Judith Gautier

Le collier des jours: Le troisième rang du collier

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066079475

Table des matières


La première de couverture
Page de titre
Texte

DU COLLIER


I

Le train roule d'une allure paisible, comme il convient à un brave train suisse qui traverse de beaux paysages et n'entend pas escamoter les points de vue en brûlant la route. A chaque station, il s'arrête longuement, et repart comme en flânant.

Dans le compartiment, nous sommes quelques Français très impatientés par cette lenteur. D'ordinaire pourtant, dans nos excursions, elle ne nous déplaît pas du tout, mais aujourd'hui!...

Une fébrilité extrême nous agite tous: impossible de rester en place; nous passons la tête hors des portières, à tous moments, et nos regards devancent le train.

Villiers de l'Isle-Adam est parmi nous, et le plus exalté. Sa joie intérieure déborde continuellement en un rire saccadé où s'emmêlent d'incompréhensibles phrases.

Nous allons à Lucerne voir, pour la première fois, Richard Wagner!...

L'express le plus vertigineux nous semblerait lent, et cependant nous avons aussi l'appréhension d'arriver, de voir le Maître, de l'entendre, de lui parler.

Ce qu'était pour nous ce prodigieux génie, comment le faire comprendre à ceux qui n'ont pas connu cette époque? Un petit groupe d'apôtres et de disciples était alors seul à soutenir le Maître contre la foule outrageante qui le méconnaissait. Aujourd'hui, où le triomphe de la cause que nous défendions a surpassé nos espoirs, il n'est pas facile de s'expliquer notre exaltation. Nous avions le fanatisme de sectaires, prêts au martyre, et, plus encore, à l'égorgement des adversaires. Il eût certes été impossible de nous convaincre que l'anéantissement des aveugles à cette beauté nouvelle n'était pas parfaitement légitime.

Chaque dimanche, quand Pasdeloup jouait «du Wagner», il y avait, dans l'enceinte du Cirque, des défis homériques entre les deux camps adverses, et le municipal devait, bien souvent, s'interposer pour arrêter les combats.

Jamais nous n'aurions imaginé qu'un jour nous pourrions contempler la face du Maître, qui était pour nous aussi inconnaissable que Jupiter au fond de l'Olympe, ou Jéhovah derrière le flamboyant triangle. Et nous allions vers lui....

—C'est pourtant à vous, ma chère Judith, que nous devons cette incroyable fortune!—s'écrie Villiers, qui vient tomber sur la banquette où je suis et serre ma main dans les deux siennes.

C'est à moi, en effet, et mon orgueil n'est pas mince.

N'ai-je pas eu l'audace, il y a quelques mois, de publier avec une étourderie bien française, n'ayant entendu, à l'orchestre, de l'œuvre gigantesque, que quelques fragments médiocrement exécutés, me fiant à mon seul instinct et emportée par mon enthousiasme, une série d'articles sur Richard Wagner? J'avais même attaqué une étude sur Glück et Wagner que publiait Ernest Reyer,—un ami qui m'avait vue naître, et qui fut stupéfait par cette agression imprévue:—la jeunesse ne doute de rien. Il m'avait d'ailleurs courtoisement répondu et cette passe d'armes avait fait un beau bruit.

Après beaucoup d'hésitations, j'avais envoyé à Wagner, alors à Lucerne, les articles, accompagnés d'une lettre dans laquelle je le priais d'excuser mes erreurs et de les corriger. Puis, avec angoisse, j'avais espéré et attendu une réponse. Viendrait-elle? je ne pouvais le croire et pourtant j'avais un serrement de cœur, chaque matin, de ce que le courrier n'apportait rien.

Un jour, enfin, je vis sur une enveloppe le timbre de Lucerne et une écriture inconnue que je reconnus immédiatement,—avec quelle émotion et quelle peur!—Je l'ouvris: était-ce possible? quatre pages!... d'une écriture serrée, lisible, élégante, et, à la dernière ligne, la signature magique!...

La lettre était ainsi:

Madame,

Il est impossible que vous ayez le moindre doute de l'impression touchante et bienfaisante que votre lettre et vos beaux articles ont dû produire sur moi. Soyez-en remerciée et permettez-moi de vous compter parmi ce mince nombre de vrais amis, dont la sympathie clairvoyante fait ma seule gloire. Je n'ai rien à corriger dans vos articles, rien à vous recommander; seulement, je me suis aperçu que vous ne connaissez pas encore de près les Maîtres Chanteurs. L'introduction du troisième acte a singulièrement touché notre public; mon barbier m'a dit, l'autre jour, que ce morceau lui avait plu de préférence, ce qui m'a fait réfléchir sur l'instinct incommensurable du peuple.

Au lever du rideau de ce troisième acte, on voit Hans Sachs dans son atelier de cordonnier, au grand matin, assis dans sa chaise de grand-père, parfaitement absorbé par la lecture de la chronique du monde. Il parle à son jeune garçon apprenti, sans interrompre l'état de concentration complète de son esprit sur son sujet de lecture. Après la sortie du garçon, la tête toujours penchée sur son énorme volume, il ne fait que continuer ses méditations, jusque-là silencieuses, par ces mots prononcés enfin à haute voix: «Wahn! Wahn! überal Wahn!» ce que je ne saurai pas traduire puisque «folie! partout de la folie!» ne rend pas le sens de «Wahn», qui est beaucoup plus général et exprime aussi bien l'objet de la folie que la folie elle-même.

Dieu sait comment mon public a deviné d'avance, dans cette introduction instrumentale dont nous parlons, la situation suivante et l'état de l'âme de mon Hans Sachs.

Le premier motif des instruments à cordes a été entendu, il est vrai, en même temps que le troisième couplet du chant du cordonnier, au deuxième acte. Il exprimait là une plainte amère de l'homme résigné qui montre une physionomie gaie et énergique au monde.

Ève avait compris cette plainte cachée et, navrée au fond de son âme, elle avait voulu fuir pour ne plus entendre ce chant à l'apparence si gaie.

Ce motif se joue maintenant seul et développe son intimité pour mourir dans la tristesse de la résignation, mais, en même temps, les cors font entendre, comme de loin, le chant solennel avec lequel Hans Sachs a salué Luther et la réformation et qui a valu au poète une popularité incomparable.

Après la première strophe, les instruments à cordes reprennent très doucement, et dans un mouvement très retardé, les traits du vrai chant du cordonnier, comme si l'homme levait son regard de son travail de métier pour regarder en haut et se perdre dans des rêveries tendres et suaves. Alors les cors, aux voix plus élevées, entonnent l'hymne du maître par laquelle Hans Sachs, au troisième acte, à son apparition à la fête, est salué par tout le peuple de Nuremberg dans un éclat tonnant de toutes les voix unanimes.

Maintenant le premier motif des instruments à cordes rentre encore avec la forte expression de l'ébranlement salutaire d'une âme profondément émue. Il se calme, se rassied, et arrive à l'extrême sérénité d'une douce et béate résignation.

C'est le sens de ce petit morceau instrumental qui a même assez impressionné l'excellent Pasdeloup pour qu'il ait essayé de l'exécuter dans vos concerts comme échantillon de cette curieuse musique.

Pardonnez-moi, Madame, si j'ai osé compléter, surtout à l'aide de mon mauvais français, votre connaissance d'ailleurs si profonde et si intime de ma musique, par laquelle vous m'avez vraiment étonné et touché.

J'irai probablement à Paris dans peu de temps, peut-être encore cet hiver, et je me réjouis d'avance du vrai plaisir de vous serrer la main et de vous dire à haute voix quel bien vous avez fait à

votre très obligé et dévoué

RICHARD WAGNER.

Wagner ne vint pas à Paris, cet hiver-là. Je l'attendis en vain. Et le désir de le voir était devenu, en moi, irrésistible, depuis que le Maître avait écrit qu'il désirait me connaître.

Il n'y avait qu'une chose à faire: aller à Lucerne. Mais comment serait-on reçu? De fantastiques légendes couraient sur Wagner. Quelqu'un de bien informé racontait qu'il avait chez lui un sérail composé de femmes de tous pays et de toutes couleurs, vêtues de magnifiques costumes, et que personne ne franchissait le seuil de sa demeure.

D'autre part, on le dépeignait comme un homme peu sociable, sombre, maussade, vivant seul dans une retraite jalouse, n'ayant auprès de lui qu'un grand chien noir....

Cette farouche solitude était admissible et me plaisait assez; mais l'idée qu'un sentiment de gratitude polie pourrait forcer le Maître à la rompre en ma faveur m'inquiétait infiniment. C'est pourquoi j'écrivis une lettre assez compliquée où il était dit que, passant à Lucerne pour me rendre à Munich avec quelques amis, à propos d'une exposition de peinture,—ne faisant qu'y passer,—je le priais de me dire s'il s'y trouvait en ce moment et s'il me permettait de venir le saluer.

De cette façon, il n'aurait pas la crainte de voir le dérangement se prolonger au delà d'une courte entrevue.

La lettre suivante me rassura tout à fait:

Madame,

Je suis à Lucerne et je n'ai pas besoin de vous dire combien je serai heureux de vous voir. Je voudrais seulement vous prier de prolonger un peu votre séjour à Lucerne, afin que la joie que vous m'accordez ne soit pas trop vite évanouie.

Je suppose que vous allez à Munich pour l'exposition de peinture; cependant, comme j'ai la prétention d'admettre qu'il vous serait agréable d'entendre quelques-unes de mes œuvres, j'ai à vous dire que les représentations de Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et les Maîtres Chanteurs ont eu lieu au mois de juin, que le théâtre est fermé actuellement, et que l'Or du Rhin sera donné au plus tôt au 25 août, si tant est qu'on le donne.

Mais j'espère que ni la remise de l'exposition (1er avril) ni la fermeture du théâtre ne retarderont votre visite à Lucerne; bien au contraire, j'en attends la prolongation de votre séjour ici, et c'est en vous priant, Madame, de vouloir bien me faire savoir, par un mot, le jour de votre arrivée que je vous demande d'agréer l'expression de ma respectueuse reconnaissance.

RICHARD WAGNER.

Dans un échange de télégrammes, je m'étais assurée que le Maître accueillerait avec plaisir mes compagnons,—ses fanatiques disciples comme moi-même,—et nous nous étions mis en route. La nuit dernière, nous avions couché à Bâle, où il nous était arrivé une aventure qui nous avait vivement frappés. Arrivés le soir, nous avions voulu, après le dîner, visiter la ville malgré l'obscurité. Nous nous étions engagés dans des rues étroites que de rares réverbères éclairaient confusément; à peu près égarés, nous traversions des carrefours, des places, où nous apercevions de grandes fontaines, pour nous engager de nouveau dans des ruelles.

Nous avions fini par déboucher sur un vaste espace libre que le ciel éclairait un peu; un grondement profond et continu, assez effrayant, remplissait, ce qui nous fit avancer avec précaution.

Ce bruit formidable était produit par le Rhin, très large à cet endroit et qui traverse Bâle avec la fougue d'un torrent. Arrêtés au milieu du pont, penchés au-dessus du parapet, nous regardions ce fleuve d'encre s'enfuir dans la nuit en déchiquetant quelques reflets d'étoiles qu'il emportait aussitôt.... Il nous semblait qu'il voulût emporter le pont, emporter la ville.

Une large lune, rougeâtre comme une braise sous des cendres, monta, au-dessus des pignons et des silhouettes inégales des maisons riveraines. Elle laissa tomber dans le fleuve une traînée sanglante, que l'eau secoua et éparpilla follement.

Nous restions là, un peu étourdis par ce spectacle, quand, soudain, un chant se fit entendre, comme submergé par ce tumulte d'eaux, distinct et fort cependant. Est-ce que nous rêvions?... Ce chant, nous le connaissions bien: c'était celui des matelots du Vaisseau Fantôme.... Quoi! est-ce que le navire maudit venait errer la nuit sur ce fleuve innavigable?

Nous nous penchions vers l'eau noire, mais nous ne voyions rien. Les voix étaient toute proches, cependant: on eût dit que le navire invisible passait sous l'arche même du pont....

Nous étions singulièrement troublés, et, quand les voix se turent, nous nous éloignâmes sans vouloir approfondir le mystère, évitant de nous convaincre que quelque brasserie joyeuse, cachée dans un repli de la berge, abritait de braves Suisses, groupés autour de bocks mousseux, dont les voix sonores et pures nous avaient ainsi hallucinés.

Maintenant, tandis que le train roulait, nous repensions à cet épisode de notre pèlerinage et il nous semblait d'un heureux augure. Pour la première fois, nous avions pu écouter, avec un recueillement sans trouble, une page du Maître. A Paris, c'était toujours à travers un énervement fébrile, l'œil aux aguets, les poings fermés pour fondre sur les interrupteurs, que nous goûtions la musique nouvelle; hors de notre pays, la cause était donc gagnée, la musique de Richard Wagner déjà populaire?...

Les stations défilaient toujours, lentement, nous approchions pourtant de la dernière. Notre émotion croissait, dominée maintenant par la terreur sacrée. Nous cherchions parmi les Dieux de l'Art lequel nous paraissait plus grand que celui dont nous allions affronter la présence, lequel nous lui préférerions, s'il nous était donné de pouvoir choisir, dans le sublime Olympe des génies, celui que nous voudrions voir.

Homère, Eschyle, Dante, Gœthe, Beethoven?... Nous les nommions tous. Même le divin Shakespeare ne nous faisait pas hésiter: le nom de Wagner flamboyait plus haut, avec un éclat plus magique. C'était Apollon et c'était Orphée fondus en une seule lyre. Poète, musicien, philosophe,—que n'était-il pas, ce nouveau venu?

—Il est cubique! concluait Villiers.

Emmenbrücke! crie un employé.

La dernière station est franchie: une demi-heure encore, et c'est Lucerne!

Maintenant nous déraisonnons, nous cherchons des noms nouveaux à Wagner, des titres flatteurs, comme ceux que l'histoire a conservés à quelques hommes célèbres:

—L'aigle du Righi.... Le cygne de Lucerne.... Le cygne nous paraît tout à fait heureux, à cause de Lohengrin; mais Villiers trouve que le plagiat trop naïf: «Le cygne de Cambrai ... Le cygne de Lucerne....» Il cherche une variante, et, après un moment, jeta triomphalement celle-ci:

—Le palmipède de Lucerne!

Un fou rire détendit un peu nos nerfs. Mais le train siffla, et notre battement de cœur reprit.

Echevelé par le vent, penché hors de la portière, Villiers regardait. Il était impossible qu'on n'aperçût pas, au-dessus de la ville qui recélait une telle lumière, quelque glorieux flamboiement; sans nul doute, même en plein midi, une étoile resplendissante signalait aux bergers pieux la nouvelle Bethléem....

On entrait en gare.

Brusquement, Villiers, tout pâle, les yeux écarquillés, se rejeta sur la banquette, en s'écriant:

—Le palmipède!...


II

C'était vrai!...

Seul, debout, coiffé d'un grand chapeau de paille, Wagner nous attendait sur le quai.

Nous ne l'avions jamais vu, mais comment ne pas le reconnaître?...

Lui, qui n'avait aucune idée de notre aspect physique, comptait sur nous pour le découvrir. Immobile, bien en vue, il regardait pourtant, avec une attention intense, le flot des arrivants.

Ce fut moi qui m'élançai vers lui, dans une effusion de joie qui domina toute autre émotion. Il nous enveloppa tous de ce regard fixe et lumineux qui vous scrutait jusqu'à l'âme, et il nous serra les mains.

Après un moment de solennel silence, il sourit et m'offrit son bras.

—Venez, me dit-il. Si vous ne tenez pas à des splendeurs, l'Hôtel du Lac vous plaira. J'y ai retenu des chambres.

Et il m'entraîna, d'un pas rapide, hors de la gare.

En route, il s'arrêta, un moment, me regarda profondément, et me dit, avec une expression grave et émue:

—C'est un bien noble sentiment qui nous lie, madame!...

L'hôtel était tout proche de la gare. En y arrivant, le Maître nous recommanda à l'hôtelier, puis il s'écria, d'un air enjoué:

—Maintenant je vais me préparer à vous recevoir: sans cela, je ne ferais que des bêtises.... Vous allez venir tout de suite à Tribschen, n'est-ce pas, aussitôt que vous serez un peu reposés? Par le lac, c'est le plus commode....

Se préparer à nous recevoir!...

Du haut de la fenêtre, nous le regardions, maintenant, s'éloigner d'une allure hâtive, traverser le vieux pont de Lucerne, gagner le quai, prendre une barque....

Nous le suivions des yeux, sans mot dire, gardant une même expression béate sur nos figures.... Puis, quand il eut disparu, vite, vite, à notre toilette!... Nous n'allions pas le faire attendre.


III

Nous voici, à notre tour, au bord du lac des Quatre-Cantons, sur l'embarcadère, qu'assiège tout un vol de voiles blanches à demi pliées.

Quel paysage! Quel décor! Que c'est bien là le cadre qui convient!

Le lac, si pur, si clair, qui semble un bloc immense de cristal bleu, un saphir liquide, fuit à perte de vue entre les coulisses formées par les montagnes. D'un côté, le mont Pilate, d'un gris violacé de nuée d'orage, âpre, aride, déchiquette, sur le ciel, son faîte rocheux qui accroche les nuages; de l'autre, le Righi verdoyant ondule, hérissé de sapins sombres qu'interrompent de claires pelouses, des clairières d'un vert tendre, et au delà, troubles, brumeuses, irréelles, s'estampent vaguement les dentelures des Alpes....

Nous faisons choix d'un batelier et nous crions triomphalement:

—A Tribschen!

D'un coup de gaffe, l'homme nous éloigne de la rive, puis il déploie sa voile.

Maintenant, c'est la ville que nous voyons, la vieille Lucerne qui étage, sur les collines, ses maisons inégales, ses nombreux clochers, ses bastions hors de service, au-dessus de l'étroit pont de bois, si étrange, mais que nous avons à peine regardé tout à l'heure en le traversant. Il double à présent les festons de ses arches rustiques dans l'eau bleue du lac.

Mais c'est l'autre horizon seul qui nous intéresse, là-bas, ce mince promontoire, qui s'avance en pente douce, fermant à demi le passage; c'est vers cette pointe que la brise pousse tout doucement notre voile gonflée, c'est là Tribschen, le domaine de Richard Wagner.

Un cygne vogue sur le lac: de sa poitrine neigeuse il fend majestueusement l'eau claire, et nous croyons bien voir entre ses ailes la chaîne d'or qui l'attelle à la nacelle de Lohengrin. Pour nous, le frais Righi, c'est le mont Salvat: le temple du Graal doit se cacher, par là, derrière les végétations jalouses; et nous cherchons, au sommet du Pilate, le portail géant du divin Walhalla.

Mais le promontoire se rapproche; nous distinguons les minces peupliers qui se dressent à sa pointe extrême, puis les arbres et les buissons touffus qui s'échelonnent, et voici que dans l'entrebâillement des branches apparaît l'angle du toit et toute une fenêtre de la maison.

Nous arrivons. La barque s'enfonce sous un petit hangar soutenu par des pilotis.

Avec quelle émotion nous prenons pied sur ce sol sacré!

Pas de porte, pas de clôture, aucune limite à ce jardin: le lac, les collines, les forêts, les Alpes, le monde semblent en faire partie; et comme cela plaît à notre jeune enthousiasme, comme cela est juste et prophétique, puisque le monde deviendra en effet le domaine de celui qui habite là!

Une pente douce monte vers la maison, qui nous apparaît au delà d'une vaste pelouse. Elle est toute simple, toute grise, longue et peu haute, sous son toit de tuiles aux rougeurs éteintes; au milieu, un double perron de sept ou huit marches, qu'accompagne une rampe de fer, conduit au salon.

Nous avançons lentement, émus, recueillis, comme au seuil d'un temple! On nous a vus, sans doute, car le Maître paraît à la porte du salon et descend les marches; un grand terre-neuve noir bondit près de lui.

D'un air à la fois cérémonieux et enjoué, Wagner nous fait entrer.

Une jeune femme, grande, mince, d'un visage noble et distingué, aux yeux bleus, au frais sourire, sous une magnifique chevelure blonde, est debout au milieu du salon, entourée de quatre fillettes, dont une toute petite.

—Madame de Bülow, qui a bien voulu venir me voir avec ses enfants, dit le maître.

Après un échange de sympathiques poignées de mains, elle nous dit les noms des enfants: qui lèvent sur nous de grands yeux ébahis.—Senta, Elisabeth, Isolde et Éva.—Nous reconnûmes dans le choix de ces marraines, toutes prises parmi les héroïnes de Wagner, un enthousiasme fanatique, pareil au nôtre, qui chassa, entre cette mère charmante et nous, toute gêne.

On nous présenta ensuite les chiens: le grand terre-neuve, Rouzemouk—«Russ», dans l'intimité—et Cos, un carlin gris de fer appartenant à madame de Bülow.

—Je m'appelle Cosima, nous dit-elle, et, dans mon entourage, on avait pris la mauvaise habitude, qui m'horripilait, de m'appeler «Cos». J'ai donné ce nom à mon chien, et, depuis, on n'ose plus m'appeler autrement que Cosima.

Et la causerie s'engage, heureuse, vive, ardente, le Maître presque aussi joyeux que les disciples; et nous avons tant de choses à nous dire!...

Wagner parle le français mieux que très bien: il le parle correctement, mais à sa manière, avec des libertés et des audaces. Quand il ne trouve pas un mot pour rendre sa pensée ou que ce mot lui paraît ne pas exister, il le crée, et toujours si clair et si logique qu'on n'hésite pas à le comprendre. Il nous parle de Paris, où il a beaucoup souffert et qu'il a beaucoup aimé, et, sans amertume, de la grande bataille de Tannhäuser, dont nous avons, nous, tant de honte pour notre pays. Il y a gagné, dit-il, un groupe de chauds partisans qui le consolent de la défaite: ceux qui l'aiment, à Paris, l'aiment mieux et plus que ses admirateurs d'Allemagne. Le Français, plus vibrant, plus expansif, quand il comprend, comprend d'emblée, et la ferveur de son enthousiasme est réconfortante. Le public allemand, lui, est patient, paisible, il absorbe consciencieusement ce qu'on lui présente, mais manifeste très peu son sentiment: rien de plus froid, de plus morne, que certaines salles de spectacle, où des dames en robes de laine emplissent les loges.

—Et, pour ne pas perdre leur temps au théâtre, s'écrie le Maître avec indignation, elles y apportent leur tricotage!...

Avec une curiosité respectueuse, nous regardons, autour de nous, l'intérieur du temple, dont la somptuosité grave et enveloppante contraste si vivement avec la simplicité grise de l'extérieur. Le salon est assez vaste; il occupe tout un angle de la maison et ses fenêtres s'ouvrent sur deux parois. Il baigne dans une pénombre chaude et reposante, entre ses murs recouverts d'un cuir fauve traversé d'arabesques d'or; un épais tapis étouffe les pas; les fenêtres sont drapées de lourdes portières de velours, dont les plis traînants s'amassent sur le sol. Un magnifique portrait de Beethoven domine le grand piano à queue, il est placé en face d'une glace qui le reflète, et, sur les deux autres panneaux, Gœthe et Schiller se font vis-à-vis. Au plafond pend une lampe de bronze. Un large divan de damas pourpre s'adosse à la muraille, et des fauteuils moelleux et commodes se groupent çà et là.

—Venez voir ma galerie! dit Wagner, avec un sourire qui raille ce titre ambitieux.

Une large baie fait communiquer le salon avec une pièce étroite et longue, toute tendue de velours violet, sur lequel s'enlève la douce blancheur de statuettes en marbre. Ce sont les héros des œuvres du Maître: Tannhäuser faisant vibrer la lyre et entonnant l'hymne passionnée qui glorifie Vénus; Lohengrin, pareil à un archange, tirant son épée pour défendre l'innocence; le chevalier Tristan, qui croit boire la mort et vide la coupe où bouillonne le philtre d'amour; Walther du Pré des Oiseaux, et le dernier né, le jeune et téméraire Siegfried, tenant entre ses doigts l'anneau fatal!...

Des panneaux, don du roi Louis de Bavière, retracent quelques scènes des Nibelungen. Dans une niche, un bouddha doré, puis des brûle-parfums chinois, des coupes ciselées, toutes sortes d'objets précieux et rares. Dans un coin, deux guéridons recouverts de vitres qui protègent des essaims de papillons magnifiques, aux grandes ailes d'azur et de pourpre.

—Cette collection de papillons vient de l'Exposition universelle de Paris, dit le Maître, en riant. Voilà ce qu'un artiste a trouvé le plus à son goût, au milieu de l'amas des productions dues à l'effort prodigieux du travail de l'humanité....

Revenus dans le salon, notre causerie se prolonge, sans contrainte. Le Maître nous éblouit par le charme de sa parole, sa verve, sa gaîté, son esprit incomparables.

Il nous semble, néanmoins, qu'il est temps de nous retirer. Nous avons débarqué à Tribschen vers cinq heures, maintenant le jour s'assombrit: il doit être tard, c'est l'heure du dîner, et nous avons la plus grande peur d'être indiscrets et gênants.

Mais, devant notre mouvement de retraite, on se récrie avec une si sincère cordialité, on nous retient avec une insistance si affectueuse, que nous nous rasseyons, tout heureux. Les enfants disent bonsoir à tout le monde et vont se coucher. On apporte des lampes et le temps s'écoule délicieusement....

Et pourtant, ô honte! nos estomacs en détresse nous tiraillent et nous reprochent de les oublier par trop. Avant de quitter Bâle, ce matin, nous avons déjeuné, trop tôt et sommairement. Il y a joliment longtemps!

Notre hôte ne nous a pas invités à dîner.... Cependant, puisqu'il nous retient!... Il paraît que l'on dîne tard à Tribschen....

Vers neuf heures, la porte s'ouvre, un domestique s'avance: enfin!...

Non!... il porte un plateau!... c'est le thé, accompagné de fallacieux biscuits secs....

Nous échangeons des regards rieurs. Bah! qu'est-ce que cela fait? Nous souperons à l'hôtel....

A onze heures et demie, il faut bien s'en aller. Mais comment? par le lac?... est-ce qu'on trouve encore des barques?

—Non, non, par terre: la voiture est attelée, dit Wagner; on va vous reconduire.

De l'autre côté de la maison, sur le seuil du vestibule, les adieux se prolongent. On nous fait promettre de revenir le lendemain, mais de meilleure heure, pour pouvoir nous promener dans le jardin et voir un peu la campagne....

A travers l'inconnu et la nuit noire nous roulons maintenant, tout illuminés de joie.

—Dans la voiture de Wagner!... est-ce que c'est possible? s'écrie Villiers en caressant les coussins.

Et nous parlons tous à la fois, reprenant chaque détail de cette journée inoubliable.

Pourtant la faim nous tracasse de plus en plus: quel souper tout à l'heure, à l'hôtel du Lac!...

Un garçon somnolent se lève de son lit de camp pour nous ouvrir la porte.

—Peut-on manger? lui crions-nous.

Ce n'est pas son affaire: il n'en sait rien, se recouche et ronfle.