Plusieurs des ouvrages du comte de Gobineau sont rares et, pour dire le vrai, introuvables. Depuis que cette passionnante physionomie littéraire a été remise en valeur par divers travaux allemands et français, et que l'opinion commence enfin à soupçonner en l'auteur des Pléiades un des génies les plus curieux du dix-neuvième siècle, les livres du comte de Gobineau sont recherchés avec fureur par les collectionneurs avertis.
On a donc pensé opportun d'offrir au public lettré une seconde édition des Nouvelles asiatiques. Ce recueil, depuis longtemps épuisé, parut en 1876 à la librairie Didier, tandis que le comte de Gobineau se trouvait en Crimée, accomplissant en compagnie de l'Empereur du Brésil, Dom Pedro, ami très fidèle, un grand voyage en Russie, en Turquie, et en Grèce, par Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorod, Moscou, Kiew, Livadia, Sébastopol, Constantinople et Athènes.
Si les lecteurs allemands, depuis une vingtaine d'années, grâce à de généreuses et intelligentes initiatives, sont familiarisés avec l'œuvre du comte de Gobineau, il n'en est pas de même en France où l'ethnologue a fait tort à l'homme de lettres et à l'artiste.
Il est arrivé à Gobineau une aventure assez ennuyeuse quoique commune. Son nom s'est attaché au fameux Essai sur l'inégalité des races humaines. Pour beaucoup de gens inattentifs il fut l'homme d'un seul livre, d'ailleurs original, plein d'aperçus hardis, mais enfin assez spécial, d'abord rébarbatif et destiné au public savant. C'était étrangement restreindre sinon refroidir la curiosité. Quantité de lettrés, à la vue d'un titre un peu rude, ne poussèrent pas plus avant leur investigation, s'étonnant qu'on fit tant de bruit autour d'un diplomate, écrivain à ses heures, orientaliste par ennui, croyaient-ils, amateur érudit sans plus.
Que si quelques critiques plus éclairés prétendaient reviser un jugement par trop sommaire, on avouait qu'à la vérité on n'ignorait pas les Pléiades, ce roman de l'énergie et de l'ascétisme humains, qu'on admirait même la Renaissance, cette magistrale fresque d'histoire. Mais lorsqu'on avait prononcé à ce sujet le mot d'impérialisme stendhalien, on se croyait quitte envers une mémoire pourtant digne de quelque pitié.
La vérité est tout autre. Gobineau fut diplomate par occasion, mais écrivain de métier et l'homme le plus éloigné qui soit de tout pédantisme, bref, le plus français. Dès l'âge de vingt ans il entre dans la carrière des lettres et ne quitte la plume que le jour de sa mort. Déjà Mérimée, un de ses intimes, s'étonnait de cette fécondité intellectuelle. Romans, épigraphie, drames, histoire des peuples, poèmes lyriques, archéologie, récits de voyage, philosophie comparée, Gobineau s'est essayé dans les genres les plus divers et a excellé dans la plupart. Sa culture encyclopédique, jointe à une curiosité insatiable et à une imagination extraordinaire, l'entraînait dans les voies les plus opposées.
Ajoutez à cela une promenade perpétuelle à travers des pays exotiques, des races très anciennes et qui furent la jeunesse du monde, des horizons magnifiques, contemplés tour à tour avec des yeux de savant et des yeux de poète, un cerveau admirablement organisé et un goût très sûr quoique très original—et vous vous étonnerez moins de voir une intelligence saine et active pousser des prolongements dans tous les domaines de l'esprit, de même qu'un bel arbre étend ses racines autour de lui en éventail.
Cette œuvre composée de deux douzaines de volumes, si variée dans ses réalisations, accuse une réelle unité de pensée. Une idée directrice relie les romans aux ouvrages d'érudition, les poèmes aux études scientifiques, en sorte que porter un jugement sur le comte de Gobineau est fort hasardeux, avant d'avoir épuisé la substance de tous ses livres complétés les uns par les autres. C'est là le mystère d'une vie bien organisée.
Ces ouvrages ne sont pas accessibles au même degré. Gravir à contretemps l'échelle de l'initiation c'est risquer de s'essouffler. Chaque âme possède ainsi des chemins plus ou moins familiers.
En mettant entre les mains du grand public les Nouvelles asiatiques on a conscience de dévoiler un des côtés les plus riants de l'œuvre de Gobineau, et quand même les plus représentatifs. Cet ouvrage plaira aussi bien aux savants qu'aux amateurs, aux érudits comme aux simples lettrés, à ceux qu'on appelait jadis les «honnêtes gens».
L'attrait piquant de ces scènes exotiques, l'art étonnant avec lequel sont campés certains caractères, la psychologie aiguë et froide, la magie d'un style tout en mouvements et qui mord, ne sauraient manquer de captiver les vrais admirateurs de Stendhal et de Mérimée. Les ethnologues ne seront point déçus qui cherchent des observations objectives, des analyses expérimentales d'états d'âmes collectifs, car il n'est point d'homme plus dégagé de tout parti pris que l'auteur de la Renaissance, quoi qu'on en ait dit. Il n'a rien tant en horreur que les théoriciens si ce n'est les moralistes. Lui-même a pris soin de nous en avertir dans son Introduction. La page est belle et tout à fait dans sa manière.
On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite s'est présentée dans le monde; et les innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de son point de départ, l'incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l'on doit aux moralistes, il n'en est pas de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout le même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de l'humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages conseils.
Oui les âmes sont fort éloignées les unes des autres, et Gobineau ajoute:
Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine qu'un Chinois possède deux bras et deux jambes, deux yeux et un nez comme un Hottentot ou un bourgeois de Paris; mais il n'est pas nécessaire de causer une heure avec chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun lien intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est la conviction qu'il faut manger quand on a faim et dormir quand le sommeil presse....
...Dans les Nouvelles ici rassemblées, le but qu'on s'est proposé a donc été de montrer un certain nombre de variétés de l'esprit asiatique et en quoi cet esprit, observé en général, s'éloigne du nôtre. Ce sont les observateurs pénétrés de cette vérité qui se sont montrés les plus propres à vivre au milieu des Persans, des Afghans, des Turcs et des gens du Caucase. Quand on l'a oubliée et qu'on se place ensuite en face de ces populations avec l'intention de les décrire, on ne formule plus à leur égard que des jugements ridicules; on se borne à les trouver perverses et rien que perverses, par cela seul qu'elles ne ressemblent pas aux Européens. La conclusion nécessaire à tirer de ce jugement serait qu'elles représentent la corruption, tandis que les Occidentaux sont la vertu. Afin de ne pas tomber dans un pareil non-sens, il ne faut pas parler des Asiatiques en moraliste.
Ces Nouvelles furent écrites à Stockholm durant que Gobineau était ministre de France en Suède. Il atteignait la soixantaine et revivait pour son plaisir une existence assez mouvementé, promenée avec délices aux quatre coins de l'Orient.
Vers cet Orient des Mille et une Nuits si complexe, si cruel, si merveilleux, si totalement différent de notre civilisation et dont Gobineau emprunta certaines habitudes de vie, sa pensée se reportait sans cesse. Il se rappelait ses années vécues en Perse et dans la Turquie d'Asie; son bienheureux séjour en Grèce, la masse de documents trouvés surplace; les pays incomparables traversés dans l'exaltation; la quotidienne observation de ces caractères asiatiques où l'instinct domine jusqu'à la tyrannie, de ces mœurs commandées par une sorte d'immoralité inconsciente. Le curieux spectacle, pour un psychologue dénué de préjugés, que cette floraison humaine si vivace et si libre!
Quelque chose de cette nostalgie de l'Orient se retrouve dans le dernier chapitre du recueil: la Vie de voyage. C'est la description colorée d'un de ces immenses trains de caravanes qui vont d'Erzeroum à Tebriz, caravanes conduites par un chef autoritaire et expérimenté, composées de deux mille voyageurs: Osmanlis, le chapelet de grains d'ambre à la main, émigrés tjerkesses, Juifs, Arméniens, Yézidys, Syriens, le tout s'étendant sur plusieurs kilomètres de longueur, avec des files de chevaux, de mulets, de chameaux escortés par des gardiens, le chef couvert de bonnets ronds ou cylindriques. Ainsi l'on s'avance parmi des contrées tantôt fertiles, tantôt désolées avec, sur sa tête, le vol imposant des aigles et des faucons décrivant leurs cercles de chasse. Les aventures ne sont jamais les mêmes; de ce spectacle ondoyant et changeant on ne peut se lasser. Plusieurs voyageurs vont jusqu'à passer leur existence à suivre ces trains humains, tellement ce genre de vie est passionnant. C'est pourquoi, ajoute Gobineau:
On peut donc s'expliquer que lorsque les hommes ont goûté une fois de ce genre d'existence, ils n'en peuvent plus subir un autre. Amants de l'imprévu, ils le possèdent ou plutôt s'abandonnent à lui du soir au matin, et du matin jusqu'au soir; avides d'émotions, ils en sont abreuvés; curieux, leurs yeux sont constamment en régal; inconstants, ils n'ont pas le temps même de se lasser de ce qui les quitte; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations de l'avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.
On comprend à quel point ce mode de vivre exalte notre auteur, plus que quiconque «amant de l'imprévu», «avide d'émotions», «passionné pour la sensation présente», les sens en perpétuel éveil, l'intelligence en réceptivité constante.
Aussi bien, connaissant à la perfection les paysages, les êtres et les mœurs dont il parle, Gobineau nous a donné une série de Nouvelles extrêmement vivantes et variées, sorte d'illustration littéraire de son livre plus scientifique Trois ans en Asie. Tour à tour transportés dans les aouls de Tjerkesses, dans les villes turques, persanes ou afghanes, au milieu de vallées très riches ou de plaines arides et poussiéreuses, nous assistons à un défilé de types les plus dissemblables et les plus pittoresques qui soient, unis pourtant dans la même ferveur: la haine de l'Européen.
La danseuse de Shamakha évoque une série de scènes caucasiennes; les Amants de Kandahar, récit sanguinaire qui a pour théâtre l'Afghanistan, rappellent une histoire de vendetta ou une chronique italienne de la Renaissance; l'Illustre Magicien fait songer aux contes des Mille et une Nuits,—au dire de critiques autorisés, cette nouvelle est un pur chef-d'œuvre;—la Guerre des Turcomans nous permet de saisir sur le vif la verve incomparable de l'auteur et cette ironie froide et cruelle qui est bien une des caractéristiques les plus curieuses de son tempérament d'artiste. Cette ironie si particulière et ce pessimisme aigu l'apparentent à Stendhal et à Mérimée; mais seul peut-être, Kipling a su évoquer des paysages exotiques avec cette intensité.
Au moment où l'attention de l'Europe est plus que jamais sollicitée par cet Orient fanatique, mystérieux, en proie au choc des races et présentant des symptômes inquiétants de décrépitude après avoir été le berceau de la civilisation, les Nouvelles Asiatiques susciteront un vif mouvement d'intérêt. Ce livre, en plus qu'il est un chef-d'œuvre littéraire, permettra à certains de reviser leur jugement sur l'œuvre du comte de Gobineau. Pour beaucoup il sera une révélation.
TANCRÈDE DE VISAN.
Mars 1913.
Le livre le meilleur qui ait été écrit sur le tempérament d'une nation asiatique, c'est assurément le roman de Morier, intitulé: Hadjy-Baba. Il est bien entendu que les Mille et une Nuits ne sont pas en question: elles demeurent incomparables; c'est la vérité même: on ne les égalera jamais. Ainsi, ce chef-d'œuvre mis à part, Hadjy-Baba tient le premier rang. Son auteur était secrétaire de la légation britannique à Téhéran, à un moment où tout ce qui appartenait au service de la Compagnie des Indes brillait d'une valeur indiquant l'Age d'or. Morier a bien vu, bien connu, bien pénétré tout ce qu'il a décrit, et, dans ses tableaux, il n'a fait usage que d'un dessin précis et de couleurs parfaitement harmonieuses. Cependant, un point est à observer. Ce charmant auteur a fait un livre, et ce livre, assujetti aux conditions de tous les livres, est placé à un point de vue unique. Ce qu'il dépeint, c'est la légèreté, l'inconsistance d'esprit, la ténuité des idées morales chez les Persans. Il a admirablement développé et traité son thème. Il a pris une physionomie sous un aspect, et ce que cet aspect présente, il l'a rendu en perfection sans en rien omettre; mais il n'a ni voulu, ni pu, ni dû rien chercher au delà: il lui aurait fallu sortir des lignes tracées par la position du modèle. Il ne l'a pas fait et on ne saurait l'en blâmer. Seulement, le résultat demeure qu'il n'a pas tout montré. Pour ce motif et parce qu'il n'y avait pas lieu de copier de nouveau la figure qu'il avait si bien réussie, je n'ai pas voulu produire un livre, mais une série de Nouvelles; ce qui m'a permis d'examiner et de rendre ce que je voulais reproduire sous un nombre d'aspects beaucoup plus varié et plus grand.
Je n'ai pas eu seulement pour but de présenter, après Morier, l'immoralité plus ou moins consciente des Asiatiques et l'esprit de mensonge qui est leur maître; je m'y suis attaché pourtant, mais cela ne me suffisait pas. Il m'a paru à propos de ne pas laisser en oubli la bravoure des uns, l'esprit sincèrement romanesque des autres; la bonté native de ceux-ci, la probité foncière de ceux-là; chez tels, la passion patriotique poussée au dernier excès; chez tels, la générosité complète, le dévouement, l'affection; chez tous, un laisser-aller incomparable et la tyrannie absolue du premier mouvement, soit qu'il soit bon, soit aussi qu'il soit des pires. Je n'ai pas cherché davantage à peindre un paysage unique, et c'est pourquoi j'ai transporté le lecteur tantôt dans les aouls des Tjerkesses, tantôt dans les villes turques ou persanes ou afghanes, tantôt au sein des vallées fertiles, souvent au milieu des plaines arides et poussiéreuses; mais malgré le soin apporté par moi à réunir des types différents, sous l'empire de préoccupations variées et au sein de régions très dissemblables, je suis loin de penser que j'aie épuisé le trésor dans lequel je plongeais les mains.
L'Asie est un pays si vieux, qui a vu tant de choses et qui de tout ce qu'il a vu a conservé tant de débris ou d'empreintes, que ce qu'on y observe est multiplié à l'infini. J'ai agi de mon mieux pour saisir et garder ce qui m'était apparu de plus saillant, de mieux marqué, de plus étranger à nous. Mais il reste tant de choses que je n'ai pu même indiquer! Il faut se consoler en pensant qu'eussé-je été plus enrichi, j'aurais diminué de peu la somme des curiosités intéressantes demeurées intactes dans la mine.
C'est un sentiment commun à tous les artisans que de vouloir restreindre leur tâche et la rendre plus prompte à se terminer. L'ouvrier qui fait une table ou tourne les barreaux d'une chaise n'est pas plus enclin à cette paresse que le philosophe attaché à la solution d'un problème. Celui-ci poursuit un résultat tout comme l'autre, et, d'ordinaire, n'est pas assez difficile sur la valeur absolue de ce qu'il élabore et dont il se contente comme d'un résultat effectif et de bon aloi. Parmi les hommes voués à l'examen de la nature humaine, les moralistes surtout se sont pressés de tirer des conclusions de belle apparence; ils s'en sont tenus là, et, par conséquent, ils se perdent dans les phrases. On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite s'est présentée dans le monde; et les innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de son point de départ, l'incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l'on doit aux moralistes, il n'en est pas de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout le même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de l'humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages conseils. Ils ne se sont jamais demandé comment ils pourraient réussir à changer ce mécanisme humain qui crée, pousse, dirige, exalte les passions et détermine les torts et les vices, cause unique en définitive de ce qui se produit dans l'âme et dans le corps.
Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine qu'un Chinois possède deux bras et deux jambes, deux yeux et un nez comme un Hottentot ou un bourgeois de Paris; mais il n'est pas nécessaire de causer une heure avec chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun lien intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est la conviction qu'il faut manger quand on a faim et dormir quand le sommeil presse. Sur tous les autres sujets, la manière de colliger des idées, la nature de ces idées, l'accouplement de ces idées, leur éclosion, leur floraison, leurs couleurs, tout diffère. Pour le nègre de la contrée au sud du lac Tjad, il est raisonnable, indispensable, louable, pieux, de massacrer l'étranger aussitôt qu'on le peut saisir, et si on lui arrache le dernier souffle du corps au moyen d'une torture finement graduée, modulée et appliquée, tout n'en est que mieux et la conscience de l'opérateur s'en trouve à merveille. Laissez tomber le même étranger dans les mains d'un Arabe d'Égypte, celui-ci n'aura ni paix ni trêve, ni repos ni contentement que de façon ou d'autre il ne lui ait arraché son dernier sou, et, s'il est possible, retiré jusqu'à sa chemise. Le Nègre et l'Arabe ne s'entendent assurément pas sur la manière de traiter l'humanité. Mais supposez-les tous les deux en conférence avec saint Vincent de Paul? Quel sera le point commun entre ces trois natures? Introduisez un moraliste comme juge de l'entretien, pensez-vous qu'il soit en droit de soutenir, comme il l'aura fait jusqu'alors, que les hommes sont partout les mêmes? En droit, assurément, non; en fait, il n'y manquera pas, pour le triomphe du système et la simplicité du mécanisme.
C'est parce que les hommes sont partout essentiellement différents que leurs passions, leurs vues, leur façon d'envisager eux-mêmes, les autres, les croyances, les intérêts, les problèmes dans lesquels ils sont engagés, c'est pour cela que leur étude présente un intérêt si varié et si vif, et qu'il est important de se livrer à cette étude, pour peu que l'on tienne à se rendre compte du rôle que les hommes, et non pas l'homme, remplissent au milieu de la création. C'est là ce qui donne à l'histoire sa valeur, à la poésie une partie de son mérite, au roman toute sa raison d'être.
Dans les Nouvelles ici rassemblées, le but qu'on s'est proposé a donc été de montrer un certain nombre de variétés de l'esprit asiatique et en quoi cet esprit, observé en général, s'éloigne du nôtre. Ce sont les observateurs pénétrés de cette vérité qui se sont montrés les plus propres à vivre au milieu des Persans, des Afghans, des Turcs et des gens du Caucase. Quand on l'a oubliée et qu'on se place ensuite en face de ces populations avec l'intention de les décrire, on ne formule plus à leur égard que des jugements ridicules: on se borne à les trouver perverses, et rien que perverses, par cela seul qu'elles ne ressemblent pas aux Européens. La conclusion nécessaire à tirer de ce jugement serait qu'elles représentent la corruption, tandis que les Occidentaux sont la vertu. Afin de ne pas tomber dans un pareil non-sens, il ne faut pas parler des Asiatiques en moraliste.
Peut-être aussi trouvera-t-on quelque avantage à se rendre compte de ce que sont devenus aujourd'hui les premiers civilisateurs du monde, les premiers conquérants, les premiers savants, les premiers théologiens que la planète ait connus. Leur sénilité donnera probablement à réfléchir sur certains signes qui se produisent actuellement en Europe, et qui ne sont pas sans présenter des analogies avec la même décrépitude.
Don Juan Moreno y Rodil était lieutenant dans les chasseurs de Ségovie, quand son régiment se trouva entraîné à prendre part à une insurrection militaire qui échoua. Deux majors, trois capitaines et une couple de sergents furent pris et fusillés. Quant à lui, il s'échappa, et, après avoir erré pendant quelques mois en France, dans un état fort misérable, il réussit, au moyen de quelques connaissances qu'il s'était faites, à se procurer un brevet d'officier au service de Russie, et reçut l'ordre d'aller rejoindre son corps au Caucase où, dans ce temps-là, bonne et rude guerre était le pain quotidien.
Le lieutenant Moreno s'embarqua à Marseille. Il était naturellement d'une humeur assez austère; son exil, sa misère et, plus que tout cela, le chagrin profond de quitter pour bien des années au moins une femme qu'il adorait, redoublaient ses dispositions naturelles, de sorte que personne moins que lui n'était tenté de rechercher les joies de l'existence.
A force de naviguer, le bâtiment qui le portait vint prendre terre au fond de la mer Noire, à la petite ville de Poti. C'était alors le port principal du Caucase du côté de l'Europe.
Sur une plage, sablonneuse en partie, en partie boueuse, couverte d'herbes de marécage, une forêt épaisse, à moitié plongée dans l'eau, s'éloignait à l'infini dans l'intérieur des terres, en suivant le cours d'un fleuve large, au lit tortueux, plein de roches, de fanges et de troncs d'arbres échoués. C'était le Phase, la rivière d'or de l'antiquité, aujourd'hui le Rioni. Au milieu d'une végétation vigoureuse, ici règne la fièvre, et tout ce qui appartient à la nature mouvante en souffre autant que la nature végétale y prospère. La fièvre a usurpé là en souveraine le sceptre d'Acté et des enfants du Soleil. Les maisons, construites au milieu des eaux stagnantes et sur les souches des grands arbres élagués, s'élèvent en l'air sur des pilotis afin d'éviter les inondations; d'énormes trottoirs de planches les unissent les unes aux autres; les toits lourds couverts de bardeaux projettent en avant leur carapace épaisse et garantissent, autant que faire se peut, des pluies fréquentes, les croisées étroites de ces habitations semblables à des coques d'escargot.
Moreno fut saisi par l'aspect de ces nouveautés. A bord de son navire, on connut sa qualité d'officier russe, et il était annoncé comme tel dès son débarquement. C'est pourquoi, dans une rue assez large où il errait dépaysé, il vit venir à lui un grand jeune homme extrêmement blond, le nez sensiblement aplati, les yeux bridés en l'air et la lèvre supérieure ornée d'une petite moustache rare, hérissée comme celle d'un chat. Ce jeune homme n'était pas beau, mais leste, découplé, et avait l'air ouvert et cordial. Il portait la tunique d'officier du génie et l'aiguillette d'argent, particulière aux membres de ce corps qui se sont distingués dans leurs études. Sans s'arrêter à l'accueil réservé de Don Juan, ce garçon lui tint brusquement, en français, le petit discours que voici:
—Monsieur, j'apprends à la minute qu'un officier aux dragons d'Iméréthie se trouve à Poti, allant rejoindre son corps à Bakou. Cet officier, c'est vous-même. Comme camarade je viens me mettre à votre disposition. Je fais la même route que vous. S'il vous plaît, nous voyagerons ensemble, et, pour commencer, je sollicite l'honneur de vous offrir un verre de champagne au Grand Hôtel de Colchide que vous apercevez là-bas. D'ailleurs, si je ne me trompe, l'heure du dîner n'est pas loin, j'ai invité quelques amis et vous ne me refuserez pas le plaisir de vous les présenter.
Tout cela fut dit de bonne grâce, avec cet air sémillant, dont les Russes ont hérité depuis que les Français, qui passent pour l'avoir inventé, l'ont perdu.
L'exilé espagnol accepta la main du nouveau venu, et lui répondit:
—Monsieur, je m'appelle Juan Moreno.
—Moi, monsieur, je m'appelle Assanoff, c'est-à-dire je m'appelle en réalité Mourad, fils de Hassan-Khan; je suis Russe, c'est-à-dire Tatare de la province de Shyrcoan et musulman, pour vous servir, c'est-à-dire à la façon dont aurait pu l'être M. de Voltaire, grand homme! et dont je lis avec plaisir les ouvrages, quand je n'ai pas sous la main ceux de M. Paul de Kock.
Là-dessus, Assanoff, passant son bras sous celui de Moreno, l'entraîna vers la place en face du fleuve, où s'apercevait d'assez loin une grande maison basse, longue baraque, au fronton de laquelle on lisait en lettres blanches sur une planche bleu de ciel: Grand Hôtel de Colchide, tenu par Jules Marron (aîné); le tout en français.
A leur entrée dans la salle de l'hôtel où le couvert était mis, les deux officiers trouvèrent leurs convives déjà réunis, buvant à petits coups de l'eau-de-vie de grains, et mangeant du caviar et du poisson sec, dans le but d'irriter leur appétit. De ces convives quelques-uns méritent tout au plus d'être mentionnés: deux commis français dont l'un venait au Caucase pour acheter de la graine de vers à soie, et l'autre pour se procurer des loupes d'arbres; un Hongrois, voyageur taciturne; un passementier saxon allant en Perse chercher fortune.
Ce ne sont là que des comparses étrangers à notre histoire. Nous nous attacherons davantage à ceux qui suivent. D'abord se présentait la maîtresse de la maison, Mme Marron (aîné), laquelle devait présider le festin.
C'était une bonne grosse personne; elle avait certainement franchi la quarantaine, mais nullement laissé de l'autre côté de cette frontière la prétention de séduire: du moins ses regards fort aiguisés l'affirmaient et tenaient le pied de guerre. Mme Marron (aîné), haute en couleurs, dépassant peut-être, dans l'envergure entière de sa personne, une mesure modeste de moyens de plaire, les développant, au contraire, avec une générosité prodigue, portait des boucles noires répandues en cascades le long de ses joues et ralliant sa ceinture d'un air fort agaçant. Cette dame avait une conversation vive, relevée d'expressions pittoresques et animée par l'accent marseillais. La maison était tenue au nom de Marron (aîné), comme on l'a appris déjà; mais ce que les confidents les plus intimes de Mme Marron (aîné) savaient sur le compte de cet époux, se bornait à dire qu'ils ne l'avaient jamais connu et n'en avaient entendu parler que par sa femme, qui, de temps en temps, de loin en loin, trahissait l'espoir de le voir enfin arriver. Fait plus certain, la belle maîtresse du Grand Hôtel de Colchide à Poti s'était fait longtemps remarquer à Tiflis, sous le nom de Léocadie; elle y avait été modiste, et l'armée du Caucase entière, infanterie, cavalerie, artillerie, génie et pontonniers (s'il y en a!), s'était inclinée sans résistance sous le pouvoir de ses perfections.
—Je le sais bien, dit Assanoff à Moreno en lui racontant en gros ces circonstances, je le sais bien! Léocadie n'est ni jeune, ni très jolie; mais que voulez-vous faire à Poti? Le diable y est plus malin qu'ailleurs, et, songez donc! une Française, une Française à Poti! Comment voulez-vous qu'on résiste?
Il présenta ensuite son camarade à un homme fort grand de taille, vigoureux, blond, avec des yeux gris pâle, de grosses lèvres, un air de jovialité convaincue. C'était un Russe. Ce colosse souriait, portait un costume de voyage peu élégant, mais commode, et qui trahissait d'abord l'intention arrêtée d'éviter toute gène. Grégoire Ivanitch Vialgue était un propriétaire riche, une sorte de gentilhomme campagnard et, en même temps, un sectaire. Il appartenait à une de ces Églises réprouvées, mais toujours présentes dans le christianisme, à une de ces Églises, que les grandes communions extirpent de temps en temps par le fer et par la flamme, mais qui, pareilles aux traînées du chiendent, conservent quelque bouture inaperçue et reparaissent. C'était, en un mot, un Doukhoboretz ou «Ennemi de l'Esprit». Le gouvernement et le clergé russes se sont armés contre les religionnaires dont Vialgue faisait partie. Quand ils les découvrent dans les provinces intérieures de l'empire, ils ne les mettent pas à mort, ainsi qu'on le faisait au moyen âge, mais ils les saisissent et les déportent au Caucase.
Les Ennemis de l'Esprit sont d'opinion que la partie saine, bonne, innocente, inoffensive de l'homme, c'est la chair. La chair n'a d'elle-même aucun mauvais instinct, aucune tendance perverse. Se nourrir, se reproduire, se reposer, ce sont là ses fonctions: Dieu les lui a données et les lui rappelle sans cesse par les appétits. Tant qu'elle n'est pas corrompue, elle recherche purement et simplement les occasions de se satisfaire; ce qui est marcher dans les voies de la justice céleste; et plus elle se satisfait, plus elle abonde dans le sens de la sainteté. Ce qui la corrompt, c'est l'Esprit. L'Esprit est d'origine diabolique. Il est parfaitement inutile au développement et au maintien de l'Humanité. Lui seul invente des passions, de prétendus besoins, de prétendus devoirs qui, contrariant à tort et à travers la vocation de la chair, engendrent des maux sans fin. L'Esprit a introduit dans le monde le génie de la contradiction, de la controverse, de l'ambition et de la haine. C'est de l'Esprit que vient le meurtre; car la chair ne vit que pour se conserver et nullement nous détruire. L'Esprit est le père de la sottise, de l'hypocrisie, des exagérations dans tous les sens, et partant, des abus et des excès que l'on a coutume de reprocher à la chair, excellente personne, facile à entraîner à cause de son innocence même; et c'est pourquoi les hommes vraiment religieux et vraiment éclairés doivent défendre cette pauvre enfant en bannissant vivement les séductions de l'Esprit. Dès lors, plus de religion positive pour éviter de devenir intolérant et persécuteur; plus de mariage pour n'avoir plus d'adultère; plus de contrainte dans aucun goût pour supprimer radicalement les révoltes de la chair, et, enfin, l'abandon systématique de toute culture intellectuelle, occupation odieuse qui, n'aboutissant qu'au triomphe de la méchanceté, n'a opéré jusqu'ici qu'en faveur de la puissance du diable.
Les Ennemis de l'Esprit, bannissant tout résultat d'un effort de l'intelligence, n'estiment pas même l'industrie et opinent à la réduire aux fabrications les plus indispensables et aux procédés les plus simples. En revanche, ils estiment grandement la charrue et se montrent agriculteurs expérimentés et éleveurs de bétail admirables. Les fermes établies par eux dans le Caucase sont belles, bien tenues, prospères, et s'il n'était trop classique et trop fleuri de comparer les mœurs qui y régnent à celles qui fleurirent jadis dans l'intérieur des temples de la déesse syrienne, on peut cependant affirmer avec assez d'exactitude que le Doukhoboretz dépasse de bien loin, dans ses habitudes, les façons d'agir et de se régler des Mormons d'Amérique.
—Vous ne rencontrerez jamais un plus aimable homme que celui-là, dit Assanoff à son ami, en lui montrant l'adversaire du sens commun; un plus brave homme, plus gai, plus obligeant n'existe pas! J'ai été en cantonnement près de chez lui, dans le voisinage des montagnes; et combien je m'y suis amusé et à quel point il m'a été utile, c'est ce qu'il est impossible de vous raconter, vous ne me croiriez pas! Hé, Grégoire Ivanitch! vieux drôle! infernal coquin! viens que je t'embrasse: Pars-tu demain avec nous?
—Oui, monsieur le lieutenant, je l'espère; je ne crois pas avoir de raison pour ne pas partir demain avec vous. Mais aller jusqu'à Bakou, non! n'y comptez pas! je m'arrêterai à Shamakha.
—Vilain trou, n'est-ce pas? répliqua Assanoff, tandis que, ainsi que tous les convives, il se mettait à table et dépliait sa serviette.
—Vous ne savez ce dont vous parlez, répliqua le sectaire en enfournant dans sa bouche une énorme cuillerée de soupe, car Mme Marron (aîné) servait les convives à leur rang, et une petite servante abaze venait de remettre une assiette pleine à Grégoire Ivanitch.
Léocadie, qui connaissait le Caucase dans tous ses détails, crut devoir intervenir dans la conversation.
—Taisez-vous, s'écria-t-elle en jetant sur Grégoire Ivanitch un regard où se peignait une indignation profonde; je sais qui vous êtes et je sais aussi ce que vous voulez insinuer. Mais je ne souffrirai jamais qu'à ma table et dans la maison respectable de M. Marron (aîné) on tienne des propos qui feraient rougir des sapeurs!
Léocadie rougit fortement elle-même, pour prouver que sa modestie n'était nullement inférieure à celle des membres du corps militaire, dont elle venait de signaler la vertu.
—Allons, jalouse, allons, répliqua Assanoff en agitant la main d'un air conciliant; il paraît que votre expérience découvre des pièges là où ma candeur n'en soupçonne pas. Soyez donc tranquille! ma fidélité à mes serments est inébranlable! Explique-moi, Grégoire Ivanitch, ce que tu prétends me faire entendre, car je suis d'un naturel curieux!
—Il est bien connu, reprit alors le Doukhoboretz en se versant un énorme verre de vin de Kakhétie, que la ville de Shamakha est célèbre pour le choix délicat de ses plaisirs. Ce fut autrefois la résidence d'un prince tatare indépendant. On y entretenait une école de danseuses admirées de tous les pays et célèbres jusque dans les provinces persanes. Naturellement les peuples se rendaient en foule dans ce délicieux séjour, pour y jouir de la vue et de l'entretien de tant de belles personnes. Mais la Providence ne voulut pas laisser à jamais les Mahométans uniques possesseurs de ces trésors. Nos troupes impériales attaquèrent Shamakha, comme elles avaient fait des autres résidences des souverains du pays. La résistance des infidèles fut vive, et, au moment de succomber, la fureur les prit. Afin de ne pas voir les Russes heureux à leur tour, ils résolurent d'exécuter un massacre général de toutes les danseuses.
—Voilà une de ces infamies qui finiraient par me faire embrasser ta religion, si elles devaient se répéter souvent! interrompit Assanoff.
—Mais le massacre ne fut pas complet.
—Ah! tant mieux!
—Les régiments russes enlevèrent la place d'assaut, au moment où la tuerie commençait. C'était un spectacle affreux; la brèche béaute donnait passage à des flots de soldats; ceux-ci s'empressaient de faire main basse sur les défenseurs de la ville, enragés à ne pas reculer d'un pouce. A leur grand étonnement, nos hommes trouvaient çà et là des cadavres de jeunes filles richement parées de gazes rouges et bleues, pailletées d'or et d'argent, couvertes de joyaux et jetées sur le pavé, dans leur sang. En gagnant plus avant l'intérieur des rues, ils aperçurent des groupes nombreux de ces victimes encore vivantes; les Musulmans les poussaient à coups de sabre. Alors ils se jetèrent plus hardiment au milieu de la bagarre, et c'est ainsi que, lorsque toute résistance eut cessé, on se trouva avoir sauvé peut-être le quart des adorables personnes qui avaient porté jusqu'au ciel la gloire de Shamakha.
—Si ton histoire n'avait pas fini à peu près heureusement, s'écria Assanoff, je n'aurais pas pu continuer mon dîner. Mais de la façon dont tu t'y es pris je crois que j'irai jusqu'au dessert. Madame, seriez-vous assez bonne pour me faire donner du champagne?
Le mouvement qui suivit cette demande interrompit un moment l'entretien; mais quand on eut porté la santé du nouvel officier arrivé au Caucase, ce que Mme Marron (aîné) proposa d'une manière toute aimable et d'une façon qui eût pu troubler le joyeux ingénieur, s'il eût possédé un naturel capable de s'arrêter à de pareilles vétilles, un des convives renoua le fil de l'entretien:
—Je suis allé, dit-il, il y a quelques mois jusqu'à Shamakha, et l'on m'y a raconté que la danseuse la plus estimée était une certaine Omm-Djéhâne. Elle faisait tourner toutes les têtes.
—Omm-Djéhâne, répondit brusquement l'Ennemi de l'Esprit, est une pitoyable fillette, pleine de caprices et de sottise! Elle danse mal, et, si on parle d'elle, c'est uniquement à cause de son humeur insociable, et de ses bizarreries méchantes. D'ailleurs, elle n'est aucunement jolie, il s'en faut de tout!
—Il paraît, notre ami, s'écria Assanoff, que nous n'avons pas eu à nous louer de cette jeune personne?
—Dans le sens où vous paraissez l'entendre, reprit le premier interlocuteur, Omm-Djéhâne n'est pas, en effet, fort digne d'attention. Je me suis rencontré avec un officier d'infanterie en retraite qui la connaît depuis son enfance. Cette belle est originaire d'une tribu lesghy aujourd'hui détruite, et vous savez que ses compatriotes n'ont pas une grande réputation de douceur. Recueillie par des soldats, quand elle avait trois ou quatre ans, au milieu des ruines d'un village montagnard qui brûlait et sur le corps de sa mère, tombée morte par-dessus un officier poignardé par la dame, la femme d'un général la réclama et prétendit la faire élever à l'européenne. On la soigna très fort, on l'habilla bien et absolument comme les deux filles de la maison. On lui donna l'institutrice chargée d'instruire ces demoiselles, et elle apprit vite, et mieux qu'elles le russe, l'allemand et le français. Mais un de ses jeux favoris était de plonger les jeunes chats dans l'eau bouillante. Elle avait dix ans quand elle faillit étrangler, au détour d'un escalier, sa gouvernante, la digne Mlle Martinet, qui l'avait appelée petite sotte huit jours auparavant, et elle lui mit un magnifique tour de cheveux châtains hors d'état de servir jamais. A six mois de là, elle fit mieux. Elle se rappela ou plutôt elle n'avait jamais oublié qu'un an auparavant la plus jeune fille de sa bienfaitrice l'avait poussée en jouant; elle était tombée et il en était résulté une bosse au front. Elle crut devoir aviser à effacer cet outrage, et d'un coup de canif bien appliqué, atteignit et fendit la joue de sa petite compagne, heureusement, car elle avait dessein de l'éborgner. La générale eut assez de ce dernier trait, et, renvoyant la jeune rebelle de son cœur et de sa maison, elle la confia à une femme musulmane, avec une petite somme.
Arrivée à l'âge de quatorze ans, Omm-Djéhâne s'enfuit de Derbend, où résidait sa nouvelle mère adoptive. On n'a pas su ce qu'elle était devenue pendant deux ans. Aujourd'hui, la voilà une des danseuses de la troupe, instruite, conduite et gouvernée par Mme Forough-el-Husnêt, autrement dit les Splendeurs de la Beauté. D'ailleurs Grégoire Ivanitch a raison. Beaucoup de gens ont cherché à séduire Omm-Djéhâne, mais personne n'y a réussi.
Assanoff trouva ce récit tellement merveilleux, qu'il voulut faire partager son enthousiasme à Moreno. Mais ce fut peine perdue. L'Espagnol ne prit aucun intérêt à ce qu'il appela les équipées d'une fille de rien. Le trouvant donc silencieux, l'ingénieur le jugea maussade et cessa de s'occuper de lui, à mesure que sa propre imagination allumait dans le vin de Champagne un surcroit d'ardeur.
Le dîner terminé, les Français, le Hongrois gagnèrent leur chambre, Moreno de même; et Assanoff se mit à jouer à la préférence avec deux des autres hôtes et Mme Marron (aîné), tandis que l'Ennemi de l'Esprit les considérait d'un œil de plus en plus troublé en buvant de l'eau-de-vie. Ces plaisirs variés durèrent jusqu'au moment où les joueurs furent comme mis en sursaut par un bruit sourd, qui retentit à côté d'eux. C'était Grégoire Ivanitch qui s'écroulait sur sa base. Assanoff avait perdu son argent. Deux heures du matin venaient de sonner. Chacun alla se coucher, et le Grand Hôtel de Golehide, tenu par M. Marron (aîné), entra dans le repos.
Il était à peine cinq heures, quand un domestique de l'hôtel vint frapper à la porte de la chambre à coucher de Moreno pour l'avertir que le moment du départ était proche. Quelques instants après, Assanoff parut dans le corridor. Sa capote d'uniforme était jetée sur ses épaules plus que négligemment; sa chemise de soie rouge, fort chiffonnée, tenait mal à son cou, et sa casquette blanche était comme plaquée sur son épaisse chevelure bouclée, où aucun soin de toilette n'avait mis de l'ordre. Quant à la figure, elle était ravagée, pâle, tirée, les yeux étaient rougis; et l'ingénieur aborda Don Juan avec un bâillement effroyable, en se tirant les bras de toute leur longueur.
—Hé bien! cher ami, s'écria-t-il, il faut donc s'en aller? Est-ce que vous aimez à vous lever si matin quand vous n'êtes pas de service, et même quand vous en êtes? Holà! Georges! double brute! Apporte-nous une bouteille de champagne pour nous mettre en train, ou le diable si je ne te casse pas les os!
—Non! pas de champagne! dit Moreno, allons-nous-en! Vous oubliez qu'on nous a remontré hier combien il était important de nous mettre en mouvement de bonne heure, avec la longue route que nous avons à faire.
—Certainement, certainement je m'en souviens; mais je suis avant tout un gentilhomme; et un homme comme moi est tenu de couronner sa journée autrement qu'en pleutre!
—Commençons-la comme des gens sensés, et allons-nous-en.
L'ingénieur se laissa persuader, et, chantonnant l'air des Fraises, alors fort à la mode dans le Caucase, il s'achemina avec son compagnon vers le bord du fleuve qu'ils allaient remonter. Leur moyen de transport était des plus simples et des moins en harmonie avec les prétentions de l'officier tatare, homme raffiné. On avait simplement mis à leur disposition une longue nacelle étroite et quatre bateliers, lesquels, dans leur propre intérêt, devaient faire beaucoup moins usage de leurs rames que d'une longue ficelle à laquelle deux d'entre eux allaient s'atteler, et marchant sur la rive, en façon de chevaux de halage, tirer le bateau à la cordelle. L'état-major de l'Argo, quand il visita cette contrée sous le commandement du capitaine Jason, aurait trouvé cet attelage primitif. Ce n'est pas qu'il n'existât un service de steamers, dont les journaux d'Europe et d'Amérique avaient fait quelque bruit; mais tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, ce service ne fonctionnait pas; et, bref, Moreno et Assanoff, voulant s'en aller à Koutaïs et de là gagner Tillis et Bakou, n'avaient d'autre parti à choisir que de prendre place dans leur pirogue: ce qu'ils firent.
Il était beau de les voir dans cette embarcation étroite, qu'une banne blanche mettait à l'abri des rayons du soleil, assis ou couchés, au milieu de leurs caisses, fumant, causant, dormant ou se taisant et s'avançant avec la plus majestueuse lenteur, tandis que deux de leurs mariniers poussaient avec des gaffes, et que les deux autres, la cordelle sur l'épaule, tiraient de leur mieux, en marchant courbés sur la berge et à pas comptés.
On ne peut pas dire que la forêt commence seulement au sortir de Poti. Poti est comme absorbé dans la forêt; mais, quand on laisse derrière soi l'enceinte carrée en pierres flanquée détours où les musulmans parquaient jadis les esclaves, dont ce lieu était l'entrepôt principal au Caucase, on n'y voit plus d'habitations, et on peut se croire dans des lieux que les humains n'ont jamais visités. Rien de si abandonné, en apparence, rien de si inhospitalier, de si farouche, de si rébarbatif. Un fleuve hâté, roulant des eaux limoneuses ou chargées de sable sur un lit rempli de roches, contre lesquelles ses eaux rebroussent à chaque instant; des rives lacérées, déclivées par les crues subites et impitoyables de la saison d'hiver, présentant ici une plage dépouillée, là un escarpement subit; des troncs d'arbres charriés et dressant leurs bras mutilés en l'air comme pour crier miséricorde, puis roulés par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterrés à demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain; car le fleuve irrité passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de leurs rameaux; et aux deux côtés de cette rage, le silence solennel d'une forêt qui paraît sans limites; on voit la scène: le fleuve mugit, rugit, saute, tourbillonne et court; le bateau où sont les officiers le remonte lentement au pas cadencé des deux hommes qui le halent; les feuilles de la forêt frissonnent sous le vent du matin, les unes larges, les autres menues, celles-ci dans le sombre, celles-là dans la lumière; par des éclaircies lointaines, des rayons de soleil chatoient dans la verdure et y font passer des bandes de clarté semblables à la présence des lutins; sur le ciel bleu et clair se détachent les cimes délicates de quelques frênes, de quelques hêtres, de quelques chênes plus grands que le peuple de leurs compagnons.
Moreno considérait Ce spectacle, en définitive merveilleux, avec un intérêt étrange, quand Assanoff, un peu ranimé et revenu à lui, proposa de sauter sur la rive, et, en allégeant d'autant le bateau, de se donner le plaisir d'une promenade. Cette idée fut accueillie avec empressement par l'officier espagnol, et les deux compagnons se mirent à marcher dans les hautes herbes, en devançant leur embarcation, et, de temps en temps, sûrs de la rattraper, poussant une pointe dans quelques clairières. Ce fut ainsi que Moreno eut des occasions de s'apercevoir que la contrée forestière, traversée par le Rioni, n'est nullement aussi déserte qu'il en avait d'abord eu l'impression. De temps en temps, lui et son camarade voyaient sortir brusquement des fourrés quelques bandes effarées de petits porcs, très semblables à des marcassins, noirs, avec des soies longues et dures, aux jambes fines, brusques, lestes, agiles et jolies, au point de se faire renier par tous leurs congénères d'Europe. Ce petit monde, à l'aspect des étrangers, s'enfuyait à toutes jambes à travers les taillis et faisait découvrir une case carrée en bois cachée sous les arbres, envoyant vers le ciel la fumée bleuâtre de son foyer et habitée toujours, il faut le dire, par des êtres, hommes, femmes, enfants, sur lesquels le don de la beauté a été aussi libéralement répandu que les haillons de la misère. Depuis qu'il existe des sociétés humaines, on sait que les populations de la vallée du Phase sont belles. On leur a prouvé ce qu'on en pensait en les enlevant, en les vendant, en les adorant, en les massacrant, parce que les hommes, pris en masse ou en particulier, n'ont pas reçu du ciel d'autre façon de démontrer leur amour. Après tout, il est certain que cette beauté ne peut pas être considérée comme fatale, puisqu'il est sorti des forêts du Phase et des misères de ses cahutes tant de reines fameuses et puissantes, tant de favorites souveraines et des lignées de roi. Pour asseoir les unes et les autres, femmes et hommes, sur le trône ou mettre le trône sous leurs pieds, la destinée ne leur a rien demandé, ni génie, ni talent, ni naissance glorieuse, elle s'est contentée de voir leur beauté. Quelquefois l'histoire exagère, et pour une jolie fille rencontrée par hasard et laissant à un passant une heureuse impression qu'il répartit sur toute une province, combien d'hôtesses rousses imposant par la grâce du même juge leurs défauts à toutes les hôtesses d'un royaume! Mais ici rien de semblable n'est arrivé. La nature s'est vraiment surpassée et l'imagination n'a pu monter plus haut qu'elle. Tout ce qu'on a dit, écrit et chanté sur les perfections physiques des gens du Phase est vrai à la lettre, et l'examen le plus maussade, s'il veut parler vrai, ne trouve rien à en rabattre. Ce qui est surtout remarquable et semble sortir de toutes les règles, c'est que ces paysans, ces paysannes, ces malheureux et ces malheureuses, sont doués d'une distinction et d'une grâce extrême; leurs mains sont charmantes, leurs pieds sont adorables; la forme, les attaches, tout en est parfait, et l'on peut s'imaginer à quel point est pondérée et juste la démarche de créatures qui n'ont pas un défaut dans leur construction.