; dans une encoignure était un puits si vieux que la margelle était usée, et qui était tout couvert d'une mousse verte et rougeâtre. Au fond de la cour s'élevait une maison de deux étages, à laquelle on arrivait par un petit perron garni d'une grille de fer à demi rouillée. Au bas de la maison étaient la salle à manger, le cabinet et la chambre de M. Chaumier, et la cuisine. Au premier, l'appartement de la petite Rose Chaumier, celui de son frère Albert, et surtout celui de dame Modeste Rolland, domestique et femme de confiance de M. Chaumier. L'étage du haut servait de grenier, de fruitier; on y étendait le linge, et quelquefois Honoré Rolland, époux de Modeste, militaire de son état, y venait passer les rares congés pendant lesquels l'État pouvait se passer de son appui. Derrière la maison était un grand jardin, d'un aspect sauvage et inculte. Avant que M. Chaumier achetât cette maison, le jardin avait été parfaitement cultivé; depuis, grâce à l'abandon où on l'avait laissé, les chardons, les orties, les pariétaires avaient étouffé les plantes faibles et délicates: les arbres seuls et quelques plantes vigoureuses avaient résisté, et avaient acquis un singulier développement. Deux gros pommiers, un sorbier dans lequel montait une clématite, des lilas, quelques rosiers énormes et couverts de mousse, formaient la plus grande richesse du jardin; quelques pavots se ressemaient d'eux-mêmes tous les ans, et, à l'angle du chaperon de la muraille, fleurissait, au printemps, une touffe de giroflées jaunes.

On entrait au jardin par le cabinet de M. Chaumier et par la salle à manger; la cuisine ne jouissait que d'une fenêtre fermée par des barreaux de bois, peints en couleur de fer.

C'était une des maisons les plus silencieuses que l'on pût trouver. M. Chaumier, dont la fortune était médiocre, était membre de plusieurs sociétés philanthropiques qui prenaient tout son temps et à peu près toute sa sensibilité. Modeste était maîtresse absolue dans la maison; elle était chargée de tous les soins, de toutes les dépenses, et même de l'éducation de la petite Rose, éducation qui jusque-là, et grâce à l'âge peu avancé de l'enfant, ne consistait que dans une instruction extrêmement élémentaire:

L'empêcher de toucher aux couteaux; lui apprendre à répondre aux questions: Oui, madame, ou: Oui, monsieur, et non pas oui tout sec, comme font les enfants mal élevés; à ne pas mettre de confitures sur ses vêtements; à renouer les cordons de ses souliers quand ils se détachaient, et à dire merci quand on lui donnait quelque chose.

Le garçon était confié aux soins d'un M. Semler, qui avait chez lui une douzaine de garçons des meilleures familles de Fontainebleau. Albert ne venait à la maison que le dimanche. Du reste, Modeste était bonne femme de ménage, assez douce même, quand ses volontés ne rencontraient pas d'obstacles, et connue dans toute la ville par sa supériorité dans l'art de préparer la sauër-craüt, et de lui donner une certaine saveur excitante dont elle se réservait le secret. Au dehors, quand elle parlait de la maison, elle disait: «Je veux, je ne veux pas.» A certaines époques importantes, quand on faisait la sauër-craüt, ou quand on coulait la lessive, elle prenait pour l'aider et travailler sous ses ordres quelques filles de journée qu'elle tutoyait et qui l'appelaient Mme Rolland. Mais, en dedans, elle était humble et soumise vis-à-vis de M. Chaumier, et si le plus souvent elle lui faisait faire à peu près sa volonté, ce n'était que par de longs détours, et elle ne gouvernait réellement qu'à force de soumission et d'obéissance.

Un matin, pendant le déjeuner, on apporta une lettre que M. Chaumier lut en laissant percer quelques marques d'étonnement et même d'émotion. Il se leva, passa dans son cabinet, et y resta plus d'un quart d'heure.

En vain Modeste, pendant que son maître lisait, avait trois ou quatre fois passé derrière lui et jeté les yeux sur la lettre qu'il tenait; l'écriture lui était inconnue, et d'ailleurs si fine et si serrée qu'elle n'en put lire un mot. Le temps que M. Chaumier passa dans son cabinet lui parut un siècle. Deux fois elle frappa et entr'ouvrit la porte pour lui dire que le déjeuner refroidissait; elle n'obtint pas même une réponse, et n'eut de ressource que de faire tomber sa mauvaise humeur sur la petite Rose, qui mettait les coudes sur la table, quand Modeste lui avait dit tant de fois de ne pas se tenir ainsi. C'était décidément une enfant incorrigible, et qui ferait le malheur de sa famille et de ceux qui voulaient bien se charger de son éducation.

Enfin, M. Chaumier sortit de son cabinet, ordonna de faire entrer le porteur de la lettre, et lui en remit une autre toute cachetée, en lui recommandant de la mettre dans sa poche et de se hâter de la porter à la ville voisine, d'où on la devait faire parvenir à sa destination. Quand le messager sortit, Modeste se mit en devoir de le suivre; mais, soit par hasard, soit qu'il devinât son intention, M. Chaumier lui demanda sa tabatière, qu'il avait laissée dans son cabinet. Quand Modeste se fut acquittée de cette commission, elle se hâta de sortir; mais, dès le premier pas, elle entendit se refermer la porte extérieure: le messager était parti. Tout le reste du jour, M. Chaumier fut préoccupé; et, contre son ordinaire, il garda la lettre qu'il avait reçue dans la poche de son habit, au lieu de la laisser sur son bureau, où Modeste comptait bien en prendre connaissance à dîner. Elle tenta un autre moyen. En servant, elle manifesta quelques craintes sur la santé de monsieur; depuis le moment où, le matin, il avait reçu une lettre, il était changé et paraissait souffrant. Il avait laissé enlever, sans y avoir touché, des œufs à la neige, les meilleurs peut-être qu'elle eût jamais faits. M. Chaumier répondit que Modeste se trompait, et qu'il ne s'était jamais mieux porté. Elle fit une grimace de dépit en voyant qu'elle n'en pourrait tirer aucune confidence; mais elle ne se découragea pas. Elle songea alors que, pourvu que M. Chaumier sortit, il ne pourrait manquer de changer d'habit, et que, selon toutes les apparences, il oublierait la fameuse lettre dans la poche de celui qu'il quitterait.

«Monsieur sortira-t-il après dîner? demanda-t-elle.

—Je ne crois pas, Modeste.

—Monsieur a tort; le temps est superbe, et voilà deux jours que monsieur n'a mis le pied hors de la maison.

—Que veux-tu, Modeste? j'ai beaucoup à travailler. J'ai reçu des nouvelles de la Martinique; on me cite de nouveaux exemples du malheureux sort des nègres, et je sens que c'est le moment de terminer mon grand ouvrage sur l'abolition de l'esclavage.»

A ce moment, un homme, qui avait trouvé la porte de la rue ouverte, entra et vint se poster devant la porte de la salle à manger, où il fit entendre une sorte de mélopée plaintive et traînante dans laquelle on ne distinguait que quelques mots; mais ses vêtements en lambeaux, sa figure hâve et décharnée, n'expliquaient que trop clairement que c'était un mendiant qui implorait des secours.

«Mais, répliqua Modeste, si monsieur se rend malade à se renfermer ainsi, il sera peut-être obligé d'interrompre tout à fait son travail.

—Un morceau de pain, s'il vous plaît, dit le mendiant.

—Ce serait un grand malheur, ma pauvre Modeste, car j'ai rassemblé là des arguments qui ne peuvent manquer de convaincre les lecteurs et de faire un grand bien à la cause des nègres.

—Je n'ai ni maison ni vêtements, dit le pauvre homme.

—Est-il rien, en effet, dit M. Chaumier, de plus cruellement ridicule que cet esclavage auquel on a condamné toute une race d'hommes? Le sang qui coule dans les veines des noirs n'est-il pas le même que celui qui gonfle les nôtres?

—Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ! ayez pitié de moi, dit le mendiant.

—Et, continua M. Chaumier, sans l'écouter et sans l'entendre, ne sont-ils pas aussi nos frères?

—Au nom de la vierge Marie! mon bon monsieur, secourez-moi.

—La nature repousse, dit M. Chaumier, ces cruelles et arbitraires distinctions de race et de couleur. Le soleil éclaire tous les hommes, et la Providence leur distribue également ses bienfaits; les riches et les puissants seuls ont plus d'obligations que les autres et plus de devoirs; ils ne doivent pas oublier que la fortune n'est, entre leurs mains, qu'un dépôt dont il leur sera, un jour, demandé un compte sévère, et qu'ils doivent réparer par une plus juste répartition les erreurs et les injustices du sort.

—Il y a deux jours que je n'ai mangé, dit le pauvre homme en joignant les mains.

—Aussi, dit M. Chaumier, mon cœur saigne en songeant à ces malheureux noirs.

—Ne me donnerez-vous donc rien? dit le pauvre.

—Comment cet homme est-il entré ici, Modeste?» demanda M. Chaumier.

Modeste ne répondit pas à M. Chaumier, mais elle s'avança sur le mendiant d'un air irrité, et lui dit: «Allez-vous-en, et tâchez que je ne vous voie pas une autre fois vous introduire ainsi dans les maisons.

—Ma bonne dame, dit le pauvre, la porte de la rue était ouverte.

—Eh bien! dit Modeste, ne peut-on laisser un moment une porte ouverte sans être en proie aux importunités des mendiants et des vagabonds?

—Mais, dit le mendiant....

—Mais, répliqua Modeste, je vous dis de vous en aller, ou je porterai plainte contre vous.»

Le mendiant s'en alla sans rien répondre.

M. Chaumier grommela quelques instants sur l'audace de ces gens-là; en effet, il est bien fâcheux de ne pouvoir tranquillement se livrer chez soi à des théories philanthropiques sur des malheurs lointains, sans qu'on soit dérangé par l'aspect importun d'une misère sur laquelle il n'y a pas de discours à faire, ni de théorie à développer, tant elle est voisine et facile à soulager.