Daniel Lesueur

Justice de femme

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066078560

Table des matières


I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX

I

Table des matières
Lettre V.

Voici du papier, de l'encre... un porte-plume... Qu'est-ce qu'il vous faudrait bien encore?... Est-ce tout?... Aurez-vous assez chaud ici?... Le valet de chambre veillera au feu. Mais, s'il ne venait pas à temps, sonnez, n'est-ce pas?

Puis, avec un mouvement vers la cheminée, un air de jolie sollicitude pour son hôte, Mme Mervil ajouta:

—Le timbre est ici, à droite. Vous sonnerez deux fois, s'il vous plaît, pour le valet de chambre.

Elle s'arrêta, promena tout autour de la pièce le regard de ses yeux jeunes et clairs, puis le ramena, interrogateur, sur Jean d'Espayrac. N'oubliait-elle pas quelque chose?

Il la contemplait silencieusement. Une rougeur très fine courut sur ce délicat visage féminin, d'une telle transparence de peau que la plus fugace vibration nerveuse y projetait un reflet.

—Allons, adieu, reprit-elle, tendant sa main gantée,—car elle était tout habillée pour ses visites de l'après-midi.— Resterez-vous à dîner avec nous? Attendrez-vous au moins Roger?

—Cela dépend, répondit M. d'Espayrac. J'aurais voulu lui montrer tout de suite mes corrections. Mais quand rentrera-t-il? That is the question.

Cette citation par trop usée semblait ici naturelle, sur les lèvres de ce poète mondain, connu pour l'intimité de son commerce intellectuel avec les auteurs d'outre-Manche. Jean d'Espayrac avait mis en vers très français des sentimentalités et des rêveries très anglaises. Il avait fait jouer—avec des demi-succès de politesse et de camaraderie—quelques-unes de ses «adaptations», sur différentes scènes de genre. Mais, depuis quelques semaines, il atteignait à la grande notoriété. Le théâtre des Fantaisies-Lyriques faisait le maximum de recette chaque soir avec son Roman de la Princesse. Il n'était pas le seul auteur de cette jolie opérette. D'abord, et comme pour ses précédentes œuvres, il avait emprunté l'âme et les ailes de sa pièce au génie anglo-saxon. La Princesse de Tennyson lui avait fourni le sujet, avec les plus charmants détails. En outre, les mélodies du compositeur Roger Mervil faisaient de ce gracieux spectacle un véritable enchantement. Elles étaient, ces mélodies, d'une limpidité, d'une légèreté, d'une tendresse dans leur mélancolie et d'un imprévu dans leur grâce, qui surprirent, saisirent, troublèrent jusqu'en leurs plus inertes fibres les petites âmes rétives des Parisiennes, avant que celles-ci eussent le temps de se demander si c'était là de la musique savante et de la musique de demain. Le «chic» n'eut rien à voir dans le plaisir ni dans l'attendrissement des spectatrices, et elles furent émues sans savoir si leur émotion était à la mode.

Le Roman de la Princesse était le plus vif succès de théâtre de cette fin d'année. A Roger Mervil, déjà presque célèbre, il apportait un triomphe qui promettait de se traduire, cette fois-ci,—la première,—par de très grosses sommes d'argent. A Jean d'Espayrac, déjà riche, il conférait pour de bon le titre de poète. «Enfin,» disait celui-ci avec un soupir de satisfaction comique, «je ne serai plus: ce jeune homme qui conduit si divinement les cotillons et qui fait si bien les vers!...»

M. d'Espayrac avait vingt-six ans. Sa taille d'athlète, sa grosse moustache fauve, la hardiesse grave de ses yeux bleu sombre, la décision de ses gestes sobres, le faisaient paraître plus proche de la trentaine. Ce n'était pas la délicatesse de son tempérament, ni les nostalgies de sa pensée, qui forçaient sa main, si robuste en dépit de la finesse de race, à tracer sur du papier blanc de petites lignes noires avec une rime au bout. Non, cet heureux homme faisait des vers comme il faisait des armes: pour laisser déborder au dehors le trop abondant flot de vie qui roulait dans ses souples muscles ainsi que dans son tranquille cerveau. Cela lui venait tout seul, voilà pourquoi il écrivait. Cette facilité, jointe à l'exubérance de ce que Montaigne eût appelé «ses esprits animaux», risquait de le porter à choisir, en fait de muse, quelque belle fille bien débraillée, ayant son franc parler gaulois. De fait, si d'Espayrac fût né dans le peuple, cette fin de siècle eût possédé en lui son petit Villon, avec la potence en moins, ou son Scarron grandi, avec les deux jambes en plus. Mais Jean était l'unique héritier d'une famille très authentiquement noble. Son nom sonore était bien à lui; ce n'était pas un pseudonyme à fracas, ainsi que les bons petits confrères voulurent d'abord le croire et le faire croire au lendemain de son succès. Le milieu où il avait été élevé, c'était—dans le faubourg Saint-Germain—un vieil hôtel imposant et maussade, où l'atmosphère du siècle semblait ne pas pénétrer, et où il avait grandi entre une mère pieuse et un précepteur ecclésiastique. Cet hôtel venait d'être démoli pour le prolongement du boulevard Saint-Germain, et lorsqu'il se représentait maintenant la morne demeure, Jean rendait grâce à la République de l'avoir exproprié. D'autant plus que sa mère, Mme d'Espayrac, étant morte avant la décision du Conseil municipal, n'avait pas eu le cœur secoué par les pénibles soubresauts dont l'eût torturée, même à distance, la pioche des démolisseurs.

Jean d'Espayrac devait donc à sa naissance, à son éducation, à son horreur pour toute vulgarité, de composer des vers élégants et d'une fine sonorité de cristal, au lieu de chansons à boire et de sensuelles ballades. Mais, comme il se fermait ainsi volontairement la chaude source d'inspiration palpitante au fond de lui dans son cœur, dans ses entrailles, et qu'il n'en trouvait pas une autre dans son cerveau peu coutumier d'abstractions, il empruntait au dehors. Il se livrait à des adaptations de poètes anglais; il attendait le soutien de la musique, qui soulevait et portait quelque temps ses frêles rimes. D'ailleurs Jean n'avait pas l'ombre de prétention pour ses œuvres; il ne se croyait pas doué de génie. Cette modestie était peut-être la meilleure de ses qualités littéraires.

Simone Mervil, la jeune femme de son collaborateur,—elle qui commençait à le connaître,—lui dit en souriant:

—Ainsi, c'est donc bien vrai? Vous êtes venu pour travailler?

—Mon Dieu, oui, madame... Et je suis bien fâché de ne pas rencontrer Mervil. J'avais des variantes à lui soumettre.

—Des variantes?... Pourquoi?... La pièce marche si bien! On applaudit tout.

—Oui... la musique... dit gracieusement d'Espayrac.

Il expliqua que, dans les airs vifs ou passionnés, l'accord entre la mélodie et les paroles était généralement très juste, très complet, mais que, dans les phrases tendres ou mélancoliques, certaines sécheresses d'expression contrastaient encore avec la douloureuse douceur du chant.

—Je voudrais bien, dit-il, effacer de pareilles taches. Voyez-vous, j'en ai des remords, quand je songe que l'on me fait partager l'énorme succès de Mervil.

Simone fut touchée. Elle était si fière de son mari! D'ailleurs cette générosité de langage était, à ce qu'elle avait cru remarquer, peu fréquente chez les artistes. Leur mépris mutuel s'étale d'une façon qui, malgré l'habitude, lui paraissait toujours choquante. Roger lui-même avait des crises de personnalité féroce, dont l'injustice et la mesquinerie la gênaient.

—Il y a, continuait Jean d'Espayrac, un passage qui me désespère. C'est la célèbre romance: «Tears, idle tears...» dont votre mari a fait un pur petit chef-d'œuvre musical.

—Mais, dit Simone, vos paroles sont délicieuses.

Et elle se mit à fredonner:

«D'où venez-vous, larmes folles,
Vaines larmes, dans mes yeux?»

—Et la fin, comme c'est joli:

«Nous venons, ô cœur blessé!
Des longs jours de ton passé.»

—Oui... le commencement, la fin... reprit d'Espayrac avec un air piteux. Mais c'est le milieu qui ne va pas. Il y a des mots très mauvais. Ah! cette langue française est détestable pour le chant!

Et, rageur, il récita:

«D'où venez-vous, larmes folles,
Vaines larmes, dans mes yeux?
L'automne, tiède et joyeux,
Luit au fond des calmes cieux,
Sur les grands champs bénévoles.
D'où venez-vous, larmes folles?...
—Nous venons, ô cœur blessé!
Des longs jours de ton passé.»

—... «Les grands champs bénévoles...» Pour: «The happy autumn-fields». D'abord, c'est idiot. Ensuite l'actrice qui chante ça en gagne une crampe dans la mâchoire.

Simone éclata de rire:

—Pourquoi l'avez-vous mis alors?

Jean répondit avec un désespoir comique:

—Parce que je n'ai pas trouvé autre chose.

—Tenez, dit Simone, rassemblant des feuilles de papier qui jonchaient l'immense bureau de son mari. Et tenez, répéta-t-elle, allant en prendre d'autres sur le piano à queue. Voilà comment fait Roger quand il ne trouve pas tout de suite.

Les pages, rayées par les lignes des portées et constellées d'hiéroglyphes, étaient en outre balafrées de ratures, égratignées de furieux coups de plume, écartelées de grands traits en croix, destructifs. D'Espayrac, en y jetant les yeux, crut voir les prunelles en feu de Mervil flamber dans la pâleur de son visage trop long, trop fin, sous le front déjà dégarni; il vit la haute taille, trop grêle, se voûter un peu; il songea que le musicien avait au moins douze ans de plus que lui-même... Et, relevant son regard sur la jeune femme qui se tenait à son côté:

—Hein? fit-il, avec une gaieté un peu ironique sur sa physionomie de mâle superbe, ça ne doit pas faire un mari commode. S'il vous traite comme ses partitions...

—Ah! s'écria Simone avec chaleur, c'est le meilleur des hommes.

—Au fond, tout au fond, n'est-ce pas? Mais à la surface... un peu rugueux, un peu brusque. Et puis...

—Et puis?... répéta-t-elle ouvrant tout grands ses limpides yeux de blonde.

D'Espayrac ricana légèrement, sans répondre.

—Que vous êtes méchant, monsieur d'Espayrac! s'écria Simone avec une jolie intonation de petite fille fâchée. Je vous comprends bien, allez! Vous voulez me faire croire que Roger me préfère la musique.

Cette fois, le jeune homme eut un rire franc, prolongé en une roulade joyeuse.

Ce n'était pas la première fois que Simone entendait ce beau rire clair, ce rire perlé comme un rire de femme, qui éclatait parfois, non sans bizarrerie mais avec un singulier charme, sur ces lèvres moustachues de mousquetaire, entre ces dents étincelantes de bel animal vigoureux et sain, ces fortes dents blanches aiguisées par tous les appétits.

Elle rit elle-même.

—La musique, je n'en suis pas jalouse. J'aime cent fois mieux l'avoir pour rivale que...

—Que... des femmes?

Un petit air belliqueux anima soudain la charmante figure de Simone. Ses sourcils se froncèrent, son regard pétilla, son petit menton se releva, comme par défi.

—Oh! oh! dit Jean, très amusé, très piqué de curiosité. Ce serait si grave que cela? Et, voyons, qu'est-ce que vous lui feriez, s'il vous trompait?

—Des choses terribles.

—Vous le tueriez?

—Oh! non, je l'aime trop.

—Vous tueriez la femme?

—Pouah! Oh! non. Ça me dégoûterait comme d'écraser un crapaud. Puis ce serait lui faire trop d'honneur, à elle.

—Alors, vous... Vous lui rendriez la pareille?... Vous le tromperiez à votre tour?

—Tout de suite!... Oh! je voudrais qu'il souffrît juste de la façon dont il m'aurait fait souffrir.

—Bravo! dit Jean. Vous êtes dans les bons principes: Trompe-moi, je te trompe. Pas de dénouement sanglant. Et tout le monde y gagne. Je souhaite pour mes contemporains que Mervil vous fasse des traits.

—C'est très laid, ce que vous dites là, monsieur d'Espayrac. Adieu, je me sauve. Roger n'approuverait pas que je cause plus longtemps avec un mauvais sujet comme vous. D'ailleurs, j'ai un tas de visites, je vais être en retard... Oh! vous ne savez pas?...

—Quoi donc?

—J'étrenne mon coupé, le coupé que Roger devait me donner dès qu'il aurait une pièce à succès.

—Parbleu, je sais bien, dit Jean. C'est moi qui l'ai commandé. Un coupé bleu, à filets orange, modèle anglais, caisse profonde. Et là dedans, vous avez la glace, la petite pendule... Une autre pendule devant le cocher, sur le siège... Enfin, je crois que rien n'y manque.

—Comment?...

—Mais oui... Est-ce que ce pauvre Mervil s'entend à ces choses-là? Il m'a demandé conseil. Je l'ai conduit chez mon fabricant.

—Ah! dit Simone, dont la joie semblait un peu tombée. Alors, je vous remercie deux fois, car déjà c'était grâce au Roman de la Princesse...

L'animation de la jeune femme s'était subitement éteinte. Elle cherchait ses mots. Un geste de Jean suspendit sa phrase. Lui serrant la main, elle le quitta. Sa disparition eut la promptitude d'une retraite; et, quand la portière fut retombée derrière elle, M. d'Espayrac resta un instant debout, étonné, indécis. Puis, comme il était venu pour proposer à Mervil des corrections, et qu'il voulait les rédiger tandis qu'il croyait les tenir, il s'assit devant la table de travail, dans le grand atelier studieux où le compositeur s'isolait d'habitude, sous les combles de son petit hôtel. Mais Jean ne se mit pas tout de suite à écrire.

«Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce que ça la gêne que je lui aie choisi son coupé? Quelle drôle de petite femme! Je voudrais savoir ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.»


II

Table des matières
Lettre C.

Comme Simone descendait l'escalier étroit, tapissé de brocatelle et capitonné de moquette, qui réunissait les deux étages de son minuscule hôtel, du bruit la fit s'arrêter, l'oreille tendue, sur le palier du premier.

Une voix hachée de larmes gémissait:

—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins aller demander à maman.

Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait avec autorité:

You shall not go, you naughty child! I know your mamma will not take you.

—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria Mme Mervil, la main encore posée sur la rampe de chêne ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?

Une porte s'ouvrit comme sous une poussée de courant d'air.

—Oh! petite mère, tu m'avais promis de m'emmener dans ta voiture neuve!

C'était une grande fillette, qui paraissait bien huit ans. A peine eût-on cru qu'elle pouvait être la fille de Simone. D'abord parce que celle-ci ne portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce que cette impétueuse gamine aux longues mèches fauves qui se tordaient en désordre, aux yeux noirs brillants de hardiesse et de volonté, aux joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, contrastait absolument avec la créature pétrie de finesse et de suavité qui l'avait mise au monde. C'était comme si l'on avait attribué la maternité d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale petite vierge de Memling. Car Simone offrait le type de ces délicieuses créatures féminines—tendres âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent du mystère de leur sourire tous les rêves des Primitifs. Mais elle avait en plus la complication de nature, à la fois si frivole et si profonde, qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de scepticisme et de luxe. C'était une madone de Quentin Metsys, et c'était une Parisienne... Elle aurait eu, pour une chimère de tendresse divine ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des Sept Douleurs, ou le corps stigmatisé par le martyre; mais aussi elle pouvait passer des nuits de fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir que de réunir ou de voir réunis à la même table, avec ses amies, les hommes qu'elle croyait leurs amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été qu'un long rêve d'amour permis, elle éprouvait, en face de l'amour coupable, une indulgence que la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur cache le plus souvent une complicité. Chez Simone, c'était plutôt une inquiétude curieuse des passions défendues. Et même cette curiosité sans conséquence aurait pu surprendre, chez une femme de vie tellement ouverte et droite, de réputation tellement inattaquable que les bonnes langues mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, aux épithètes de «poseuse» et de «petit glaçon.»

«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli coupé neuf, «je ne pourrais pas me conduire comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de tromper Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la trahison est trop horriblement vulgaire dans ses détails...»

Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on se donne, aux dégoûts des mensonges... Et ce qu'elle voyait sans indignation chez les autres lui semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, répugnante, impossible...

Mais pourquoi ses préoccupations du moment se tournaient-elles vers l'adultère?...

Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée par quelque promesse, était retournée vers miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes deux, l'Anglaise et la petite, elles avaient regardé, à travers les étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la salle d'étude, Mme Mervil monter en voiture. Le beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son cocher en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. Car le petit hôtel des Mervil—situé dans une large rue neuve, la rue Ampère—ne possédait ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait dû louer dans une grande maison de rapport voisine le local nécessaire pour loger l'équipage qu'il donnait à sa femme.

Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. Elle avait vingt fois regardé l'heure à la petite pendule incrustée en face d'elle entre les deux glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne le miroir biseauté, fait jouer le ressort de la niche à la poudre de riz et aux épingles, donné dix contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement de parler dans le tube acoustique. Enfin, elle avait regardé au dehors, trouvant que les grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre, prenaient à travers les vitres claires, entre le cadre de cuir bleu, un aspect tout différent de celui qu'on leur voit par les ternes carreaux éclaboussés d'un fiacre.

Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure le bibelot neuf, cette fierté du luxe accru, semblait à Simone bien moins vive que lorsque, à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son imagination prenait-elle sans cesse les devants? Tout ce qu'elle rêvait de posséder s'usait pour elle avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait la valeur aussi longtemps que le destin lui défendait d'y toucher. Elle devait être si contente, et elle se sentait tout énervée! Aussi, c'était la faute de M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé en se déclarant incapable d'acheter une voiture. Et elle-même, Simone, la voilà transformée en petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon dont la famille roulait carrosse depuis des siècles. L'immense talent de Roger, dont elle était si fière, disparaissait momentanément devant les renseignements de carrossier qui lui manquaient et que Jean d'Espayrac avait dû lui fournir.

Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette futile circonstance que venait le malaise de Simone? Non. Car un autre ami de son mari eût surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé la chose toute simple et n'y eût pas accordé une minute de réflexion. Mais, à l'avenir, la pensée de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et n'avait-elle pas compté sur ce cadeau de son mari pour s'exalter la bonté de Roger, pour donner un aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, au fond d'elle-même, devenir languissante, faiblir au niveau d'une monotone habitude? N'avait-elle pas, précisément, espéré que cette distraction éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, depuis quelque temps déjà, ne laissait pas que d'inquiéter un peu sa conscience d'honnête femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas aussi long. La seule analyse de pareils sentiments lui eût paru dangereuse... presque coupable. Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su peut-être—cette petite créature aux sensations si fines mais purement instinctives—démêler la cause véritable de son imperceptible souffrance.

Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, près de la rue Taitbout, elle aperçut son mari.

Le compositeur marchait à grands pas, les yeux à terre, l'air absorbé.

«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et comme il a tort de porter des chapeaux hauts de forme à bords plats!»

Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher d'aborder le trottoir.

—Roger!... Psst!... Roger!

Elle eut beau appeler très bas, par convenance, deux ou trois messieurs se retournèrent. Mervil fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un passant lui fit remarquer la voiture.

—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. Mon Dieu, que tu es jolie là dedans!

—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un mot sur l'équipage dont elle avait tant parlé depuis six semaines.—Il doit être encore chez nous. Est-ce que tu ne rentres pas?

—Non... A moins que tu ne me ramènes.

Il ajouta plaisamment:

—Vous ne donneriez pas, madame, à un pauvre musicien, l'hospitalité dans votre belle voiture?

—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites à faire.

—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans s'apercevoir qu'elle le boudait. Alors, adieu, à tout à l'heure. Si Jean est encore là, retiens-le à dîner.

Simone n'était pas plus méchante que toute autre petite créature de vingt-cinq ans, sujette à changer de caprice comme un canari de perchoir. Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait qu'on n'y attachât nulle importance. Elle retint donc son mari pour lui dire:

—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... Ou c'est le cheval qui n'est pas fait, qui est trop mou... Enfin, ça ne marche pas.

—Vraiment?

Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup d'œil sur l'ensemble. Mais le tableau de sobre élégance, la tenue du cocher, celle du cheval, les tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la fine tête si jolie sur le fond bleu sombre, tout cela l'enchanta. Avec une bonne expression joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée:

—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant.

—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle.

Vivement elle releva la glace, donna une adresse au cocher.

Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son cœur se serra. Elle eut un remords.

Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant ainsi contre Roger, pour la moindre chose? Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?... L'aimer... Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de ces deux syllabes, mentalement murmurées, évoquait des choses très lointaines, très douces, avec des sentiments très lointains aussi, qui lui semblaient n'avoir plus rien à faire avec elle-même; des sentiments qui la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient invraisemblables.

Quel âge avait-elle quand elle commença d'aimer Roger Mervil? Douze ans!... moins peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire mélancoliquement attendri flotta sur les délicates lèvres de Simone en songeant à la petite fille qu'elle était alors, et à la passion pleine d'ignorance, d'adoration, de soumission, de pureté, qui gonflait son cœur d'enfant, tandis qu'elle écoutait le jeune compositeur jouer doucement, en chantant d'une voix ardente et basse, sur le piano droit où elle-même, le matin, tapotait ses gammes, dans l'angle du salon sévère de ses parents.

Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle fût morte plutôt que de le laisser deviner, surtout à Roger Mervil.

Elle avait treize ans quand il eut son prix de Rome. Le soir où il leur dit adieu, à la veille de partir pour l'Italie, on la trouva étendue raide sur le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie grave. On crut que c'était le seul fait de l'évolution physique. La petite Simone se rétablit d'ailleurs. Mais elle ne vivait que d'une seule pensée. Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna partout, à ses promenades, à ses leçons, à ses premiers bals. C'était un rêve infiniment chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone avait la patience de l'extrême jeunesse: elle savait qu'elle épouserait Roger ou bien qu'elle se laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans la famille de la jeune fille, les questions d'intérêt ne passaient pas pour les plus importantes.

Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni complications. Roger Mervil aima celle qui l'aimait, et, bien qu'il eût plus de trente ans et elle moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup de difficultés.

Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, le ménage Mervil avait pu passer pour un modèle de bonheur et de fidélité réciproque. Roger aimait toujours Simone, et Simone aimait encore Roger. Seulement le musicien de quarante ans, chez qui dominait le fanatisme de son art, et le musicien de trente et un, chez qui, au seuil du mariage, ce même fanatisme avait déjà remplacé toutes les autres illusions de la jeunesse, restaient un seul et même individu, ou du moins deux très identiques personnalités morales. Tandis qu'un abîme s'était creusé entre la jeune fille de dix-sept ans, élevée loin du monde, en un milieu austère, et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout au point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui n'avait pas moins que l'autre la faculté d'aimer; toutefois le mot AMOUR prenait pour elle un autre sens. Elle avait maintenant autre chose à donner que la naïve exaltation d'une pensée chaste; autre chose à demander qu'une affection tranquille, supérieure et bienveillante. Et ce nouvel échange de sentiments ne pouvait se produire entre elle et son mari, parce qu'on ne s'aime pas deux fois de deux façons différentes, surtout à neuf ans de distance, et surtout quand on est marié. Il y avait tout un côté de la passion qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile jusque-là, lui apparaîtrait comme un renoncement.

Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son cœur—ce qu'elle n'eût pas songé à faire autrefois, ce qu'elle faisait maintenant à propos de tout—elle se répondait encore à elle-même: «J'aime mon mari.» Mais, à l'heure des songeries indistinctes, et quand elle rêvait d'amour, ce n'était plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient spontanément dans le mystère de ses évocations intérieures.


III

Table des matières
Lettre C.

Ce même jour, à mesure que l'après-midi s'avançait, Simone découvrait en elle-même des choses attristantes qu'elle n'y avait jamais vues: de pâles perspectives nostalgiques, et des abîmes d'ennui, insondables, enténébrés.

Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout pour être heureuse? N'entendait-elle pas, au cours des visites qu'elle égrenait, vanter sa propre chance, et le talent grandissant de son mari, et le succès mérité de ce délicieux Roman de la Princesse? Ne percevait-elle pas, dans les louanges du monde, l'accent tout nouveau de sincérité qu'imposent le gros succès d'argent et les bousculades des foules devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à présent, quand on parlait de Mervil dans les salons, chacun se croyait obligé d'expliquer qui il était, de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous savez bien, Roger Mervil, qui a fait de si jolies choses?...» Sans que nul retrouvât le titre d'aucune de ces «jolies choses». Désormais, c'était tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du Roman de la Princesse». Et l'on ajoutait: «Cette pièce qui fait le maximum tous les soirs aux Fantaisies-Lyriques.» Alors tous les visages s'animaient, s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça doit en représenter de l'argent!...» Les journaux, d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom de Mervil par la formule «le compositeur bien connu», appliquée à tous ceux qui ne le sont pas encore. Enfin c'était la renommée, la fortune, tout ce que Simone avait impatiemment attendu pour l'homme au génie duquel elle avait foi.

Et puis après?...

Pour tout le monde il était transfiguré, mais pour elle?... Oh! son talent, elle n'en avait jamais douté. Et son acharné travail, elle en avait été témoin. Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!» pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore seize ans!... Ah! éprouver encore ce que j'ai éprouvé ce jour de juin où maman est entrée dans ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une nouvelle, Simone... Roger Mervil revient d'Italie, et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers que l'on prend en pitié pour la multitude des êtres qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et le soir où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté tout bas qu'il m'aimait... Cette mélodie passionnée... ce regard... Et l'insomnie bienheureuse ensuite dans mon petit lit de jeune fille, quand, les yeux ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve cet unique instant. Mais comment de pareilles sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger? Était-ce moi?...»

La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement de toutes les choses extérieures, se trouva interrompue par l'arrêt de son coupé. La jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le crépuscule de cinq heures, le crépuscule parisien piqué de becs de gaz, traversé par les reflets clairs des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives silhouettes. Elle se trouvait devant un très bel hôtel du boulevard Haussmann, à peu de distance du carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc donné l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une amie d'enfance, qu'elle tutoyait, dont jamais elle n'avait pu se séparer, et contre laquelle, toutefois, son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un mois que je ne l'ai vue.»

Quand Simone fit cette réflexion, les deux coups de timbre annonçant sa visite avaient déjà retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute grande la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique lui fit traverser une galerie où des feuillages luisaient sous des rayons électriques, puis le hall et le grand salon, avant de crier son nom devant une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.

Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où Gisèle tenait son five o'clock.

Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies s'embrassèrent.

Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, qui, artificiellement, donnait à sa chevelure des tons de cuivre. Dans une toute petite tête fine de médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, noyés, des yeux dont le lourd et doux regard se posait comme un contact, des yeux de langueur, des yeux de vertige. Grande, avec un corps très souple, elle paraissait presque trop maigre; pourtant ses mains n'étaient pas sèches; au contraire, des fossettes trouaient leur chair blanche, finement pétrie en un moule très pur. Sous les ongles roses, comme dans la pourpre des lèvres, un sang vigoureux et coloré circulait, que n'eût point trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia. Cette belle créature était vêtue d'un corsage tout en valenciennes sur mousseline de soie couleur paille, et d'une longue jupe en lourd broché noir dont la traîne ondulait derrière elle. Quand elle se leva pour embrasser Simone, sa taille flexible se cambra sur ses minces hanches avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses chuchota vers sa voisine:

—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de corset.

Après cette remarque, la dame se leva pour prendre congé. Les deux autres l'imitèrent. Gisèle resta seule avec Simone.

—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au fond d'une bergère, que la vie est bête, ma pauvre mignonne!

—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle avec une voix lente, sans timbre, mais d'une pénétrante douceur et qu'on avait envie d'entendre encore.

Elle s'était approchée de la table à thé; maintenant elle préparait une tasse pour son amie.

—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement que moi, dit vivement Simone. Au fond tu es la plus honnête femme du monde, bien que tu t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous tes paradoxes tu risques ta réputation.

—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de me défendre à tes propres yeux. Je sais trop qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à mort.

—Oh! ma chérie, ne dis pas cela.

—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que ton mari n'aime pas que nous nous voyions trop souvent.

—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la moindre allusion...

—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en veux pas, ma petite Simone, ajouta Mme Chambertier, en poussant un pouf à côté de son amie, pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un bras à la taille.—Nous sommes tellement différentes, vois-tu!

—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On croirait que tu répètes cela pour me faire de la peine.

—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit Mme Chambertier en se levant, jusqu'à ce que tu t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta petite Paulette?

—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un peu enrhumée. Voyons, pourquoi sommes-nous si différentes?...

Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines, si nerveuses, sous la dentelle et la mousseline.

—Ton mari prétendrait que je te donne de mauvais conseils.

—Encore!...

—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste félin. Moi, je cultive mon MOI (pour employer une expression dont les hommes n'auront pas seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de vieux préjugés; tu cultives des ombres: l'opinion d'autrui, la morale de la portière, le code conjugal tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage et à leur plus grand profit. Tu acceptes des devoirs que tu ne discutes même pas. Penser t'effarouche, vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger; tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta raison, de ce que tes sens te répondent. Ton innocente petite personne te fait l'effet d'un monstre qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je sois bonne ou méchante, peu m'importe! Ce qui m'occupe, c'est de satisfaire ma méchanceté ou ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce que je veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce que les autres peuvent m'apprendre là-dessus? Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il? Si je me découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps à savoir d'où il me vient, je m'appliquerais à le satisfaire par tous les moyens possibles.

—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te connaissais pas pourtant!... Mais, folle que tu es, puisque tu n'en as pas, des vices!...

—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche de la trentaine. On prétend que c'est l'âge où ils poussent.

Sur le seuil, sous les draperies de la portière, la voix du domestique annonça:

—Monsieur d'Espayrac.

Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la taille svelte dans la redingote irréprochable, la démarche pleine d'aisance,—un type de force, d'élégance et de masculine beauté.

«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent ici?» Et elle eut au cœur comme une bizarre crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable comme sa nervosité et sa nostalgie des heures précédentes.

Jean fut heureux de trouver les deux jeunes femmes ensemble, et seules. Il le leur dit, avec cette nuance d'ironie subtile dont le Parisien homme du monde voile toujours aussi bien le vide que la sincérité de ses sentiments. Et toutes deux répondirent en riant, avec la demi-incrédulité qui est la contre-partie féminine de cette demi-franchise.

Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement.

Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il éprouvait pour Gisèle une violente affinité sensuelle. Il jugeait que son collaborateur Mervil avait une chance unique de posséder cette fine blonde créée pour les bonheurs intimes et qu'on sentait incapable d'une trahison; tandis que, plus il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier. Toutefois, lorsque, par l'imagination, il se substituait à l'un des deux maris, c'est dans le rôle du dernier qu'il se complaisait à se voir, et de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses sens lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait pas écouter, mais auquel il ne se trompait pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en lui, c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune passé, ses premiers rêves purs, les caresses de sa mère, les sanglots tendres de son adolescence dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac, par les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi des réminiscences plus anciennes; car Simone ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité, de chasteté féminines, qui avait fait battre le cœur de ses aïeux, et, de nouveau, près d'elle, ce cœur-là tressaillait en lui. Dans un vieux château gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé une femme comme elle,—une femme aux longues tresses blondes, aux yeux clairs de source, avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente, existante déjà mais non encore personnifiée, ce qui devait un jour être lui palpitait confusément dans le sein de quelque ancêtre. A peine pourtant se rendait-il compte de cet obscur désir d'âme qui l'entraînait vers Mme Mervil. Au contraire, il s'en voulait de se sentir si brutalement épris de Mme Chambertier.

«Quand on aime une femme du monde comme une fille,» se disait-il, «la seule chose à faire, c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux, et l'on n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait une offense; ou c'est le contraire... et alors, que d'embarras pour si peu de chose, et quel écœurement après le caprice!»

«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule et triste de prendre sa femme à un brave homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que Chambertier.»

Précisément comme M. d'Espayrac pensait au maître du logis, celui-ci pénétra dans le petit salon par une porte donnant sur une salle de billard.

Édouard Chambertier était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, grand, lourd, gauche et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête, enfoncée dans les épaules, offrait un commencement de calvitie. La franchise et la bonté empreintes sur sa physionomie éveillaient une sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y découvrait aussitôt empêchait cette sympathie de s'accentuer en un sentiment plus vif.