Durkheim a enseigné toute sa vie la pédagogie, en même temps que la sociologie. À la Faculté des lettres de Bordeaux, de 1887 à 1902, il a toujours donné, hebdomadairement, une heure de cours à la pédagogie. Ses auditeurs étaient surtout des membres de renseignement primaire. À la Sorbonne, c'est dans la chaire de Science de l'Éducation qu'en 1902 il suppléa, qu'en 1906 il remplaça M. Ferdinand Buisson. Jusqu'à sa mort, il y a réservé, à la pédagogie, un tiers au moins, et souvent les deux tiers de son enseignement: cours publics, conférences pour les membres de l'Enseignement primaire, cours aux élèves de l'École Normale Supérieure. Cette œuvre pédagogique est presque entièrement inédite. Nul de ses auditeurs, sans doute, ne l'a embrassée dans toute son étendue. Nous voudrions ici la présenter en raccourci.
Durkheim n'a pas partagé son temps ni sa pensée entre deux activités distinctes, coordonnées l'une à l'autre d'une manière accidentelle. C'est par le côté où elle est un fait social qu'il aborde l'éducation: sa doctrine de l'éducation est un élément essentiel de sa sociologie. «Sociologue, dit-il, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation. D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire, convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence leur véritable nature.» L'éducation est chose éminemment sociale.
L'observation le prouve. D'abord, dans chaque société, il y a autant d'éducations spéciales qu'il y a de milieux sociaux différents. Et, même dans des sociétés égalitaires comme les nôtres, qui tendent à éliminer les différences injustes, l'éducation varie et doit nécessairement varier, selon les professions. Sans doute, toutes ces éducations spéciales reposent sur une base commune. Mais cette éducation commune varie d'une société à l'autre. Chaque société se fait un certain idéal de l'homme. C'est cet idéal «qui est le pôle de l'éducation». Pour chaque société, l'éducation est «le moyen par lequel elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence». Ainsi, «chaque type de peuple a son éducation qui lui est propre et qui peut servir à le définir au même titre que son organisation morale, politique et religieuse». L'observation des faits conduit donc à la définition suivante: «L'éducation est l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné». Plus brièvement, «l'éducation est une socialisation... de la jeune génération».
Mais pourquoi en est-il nécessairement ainsi? C'est «qu'en chacun de nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à nous-mêmes et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées, de sentiments et d'habitudes, qui expriment en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toutes sortes. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de l'éducation.» Sans la civilisation, l'homme ne serait qu'un animal. C'est par la coopération et par la tradition sociales que l'homme s'est fait homme. Moralités, langages, religions, sciences sont des œuvres collectives, des choses sociales. Or, c'est par la moralité que l'homme forme en lui la volonté, qui dépasse le désir; c'est le langage qui l'élève au-dessus de la pure sensation; c'est dans les religions d'abord, puis dans les sciences, que s'élaborent les notions cardinales dont est faite l'intelligence proprement humaine. «Cet être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de l'homme... C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales... L'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus rapides, à l'être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation.» L'hérédité transmet les mécanismes instinctifs qui assurent la vie organique et, chez les animaux qui vivent en sociétés, une vie sociale assez simple. Mais elle ne suffit pas à transmettre les aptitudes que suppose la vie sociale de l'homme, aptitudes trop complexes pour pouvoir «se matérialiser sous la forme de prédispositions organiques». La transmission des attributs spécifiques qui distinguent l'homme se fait par une voie qui est sociale, comme ils sont sociaux: c'est l'éducation.
Pour l'esprit exercé à regarder les choses de ce biais, cette conception sociologique de la nature et du rôle de l'éducation s'impose avec la force de l'évidence. Durkheim l'appelle: un axiome fondamental. Disons plus exactement: une vérité d'expérience. Nous voyons clairement, quand nous pensons en historien, que l'éducation à Sparte, c'est la civilisation lacédémonienne faisant des Spartiates pour la cité lacédémonienne;-—que l'éducation athénienne, au temps de Péricles, c'est la civilisation athénienne faisant des hommes conformes au type idéal de l'homme, tel que le conçoit Athènes à cette époque, pour la cité athénienne et, en même temps, pour l'humanité, telle qu'Athènes se la représente dans ses rapports avec elle. Il nous suffit d'anticiper sur l'avenir pour comprendre comment les historiens interpréteront l'éducation française au XXe siècle: même dans ses tentatives les plus audacieusement idéalistes et humanitaires, elle est un produit de la civilisation française; elle consiste à la transmettre; bref, elle cherche à faire des hommes, conformes au type idéal de l'homme qu'implique cette civilisation, à faire des hommes pour la France, et aussi pour l'humanité, telle que la France se la représente dans ses rapports avec elle.
Pourtant, cette vérité d'évidence a été généralement méconnue, surtout au cours des derniers siècles. Philosophes et pédagogues sont d'accord pour voir, dans l'éducation, une chose éminemment individuelle. «Pour Kant, écrit Durkheim, pour Kant comme pour Mill, pour Herbart comme pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet de réaliser, en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut point de perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce humaine en général.» Mais cet accord n'est pas une présomption de vérité. Car nous savons que la philosophie classique a presque toujours oublié de considérer l'homme réel d'un temps et d'un pays, le seul qui soit observable, pour spéculer sur une nature humaine universelle, produit arbitraire d'une abstraction faite, sans méthode, sur un nombre très restreint d'échantillons humains. On admet généralement aujourd'hui que son caractère abstrait a faussé, dans une large mesure, la spéculation politique du XVIIIe siècle, par exemple: individualiste à l'excès, trop détachée de l'histoire, elle légifère souvent pour un homme de convention, indépendant de tout milieu social défini. Les progrès qu'ont accompli, au XIXe siècle, les sciences politiques, sous l'influence de l'histoire et des philosophies inspirées de l'histoire, progrès vers lequel s'orientent, à la fin du siècle, toutes les sciences morales, la philosophie de l'éducation doit l'accomplir à son tour.
L'éducation est chose sociale: c'est-à-dire qu'elle met en contact l'enfant avec une société déterminée, et non avec la société in genere. Si cette proposition est vraie, elle ne commande pas seulement la réflexion spéculative sur l'éducation, elle doit faire sentir son influence sur l'activité éducative elle-même. En fait, cette influence est incontestable; en droit, elle est souvent contestée. Examinons quelques-unes des résistances que soulève, quand il l'énonce, la proposition de Durkheim.
On entend d'abord la protestation qu'on peut appeler universaliste ou humaniste. Elle fera grief à la sociologie d'encourager un nationalisme étroit, voire d'immoler les intérêts de l'humanité à ceux de l'État, bien plus même, aux intérêts d'un régime politique. Au cours de la guerre, on a souvent opposé l'éducation germanique à l'éducation latine, celle-là purement nationale et tout au bénéfice de l'État, celle-ci libérale et humaine. Sans doute, a-t-on dit, l'éducation élève l'enfant pour la Patrie, mais aussi pour l'Humanité. Bref, de diverses manières, on établit un antagonisme entre ces termes: éducation sociale, éducation humaine, société et humanité. Or la pensée de Durkheim plane bien au-dessus d'objections de ce genre. Il n'a jamais eu l'intention, comme éducateur, de faire prévaloir les fins nationales sur les fins humaines. Dire que l'éducation est chose sociale, ce n'est pas formuler un programme d'éducation; c'est constater un fait. Durkheim tient ce fait pour vrai, partout, quelle que soit la tendance qui prévaut, ici ou là. Le cosmopolitisme n'est pas moins social que le nationalisme. Il y a des civilisations qui poussent l'éducateur à mettre sa Patrie au-dessus de tout, d'autres qui le poussent à subordonner les fins nationales aux fins humaines, ou mieux, à les harmoniser. L'idéal universaliste est lié à une civilisation synthétique qui tend à combiner toutes les autres. D'ailleurs, dans le monde contemporain, chaque nation a son cosmopolitisme, son humanisme propre, où se reconnaît son génie. Quelle est, en fait, pour nous, Français du XXe siècle, la valeur relative des devoirs envers l'Humanité et des devoirs envers la Patrie; comment peuvent-ils entrer en conflit; comment peut-on les concilier? Nobles et difficiles questions, que le sociologue ne résout pas, au profit du nationalisme, en définissant, comme il le fait, l'éducation. Quand il abordera ces problèmes, il aura les mains libres. Reconnaître le caractère social qui appartient réellement à l'éducation, ne préjuge rien de la manière dont on analysera les forces morales, qui sollicitent l'éducateur dans des directions diverses ou opposées.
La même réponse vaudra contre les objections individualistes. Durkheim définit l'éducation une socialisation de l'enfant. Mais alors, pensent quelques-uns, que deviennent la valeur de la personne humaine, l'initiative, la responsabilité, le perfectionnement propres de l'individu. On est si accoutumé à opposer la société à l'individu, que toute doctrine, qui fait du mot société un usage fréquent, semble sacrifier l'individu. Ici encore, on se méprend. Si un homme a été un individu, une personne, dans tout ce que le terme implique d'originalité créatrice et de résistance aux entraînements collectifs, c'est Durkheim. Et sa doctrine morale correspond si bien à son propre caractère qu'on n'avancerait pas un paradoxe, en donnant à cette doctrine le nom d'individualisme. Son premier ouvrâge, la Division du Travail social, propose toute une philosophie de l'histoire, où la genèse, la différenciation, l'affranchissement de l'individu apparaissent comme le trait dominant du progrès de la civilisation, l'exaltation de la personne humaine, comme son terme actuel. Et cette philosophie de l'histoire aboutit à cette règle morale: distingue-toi, sois une personne. Comment donc une pareille doctrine verrait-elle, dans l'éducation, je ne sais quel procédé de dépersonnalisation? Si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim, il est possible d'individualiser en socialisant. Telle est bien sa pensée. On pourra discuter la manière dont il conçoit l'éducation de l'individualité. Mais sa définition de l'éducation est d'un penseur qui, pas un instant, ne méconnaît ou ne sous-estime le rôle ni la valuer de l'individu. Et il faut signaler aux sociologues que c'est dans son analyse de l'éducation qu'ils apercevront le mieux le fond de la pensée de Durkheim, sur les rapports de la société et de l'individu et sur le rôle des individus d'élite dans le progrès social.
Au nom de l'idéal, enfin, il arrive qu'on résiste au réalisme de Durkheim. On lui reprochera d'humilier la raison et de décourâger l'effort, comme s'il se faisait l'apologiste systématique de ce qui est, et restait indifférent à ce qui doit être. Pour comprendre comment, au contraire, ce réalisme sociologique lui parait apte à diriger l'action, voyons quelle idée il s'est faite de la pédagogie.
Tout l'enseignement de Durkheim répond à un besoin profond de son esprit, qui est l'exigence essentielle de l'esprit scientifique lui-même. Durkheim éprouve une véritable répulsion pour les constructions arbitraires, pour les programmes d'action qui traduisent seulement les tendances de leur auteur. Il a besoin de réfléchir sur un donné, sur une réalité observable, sur ce qu'il appelle une chose. Considérer les faits sociaux comme des choses, telle est la première règle de sa méthode. Quand il prenait la parole sur des sujets de morale, on le voyait d'abord présenter des faits, des choses; et sa mimique même marquait que, bien qu'il s'agît de choses spirituelles, non matérielles, il ne se bornait pas à analyser des concepts, mais qu'il saisissait, montrait, maniait des réalités. L'éducation est une chose, ou, d'un autre mot, un fait. En fait, dans toutes les sociétés, il se donne une éducation. Conformément à des traditions, à des habitudes, à des règles explicites ou implicites, dans un cadre déterminé d'institutions, avec un outillâge propre, sous l'influence d'idées et de sentiments collectifs, en France, au XXe siècle, des éducateurs éduquent, des enfants sont éduqués. Tout cela peut être décrit, analysé, expliqué. La notion d'une science de l'éducation est donc une idée parfaitement claire. Elle a pour rôle unique de connaître, de comprendre ce qui est. Elle ne se confond ni avec l'activité effective de l'éducateur, ni même avec la pédagogie, qui vise à diriger cette activité. L'éducation est son objet: entendons par là, non pas qu'elle tend aux mêmes fins que l'éducation, mais au contraire qu'elle la suppose, puisqu'elle l'observe.
Cette science, Durkheim ne conteste nullement qu'elle soit, dans une large mesure, d'ordre psychologique. Seule, la psychologie, appuyée sur la biologie, élargie par la pathologie, permet de comprendre pourquoi l'enfant humain a besoin d'éducation, en quoi il diffère de l'adulte, comment se forment et évoluent ses sens, sa mémoire, ses facultés d'association, d'attention, son imagination, sa pensée abstraite, son langage, ses sentiments, son caractère, sa volonté. La psychologie de l'enfant, rattachée à celle de l'homme adulte, complétée par la psychologie propre de l'éducateur, telle est l'une des voies par où la science peut aborder l'étude de l'éducation. L'idée est universellement reçue.
Mais la psychologie n'est qu'une des deux voies d'accès possibles. Qui la suit exclusivement s'expose à n'aborder le fait éducation que par l'une de ses deux faces. Car la psychologie est évidemment incompétente, quand il s'agit de dire, non plus ce qu'est l'enfant, qui reçoit l'éducation, sa manière propre de l'assimiler et d'y réagir, mais la nature même de la civilisation que l'éducation transmet et de l'outillâge qu'elle emploie pour le transmettre. La France du XXe siècle a quatre enseignements: primaire, secondaire, supérieur, technique, dont les rapports ne sont pas du tout ce qu'ils sont en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Son enseignement secondaire porte sur le français, les langues classiques, les langues vivantes, l'histoire, les sciences; vers 1600, il portait exclusivement sur le latin et le grec; au moyen âge, sur la dialectique. Notre enseignement fait une part à la méthode intuitive et expérimentale; celui des États-Unis une part bien plus grande; l'éducation médiévale et humaniste était exclusivement livresque. Or, il est clair que les institutions scolaires, les disciplines, les méthodes sont des faits sociaux. Le livre lui-même est un fait social; le culte du livre, le déclin de ce culte dépendent de causes sociales. On ne voit pas comment la psychologie pourrait en connaître. L'éducation physique, morale, intellectuelle, que donne une société, à un moment de son histoire, est manifestement du ressort de la sociologie. Pour étudier scientifiquement l'éducation, comme un fait donné à l'observation, la sociologie doit collaborer avec la psychologie. Sous l'un de ses deux aspects, la science de l'éducation est une science sociologique. C'est de ce biais que Durkheim l'abordait.
Ce faisant, il frayait une voie nouvelle, poussé par la logique interne de sa propre pensée, précurseur, et non imitateur, de doctrines aujourd'hui fort en vogue, que la sienne dépasse en netteté et en fécondité. L'Allemagne a créé le terme Sozialpädagogik, les États-Unis, le terme Educational Sociology, qui marquent assurément la même tendance[1]. Mais, sous ces mots, se mêlent encore souvent des choses bien distinctes, par exemple, d'une part, une orientation plus ou moins incertaine vers l'étude sociologique de l'éducation, telle que Durkheim la conçoit, et, d'autre part, un système d'éducation qui se préoccupe plus particulièrement de préparer l'homme à la vie sociale, de former le citoyen: Staatsbürgerliche Erziehung, comme l'appelle Kerschensteiner[2]. L'idée américaine d'Educational Sociology s'applique confusément à l'étude sociologique de l'éducation et, en même temps, à l'introduction de la sociologie dans les classes, comme matière d'enseignement. La science de l'éducation, définie par Durkheim, est sociologique, dans une acception beaucoup plus claire du terme.
Quant à ce qu'il entend par Pédagogie, ce n'est ni l'activité éducative elle-même, ni la science spéculative de l'éducation. C'est la réaction systématique de la seconde sur la première, l'œuvre de la réflexion qui cherche, dans les résultats de la psychologie et de la sociologie, des principes pour la conduite ou pour la réforme de l'éducation. Ainsi conçue, la pédagogie peut être idéaliste, sans verser dans l'utopie.
Que bon nombre de pédagogues illustres aient cédé à l'esprit de système, assigné à l'éducation un but inaccessible ou arbitrairement choisi, proposé des procédés artificiels, non seulement Durkheim ne le nie pas, mais il met mieux en garde que quiconque contre leur exemple. La sociologie combat ici l'ennemi qu'elle a l'habitude de trouver en face d'elle: dans tous les domaines, en morale, en politique, même en économie politique, l'étude scientifique des institutions a été précédée par une philosophie essentiellement artificialiste, qui prétendait formuler des recettes pour assurer aux individus ou aux peuples le maximum de bonheur, sans connaître d'abord suffisamment leurs conditions d'existence. Rien n'est plus contraire aux habitudes intellectuelles du sociologue que de dire d'emblée: voici comme il faut élever l'enfant, en faisant table rase de l'éducation qu'on lui donne réellement. Cadres scolaires, programmes d'enseignement, méthodes, traditions, habitudes, tendances, idées, idéaux des maîtres, ce sont là des faits, dont elle cherche à découvrir pourquoi ils sont ce qu'ils sont, bien loin de prétendre d'abord les changer. Si l'éducation française est largement traditionnelle, peu disposée à se couler dans les formes techniques de méthodes concertées; si elle fait largement crédit aux facultés d'intuition, de tact, d'initiative des maîtres; si elle est respectueuse de l'évolution libre de l'enfant; si même elle résulte, pour la majeure partie, non de l'action systématique des maîtres, mais de l'action diffuse et non volontaire du milieu, c'est là un fait, qui a ses causes, et qui répond, en gros, aux conditions d'existence de la société française. La pédagogie, inspirée par la sociologie, ne risque donc pas de se faire l'apologiste d'un système aventureux, ou de conseiller une mécanisation de l'enfant, qui contrarierait son développement spontané. Ainsi, tombent les objections de penseurs éminents, qui s'obstinent à opposer Éducation et Pédagogie, comme si réfléchir sur l'action qu'on exerce, c'était nécessairement se condamner à fausser cette action.
Mais ce n'est pas à dire que la réflexion scientifique soit pratiquement stérile, et que le réalisme soit le fait de l'esprit conservateur, qui accepte paresseusement tout ce qui est Savoir, pour prévoir et pourvoir, disait Auguste Comte, de la science positive. En fait, mieux on connaît la nature des choses, mieux on a chance de l'utiliser efficacement. L'éducateur est obligé, par exemple, de manier l'attention de l'enfant. Personne ne niera qu'il la maniera mieux, s'il en connaît plus exactement la nature. La psychologie comporte donc des applications pratiques, dont la pédagogie formule les règles pour l'éducation. De la même façon, la science sociologique de l'éducation peut comporter des applications pratiques. En quoi consiste la laïcisation de la moralité? Quelles sont ses causes? D'où proviennent les résistances qu'elle soulève? Quelles difficultés l'éducation morale a-t-elle à vaincre, quand elle se dissocie de l'éducation religieuse? Problème manifestement social, problème d'actualité pour les sociétés contemporaines: comment contester que son étude désintéressée puisse conduire à formuler des règles pédagogiques, dont l'instituteur français du XXe siècle aurait avantage à s'inspirer, dans sa pratique éducative? Les crises sociales, les conflits sociaux ont des causes: cela ne veut pas dire qu'il soit interdit de leur chercher des issues et des remèdes. Les institutions ne sont ni absolument plastiques, ni absolument réfractaires à toute modification délibérée. Les adapter prudemment à leur rôle respectif, les adapter les unes aux autres et chacune d'elles à la civilisation où elles s'incorporent: il y a là un beau champ d'action pour une politique rationnelle, et, s'il s'agit des institutions de l'éducation, pour une pédagogie rationnelle, ni conservatrice ni révolutionnaire, efficace dans les limites où l'action délibérée de l'homme peut être efficace.
mutatis mutandis