Judith Gautier

Le collier des jours: Le second rang du collier

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066079482

Table des matières


La première de couverture
Page de titre
Texte

I

—Je suis sûr, Théo, que mam'zelle Huai, enseigne à vos filles le plus pur accent marseillais et qu'elles prononcent: des oiegnons.

C'est Paul de Saint-Victor qui taquine ainsi mon père, à propos de notre institutrice, Mlle Honorine Huet (qu'il prononce: Huai, méchamment sans faire sonner le T, pour imiter le parler du midi) car il a une antipathie marquée pour la grave personne qui nous dirige. Quand il vient à la maison, il ne manque jamais de lui décocher, du haut de son raide faux col, quelque piquante malice, qu'Honorine accueille par un rire gras, qui sonne faux, et des minauderies pincées. Toujours, aussi, le grand critique s'arrêtait, comme s'il le voyait pour la première fois, devant: Le règlement, que Mlle Huet avait placardé sur une porte, et qui disciplinait chaque heure de notre journée. Il affectait une grande surprise, relisait chaque article, avec une attention narquoise et des commentaires ironiques. Une fois—il nous avait rencontrées quelques jours auparavant, à une matinée du Théâtre-Français seules dans une loge avec Mlle Huet et écoutant mélancoliquement Britannicus—Saint-Victor ajouta de sa main au code d'Honorine un paragraphe ainsi conçu:

«Quand on aura été particulièrement méchantes, qu'on aura poussé la perversité jusqu'à ne pas se conformer au règlement, on ira, pour faire pénitence, voir une tragédie.»

Ce fut à Enghien, où nous avions passé le dernier été, que Mlle Huet commença de régner sur ma sœur et sur moi. Succédant à la surveillance, toute affectueuse de notre gentille bonne alsacienne qui nous laissait une liberté presque complète, cette tutelle trop attentive ne pouvait pas être acceptée, par nous, sans rébellion et sans luttes. Cependant, le séjour à la campagne, la saison, les promenades, nous permettaient encore d'échapper assez souvent à la tyrannie; les devoirs étaient peu nombreux et pas trop sévères; mais nous voyions approcher avec inquiétude la fin des vacances.

Le retour d'Enghien à Paris lut marqué par un incident comique, résultat d'une méchante espièglerie de ma sœur et de moi, dirigée contre l'institutrice.

La passion de Mlle Huet pour les escargots n'était pas égoïste: pieusement, en rentrant à Paris, elle en rapportait à sa mère plein un panier de tout vivants. Dès l'aube, elle était allée les cueillir sur les vignes roussies par l'automne, tenant secrète son expédition, car elle savait notre répugnance à tous pour son mets favori. Aussi ne soufflait-elle mot sur le colis supplémentaire qu'elle emportait, posé à terre, dans le wagon, et à demi dissimulé par sa jupe.

Tout de suite ce mystérieux paquet nous avait intriguées et nous n'avions pas été longues à découvrir, par le cliquetis des coquilles grouillantes, ce qu'il contenait.

La malice fut vite résolue: le panier adroitement entr'ouvert; et, le coup fait, la contemplation innocente du paysage nous absorba complètement.

Le cri que nous attendions, sans avoir l'air d'y penser, ne tarde pas à éclater: l'exode des escargots est commencée: cornes tendues ils explorent la voiture et les jambes des voyageurs, argentant les vêtements, engluant les capitons. On s'affole, des écrasements flasques craquent sous les pieds; Mlle Huet, cramoisie et conciliante, cherche à rattraper les fugitifs pour les replonger dans leur geôle, mais ma mère, impitoyable, empoigne le panier et envoie le tout par la portière.

A cette fin d'automne, en revenant de la campagne, Mlle Huet retourna habiter chez elle avec sa mère et sa sœur, la belle Virginie, qui nous donnait ça et là de vagues leçons de piano; mais à peine étions-nous levées qu'elle arrivait, ponctuelle, et nous prenait en main, comme un attelage encore mal dressé.

A force de patience, de ténacité: grâce à une faconde persuasive dont elle nous étourdissait, la pompeuse Honorine parvenait à vaincre nos révoltes et nous conduisait presque comme elle le voulait.

Ce fut pour moi une sorte d'abdication de ma personnalité, un renoncement, une veulerie de volonté et presque de pensée, qui fait cette époque de ma vie la plus vide, la moins vivante.

Nous avions l'air, ma sœur et moi, de personnes très sages, nous subissions les devoirs, accomplissant des tâches machinales, nous immobilisant dans des essais de couture, et nous ne retrouvions un peu d'entrain que le soir, quand la porte s'était refermée sur le départ tumultueux de Mlle Huet.

Le dimanche, comme nos parents dînaient toujours en ville, elle restait avec nous et nous conduisait «en partie fine» disait-elle, dîner au restaurant, le plus souvent place de la Bourse, «Au rosbif» une renommée d'alors. Ces orgies, à un franc par tête, nous semblaient assez mornes; nous regrettions le riz au lait de jadis et les lectures des romans de George Sand, qui faisaient verser tant de larmes à notre douce et sentimentale Marianne.


Toutes sortes de conciliabules avaient lieu à la maison; des gens inconnus venaient, à des heures fixées, conduits, le plus souvent, par la belle Virginie Huet, pianiste de plus en plus éminente. On s'enfermait, on discutait, des éclats de voix arrivaient jusqu'à nous, tandis que, penchées sur nos cahiers, nous écrivions quelque dictée, qu'Honorine égrenait distraitement, l'oreille tendue vers les bruits du salon.

Mon père ne faisait pas partie de ces réunions; ce tourbillonnement insolite évoluait autour de ma mère, qui semblait très affairée et dans un état de surexcitation joyeuse.

Tout s'expliqua un jour: il s'agissait de l'organisation d'une tournée artistique, d'une série de concerts donnés à Nice, pendant la saison d'hiver.

Virginie faisait partie de la combinaison; elle était engagée comme pianiste, plutôt à cause de ses bras de statue et de son profil biblique, que de sa valeur artistique, très contestable, je crois.

Il fut convenu que Mme Huet mère accompagnerait sa fille à Nice et que ma mère partirait avec elles. On ferait là-bas ménage commun.

Nous avions tout de suite pressenti quel serait, pour nous, le résultat de cette aventure. Le départ de ma mère amenait logiquement l'installation complète de l'institutrice à la maison, tant que durerait l'absence.

Cela eut lieu, en effet, le lendemain même du départ; Honorine emménagea, et, comme le logis de la rue Richer restait désert, elle dut joindre à ses bagages le gros matou tigré de sa mère et le bengali de sa sœur.

L'arrivée du chat nous intéressa.

Au sortir du panier, où il était blotti tout effaré, on présenta au nouveau venu, qui s'appelait Gil Blas de Santillane, Don Pierrot de Navarre, notre angora blanc, chéri de tous. Don Pierrot cligna ses doux yeux, pour faire accueil à son hôte, mais celui-ci, qui, avec son museau noir et sa robe bigarrée, aurait pu tenir le rôle d'Arlequin, était peu sociable: il lui cracha au nez, et, dès qu'il put s'enfuir, d'un bond prodigieux, gagna le sommet de l'armoire à glace et disparut derrière le fronton de palissandre. Là, sans doute, il se mit en observation, pour se rendre compte, à loisir, du nouvel état de choses.

Mon père prit la chambre de ma mère et abandonna la sienne à Mlle Huet, qui, dès lors, dirigea tout dans la maison, en nous surveillant de plus près encore.

A peine nous était-il possible de récriminer, en secret, dans la compagnie de Marianne et d'Annette, la cuisinière, qui formaient avec nous une ligue contre l'ennemi commun. Nous n'avions cependant aucune haine contre l'institutrice, pas méchante du tout et qui s'efforçait d'être agréable; mais il était entendu, d'abord qu'elle nous opprimait, ensuite qu'elle nous dégoûtait. Ce parler nasillard, qui était son signe distinctif, nous préoccupait beaucoup. Nous avions entendu dire qu'il était causé par la présence, dans son nez, d'un polype. De vagues notions zoologiques nous donnaient à penser que le polype était un animal, très vilain et très effrayant, et nous nous attendions à le voir s'échapper, un jour, du nez bourbonnien qui lui servait de caverne. La sensible Marianne surtout était impressionnée, au point qu'elle mettait des gants pour faire le lit de mademoiselle.

Inspirer le respect, était cependant une des prétentions de Mlle Huet et nous nous efforcions d'être polies. Quelquefois, pourtant, après nous être longtemps contraintes, ma sœur et moi, nous pouffions de rire, au milieu de la leçon, parce que Honorine, au retour de quelque course, avait oublié, en ôtant son chapeau, de retirer son tour-de-tête!... C'était une affreuse ruche de tulle qui, en ce temps-là, se plaçait sous les capotes pour encadrer coquettement le visage; elle était ordinairement cousue au chapeau, mais souvent aussi indépendante; on la posait alors autour de la figure en l'attachant sous le menton par un petit ruban, puis on mettait le chapeau, et cela se rejoignait tant bien que mal. Mlle Huet oubliait toujours de retirer son tour-de-tête et cela nuisait beaucoup à son prestige; elle traînait, comme toujours, des robes très longues, en dandinant sa vaste corpulence et en redressant la tête d'un air digne; mais la diable de ruche, derrière laquelle les oreilles s'étalaient, larges et rougies, lui donnait l'air d'une poule effarée, et notre respect s'éparpillait sous le fou rire.

-Té! mon tour-de-tête!... s'écriait Honorine, en l'enlevant d'un mouvement brusque, il n'y a pas tant de quoi rire.

Mon père, lui, qui n'aimait guère la contrainte, ni les règlements sévères, se tenait à quatre pour ne pas être de notre parti et garder son sérieux, quand nous répétions quelque sentence péremptoire de mademoiselle, en imitant son accent marseillais. Cependant il lui fallait bien soutenir l'autorité et affirmer les bienfaits de la discipline.

Même nos jeux étaient surveillés; Mlle Huet croyait peut-être les rendre plus attrayants en y prenant part.

Notre jouet de prédilection était un théâtre, dans lequel s'enrôlait une troupe toujours grossissante de poupées à ressorts. Honorine feignait de s'intéresser beaucoup aux folles pièces que nous improvisions. Tout en faisant des trous au poinçon dans sa broderie anglaise, tendue sur une bande de toile cirée verte; elle écoutait, critiquait, donnait des conseils et s'efforçait de nous diriger vers un art théâtral moralisateur et instructif: l'histoire de France; les héros célèbres; des résumés des tragédies classiques. Mais nous préférions de beaucoup les évocations des contes de Perrault ou les échos fantaisistes du répertoire italien. Pourtant, un jour, elle nous suggéra une idée, qui nous séduisit tout de suite et dont la réalisation nous occupa longtemps. Il s'agissait de faire une surprise à notre père, en tirant une pièce d'un de ses romans pour la jouer sur notre théâtre.

Le choix s'arrêta sur Avatar, dans lequel Mlle Huet découpa un scénario rapide. Je ne me souviens guère de ce que furent les mérites de cette adaptation. J'ai retenu seulement que, afin d'être plus pittoresque, au lieu du vêtement moderne, on adopta le costume du temps de Henri III, pour les poupées, ce qui permit de leur poser sur l'épaule un petit manteau de velours et de leur attacher au côté une petite épée taillée dans une allumette. L'Avatar des âmes, entre les deux héros, se faisait au moyen de deux houppettes d'ouate, attachées chacune a un fil, trempées dans l'alcool et enflammées, ce qui nous parut admirable.

Mon père, le monocle à l'œil, écouta la pièce avec beaucoup de patience et mit une complaisance charmante à s'émerveiller. Il complimenta Honorine sur l'ingéniosité de l'adaptation, bien qu'elle affirmât, mollement, n'y être pour rien, afin de nous en laisser toute la gloire.


Je lui gardai longtemps une rancune particulière pour une méchanceté qu'elle me fit, qui m'avait extrêmement mortifiée: un soir d'hiver où, pelotonnée dans mon lit, je ne pouvais m'endormir, tant j'avais froid, j'eus l'idée d'aller décrocher dans la garde-robe tous mes vêtements pour m'en faire des couvertures. Cela forma un monceau inégal et chancelant, sur lequel, pour lui donner de la stabilité, je couchai une chaise; puis, avec beaucoup de précautions, je me glissai entre mes draps.

Le lendemain matin je fus éveillée, en sursaut, par des cris d'orfraie. C'était Honorine, en pâmoison devant ce tableau imprévu. Ses grands bras levés exprimaient la stupéfaction et l'horreur.

—Sa robe de popeline! Son paletot de velours! Son col en vison d'Amérique!...

Ses bras se refermèrent, empoignant la chaise et une grande partie des pièces à conviction, puis elle sortit de la chambre.

Mon père était au salon, avec un visiteur; Mlle Huet poussa du pied la porte à deux battants et apparut aux regards hébétés des deux causeurs interrompus. Elle jeta devant eux, sur le parquet, tout le tas qu'elle portait, plus la chaise; puis, du même beau mouvement tragique, elle revint à mon lit, emporta le reste, qu'elle éparpilla de la même façon.

—Voici ce que Mlle Judith avait sur son lit, cria-t-elle d'un ton qui réclamait vengeance.

Assez inquiète, je tendais l'oreille, mais je reconnus bientôt que l'indignation de mon père n'était pas à la hauteur du forfait. Je l'entendis éclater de rire, et Honorine eut beau s'efforcer d'attiser sa colère, il refusa de punir et décréta seulement que le jour même il fallait m'acheter un édredon.


Subitement, je pris une importance extraordinaire aux yeux de Mlle Huet. Il m'arrivait quelquefois la nuit de me lever dans de légers accès de somnambulisme. J'ouvrais la fenêtre et les persiennes, ce qui était assez grave au cinquième; puis j'errais dans l'appartement, mon oreiller sous le bras, et j'allais souvent le jeter sur le lit de l'institutrice, qui s'éveillait, très effrayée. Mais lorsqu'elle eut compris que je dormais, que j'étais un sujet, peut-être lucide, elle fut vivement intéressée et m'interrogea, avec méthode, sur les mystères de l'avenir. En général, je m'éveillais dès qu'on me parlait, et je ne pus rien dévoiler. Ce fut mademoiselle qui nous découvrit alors tout une partie de son état d'âme qu'elle avait jusque-là tenue secrète. Elle s'occupait de spiritisme, de tables tournantes, d'occultisme et de magnétisme!... C'était là sa vie inconnue, sa passion cachée. Elle était affiliée à toutes sortes de Sociétés singulières, à des êtres inspirés, qui fréquentaient chez les esprits et ne voyaient que le monde invisible.

Honorine ne put s'empêcher de parler à ses amis du jeune sujet qu'elle avait en sa puissance, ni résister au désir de me présenter à eux. Ma sœur et moi, nous fûmes alors adroitement initiées aux mystères du spiritisme, et incitées à ne pas parler à nos parents du grand honneur qu'elle voulait bien nous faire, de nous présenter à l'un des maîtres les plus fameux.

Ce maître était un personnage très cocasse, qu'on appelait le comte d'Ourch. Court, trapu, avec une petite tête ronde où floconnaient des cheveux et des favoris jaunes pâles mêlés de blancs, il avait un air à la fois jovial et inquiet; il s'agitait, se retournait, riait sans cause apparente; en vous parlant il semblait écouter d'autres interlocuteurs, quelquefois s'interrompait au milieu d'une phrase et s'enfuyait.

Chez lui, on butait toujours contre deux lévriers couchés de tout leur long sur le parquet, qui se laissaient marcher dessus plutôt que de se déranger, et tenaient une place énorme.

Le comte d'Ourch accueillait, le plus souvent, Mlle Huet par le récit d'aventures extraordinaires, dites avec des éclats de voix retenus, des mines effarées et de longs points d'exclamations.

—Eh bien, il y en a de bonnes! s'écriait-il dès notre entrée, en s'agitant sur son fauteuil, où souvent le clouait la goutte. Regardez mon bahut en chêne sculpté.... Qu'en dites-vous?...

—Je ne vois rien, disait Mlle Huet.

—Vous ne voyez rien? Il est fendu en zig-zag, regardez, on dirait la foudre. Des esprits forcenés se sont battus là-dedans cette nuit, frappant des coups à réveiller tout le quartier. Ils m'en veulent, mais je les ai domptés, ils n'ont pas pu sortir.

Ou bien c'était pire encore. Étant couché il avait été enlevé avec son lit jusqu'au plafond; le chevet était allé écorner les moulures, puis brusquement on l'avait laissé retomber.

Nous écoutions ces histoires bouche bée, regardant, en dessous, Mlle Huet pour voir si elle y croyait. L'expression enthousiaste de sa noble figure nous impressionnait.

On nous conduisait alors dans le salon, où l'on maintenait toujours une obscurité presque complète; le comte nous faisait asseoir devant une table, en nous recommandant de poser dessus nos mains étendues, de ne pas bouger et de nous taire; puis il s'en allait échanger de mystérieuses confidences avec Mlle Huet.

Ces longues stations, dans la pénombre, ne nous amusaient guère. Nous aurions bien voulu entendre le sabbat des armoires et surtout voir le comte d'Ourch enlevé dans son lit jusqu'au plafond; les coups sourds frappés dans la table, nous payaient mal l'ennui de l'attente. Dès qu'ils se faisaient entendre, nous appelions Mlle Huet, qui revenait avec le maître. Celui-ci allait chercher une médaille, large comme une soucoupe, et enfermée dans un étui de soie brodée. Il la posait sur la table, en disant que si l'esprit qui se manifestait était un mauvais esprit il serait réduit au silence. L'esprit, presque toujours, subissait l'épreuve victorieusement, ne fuyant pas au contact de la relique. Alors le comte l'interrogeait, en récitant l'alphabet, à n'en plus finir.

On nous conduisait aussi quelquefois dans des soirées, pour lesquelles Mlle Huet nous empanachait de plumes jaunes. C'était dans le quartier du Temple, chez d'obscurs bourgeois, dont les logis étroits contenaient avec peine les invités, en toilettes prétentieuses; le sirop de groseille alternait avec le sirop d'orgeat, tandis que de vieilles demoiselles, professeurs de musique, chantaient des romances sentimentales.

Le comte d'Ourch paraissait quelquefois à ces fêtes. C'était alors une effervescence émue, la musique cessait et, à notre grand ennui, on recommençait à interroger les tables.


L'hiver s'écoulait, calme, et assez monotone pour nous.

Gil Blas de Santillane était descendu des hauteurs de l'armoire à glace; il avait pris en grande amitié don Pierrot et le débarbouillait consciencieusement en promenant sa langue râpeuse sur la longue fourrure couleur de neige. Le bengali de la belle Virginie sautillait sans relâche en pépiant, et les nombreux canaris de la volière—qu'une amie avait donné à garder et ne reprenait plus—s'égosillaient à qui mieux mieux et emplissaient l'appartement de roulades stridentes. Cela égayait un peu le silence, et l'ennui lourd des devoirs à faire.

Très occupé, mon père était entraîné au dehors par des amis et des collègues, nous ne le voyions guère; Mlle Huet, d'ailleurs, nous tenait le plus possible à l'écart des réunions et des visites dont il ne nous arrivait plus que de confuses rumeurs à travers les portes. Elle avait imaginé de nous conduire au catéchisme, où nous somnolions sous le flux de sévères conférences. Il fallait en faire des résumés, cependant; mais Mlle Huet, très ferrée, quoique juive, sur l'histoire religieuse chrétienne, les rédigeait entièrement, ce qui nous valait, à chaque concours, de glorieux cachets d'argent et d'or, dont nous n'étions pas fières du tout.


Les nouvelles de Nice, qui avaient d'abord été joyeuses et agréables, devenaient depuis quelque temps assez inquiétantes.

Mon père ne nous communiquait plus les lettres que ma mère lui écrivait. Il nous disait seulement qu'elle se portait bien et nous embrassait, en nous recommandant de ne pas tracasser le chat et ne pas faire peur aux oiseaux. De son côté, Honorine paraissait soucieuse et ne soufflait mot des nouvelles qu'elle recevait de sa mère et de sa sœur.

Un jour, l'adresse de ma mère, à Nice, changea. Le ménage, là-bas, était disloqué.

Que s'était-il passé? rivalité d'artistes?... incompatibilité d'humeur?... la vivacité méridionale et la violence italienne, avaient-elles amené un choc?...

Jamais nous n'avons su exactement ce qui était arrivé. Jusqu'au retour de ma mère, Honorine continua à nous diriger et à s'occuper du ménage; elle déménagea quelques jours avant l'arrivée, emporta Gil Blas de Santillane et le bengali, puis reprit l'habitude de venir le matin, pour s'en retourner le soir.

Seulement, entre elle et ma mère on sentait la situation tendue. Elles s'évitaient le plus possible, ne se parlaient pas, sans laisser échapper des mots aigres, des allusions rancuneuses; et la contrainte résignée de l'institutrice se traduisait pour nous en exigences plus aiguës et en sévérité plus solennelle.


II

Théophile Gautier adorait les voyages, mais il détestait, ou croyait détester la campagne.

—La villégiature qui me plairait le plus, répétait-il souvent, ce serait un entresol sur le boulevard des Italiens.

Cependant un projet imprévu prit naissance à la maison, un certain printemps, et devint le sujet de toutes les conversations: il était question de déménager, de quitter la rue de la Grange-Batelière, où nous habitions depuis plusieurs années, d'abandonner même Paris, et d'aller s'installer aux environs.

Cette idée avait été suggérée à mon père, insinuée plutôt, et presque imposée, par les directeurs du Moniteur Universel, journal officiel de l'Empire.

Elle fut d'abord accueillie sans enthousiasme, mon père ne se laissa pas convaincre facilement; mais les deux amis qui avaient résolu de le décider revenaient sans cesse a la charge.

Le journal officiel était alors pourvu d'une organisation singulière. Il avait deux directeurs. Non pas deux collaborateurs qui unissaient leurs travaux et se partageaient la besogne, mais deux maîtres successifs, indépendants l'un de l'autre. Ils régnaient chacun quinze jours par mois; quand l'un prenait possession du journal, l'autre n'y paraissait plus; et, comme les deux autocrates étaient de tempéraments très contraires, ils passaient le temps de leur toute-puissance à défaire chacun ce qu'avait fait le prédécesseur. Un de ces directeurs était Paul Dalloz; jeune, élégant, poli et pâle, avec la moustache soyeuse, de courts favoris et des cheveux noirs coquettement bouclés au fer, il avait la voix douce et le regard voilé sous de longs cils.

Son plus grand titre de gloire était exposé dans son cabinet directorial: reliés en vert, les nombreux in-folios du répertoire de jurisprudence de son père, Désiré Dalloz.

L'autre chef du Moniteur s'appelait Turgan. Trapu, nerveux, brutal, mal embouché, tout l'opposé enfin du dandy qu'était Paul Dalloz. Turgan avait étudié la médecine et affectait les allures et le parler d'un carabin; il était très autoritaire, violent et vaniteux, mais bon garçon tout de même.

Paul Dalloz avait un très somptueux appartement dans l'hôtel du Moniteur, 13, quai Voltaire; mais, sa quinzaine directoriale terminée, il devait le céder à Turgan. Sa véritable résidence était située dans le parc de Neuilly: une maison charmante, au milieu d'un beau jardin.

Pour ne se laisser surpasser en rien par son collègue, peut-être, Turgan avait installé, lui aussi, sa famille à Neuilly, du côté de Longchamp. Or, ces deux êtres, qui ne s'entendaient jamais sur rien, étaient parfaitement d'accord sur ce point: décider Théophile Gautier à venir, comme eux, habiter Neuilly.

Mais mon père ne se laissait pas persuader, malgré tous les avantages qu'on lui vantait: le voisinage du bois de Boulogne, les charmes de la rivière, la vie à meilleur compte, l'air pur, l'impression de la vraie campagne à vingt minutes à peine de Paris: Dalloz les mettait juste à parcourir la distance du parc de Neuilly au quai Voltaire, et cela sans forcer l'allure de son cheval, et Turgan affirmait que lui faisait la route en moins de temps encore.

—Mes chers amis, répondait mon père entre deux bouffées de cigare, ce séjour enchanteur peut l'être, en effet, pour des particuliers cossus, tels que vous, qui ont chevaux à l'écurie, voiture en la remise et cocher à portée de la voix. Sauter du perron de la villa dans un tilbury, toucher du bout du fouet la croupe soyeuse d'un pur sang, et, vingt minutes après, jeter élégamment les rênes au valet, pour gravir l'escalier de pierre du Moniteur, cela est faisable; mais pour un simple galapiat de lettres,—l'étymologie de galapiat semble bien être: Gaulois à pied,—c'est une autre affaire. Il faudra me soumettre au bon plaisir de l'omnibus, attendre au bord du trottoir, les pattes dans la crotte, son passage, et subir les cinquante-cinq minutes réglementaires de trimbalage, et encore s'il ne passe pas complet, auquel cas je piétinerai sous la pluie et le vent à n'en plus finir!

Là-dessus, les deux directeurs l'accablaient de reproches affectueux: comment pouvait-il s'imaginer, qu'étant ses voisins, ils le laisseraient aller en omnibus, tandis qu'ils iraient en voiture?...

—Je viendrai vous chercher chaque jour, cher maître, disait Dalloz, et je vous ramènerai.

—Me prends-tu pour un pignouf? clamait Turgan; me crois-tu capable de te laisser patauger et attraper des rhumes de cerveau, pendant que j'aurai les pieds au sec dans une bonne guimbarde?... D'abord tu n'auras pas besoin de venir tant que ça au Moniteur: nous irons cueillir ta copie chez toi, et on te dépêchera des larbins, qui t'apporteront les épreuves et attendront, pour nous les rapporter corrigées.

Mon père hochait la tête, très peu convaincu de la réalisation de toutes ces belles promesses; mais il était forcé de reconnaître qu'habiter une petite maison à soi avait un certain charme; que l'absence de voisins, et surtout l'abolition du concierge étaient à considérer; de plus, la distance débarrasserait des importuns, et Neuilly comptait déjà des habitants de choix.... Le petit Dumas, comme on appelait toujours Alexandre Dumas fils, y habitait; Charles Baudelaire avait un pied-à-terre mystérieux dans l'avenue même; Edmond About se faisait installer un grand chalet du coté de Longchamp; sans parler de nobles mondaines qui venaient passer l'été dans leurs propriétés et organisaient des fêtes fort agréables.

Mon père finit par céder: il donna congé de l'appartement, après avoir visité la petite maison qui était à louer au n° 32 rue de Longchamp, et que Turgan avait découverte.

Elle était bien lointaine, bien petite, bien médiocre; mais le jardin était très séduisant, et mon père signa le bail qui l'exilait de Paris.


Ce fut par un après-midi d'avril ensoleillé que nous quittâmes l'appartement, bouleversé et à moitié vide déjà, de la rue de la Grange-Batelière. Un fiacre à deux chevaux nous attendait au bord du trottoir, sur lequel beaucoup de nos meubles en désarroi, parmi une jonchée de paille, gênaient la circulation.

Les colis les plus précieux furent placés sur la voiture; Annette, la cuisinière, chargée d'un lourd panier contenant un dîner tout prêt, s'assit à coté du cocher; ma mère, ma sœur et moi nous montâmes dans la voiture, où Marianne, notre femme de chambre alsacienne, nous rejoignit bientôt; elle portait avec la plus grande sollicitude et toutes sortes de précautions, don Pierrot de Navarre, l'angora blanc chéri de tous, enfermé dans un panier.

Le véhicule pesant gagna les boulevards, grimpa, sans hâte, l'avenue des Champs-Elysées, atteignit enfin l'avenue de Neuilly, où il se traîna. Don Pierrot, qui en était à son premier voyage, disait son angoisse en quelques miaulements plaintifs, et le cocher se retournait vers nous pour demander d'une voix enrouée où était la rue de Longchamp.

—C'est la dernière à gauche, avant le pont de Neuilly! criait ma mère.

Ma sœur et moi nous n'avions pas vu la maison, nous ne savions pas où nous allions; mais nous étions bien amusées par la nouveauté. Cette avenue, si large, si longue et si déserte, nous paraissait imposante.

Enfin la voiture tourna; le point de vue changea brusquement et d'une façon peu agréable; le cocher retint ses chevaux, qui trébuchaient, sur une pente raide, dont les pavés inégaux nous cahotèrent violemment: on s'engageait dans une rue étroite, entre des maisons basses, noires et sordides, hors desquelles le bruit, peu habituel, d'une voiture fit surgir des femmes en camisole et une nombreuse marmaille ébahie.

Mais bientôt ce pâté de maisons ouvrières fut dépassé, la pente se nivela et l'on roula, plus doucement, sur de la terre battue. A droite, des murs de jardins et des maisonnettes bourgeoises. A gauche, à perte de vue, un parc verdoyant, clôturé seulement par un muret surmonté d'un treillage vermoulu: ce sont là les jardins de la fameuse maison d'aliénés du docteur Pinel. Devant le muret, un fossé se creuse tout empli d'arbustes, d'acacias et d'herbes folles; sous les orties et les ciguës en fleur, de vieux tessons et des débris de vaisselle miroitent.

Le fiacre s'arrêta, de l'autre côté de la rue, et nous sautâmes vite sur l'étroit trottoir, bosselé de gros pavés qui vous tortillaient les pieds, très impatientes de voir enfin notre nouveau logis.

Il est plus banal encore que nous n'avions pu l'imaginer: la maison s'aligne le long du trottoir, et la porte à deux battants, peinte en vert, s'ouvre, au ras du sol, entre deux fenêtres; mais celle de droite n'est là que pour la symétrie: c'est une fausse fenêtre dont les volets clos, peints en blanc, ne s'ouvrent pas. Des barreaux protègent celle de gauche contre l'escalade facile, qui ne serait qu'une enjambée. Un revêtement de pierraille spongieuse jaune et roussâtre, hérisse le mur à hauteur d'homme: c'est le seul essai d'ornement sur le blanc gris de la façade. Au premier, trois fenêtres, avec des persiennes, au lieu de volets pleins comme au rez-de-chaussée; puis, au-dessus, des mansardes. D'un côté, la maison joint un mur percé d'une grille en fer, que flanquent deux piliers, et d'une petite porte qui donne sur la cour.

Celle de la maison est grande ouverte, pour le va-et-vient des déménageurs, et, aussitôt qu'on l'a franchie, la disposition du logis est comprise d'un coup d'œil. C'est très simple: le vestibule et l'escalier le partagent en deux; à gauche, le salon, qui occupe toute l'épaisseur de l'édifice,—ce qui n'est pas encore grand'chose;—à droite, deux portes, celle de la cuisine d'abord, puis celle de la salle à manger; au fond, l'escalier.

—Montez don Pierrot là-haut, sans ouvrir le panier! crie ma mère, qui règle avec le cocher.

Au premier, sur un petit palier, trois portes, deux à droite, une seule à gauche: c'est par celle-ci que nous entrons dans la pièce qui va être la chambre de mon père. Tout de suite, du côté opposé à la façade, une glace sans tain, au-dessus de la cheminée, attire les regards: c'est un lumineux tableau de verdure; de grands peupliers sur le ciel bleu, un fouillis de feuillages nuancés....

Vite, un tour de clé à la porte, pour que don Pierrot ne se sauve pas, et nous dégringolons l'escalier, afin de nous jeter dans cet inconnu, de prendre possession du jardin. C'est par la salle à manger qu'on y accède: une double porte vitrée, juste au-dessous de la glace sans tain que nous venons de voir, s'ouvre sur la cour. De ce côté, la cour devient terrasse, une terrasse large, très longue, pavée, et bordée, sur le jardin en contrebas, par un mur, qui forme parapet, à droite et à gauche d'un escalier de pierre. Du haut des marches, on embrasse le jardin dans son ensemble: il paraît immense, un parc infini: car les petits treillages, verdis de mousse, qui le limitent, sont invisibles. L'escalier, assez raide, descend entre deux talus de gazon; des vases de fonte l'ornent de marche en marche.

En bas, au bord d'une pelouse toute neuve, d'un vert délicieusement tendre, un cerisier a des fleurs, ce qui nous arrache des cris de joie; puis nous nous lançons en courant sur la pente douce de l'allée. Tout est fin et léger encore, beaucoup d'arbres n'ont presque pas de feuilles et, à travers le réseau des branches, on voit des lointains de verdures plus claires, des taillis, des pelouses, de grands arbres magnifiques, des fuites de perspectives attirantes, mais qui garderont leur mystère puisqu'elles appartiennent à des enclos voisins.

Là-bas, tout au fond, la Seine doit couler derrière la colonnade des hauts peupliers.

Un bonhomme, à dos rond, qui ratisse le gravier des allées, nous salue d'un clignement d'yeux. Ce doit être le père Husson, jardinier du propriétaire, et qui, sans doute, va devenir le nôtre.

Au retour, quelque chose que nous apercevons tout à coup, nous intrigue: c'est une voûte sombre, qui apparaît comme un tunnel de chemin de fer, au bout d'une allée, à droite de l'escalier, là où finit le talus. Nous nous approchons; mais il fait bien noir là-dessous, nous n'osons pas risquer une exploration. D'ailleurs, on nous rappelle en haut: mon père, qui était resté à Paris pour surveiller la seconde escouade de déménageurs, vient d'arriver.

Dans la salle à manger, le buffet et la table sont déjà installés, le couvert est mis.

Elle n'est pas bien grande, cette salle, que je n'ai pas regardée tout à l'heure. Du plancher à mi-hauteur, une boiserie peinte, d'un ton sanguinolent qui veut imiter l'acajou, revêt les murs; deux fenêtres donnent sur la cour, très proches l'une de l'autre; à droite de la porte vitrée, dans un pan coupé qui forme niche, un poêle; à gauche, le pan coupé est rempli par deux placards superposés.

Mon père s'assied à table, à la place qu'il occupera toujours désormais, entre les deux fenêtres; le dossier de sa chaise touche presque le mur.

—Ma foi, dit-il, je ne suis pas fâché de m'asseoir, depuis ce matin que je suis debout!... Les tibias me sortent par les yeux.

Il a l'air, en effet, très las, et surtout triste.

—Père, qu'est-ce que tu as?... tu n'es pas content?...

—D'abord, je suis moulu, farci de poussière, et ensuite, dépaysé, désorienté, hors de mon assiette. J'ai horreur des bouleversements et de tout ce qui prend fin. Toi, qui n'en es qu'aux premières étapes de la vie, tu ne peux peut-être pas comprendre cela; mais quitter même un endroit où l'on n'a pas eu beaucoup d'agrément, où l'on a trimé ferme et enduré pas mal d'embêtements, c'est un arrachement pénible. Toutes sortes de fils invisibles se cassent, dans cette atmosphère où vous avez tissé lentement votre vie; vos idées, vos rêveries, vos peines et vos joies, pendant des années, ont imprégné les murs, enveloppé les objets, formé ce capitonnage particulier qui fait le bien-être du chez-soi: tout cela est disloqué, dispersé, détruit, il faut du temps pour que cela se refasse. Et puis, c'est une période de l'existence que l'on tranche, brusquement, pour la jeter dans le passé.

Si je comprenais, moi, qui avais été tant de fois transplantée!... Mais je pensais que la peine était surtout d'être séparé de ceux qu'on aime, et c'est ce que je ne sus pas exprimer.

—Cependant, ajouta mon père, je ne tiens à rien et j'adore les voyages; arrange cela comme tu voudras: l'homme est plein de contradictions!

Marianne apporta la soupe, une julienne fumante et qui embaumait. Annette avait tenu à honneur que son dîner fût aussi bon, ce jour-là, qu'à l'ordinaire, et n'avait préparé, à l'avance, que des mets qui gagnent à être réchauffés, ou qui sont meilleurs froids. Nous prenons, à table, les places que nous occuperons chaque jour: moi, à la droite de mon père, ma sœur à la gauche, ma mère à côté de ma sœur. Tout un demi-cercle reste vide.

Nous sommes tous un peu gênés, à ce commencement de dîner, affectés par ce changement si brusque, ce milieu nouveau, ces murs nus, ce parquet terne où traîne de la paille.

Ma mère récrimine contre les méfaits probables des déménageurs, elle énumère les objets cassés ou écornés, ceux qu'on ne retrouve pas.

Mon père conclut:

—La sagesse des nations l'affirme: «Trois déménagements valent un incendie».

Tout à coup, une lueur empourpre la chambre; à travers les vitres nues, des traînées rouges courent sur la table, sur nos mains, montent le long de la muraille.

—Qu'est-ce que c'est?... le feu?...

Et nous voici tous sur la terrasse; la serviette à la main.

C'est le soleil couchant, qui incendie le ciel, et ce spectacle inusité nous cause une extrême surprise. La pourpre et l'or se fondent, sous des nuages qui flambent, derrière le rideau des grands peupliers, dont les silhouettes prennent une couleur intense de velours loutre. Toutes les ramilles des arbres sont visibles, noires sur cette lumière et laissent fuser çà et là des jets de feu.

Mon père a mis son monocle, pour ne rien perdre de la vision.

—C'est superbe! s'écrie-t-il; le tableau se compose on ne peut mieux, et il est fort heureux que le soleil se couche de ce côté-là. Nous autres, Parisiens, nous finissons par oublier l'astre du jour et ne plus nous soucier des beaux effets qui accompagnent chaque soir son départ: nous ignorons les soleils couchants et la splendeur des crépuscules....

Une brise fit s'incliner, à plusieurs reprises, les hauts peupliers, dans un lent mouvement silencieux.

—Ils ont vraiment l'air de nous saluer, pour nous souhaiter la bienvenue! dit mon père. Eh bien! je me sens débarbouillé de toute la poussière par ce bain de lueurs, particulièrement superbes, et je crois que le mouvement de ces grands plumeaux, balaye les toiles d'araignées, tissées dans mon esprit par la mélancolie des regrets.


Nous nous promenons, ma sœur et moi, sur la terrasse, le long du parapet, quand tinte la clochette que fait sonner, en s'ouvrant, la petite porte de la cour, fermée seulement au pène, qui donne sur la rue près de la loge du jardinier.

Nous nous retournons, pour voir qui vient.

Deux messieurs, que nous ne connaissons pas, sont entrés. L'un, mince, grand, avec des cheveux blonds très frisés, une fine moustache, le teint sombre, presque de la même couleur que les cheveux; l'autre plus gros, très brun, les joues bleues, d'épais sourcils, de grandes oreilles et une grande bouche.

Ils s'avancent en se dandinant, les mains dans les poches, et regardant tout, autour d'eux.

—Est-ce que Théo est là? nous demande le brun.

—Non, il est à Paris. Maman est sortie aussi! Nous sommes seules à la maison.

—C'est ça, la maison? dit le grand blond en la désignant d'un geste de la tête. Et voici le jardin; ajoute-t-il en se rapprochant lentement du parapet.

Son compagnon le rejoint, et ils restent là, plantés, sans mot dire, paraissant très absorbés dans la contemplation du jardin, mais ayant l'air aussi de penser à autre chose. Le brun tient sa canne en fusil, le blond pose alternativement son index sur l'une ou l'autre de ses narines.

Appuyées l'une à l'autre, ma sœur et moi, nous nous poussons le coude, en nous communiquant des yeux, les impressions que nous causent ces singuliers visiteurs. Le blond, qui nous regarde en dessous, surprend le geste.

—Hein! vous ne nous connaissez pas, dit-il; vous vous demandez: «Qu'est-ce que c'est que ces bonshommes-là?» Eh bien, moi, je vous connais: voilà Judith, et voilà Estelle.

Il rit, découvrant des dents très blanches, un peu projetées en avant. Puis il se replonge dans son mutisme, la tête baissée, les sourcils froncés, ses yeux, d'un bleu mat, regardant comme sans voir.

Tout à coup, il les lève vers nous et nous jette cette question saugrenue:

—Savez-vous renifler?

Nous croyons avoir mal entendu, mais il ajoute, en riant de notre stupéfaction:

—C'est très utile, quand on a oublié son mouchoir.

—Je ne sais pas, moi! dit ma sœur, d'un air narquois; comment fait-on?

—Comme ça!...

Nous tournons le dos à ces messieurs, décidément bien singuliers.

—Faites-nous voir le rez-de-chaussée, dit le personnage brun de sa voix de basse.

Nous montons les deux marches, qui précèdent la porte vitrée, pour leur montrer la route.

La salle à manger n'a plus l'air si petite, maintenant que les rideaux drapent les fenêtres, que l'or des cadres rit sur les murs, et que les peintures y creusent des profondeurs. A travers les glaces du buffet, reluit une très belle argenterie ancienne: plateaux, théière, hanaps, coupes, objets d'art. Sur le poêle est posée une fontaine en vieux Rouen, qui emplit toute la niche; on y voit, sur un fond blanc, des tritons et des sirènes cambrant leurs torses.

Le monsieur blond va droit à un tableau qui représente des prunes.

—Mais c'est un Saint-Jean, cela! s'écrie-t-il, et en voilà un autre là-bas: des roses! J'aime mieux les prunes!

Nous traversons le vestibule pour entrer dans le salon.

En face de la porte, il est prolongé en reflet par une haute glace placée au-dessus d'une console dorée, sur laquelle est posé le buste en bronze de Lucius Verus. Les meubles Louis XIV, couverts de leur lampas rouge, font bon effet, rangés le long des murs, qui disparaissent sous les tableaux grands et petits. Sur la cheminée, dont la glace sans tain laisse voir d'épaisses verdures, la pendule de Boule arrondit son cadran aux chiffres bleus entre deux beaux vases à long col, en porcelaine de Chine blanche, illustrée de guerriers; mais leur monture dorée, ornée d'amours et de guirlandes, qui leur ajoute un bec et une anse, change complètement leur style.

Du côté de la rue, dans le coin sombre, près de la fenêtre, s'allonge un immense fauteuil en damas pourpre, qui fait penser à une baignoire. L'autre encoignure est emplie par un piano d'Érard, de forme surannée, carré et plat, sur lequel s'entassent toutes sortes de livres et de partitions.

Mais les visiteurs inconnus donnent toute leur attention aux tableaux. La Lady Macbeth et le Combat du Giaour de Delacroix, la Panthère Noire de Gérôme, les Diaz, les Rousseau, les Leleux, les intéressent vivement.

Devant la console est posée, sur un socle de bois noir, une statue en bronze, demi-nature, représentant une femme assise, qui tient un masque ricanant, et qui pleure, désespérément, le menton dans sa main.

—De qui est-ce, cela? demanda le grand brun.

—De Préault. C'est la Comédie humaine, un projet, je crois, pour le tombeau de Balzac; mais ça n'a pas servi, et Préault l'a donné à mon père.

—Elle a l'air joliment embêtée, la pauvre dame! tandis que son masque se fiche d'elle, dit le monsieur blond. Jean qui pleure et Jean qui rit!...

Brusquement il cherche la sortie:

—Car nous ne sommes pas entrés par la vraie porte....

Dans la rue, ils nous tendent la main.

—Nous reviendrons, dit le personnage brun.

—Moi, j'habite là, presque en face de la rue de Longchamp, de l'autre côté de l'avenue. Vous voyez, nous sommes voisins. Dites à papa, que ceux qui sont venus pour le voir, c'est le père Lavoix et le petit Dumas....


La maison s'arrange peu à peu: tout le monde y met la main. Marianne se multiplie, coud des rideaux, plante des clous, dégringole et remonte l'escalier vingt fois dans une heure.

Mon père a mis son monocle carré devant son œil et le retient d'un froncement de sourcil. Il surveille le travail, dirige la belle ordonnance des tableaux, d'après le principe établi: «Toujours aligner les cadres par le bas.»

Mais il est difficile de suivre la règle, sans exception. Il y a trop de choses à placer et certaines toiles se logent si bien dans les vides!

Déjà, les murs de l'escalier disparaissent sous les gravures et les esquisses: c'est très gai et on ne peut s'empêcher de flâner, en se laissant glisser le dos à la rampe, lorsqu'on descend. L'histoire d'Othello, racontée par Théodore Chasseriau en nombreuses eaux-fortes, qu'encadre une bande d'or grenu, se déroule de marche en marche, et, avant d'avoir lu le drame, je savais par cœur toutes les légendes des scènes illustrées.

Il y a aussi une gravure d'après le Laocoon, une tête de Léda plus grande que nature, très violacée, et qui lève de gros yeux humides vers le Cygne; une délicieuse Charlotte Corday, dont nous voudrions bien avoir le bonnet pour nous en coiffer Hamlet, qui crie: «Un rat! un rat!» et tant d'autres choses, qu'on ne finit pas de voir....