Daniel Lesueur

Le droit à la force

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066078553

Table des matières


I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV

I

Table des matières

Le petit train local quitta son unique voie, s’engagea sur l’éventail dessiné par les lignes de fer, devant la station, où il stoppa.

La fraîcheur du soir et la solitude des bois enveloppaient l’humble gare. Rien ne s’y agitait, sinon les manœuvres falotes des employés. Quelqu’un courut, une chaîne d’aiguillage grinça, un coup de sifflet perça le silence, qui, tout de suite, s’appesantit, énorme.

C’était pourtant l’heure animée—animation bien relative, même à l’époque des villégiatures estivales—pour ce coin perdu de la vallée du Sausseron. Le convoi qui s’arrêtait là, correspondait avec le direct de Paris, par lequel rentrent, pour le dîner, après la journée d’affaires, les riverains, temporaires ou non, de l’Oise et de son pittoresque affluent.

Mais ici, à Epiais-Rhus, une des dernières haltes avant Marines-du-Vexin, presque en pleine campagne, les voyageurs, au meilleur moment, n’affluent pas. Les villas ne se montrent plus après Nesles-la-Vallée. L’ultime guinguette dresse ses tonnelles et entortille son labyrinthe sur la colline de Vallangoujard. En amont, malgré la beauté décorative du site, d’un caractère si particulier, c’est un simple pays de culture.

Trois personnes seulement descendirent du train, sous la nuit presque tombée de cette fin de septembre.

Deux hommes, quittant la voiture des secondes, se dirigèrent aussitôt vers une jeune femme, très avenante, malgré sa mise modeste, qui sautait légèrement du marchepied des troisièmes.

—«Hé, madame Louisette! vous êtes seule?» s’écria le plus grand.

—«Oui, monsieur Fontès. Marcel rentrera demain.

—Eh bien!... les affaires?

—Admirables. Je vous dirai cela.»

Elle passa devant pour franchir l’étroite sortie, et remit son billet, tandis que ses compagnons, bien connus de l’employé, qui les salua, ne montraient même pas leur carte d’abonnement.

A peine de l’autre côté, la jeune femme, d’une voix frémissante, chuchota le secret de sa joie:

—«Dix mille, monsieur Fontès!... Nous avons touché dix mille francs!

—Bigre!» fit l’autre voyageur, celui à qui elle ne s’adressait pas.

L’exclamation la fit se tourner vers lui, dans l’empressement d’affirmer encore:

—«Oui ... Croyez-vous, monsieur Jacques? Un pareil héritage!... Et d’un parent que nous connaissions à peine! Ah! nous en avons une chance!

—Vous la méritez bien, Marcel et vous,» reprit M. Fontès. Et il ajouta, l’accent vibrant d’une chaude sincérité: «Je suis très, très content.»

Sur la petite place rayonnaient les claires lanternes d’une voiture—dog-cart attelé d’un cob, auprès duquel se tenait un domestique campagnard—veston et casquette vernie.

—«Si nous vous mettions au moulin, madame Louisette?

—Ma foi, j’accepte,» fit-elle gaiement. Et, soulevant son petit sac:—«Avec cela sur moi, j’aime autant ne pas prendre le sentier.

—Quoi!» s’exclama Fontès. «Vous avez l’argent ... Pas possible!

—Mais si.

—Quelle imprudence! Et votre mari vous laisse rentrer seule! Mais il est fou!

—Bah!»

Elle se hissa sur la banquette de devant, après un premier geste pour décliner l’honneur. A sa droite, l’aîné des Fontès prit les guides, tandis que le cadet, Jacques, se plaçait, dos tourné, sur le siège d’arrière, avec le groom.

Le cob fila vigoureusement sur la route sèche. Alors, la jeune meunière, Louisette Barbery, qui ne craignait pas un bout de causette, bavarda tout à son aise, en confiance avec le frère de lait de son Marcel.

—«Vous comprenez ... Nous ne pouvions pas finir en trois jours. On en a, des choses à faire, quand on encaisse un pareil magot! Marcel voulait voir, chez un constructeur, une nouvelle bluteuse centrifuge. Il en rêve depuis que la description a paru dans son journal. Il n’allait pas revenir, pour retourner à Paris demain. D’un autre côté, le moulin ne pouvait rester plus longtemps sans ses maîtres. Alors, c’est moi qui rentre.

—Mais pourquoi trimballer l’argent? On le met en dépôt.

—Où ça?

—Dans une banque.

—Oui ... Et ensuite, comment l’en sortir? Est-ce que nous nous connaissons à toutes ces manigances de richards.

—Vous êtes des gosses, de bons gosses paysans, Marcel et vous, petite madame Louisette.»

Elle éclata de rire, impétueusement, n’en pouvant plus de son trop-plein de joie, et toute sonore de gaieté au moindre choc:

—«Entendez-vous, monsieur Jacques? Votre grand frère nous traite de gosses ... Et il a deux mois de moins que Marcel!»

Elle voulait mêler le cadet des messieurs Fontès à la conversation,—gênée qu’il fût relégué sur la banquette à cause d’elle.

Le jeune homme reconnut vaguement la politesse par un mouvement d’épaules. Avait-il entendu, hormis son nom? Il semblait absorbé dans la contemplation du paysage, où s’élargissait peu à peu la blancheur de la lune montante. Le disque pâle, auquel manquait un copeau d’argent, glissait parmi les bouleaux. Leurs alignements réguliers, sur la rive droite du Sausseron, témoignent des velléités de reboisement. Tandis que, sur la rive gauche, les hauteurs, dénudées jusqu’à la sauvagerie, offrent, grâce aux cyprès dont se hérissent leurs ondulations, une analogie curieuse avec les collines ombriennes.

La voiture passa devant une espèce de cirque blême, bossué de roches, et qui s’évasait, bordé d’une ligne violette, contre un ciel lisse et tendre comme une rose du Bengale. Le seul dessin de la terre sur ce couchant indicible soulevait de l’émotion. Une bicoque misérable, accrochée au flanc de la ravine, y ajoutait une poésie de mystère, par sa masse sombre où clignotait une ouverture lumineuse.

Mais l’enchantement fut rompu par l’ignominie d’une voix humaine. Un juron pâteux partit presque sous les roues. Et, comme Clément Fontès retenait brusquement le cob, l’intonation changea, devint d’une jovialité crapuleuse:

—«Ah! c’est vous, les frangins de Theuville!... Vous voulez donc écraser ce pauv’ père Garuche? Ça serait rigolo, ça, par exemple! Enfin, y a guère de mal.»

Puis, dans le silence des autres, l’homme ajouta:

—«Vous donnez pas tant de peine pour vous excuser ... vous allez vous user la langue.

—Si vous marchiez droit et d’aplomb, Garuche, ça n’arriverait pas,» dit sèchement l’aîné des Fontès.

Il rendit la main au petit cheval râblé, bourré d’avoine, qui, impatient de l’écurie, repartit d’un élan. Pas assez vite pour qu’on n’entendît point le pochard, qui, faute de reconnaître Mme Barbery, s’esclaffait:

—«Ah! ben ... ils ramènent un cotillon à c’te heure. Ils chassent de race, les beaux fils ... Ils chassent de race.»

L’incident n’était pas pour assombrir la bonne humeur de la petite meunière. Loin de là. Rustique nature, que les trivialités de l’existence n’effarouchaient pas, ce lui fut une nouvelle occasion de laisser fuser son joli rire.

—«Ce père Garuche!... Où va-t-il chercher ce qu’il dit? Quel vieux farceur! Mais, ce soir, il a bu plus que je ne lui en ai versé. Pour sûr ... il a son compte.»

Nul de ses compagnons ne répondit. Et, bien que le cœur de Louisette lui semblât trop élargi de joie pour sa poitrine—cependant d’une courbe généreuse,—bien que sa langue frétillât dans sa bouche, on atteignit le moulin sans une autre parole.

C’était un antique moulin, tout mousseux, poudreux, mangé de verdure, qu’activait une chute du Sausseron. Tel qu’il était, il avait fait vivre des générations de Barbery, et tenté le pinceau de nombreux peintres. Seulement, à mesure que passaient les années, les peintres le trouvaient de plus en plus pittoresque, et les Barbery de moins en moins fructueux.

Les parents de Marcel y avaient à peine recueilli leur suffisance. Voilà pourquoi la mère consentit, pour mettre un peu de beurre dans la soupe, à partager le lait de son petiot, et à prendre comme nourrisson le bébé de leur voisin, le maître maçon Fontès, dont la première femme venait de mourir en couches.

Une graine de fameux gaillard, ce poupon-là. Un heureux jour pour les pauvres meuniers, celui où la maman Barbery lui tendit le sein. Ce fut grâce à Clément Fontès que, plus tard, le vieux moulin ruineux put changer son outillage, remplacer les lourdes meules de pierre, dont le fréquent «rhabillage» était si dur, par d’agiles cylindres d’acier, les grossières trémies, par un sasseur à trois degrés, puis qu’on vit s’élever, à travers les planchers perforés de la bâtisse, les hautes gaines des chaînes à godets, et filer de toutes parts à toute vitesse les courroies de transmission.

Ah! oui, il devait faire son chemin, et y pousser aussi les autres, d’un coup d’épaule généreux, ce marmot qui riait aux anges dans les bras de sa nounou Barbery.

Son père lui prêcha d’exemple. De maître maçon, Fontès l’ancien devenait entrepreneur, spéculait sur des terrains, s’enrichissait, donnait de l’instruction à son fils. Le jeune Clément, digne rejeton de cet homme énergique, grandissait, ardent aux exercices physiques, mais non moins passionné pour le travail de l’esprit. Quels succès dans ses classes! Et comme on le regardait, dans ce modeste village de Theuville, quand il revenait de Paris, aux vacances, les bras rompus de couronnes et de prix, que le père Fontès, exultant d’orgueil, ne lui permettait pas de cacher dans sa malle.

Architecte ... Il était devenu architecte! Et diplômé du Gouvernement! Pas fier, avec ça. Continuant à demeurer dans la baraque paternelle, à peine modernisée par ses soins,—lui qui construisait des châteaux, et qui avait, presque de force, avancé les fonds et décidé l’agencement du moulin, pour son frère de lait Marcel. Un miracle! Maintenant les Barbery prospéraient, la clientèle leur arrivait de tous côtés. C’était le plus heureux jeune couple du pays. On les enviait d’être ainsi les amis de «monsieur Clément». Car, ne jouissait pas qui voulait des bonnes grâces de l’architecte. On le sentait distant, quoique sans hauteur. En lui, quelque chose—à part même de son instruction—commandait le respect. Peu nombreux, parmi ses anciens camarades d’école, ceux qui osaient l’appeler «Clément» tout court. Quelquefois, il tutoyait sans qu’on se permît de lui retourner la pareille.

—«Vous voilà chez vous, madame Louisette. Attendez, nous allons vous aider à ouvrir la porte. Il ne s’agit pas de laisser tomber votre précieux sac. Vous n’avez pas peur, sûrement, de passer la nuit toute seule, avec votre fortune? Parce que vous n’auriez qu’un mot à dire, je vous enverrais notre vieille Margotte.

—Mais non, monsieur Clément. D’abord, je ne suis pas seule. J’ai Paulot, notre garde-moulin—un brave gars, qui ne craint personne. Tenez, le voilà qui s’amène. Il nous a entendus. Et puis, j’ai «Fiston», ajouta-t-elle, en flattant la tête d’un gros chien sans race, qui l’empêtrait de gambades et de caresses.

—«Ce bon Fiston!» dit Jacques Fontès.

Le plus jeune des deux frères, ayant sauté à bas de la voiture, parut sortir de sa maussade rêverie uniquement pour jouer avec le chien. Fiston et lui étaient une paire d’amis. La bête savait bien, quand elle voyait Jacques descendre le sentier, de l’autre côté, vers le bois, qu’il s’arrêterait à l’angle du mur et qu’il lui jetterait quelque friandise par-dessus le portillon à claire-voie. Mais il savait autre chose, l’intelligent animal. Sa gourmandise ne serait satisfaite que lorsque sa patronne serait venue jusqu’à l’embrasure donner le bonjour au passant. C’est pourquoi, d’aussi loin qu’il apercevait celui-ci, Fiston courait à la recherche de Louisette, pour la prévenir de la visite, dans ce langage conventionnel qui s’établit entre les chiens et leurs maîtres, et qui atteint à une incroyable variété d’expression, à des nuances merveilleusement intelligibles, quasi humaines.

Bien innocent, ce manège, du côté de la jeune femme. Elle s’y était prêtée plus par fierté de la finesse de son chien que par goût pour les fadaises qui l’attendaient à la petite porte. Jacques Fontès lui faire la cour! Quelle drôlerie, dont s’alimentait sa gaieté. Louisette aimait son mari d’un amour primitif, violent, profond, avec la droiture et la simplicité de son cœur sans détours. Seulement, on pouvait bien rire, n’est-ce pas? Marcel lui-même n’y voyait aucun mal. Et qu’y avait-il de plus risible que la passionnette du jeune Fontès, un gosse de vingt-deux ans, qu’elle avait mouché à l’école, quand elle était parmi les grandes, et lui dans la classe des marmousets.

Certes, il y avait longtemps de cela. Aujourd’hui, tout en se moquant gentiment de lui, elle n’osait le traiter en gamin qu’à part soi ou avec Barbery. Jacques n’appartenait plus au petit monde du village, bien qu’il revînt souvent à la maison paternelle, auprès de son frère Clément.

Lui, il intimidait aussi, mais pour d’autres raisons que son aîné.

Jacques, de quatorze ans le plus jeune, appartenait à la dernière période de la vie du père Fontès, à la période de la fortune faite et de la retraite cossue. Élevé en «monsieur» plus encore que l’autre, et abominablement gâté, ce n’était pas par des qualités supérieures qu’il en imposait, mais par son dédain et son chic. A Theuville, on le surnommait «le Parisien». Surnom moitié gouailleur, moitié admiratif, et qui prenait sa signification autant d’une tournure élégante et d’une mise raffinée, que d’une légende de noce et de haute vie, dont ce tout jeune homme entretenait autour de lui, avec un soin vaniteux, l’absurde prestige.

Le soir où son frère et lui ramenèrent Louisette, il fut à peine poli avec la jolie meunière, dont il se prétendait amoureux. Non que la présence de Clément ou celle de leur domestique le gênât. Mais cette attitude lui était coutumière, au point que la jeune femme ne soupçonna même pas qu’il pût être obsédé par des préoccupations. Tantôt accablée de compliments et de flatteries, tantôt traitée à distance, elle ne songeait pas à se formaliser. N’était-elle pas une simple paysanne? L’arrogance de Jacques lui semblait inhérente aux belles manières, aux vêtements à la mode. Cela participait de ces mystérieuses splendeurs. Puis, les frères Fontès, c’étaient des gens à part, des êtres sacrés. L’aîné avait tété le même lait que son Marcel. Et il ne l’oubliait pas. Quelles preuves d’affection ne leur avait-il pas données, à tous deux! Sans lui le moulin n’existerait plus. Ah! on lui en devait de la reconnaissance! Et c’était bon à ressentir. Cela ne pesait pas. Avec un si brave cœur!—qui se serait saigné pour vous sans en avoir l’air. Oui, M. Jacques pouvait suivre son humeur. Il ne trouverait jamais que des mains tendues et des sourires. Quand même on ne l’aurait pas choyé tout bambin, quand ce ne serait qu’à cause de son grand, on lui en passerait bien d’autres!

Dans la rumeur du moulin, Clément recommandait encore à Louisette de bien se barricader cette nuit et de mettre ses dix mille francs dans un endroit sûr.

—«Oh! pour ça!» s’écria-t-elle, «ils ne me quitteront pas jusqu’au retour de mon homme. Je les coudrais plutôt dans ma chemise.»

Elle riait toujours. Ses dents, ses yeux, brillaient à travers la nuit transparente. C’était une fraîche créature. Et sa gaieté lui prêtait une séduction de vie abondante, une grâce animale, pareille à l’exubérance des jeunes chattes et des bondissantes pouliches. Jacques affecta une espèce de hennissement. A cause du dernier mot de Louisette, il lança une galanterie brutale.

—«Polisson!» grommela Clément.

Les deux frères remontèrent sur le dog-cart.

Cent mètres après le moulin, c’était le village. Theuville somnolait déjà. Une haleine tiède y flottait, émanation de la chaleur des étables, du sommeil profond des bêtes. La vie humaine, presque toute physique, harassée des travaux au grand air, s’y engourdissait aussi.

Toutefois, dans le débit, à l’angle de la place, en face de la pauvre petite église, il y avait de la lumière et une rumeur de voix. Refuge suprême pour la distraction des soirées déjà longues, cette boutique, sur la peinture chocolat de laquelle on aurait lu au jour:

NOUVEAUTÉS, ÉPICERIE, MERCERIE, BOIS
ET CHARBONS

Et au-dessous, en lettres jaunes sur les vitres:

CAFÉ, BILLARD

Le trot du cob amena sur la porte quelques paysans, qui saluèrent les frères Fontès.

—«Quel trou à fumier, ce Theuville!» grogna Jacques. «De quelle pâte sont donc faits ces gens-là! A seulement deux heures de Paris. C’est à ne pas croire!

—C’est la rusticité de ce coin qui fait son charme,» observa Clément.

—«Pour toi,» ricana Jacques.

—«Oh!» dit froidement l’aîné, «je sais bien que nous n’avons pas les mêmes goûts.

—Voyons, Clément, je ne suis pas le seul à te dire que tu gâches ta carrière en te cramponnant à ce sale village. Un architecte de ta valeur ...

—J’ai mes bureaux à Paris.

—Ça ne suffit pas. Les clients, qui se dégoûtent à t’attendre, savent que tu vis à Theuville. Et d’ailleurs, ça se voit, tu sais.

—Tant mieux, mon petit! Tant mieux si j’ai bien le type de l’homme que je suis: un homme près de la terre, et qui l’aime. Le goût de mon métier ... Mais il est fait surtout, pour moi, de ce que, bâtir, c’est collaborer avec la terre, comme cultiver, comme planter. Une maison, c’est une falaise en dehors, et une ruche en dedans. Ah! la vie naturelle, l’art naturel, comme c’est supérieur à ces hypéresthésies nerveuses qui sont votre existence, votre génie, à vous autres dégénérés.

—Dégénérés!... Pour qui parles-tu? Toi et moi, nous sommes du même sang.

—Pas tout à fait,» rectifia l’aîné des Fontès.

—«Nous sommes du même père. Et il en avait, des provisions d’énergie, ce type-là!»

Clément se tut. Peut-être parce qu’il surveillait le cob, à l’entrée de leur cour. Attention! que Djinn n’accrochât pas, dans sa fougue à rentrer plus vite. Mais la main ferme du conducteur le força de ralentir, de bien prendre son tournant. Hop! un léger bond de la voiture sur le seuil. On y était.

La clarté d’un globe électrique montrait une façade basse, où, sur un immense voile de lierre, se déroulaient des ruisselets sanglants de vigne vierge. A gauche, de larges degrés montaient vers les profondeurs noires d’un jardin. Tout auprès, dans l’angle de la cour, un marronnier fabuleux, au fût de colonne babylonienne, étageait vers le ciel lunaire une montagne de feuillage, déjà dorée par places, de cet or clair, franc, sans alliage, qui donne tant de splendeur à ces beaux arbres dans les automnes secs.

Une porte s’ouvrit sur la lumière intérieure. Une bonne voix de vieille dit joyeusement:

—«Voilà mes petits maîtres ... Tous les deux! Oh! quelle chance!

—Bonsoir, Margotte,» dirent-ils ensemble.

Elle les avait élevés l’un et l’autre, ces deux garçons, qui, orphelins d’un même père, avaient eu ce destin semblable de perdre leur mère de bonne heure,—l’aîné à sa naissance même, le second vers sa septième année. Celle qu’on appelait Margotte depuis si longtemps qu’on ne lui connaissait plus d’autre nom, c’était tout ce qui restait près d’eux des générations précédentes. Ils l’aimaient.—Jacques légèrement, avec son insouciance foncière,—Clément, d’une façon profonde, avec une espèce de vénération mélancolique, comme un vivant fantôme de tout un passé disparu.

—«Y a-t-il un bon dîner, Margotte? Je crève de faim.

—Ah! mon Jacquot. J’ai peur que tu ne le trouves pas fameux à côté de tes restaurants de Paris.

—Tu blagues, Margotte. C’est ici que je bouffe le mieux.»

Le temps de grimper dans leur chambre, de faire vivement un bout de toilette, et les deux jeunes hommes se retrouvèrent en face l’un de l’autre, des deux côtés de la nappe rouge et blanche, unis momentanément par une sensation identique, l’allègre cordialité de leur bel appétit.

Leurs yeux se rencontrèrent en un regard vraiment fraternel.

—«Eh bien, mon gosse,» fit l’aîné. «On n’est pas mal dans la vieille maison, quoi que tu en dises.

—«Je m’y plais, voyons ... Sans cela, je n’y reviendrais pas si souvent,» répliqua gentiment l’autre.

Clément, adouci par l’atmosphère de l’antique salle, par tous les souvenirs d’enfance, et aussi par la saine délectation des premières bouchées, garda pour lui une réponse qui lui montait aux lèvres:

«Parbleu, mon petit, tu y reviens quand tu n’as plus un louis à jeter sur le tapis vert et que les créanciers te harcèlent!»

Il n’énonça pas cette réflexion, mais reprit avec bonhomie:

—«Je me suis bien gardé d’y rien changer, à cette salle à manger. Elle a vu le papa Fontès en blouse de compagnon, avant de l’admirer en veston d’entrepreneur.»

Il leva les yeux au plafond, où les ampoules électriques s’enfonçaient entre les solives brunes, avec l’humilité convenable au présent trop lumineux, trop facile, devant le rude et laborieux passé.

Même cet éclairage tout moderne, fourni par un moteur de grande marque, ne transformait pas la simplicité de la pièce, dont les boiseries sans style, les étroites fenêtres, le carrelage noir et blanc, les buffets jaunâtres, surannés, restaient si chers au cœur de Clément Fontès.

Mais, en revanche, il accusait, cet éclairage, et avec la plus vive netteté, les différences d’âge et de physionomie des deux frères.

Clément était un grand gaillard de trente-cinq ans, taillé en force, quoique mince au-dessous des épaules larges, tout en muscles secs, les cheveux châtains et drus, déjà mêlés de quelques fils blancs vers les tempes, malgré la vitalité intense et la jeunesse intacte que marquaient ses traits, son regard, l’agilité de ses mouvements. On disait souvent de lui: «C’est un beau garçon.» Il offrait le type, si français—bien que plutôt français du Nord—qu’on rencontre fréquemment sous le casque à crinière de nos dragons et de nos cuirassiers, fils de la race haute et claire, où dominent les éléments gaulois, normands ou francs: le visage long, mince et finement busqué, la bouche bien dessinée sous la moustache fauve, les yeux couleur de mer ou de nuée. Ceux de Clément, d’un gris changeant, paraissaient maintenant presque noirs, dans l’ombre du front fortement modelé, des sourcils et des cils, sous la lumière tombée de haut. Ils prenaient facilement une expression de dureté. Mais quelle loyauté sur cette figure, qui révélait un atavisme honnête et sain, une sève sincère de l’Ile-de-France, greffée sans doute de quelques scions par sa voisine toute proche, la Normandie.

En face de son frère, Jacques semblait ce personnage mesquin, svelte, prétentieux, et d’ailleurs non dépourvu d’agréments physiques, que, dans un langage passé de mode, on appelait «un freluquet». Le joli petit jeune homme, pétri d’une pâte plus molle, d’une chair presque féminine, et qui, dans l’effort,—d’ailleurs rare—demande à une excitation momentanée et à ses nerfs ce que l’autre puise dans sa volonté tranquille et dans la résistance de ses muscles. Plus brun que son aîné, il ne portait, comme lui, que la moustache—une petite moustache de chat, dont les pointes n’ignoraient point le fer à friser. Ses yeux se trouvaient trop rapprochés de son nez effilé pour que son regard eût la puissance véridique du regard de Clément. Mais le velours câlin des prunelles devait lui valoir plus de succès auprès des femmes.

Jusqu’à la tenue de ces deux jeunes hommes les dépareillait singulièrement. Tandis que Clément avait passé, pour être à l’aise, une chemise de flanelle, au col lâche noué d’une lavallière rouge, son cadet haussait le cou sur un carcan de linge empesé de huit à dix centimètres de haut, et étalait entre les revers d’un veston de tennis, l’éclat d’un plastron irréprochable.

—«Tu retournes donc à Paris, ce soir?» demanda Clément, qui s’avisa de cette élégance.

—«Non,» riposta l’autre. «J’aime me sentir dans une chemise propre, voilà tout.» Il ajouta:

—«On ne se soigne pas seulement pour la galerie. Je serais volontiers de l’école des Anglais, dont un seul, au plus profond des jungles, arbore l’habit de soirée pour dîner en tête-à-tête avec lui-même.

—Si les Anglais n’avaient que cela pour s’imposer aux deux tiers du globe!

—C’est quelque chose.

—Non, ce n’est rien,» riposta Clément, «du moins dans le sens que tu lui attribues. Tu prends pour un fait ce qui n’est que le signe d’un fait. Ce geste, insignifiant en lui-même, n’a de portée que parce qu’il traduit l’énergie anglo-saxonne, l’empire sur soi, la discipline, à laquelle cette race, en tout et partout, se soumet.»

Jacques comprit si peu, qu’il aurait riposté: «Eh bien, et moi!... est-ce que je ne m’impose pas la discipline de changer de linge pour m’attabler dans ce désert de Theuville?» ne saisissant pas qu’un détail n’a de valeur que lorsqu’il affirme et consolide un ensemble. S’il se tut, c’est qu’il ne tenait pas à contrarier son frère, ayant quelque chose à lui demander.

—«Je retourne d’autant moins à Paris,» reprit-il, «que j’aimerais te dire deux mots, si tu as le temps de m’écouter après le dîner.»

Une certaine appréhension contracta le sourcil de Clément.

—«Ah! j’ai apporté du travail. J’ai des épures à revoir, Jacques. Ne pourrais-tu maintenant?...»

Le cadet eut un hochement de tête négatif, un coup d’œil vers le domestique, qui rentrait. C’était le petit valet de pied du dog-cart, qui avait échangé sa casquette cirée contre un tablier blanc. Le seul serviteur mâle de la maison, si l’on ne comptait pas le jardinier. Margotte s’occupait de la lingerie, et la cuisinière était un peu de toutes mains dans cet intérieur de célibataires.

Le repas expédié, Clément dit à Jacques:

—«Viens fumer une cigarette dehors, la soirée est admirable. Et dis-moi vite ce que tu as à me dire.»

Ils sortirent par une porte d’arrière, sur le jardin.

C’était une de ces nuits saisissantes, qui étreint les âmes les moins disposées à la rêverie. Une telle féerie de lune transfigurait le contour des choses que les jeunes gens ne reconnaissaient plus les allées familières. Partout des cascades d’argent, des frémissements bleus. Les moindres arbrisseaux scintillaient, irréels, entre des masses profondes, d’un noir tragique, tout à coup percées d’un rayon mystérieux.

Le vieux jardin semblait un séjour surnaturel, disposé pour les fées et les elfes. Et quel silence!

Deux cœurs battirent. Celui de Clément, gonflé de réminiscences confuses, des sentiments simples et profonds qui émurent ses humbles ancêtres, sous des nuits pareilles, doigts enlacés de fiancés, espoirs et angoisses, soupirs des vieux, de qui se détache la beauté de la terre. Peut-être, moins inconsciente, une furtive tendresse ...

Jacques, lui, ne frémit que d’un seul désir, celui que, par une inéluctable association d’idées, surexcitait en lui toute beauté: avoir cette chose sans laquelle on ne jouit de rien, sans laquelle le plus éblouissant clair de lune n’est qu’un décor de gaze et de papier, derrière lequel on trébuchera dans d’immondes ornières: avoir de l’argent.

—«Mon bon Clément, écoute ... Sois gentil ... Je dois t’avouer quelque chose ... Une dette de jeu.

—«Que veux-tu que ça me fasse?» dit durement la voix de l’aîné, dans l’ombre.

—«Cela te ferait si tu me croyais. Mais tu ne me crois pas. J’en étais sûr, parce que ...

—«Parce que tu m’as trop menti,» répéta la même voix.

—«Je le reconnais, j’ai eu tort. Cette fois, c’est vrai.

—Tant pis!

—Tant pis pour toi autant que pour moi, mon pauvre Clément.

—Ça veut dire?...

—Tu le sais bien.

—Je ne m’en doute pas.

—Voyons, me déclarer demain insolvable, après avoir joué sur parole ... C’est presque de l’escroquerie.

—Ça en est tout à fait. On ne joue que ce qu’on possède. Et on n’emprunte que ce qu’on peut rendre. Autrement, on est un escroc.

—Tu es sévère.»

Clément ne répondit pas. Les deux frères marchaient sous une charmille sombre et ne voyaient l’un de l’autre que l’étincelle rouge de leurs cigarettes.

Au bout d’un instant, le cadet reprit:

—«Soit, mais si je passe pour un malhonnête homme ... Si je suis affiché au cercle ... l’architecte Clément Fontès, qui laisserait faire une chose pareille, aurait donc une situation trop mince, ou un honneur trop mince, pour tirer son propre nom de la boue. Tu ne serais pas non plus dans de beaux draps.»

Cette tirade s’acheva par un léger cri—de surprise plus que de douleur.

La nuit avait empêché Jacques de prévoir le geste de son frère, qui lui saisissait rudement le bras.

—«Du chantage!...» grondait sourdement l’aîné. «Tu en es là?... Tu en es là?...

—Ah! les grands mots!...» fit l’autre en se dégageant.

De nouveau, ce fut le silence. Leurs pas inquiétèrent des oiseaux, dont les ailes, maladroites au sortir du sommeil, se froissèrent parmi les branches. Des odeurs déjà automnales flottaient, l’amertume des buis humides, l’arome triste des chrysanthèmes. C’était comme une odeur de souvenirs qui, par les sens, coulait jusqu’au cœur.

—«Tu n’empêcheras pas que je ne sois ton frère,» dit le cadet.

Ils émergèrent de l’ombre sur une terrasse qui, de ce côté, formait l’extrémité du jardin. La propriété s’étendait vers la vallée, au-dessus du Sausseron. En contre-bas, l’étroite rivière, étincelante de lune, serpentait entre les prés, comme une couleuvre à la robe luisante. D’ici, par le sentier, on était tout proche du moulin Barbery. Sa masse obscure barrait l’eau argentée. Sa rumeur arrivait, comme le bourdonnement d’une abeille nocturne. A l’une de ses fenêtres, il y avait encore de la lumière.

Jacques appuya ses deux mains sur la balustrade de pierre, et regarda le moulin.

Comme il s’absorbait dans cette contemplation, Clément lui mit la main sur l’épaule. Le jeune homme tressaillit violemment, et il tourna vers son frère aîné un visage que la clarté de la lune faisait étrangement blême.

—«Clément!... Clément!... viens à mon aide!» balbutia-t-il avec le spasme étouffé d’un noyé que l’eau suffoque.

—«Jacques, je t’ai dit que j’ai à travailler ce soir.

—C’est toute ta réponse?

—C’est toute ma réponse.»

Clément parlait avec froideur. Mais, brusquement, lorsqu’il eut prononcé ces mots, quelque chose d’affreux parut éclater en lui. Il marcha vers son cadet, et, sa cigarette jetée, les bras croisés convulsivement sur sa poitrine, il s’écria, d’un accent où tremblait autant de douleur que de colère:

—«Oui, c’est toute ma réponse. N’aie pas le malheur de m’en demander une autre!»

Il tournait sur ses talons. Jacques bondit et l’arrêta.

—«Eh bien! si!... Je te la demande, cette autre. Je la connais. Tu veux me faire des reproches, me confondre, m’accabler de ta supériorité. «Vas-y donc. Mais vas-y donc!» ajouta-t-il plus violemment. Car il commençait à se griser de sa propre rage, comme un faible et un nerveux qu’il était.

—«Ne me tente pas ... Ne me tente pas!...» murmura l’autre, en essayant de l’écarter.

Le mutisme et la résolution de Clément achevèrent d’affoler le plus jeune.

—«Si je suis le vaurien que tu crois, comment ne crains-tu pas de me pousser à bout? Sais-tu quelle nécessité me harcèle, à quelle résolution tu me pousserais? Et si c’était pire qu’une dette de jeu?...

—«Aurais-tu volé ... ou fait un faux?... Bandit!...»

Et Clément, de sa poigne de fer, l’agrippait à la cravate. Tout à coup, l’étreinte mollit. Il le secoua et le lâcha.

—«Allons, j’ai tort de donner dans le piège. Tu essaies de tous les moyens pour m’extorquer de l’argent. Tu n’en auras pas. Tu n’en auras plus. Tu en as trop mangé, et d’une trop sale façon.»

Il se tut. Aussitôt, la paix de la nuit se glissa autour de ces deux êtres, qui n’en sentaient plus le charme. C’était fini. Les gouttes de lune palpitaient et coulaient vainement parmi le crible noir des feuillages. L’immensité calme du ciel ne pouvait rien contre l’horreur qui était en eux, qui allait en jaillir. Eux, si petits dans l’espace miraculeux, et leur détresse plus infinie que l’espace!...

—«L’argent!» reprit l’aîné. «Cet argent, que mon père a gagné avec tant d’efforts ... Cet argent, amassé par lui pour que nous fussions meilleurs que lui, plus hauts que lui, croyait-il ... Cet argent, qui représentait son long travail, sa vie, sa pensée, ses muscles, son sang ... Tu l’as fait couler sur les tapis des tripots et dans les cuvettes des filles!... Ta part en était dissipée avant sa mort même, et ton héritage n’a servi qu’à payer tes dettes. Toi!... Mais regarde-toi,» fit-il en le poussant sous la face de la lune comme devant un miroir. «A ton âge, mon père, l’admirable ouvrier, n’était pas encore compagnon.

—Pourquoi m’a-t-il trop gâté?» riposta Jacques.

—«Misérable!» cria Clément. «Il t’a gâté, il t’a aimé ... Tu le lui reproches! Rends-lui grâce. Car, à cause de cela, je ne t’écraserai pas comme un parasite malfaisant. Il t’a aimé ... jusqu’au bout. Et tu n’étais pas son fils!... Et il l’a su. Il avait oublié ma mère pour la tienne, par une faiblesse de vieillard. Ta mère ... Enfin!... la malheureuse!... Mais tu n’es pas son fils, à lui ... Tu n’es pas mon frère ... Tu es le fils de ce Garuche, de ce braconnier ivrogne, de ce rebut humain, qui roulait sous notre cheval tout à l’heure. Et tu ne l’ignores pas. Car autrement, si coupable que tu sois, je n’aurais pas le courage de te l’apprendre.»

Clément Fontès avait lancé ces phrases avec un déchirement visible, comme si elles s’arrachaient de lui en le laissant saignant d’une blessure plus atroce que celle qu’il voulait faire. Devant cette angoisse, Jacques reprenait son sang-froid. Ce qu’il entendait ne devait pas être une foudroyante surprise. Ou comment aurait-il gardé une maîtrise de soi telle qu’il put répondre en ricanant:

—«Ah! il est fameux, le truc! Tu en as de bonnes, toi, quand tu ne veux pas délier les cordons de ta bourse!»

Ce fut pour Clément un coup d’assommoir. L’abjecte réponse doucha sa fièvre, l’apaisa lugubrement. Il n’eut plus qu’une pitié méprisante:

—«Pauvre enfant! Pauvre dégénéré!

—Décidément, tu tiens à ce mot. Mais tu auras beau dire et beau faire, je suis un dégénéré qui porte ton nom. Mon état civil est en règle,» déclara le plus jeune avec une soudaine arrogance. «Donc, ou tu me tireras d’affaire, ou tu subiras les conséquences de ce que je ferai. Après tout, je n’ai que vingt-deux ans, tu en as trente-cinq. Tu n’as pas d’autre famille que moi. Tu n’aurais pas le beau rôle, toi si fier du nom de Fontès, si tu le laissais dans le grabuge. Et puis, mon vieux, si ce nom n’est le mien que par hasard, pourquoi veux-tu que je le respecte plus que toi-même?»

Nouveau silence. Nouvelle respiration suave de la nuit. Puis les voix humaines s’élevèrent encore. Celle qui parlait eut un accent très doux pour formuler des mots terribles.

—«Écoute-moi bien, mon petit Jacques. Agis comme bon te semble. Mais sache une chose. Si tu déshonores le nom de mon père, je te tue.

—Diable!» essaya de plaisanter le mauvais garçon, «tu as des gentillesses!...

—Je te tue!» répéta Clément, en l’arrêtant sous la clarté blanche pour le regarder au fond des yeux.

—«Charmant!» s’écria l’autre en éclatant de rire. «Pour qu’un Fontès ne soit pas accusé d’une peccadille, tu feras d’un autre Fontès un assassin. Logique de Grib ...»

Il n’acheva pas. Clément répétait pour la troisième fois:

—«Je te tue!» d’une telle manière que les lèvres du railleur se refermèrent, tremblantes. Puis l’aîné ajouta:—«Et je ne serai pas un assassin.

—Naturellement ... un justicier, sans doute,» balbutia Jacques dans une dernière tentative de gouaillerie.

L’aîné ne releva pas le mot tout de suite. Une songerie puissante lui courbait le front. Cependant il parla encore, mais d’un accent changé. Ce qu’il dit passa dans la nuit, avec une gravité extraordinaire.

—«Non, pas un justicier non plus. Il n’y a pas de justice pour les êtres humains. C’est quelque chose de trop haut pour eux. Jacques, je n’espère pas être compris de toi. Nous sommes de deux races trop différentes. Pourtant, si de te révéler ma pensée peut te pénétrer de sa force, t’arrêter sur la pente du mal, je vais essayer de te la présenter clairement. La justice, dis-tu? J’y ai réfléchi. Nous n’y pouvons pas atteindre. C’est par la folle présomption de l’exercer, et de l’exercer sans erreur, que les hommes en robe noire ou rouge, et que les jurés, ne sont plus à la hauteur de leur rôle social. Ils n’ont plus conscience de leur devoir—qui n’est pas d’être des dieux et de doser les responsabilités des âmes—mais simplement de protéger les honnêtes gens par une vigoureuse répression des crimes. Par crainte d’une erreur judiciaire, ils laissent pourrir la société. Comme si les pharmaciens laissaient les malades sans remèdes, parce que l’un d’eux, tel jour, sans le faire exprès, a fourni du poison au lieu d’une purge. Pas d’erreurs ..., et ils sont des hommes!... Mais il n’y a pas de justice humaine sans erreurs judiciaires, pas plus qu’il n’y a de médecine sans erreurs de diagnostic. Cependant on ne renonce pas à la médecine. Et on renonce de plus en plus à la justice possible. A l’individu d’établir son droit par la violence, si bon lui semble. Nos juges ne tuent plus le criminel, mais ils acquittent ceux qui le tuent—et, plus souvent encore, ceux qui tuent l’innocent. Crime passionnel, disent-ils. Comme si l’impulsivité de la passion n’était pas la tare contagieuse du détraquement final. Non, Jacques, je ne serai pas un justicier. La justice n’est pas de ce monde. Ce qui est de ce monde, c’est la vie, qui doit être bien vécue. Et c’est la mort—la mort qu’on ne doit pas craindre, ni pour soi, ni pour les autres. La mort sans laquelle la société ne vivrait pas, puisque tout effort humain, tout travail, tout progrès, toute lutte généreuse, comporte le péril de mort. Tu ne veux pas travailler, toi, Jacques. Tu ne veux pas être de ces hommes qui exposent leur vie pour le devoir. Sache donc de moi que ta paresse, ta débauche, la mauvaise voie où tu te plais, ne vont pas non plus sans péril de mort. La sentence que je suspens sur ta tête n’est pas une menace d’assassin, ni une rodomontade de justicier. C’est le mot d’un homme résolu, qui comprend les choses à sa façon, et qui agira suivant sa conscience, en assumant toutes les conséquences de ses actes. Sur ce, bonsoir, Jacques. Conduis-toi comme un Fontès, et tu trouveras en moi un frère. Mais le fils de l’alcoolique Garuche ne promènera pas ses vices par le monde sous notre nom. Tu peux te le tenir pour dit.»