Judith Gautier

Le Dragon Impérial

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066079574

Table des matières


La première de couverture
Page de titre
Texte

CHAPITRE PREMIER

TA-KIANG SE RÉVOLTE CONTRE LA TERRE


Nul n'ignore que si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.

Mais nulle bouche ne doit s'ouvrir pour révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.


C'était dans le grand champ de Chi-Tse-Po, à trente lis de Pey-Tsin. Le vent de la dixième lune effeuillait les arbres, les arbres peu nombreux, car il n'y avait qu'un orme dans ce champ, à côté d'un cannellier.

Vers l'orient s'élevaient les dix étages retroussés d'une pagode au delà de laquelle apparaissait une pagode encore, plus vague et plus lointaine. C'était tout; l'œil pouvait s'emplir d'espace et arriver sans halte à la ligne vaporeuse et rose de l'horizon.

Sous le cannellier un homme était assis, riant à la lumière qui blanchissait la plaine d'un bout à l'autre, sans intervalle ni hésitation, et parfois grelottant un peu malgré les trois robes somptueuses dont il était vêtu; car le soleil des jours d'automne réchauffe beaucoup moins qu'il n'éclaire, et les premières froidures sont les plus sensibles au corps, comme le premier reproche d'un ami glace le cœur plus douloureusement.

Cet homme, jeune encore et d'agréable mine, était singularisé au plus haut point par l'extrême mobilité de ses traits qui ne laissaient aucun sentiment inexprimé, se tendant, se ridant, s'allongeant ou s'épanouissant sous les diverses influences d'un esprit sans doute très-prompt; ses petits yeux, que tour à tour couvraient et découvraient des paupières clignotantes, roulaient avec tant de vitesse tant de pensées joyeuses, malignes ou bizarres, qu'ils faisaient songer par leur palpitant éclat au miroitement du soleil sur l'eau; et sa bouche bien faite, toujours entr'ouverte par quelque sourire, laissait voir deux rangées de jolies dents blanches, gaies de luire au grand jour et de mêler leurs paillettes claires aux étincelles du regard. Tout cet être était délicat, fluet; on pressentait des dextérités infinies dans la frêle élégance de ses membres; il devait monter aux arbres comme un singe et franchir les rivières comme un chat sauvage; ses petites mains étroites, un peu maigres, aux ongles plus longs que les doigts, étaient certainement capables de tisser des toiles d'araignées ou de broder une pièce de vers sur la corolle d'une fleur de pêcher.

Comme lui-même, ses vêtements étaient clairs, pailletés, vivaces: sur deux robes de crêpe grésillant il portait un surtout en damas rosâtre qu'ourlait une haute bordure de fleurs d'argent et que serraient à la taille les enlacements d'une écharpe frangée d'où pendait un petit encrier de voyage à côté d'un rouleau de papier jaune; un grand collet de velours tramé d'argent lui couvrait les épaules, et, sur sa calotte de soie violette, qu'ornait une mince plume verte, le bouton de rubis des lettrés de première classe rougeoyait fièrement comme la crête d'un jeune coq.

Quant à ses noms, qu'il devait à son bon goût, car le fait de son existence était la seule chose par laquelle il fût induit à croire qu'il avait probablement eu des parents, ils se composaient de trois syllabes aimables qui faisaient le bruit d'une petite pièce d'argent remuée dans un plat de cuivre, et son métier, si l'on peut dire que Ko-Li-Tsin eût un métier en effet, était celui des gens qui n'en pratiquent point d'autre que de causer agréablement à tout propos et d'improviser des poëmes chaque fois qu'un sujet favorable se présente à leur esprit. Son enfance avait joué dans les rues d'un village, profitant sans ennui des leçons d'un vieux lettré charitable, qui, dans de longues promenades, lui empruntait de la gaieté et lui donnait de la science; sa jeunesse rieuse, aventureuse, rarement besogneuse grâce aux libéralités des personnes, innombrables dans ce temps, qui aimaient la poésie, courait de ville en ville, de province en province, au gré de cent désirs futiles. Pourquoi se trouvait-il à cette heure dans la solitude mélancolique des campagnes? Pour l'amour d'une jeune fille qu'il n'avait jamais vue. Un jour (quelques lunes avaient crû et décru depuis ce jour) Ko-Li-Tsin, qui résidait alors à Chen-Si, fut prié à dîner, avec plusieurs personnes de distinction, chez le mandarin gouverneur de la ville. Celui-ci, vers la fin du repas, découvrit à ses convives qu'il était dans le dessein de donner sa fille unique en mariage à quelque poëte très-savant, ce poëte fût-il pauvre comme un prêtre de Fo et eût-il les cheveux rouges comme un méchant Yè-Tiun. Après avoir vanté les grâces et les vertus de son enfant non sans vider un grand nombre de tasses, l'aimable gouverneur déclara même que celui d'entre les jeunes hommes ses hôtes, qui, en l'espace de huit lunes, composerait le plus beau poëme sur un noble sujet de philosophie ou de politique, deviendrait certainement son gendre et, par suite, s'élèverait, sous sa protection, aux postes les plus enviés. Ko-Li-Tsin, en rentrant chez lui, s'était immédiatement mis en devoir d'assembler des rhythmes et des consonnances; mais, au lieu de chanter les gloires d'un empereur ou d'éclaircir quelque obscure question de morale, il dépeignit dans ses vers le charme des nattes noires mêlées de perles, des sourcils fins comme des traits de pinceau et du sourire timide et doux que ne pouvait manquer d'avoir la fille du mandarin. Les jours suivants, Ko-Li-Tsin ne réussit pas mieux à diriger son inspiration dans la voie indiquée. Qu'était-ce donc qui le rendait distrait à ce point? Ce pouvaient être les mille bruits et les aspects de la rue joyeuse qui s'agitait sous ses fenêtres. Il espéra que dans le calme des champs son esprit serait plus réfléchi et plus sérieux, et, tirant de sa bibliothèque les Annales historiques, avec les livres des philosophes, il se réfugia dans le pays de Chi-Tse-Po. Là, s'abritant, la nuit, dans une cabane solitaire, et, le jour, errant au soleil dans la belle plaine immense, il entreprit résolument la tâche prescrite. Hélas! les grands épis souples et les blés de riz entr'ouverts, et les marguerites étoilant l'herbe lui fournirent trop de comparaisons neuves et charmantes avec la future épouse qu'il entrevoyait en rêve pour qu'il pût composer le moindre quatrain philosophique ou historique. Soixante jours s'écoulèrent. Cependant il ne perdit point courage. Chaque matin il s'éveillait avec la conviction intime qu'il pourrait, le soir, réciter aux étoiles son poëme achevé. Et voilà par quelle suite de circonstances Ko-Li-Tsin grelottait au soleil, le premier jour de la dixième lune, dans le champ désert de Chi-Tse-Po, sous un cannellier.

A quelques pas de lui, sous l'orme, un laboureur bêchait; il ne sentait certainement pas ce premier souffle de l'hiver qui faisait frissonner Ko-Li-Tsin, et, par instants, il essuyait du revers de sa manche son visage en sueur; car bien des fois déjà sa bêche s'était enfoncée sous la pression de son pied pour ressortir brillante de la terre noire et humide.

Ce paysan, âgé de vingt ans à peine, était d'un aspect farouche: fort et hautain, il avait l'air d'un cèdre; son front ressemblait à la lune sinistre d'un ciel d'orage; ses longs sourcils obscurs s'abaissaient comme des nuages pleins de tempêtes; de tyranniques puissances roulaient dans ses yeux sombres, et ses lèvres, souvent ensanglantées par des dents furieuses, témoignaient des pensées féroces qui mordaient son cœur. Cependant il était beau comme un dieu, bien qu'il fût terrible comme un tigre brusquement apparu au détour d'un chemin.

Il avait pour tout costume une courte chemise en coton bleu sur un pantalon de même étoffe, un chapeau de paille claire, retroussé comme le toit d'un pavillon, et, à ses pieds nus, des souliers à larges semelles; mais ces vêtements vulgaires, tout dorés par le soleil, étaient splendides et paraient le jeune laboureur tout autant que l'aurait pu faire la robe de brocart jaune, traversée de dragons d'argent, que porte dans la Ville Rouge l'éblouissant Fils du Ciel.

Depuis quelques instants il bêchait avec rage, fouillant, tranchant, déchirant le sol pierreux. Cette furie déplut au lettré Ko-Li-Tsin qui attendait patiemment sous son arbre une pensée philosophique propre à être mise en vers de sept caractères.

—Laboureur, demanda-t-il, comment te nommes-tu?

—Ta-Kiang, répondit le jeune homme d'une voix rude et sans interrompre sa violente besogne.

—Eh bien! Ta-Kiang, dit Ko-Li-Tsin, je te conseille de ne pas mettre autant de colère dans ton travail.

Puis il rêva un instant en comptant sur ses doigts et, fidèle à sa coutume invétérée d'appuyer ses moindres discours par des improvisations poétiques, il ajouta, parlant en vers:

O jeune laboureur qui maltraites la terre, si la terre a de la rancune, elle te donnera d'affreux épis contrefaits,

Et tes blés de riz, au lieu de sourire coquettement, seront semblables à des bouches édentées;

Si bien que les poëtes, en quête de comparaisons gracieuses, se trouveront singulièrement désorientés.

Cesse donc, ô jeune laboureur, de brutaliser la terre bienfaisante.

—La terre! Je la hais, dit Ta-Kiang en mordant sa bouche. Tu penses que je la creuse afin de me nourrir? Tu te trompes. Je la frappe comme je frapperais un ennemi esclave sous mon talon. Ce sont des blessures que je lui inflige avec ce fer, et, si elle pouvait prendre un corps, comme je dévorerais sa chair et comme je boirais son sang avec délices!

—Eh! qu'as-tu donc, qu'as-tu donc? dit Ko-Li-Tsin. Il faut se résigner au sort que le ciel nous a fait. Vois, je suis poëte, est-ce que je me plains?

En ce moment Ta-Kiang heurta un caillou de sa bêche avec un tel courroux qu'elle se brisa dans un pétillement d'étincelles.

—Tant mieux! cria-t-il. Ah! terre détestée, je me suis trop souvent courbé vers ta face triste et noire; je respire depuis trop longtemps le parfum malsain des plaies que je te fais; c'est assez. Tu me reprendras un jour, terre vorace; alors tu me rongeras et tu me détruiras; mais jusqu'à ce jour du moins tu ne me verras plus, car je veux tourner désormais mon visage vers le ciel salutaire, vers le grand ciel salutaire et lumineux!

Ta-Kiang se dressa fièrement et, croisant ses bras sur sa poitrine, il se mit à marcher avec agitation.

—Prends garde! s'écria Ko-Li-Tsin en riant de tout son cœur; prends garde au mauvais génie qui te conseille la révolte! car, un, deux, trois, quatre, ajouta-t-il en comptant sur ses doigts:

Les méchants Yè-Tiuns nous montrent souvent du doigt un diamant qui scintille sous le soleil au fond d'un précipice;

Nous descendons pleins de joie et dédaignant les piqûres des ronces, mais le soleil se cache, et à la place du diamant il n'y a plus qu'un caillou humide.

Honteux et tristes nous remontons péniblement; les mauvais Génies, pendant notre absence, ont mis le feu à notre maison et dérobé notre sac d'argent.

Le poëte cessa tout à coup de parler et jeta sa main sur sa bouche comme pour intercepter un cri. Ta-Kiang venait de passer devant lui, et, au soleil, l'ombre du laboureur s'était déformée: ce n'était plus le reflet d'un être humain qui se dessinait bleuâtre sur la terre grise, mais c'était le reflet gigantesque d'un dragon ailé. Or Ko-Li-Tsin n'ignorait pas que «si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.» Le poëte fut donc sur le point de pousser un grand cri de surprise, mais il le retint sagement, parce qu'il savait aussi que «nulle bouche ne doit s'ouvrir pour révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.»

Ta-Kiang continuait de marcher, levant vers le ciel un front superbe.

—Frère, dit Ko-Li-Tsin encore stupide d'étonnement, tu auras raison de faire ce que tu te proposes. Pardonne-moi si j'ai ri tout à l'heure; je n'avais pas vu ton front.

—Adieu donc, dit Ta-Kiang.

Et il s'éloigna à grands pas.

Non loin de là, dans un pli à peu près insensible du terrain, reluisait un petit lac qui semblait d'acier bleu; étoile de nénuphars, encadré de bambous souples qui se penchaient gracieusement au moindre souffle, il disparaissait presque tout entier sous des entrelacements de minces lattes et sous des parasols de larges feuilles envahissantes, de sorte que le ciel y trouvait à peine une petite place pour se mirer.

Ses cheveux mêlés aux feuilles et ses petits pieds nus chaussés d'herbes humides, une jeune fille trempait dans l'eau des tiges de bambou qu'elle venait de cueillir et les rangeait ensuite dans une corbeille, tout en chantant un joli chant rapide.

C'était une enfant de quinze ans, toute charmante, un peu farouche; son tendre front avait la douceur du premier croissant de la lune, et sa bouche fleurissait plus délicieusement qu'une petite rose pleine de soleil; mais ses grands yeux noirs, sous leurs longs cils brillants, avaient cette expression hardie et sauvage qui étonne dans les yeux d'une hirondelle que l'on vient de prendre.

Son costume de paysanne ne manquait pas de quelque recherche. Sur un large pantalon couleur d'orange, elle portait une robe de lin violet ornée à profusion de mille broderies; et quelquefois, coquette, elle interrompait son travail pour aller cueillir une fleur rose ou bleue qu'elle piquait dans ses longues nattes en penchant son visage vers l'eau.

Tout à coup elle tressaillit; la tête renversée en arrière, elle prêtait l'oreille à un son lointain.

—Comme je reconnais vite le bruit de ses pas! dit-elle. Je vais aller au-devant de lui.

Cependant elle ne bougea point.

—Cet empressement serait peu convenable; il vaut mieux que je feigne de ne pas l'avoir entendu venir.

Et, rougissante, elle continua son travail et sa chanson.

Ta-Kiang apparut bientôt. Écrasant les bambous sous la fermeté de ses pas, il s'approcha de la jeune tille qui tournait vers lui un visage plein de sourires.

—Voici Ta-Kiang, dit-elle, qui a laissé sa bêche pour venir un instant rire avec Yo-Men-Li, sa fiancée, près du petit lac des bambous.

—J'ai, en effet, laissé ma bêche, répondit Ta-Kiang, mais c'est pour ne plus la reprendre; je suis venu voir ma fiancée, mais c'est afin de lui dire que je vais partir pour toujours.

—Partir! répéta Yo-Men-Li avec surprise et comme prononçant une parole dont le sens lui aurait été inconnu.

—Oui, affirma Ta-Kiang.

—Pourquoi essayes-tu de me faire peur? dit-elle avec un sourire indécis. Il ne se peut pas que tu penses sérieusement à quitter ta fiancée.

—Ma fiancée prendra un autre laboureur pour époux, et son cœur m'oubliera quand ses yeux auront cessé de me voir.

—C'est donc vrai! cria-t-elle; et des larmes soudaines obscurcirent ses yeux. Tu t'en vas, tu me laisses, et méchant, tu me conseilles de choisir un autre fiancé! Ah! crois-tu que jamais je puisse....

Yo-Men-Li s'interrompit brusquement; son visage prit une expression d'épouvante admirative, et ses larmes, en un instant, se séchèrent; car elle venait d'apercevoir dans le lac clair le reflet net d'un dragon ailé, et, tout aussi bien que le poëte Ko-Li-Tsin, elle savait que «si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.»

—Pars, pars, dit-elle alors, tandis qu'une fière joie gonflait son cœur douloureux. Tu seras riche, tu seras glorieux, et Yo-Men-Li, abandonnée, se réjouira solitairement de ton bonheur.

—Adieu donc, jeune fille, dit Ta-Kiang. Et il se dirigea rapidement vers sa cabane. Large et basse, sous son vieux toit en paille de bambou, la cabane sordide, entourée d'une palissade où séchaient quelques linges pendus, se montra bientôt à lui dans un coin fauché du champ.

Il poussa la porte et entra. La nuit se faisait déjà entre les quatre murs de terre de la triste demeure car elle n'avait qu'une seule fenêtre aux carreaux de corne jadis diaphanes, maintenant épaissis de poussière. Avec Ta-Kiang entra un peu de jour: un vieil homme, jaune et usé, frottait une faux d'un caillou dur; une femme, plus vieille, faisait cuire du riz pour le repas du soir devant un petit feu de racines chiche et fumeux.

—Parents vénérés, dit Ta-Kiang, j'ai formé une résolution: je quitterai ce soir le champ de Chi-Tse-Po, parce que je veux conquérir la richesse et la renommée afin de soulager et de consoler votre vieillesse.

Il se tut, prévoyant des colères et des résistances; mais sa grande ombre miraculeuse s'étalait sur le sol dans l'angle clair que produisait l'entre-bâillement de la porte.

—J'approuve la résolution que t'inspire Kouan-Chi-In elle-même! bégaya le vieux père dont un grand frisson secoua les membres tremblants.

—Pars, élève-toi, triomphe et méprise tes parents inutiles! dit la mère qui sentait son cœur battre d'épouvante et d'orgueil.

Tous deux étaient tombés à genoux.

—Que faites-vous? demanda Ta-Kiang surpris de les voir en cette posture.

—J'ai laissé choir, dit le père, le caillou dont j'aiguise ma faux.

La mère dit:

—Je cherche une pièce de cuivre qui s'est échappée de mes doigts dans la cendre.

Et si les deux vieillards mentaient ainsi, c'est qu'ils connaissaient, comme le poëte Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li la vannière, ces paroles d'un sage ancien: «Nulle bouche ne doit révéler le miracle qu'ont vu les yeux, car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.»

Trois heures plus tard, comme le soir tombait, le laboureur Ta-Kiang quitta pour toujours la cabane située dans un coin fauché du grand champ de Chi-Tse-Po, et, monté sur un lourd cheval qui traînait d'ordinaire la charrette où s'entassent les gerbes de blé de riz, il commença de marcher dans la plaine, vers l'horizon.

Où allait-il? où tendait son élan? il n'aurait pas pu le dire. La cataracte ignore dans quel gouffre elle se précipite; la flèche impétueuse ne sait pas quel cœur elle va percer. Mais il sentait que la détente irrésistible dont il était lancé le décochait vers un but certain et que sa volonté s'adaptait à la destinée. Or, son désir, indéfini encore, était immense. Ses vieux parents, sa cabane, Yo-Men-Li, qu'était-ce que cela? Le passé, l'oubli, la fumée d'un feu éteint; il voyait s'allumer l'avenir. D'ailleurs, fatal, il ne concevait ni espérance ni joie, ayant la certitude et l'orgueil. Avant l'entreprise il jouissait du succès. Ses grandeurs étaient en lui, virtuelles. Des batailles futures se tordaient, furieuses, dans le champ de sa pensée; il sentait déjà sur sa tête comme un poids de couronne, et ses mains tenaient un grand faisceau de puissances et de victoires.

Cependant il traversait solitairement le champ de Chi-Tse-Po sur un vieux cheval las, à la tête humble, au pas boiteux.

La nuit était venue. Une dernière lueur s'éteignait du côté de l'occident. La plaine semblait une mer obscure et immobile.

Ta-Kiang, dans l'ombre, dévia du chemin où il s'était engagé. «Lorsque les Pou-Sahs vous égarent, pensa-t-il, ils vous mettent dans la bonne route.» Mais son cheval marchait avec peine dans les terres fraîchement remuées et buttait à chaque pas. Le voyageur tourna la tête avec l'espérance d'apercevoir un sentier; il vit dans les ténèbres deux personnes à cheval qui s'avançaient vers lui.

—Qui vient là? cria-t-il en faisant halte.

—Frère, dit une voix qui était celle de Ko-Li-Tsin, je t'aime, permets-moi de m'associer à ta fortune. Un esprit ingénieux et un dévouement attentif ne sont pas des compagnons inutiles.

—Je t'accepte pour serviteur, répondit Ta-Kiang d'un ton hautain.

—O toi dont je ne suis plus la fiancée, dit une voix de femme, veux-tu que je te suive comme une servante? Si tu me repousses, je vais subitement mourir, pareille à une plante saisie par la gelée.

—Pauvre petite, emmène-la, insinua le poëte.

Mais Ta-Kiang dit avec rudesse:

—Je n'ai pas besoin qu'une femme me suive.

—Une femme! s'écria Yo-Men-Li en résistant aux larmes qui lui montaient aux yeux. J'ai revêtu les habits de mon jeune frère et j'ai pris un cœur d'homme en même temps que ce costume d'homme. S'il faut du courage pour te servir, j'en aurai plus qu'un guerrier; s'il faut de l'adresse et de la ruse, je serai plus adroite qu'un voleur et plus rusée qu'un juge; s'il faut mourir, je mourrai, et, morte, s'il faut revenir des pays d'en haut pour te servir encore, sois tranquille, j'en reviendrai.

Yo-Men-Li parlait d'un ton ferme. Ta-Kiang songea qu'une femme hardie peut accomplir de grands travaux.

—Si tu le veux, sois ma servante, dit-il en poussant son cheval en avant.

—Attends, dit Ko-Li-Tsin, j'ai encore quelques mots à te dire.

—Parle, mais hâte-toi.

—Oh! dit le poëte, je serai bref. Il y a quelques lunes, pendant mon séjour dans la ville de Tong-Tchou, qui est certainement une ville remarquable par la beauté de ses pagodes et la laideur de ses bonzes, il y a quelques lunes, donc, je fis la connaissance d'une très-jeune veuve que je n'hésiterais pas à proclamer la plus jolie des femmes si je ne connaissais pas Yo-Men-Li, ta servante, et si le gouverneur de Chen-Si n'avait pas une fille destinée à devenir l'épouse du lettré Ko-Li-Tsin dès qu'il aura trouvé une pensée philosophique propre à être mise en vers de sept caractères.

—Abrège, dit Ta-Kiang.

—C'est ce que je fais. J'eus le bonheur de rendre à l'époux défunt de cette aimable personne un signalé service, un service d'ami, en consolant sa femme de la perte douloureuse qu'elle avait faite. Je la consolai, dis-je, en d'aimables entretiens égayés par les improvisations réjouissantes que m'inspire communément mon naturel enjoué.

Ta-Kiang fit un geste d'impatience, mais le poëte n'y prit point garde.

—Un, deux, trois, quatre, dit-il en comptant sur ses doigts.

Un matin une jeune pivoine crut qu'il fallait mourir parce que la lune s'était éteinte;

Mais le soleil joyeux vint rire au-dessus d'elle, et la jeune pivoine, oublieuse de la lune, s'épanouit avec tendresse.

—Je me lasse, dit Ta-Kiang.

—D'écouter les vers que j'improvise? Cela ne saurait être. Enfin, reconnaissante d'avoir retrouvé en ma compagnie ses sourires d'autrefois, la jeune veuve voulut, quand je partis, me donner en souvenir d'elle une large ceinture pleine de liangs d'or. Je me défendis d'abord d'accepter, objectant que la joie d'avoir obligé une si gracieuse femme me récompensait au delà de mes mérites; mais elle insista de telle façon que, dans la crainte de lui déplaire, je dus recevoir son présent.

—Achèveras-tu? cria Ta-Kiang.

—Je n'ai pas tiré un seul liang de cette ceinture, continua Ko-Li-Tsin; ne la refuse pas, car l'argent est utile pour voyager au loin.

—Tu pouvais m'épargner le récit, dit Ta-Kiang en acceptant la ceinture.

Yo-Men-Li, timidement, reprit la parole.

—Je ne possède qu'une bien faible somme, murmura-t-elle. Depuis longtemps je l'amassais; elle était destinée à acheter mes habits de noces; mais maintenant je ne me marie plus. Si Ta-Kiang daigne la recevoir des mains de sa servante, Yo-Men-Li sera très-heureuse.

Elle versa une petite poignée d'or dans la main de celui qui avait été son fiancé. Ta-Kiang cria:

—Partons!

Les trois aventuriers se mirent en marche. Ils se dirigèrent silencieusement vers une colline lointaine au delà de laquelle passe la route qui conduit à Pey-Tsin. La lune, large et claire, montait à l'horizon. Derrière Ta-Kiang, l'ombre démesurée d'un dragon s'étendait d'un bout à l'autre de la plaine, comme si elle avait voulu embrasser le monde de ses grandes ailes éployées.


CHAPITRE II

PEY-TSIN


Un voyageur traversait une grande plaine non loin du Fleuve Blanc, et c'était à l'heure où la lune s'allume mélancoliquement dans le crépuscule du soir, et il vit une grande lueur du côté de l'orient.

«Oh! oh! se dit-il, voici un pays étrange, un pays certainement plus étrange que tous les pays où j'ai voyagé jusqu'à ce jour; car, ici, c'est à l'orient que le soleil se couche.»

Et s'adressant à un homme qui harcelait d'un aiguillon de bambou un troupeau de buffles noirs: «Quel est donc ce pays, dit-il, où le soleil se couche du côté de l'orient?»

«—Sou-Tong-Po lui-même n'a jamais vu de pays où le soleil se couche du côté de l'orient, et ce que tu prends pour le coucher miraculeux d'un astre, c'est la splendeur de Pey-Tsin», dit le pâtre.


De coteau en coteau, de vallée en vallée, le voyage fut long. Le soleil se leva, se coucha, se leva. Point d'auberge sur la route; on mangeait à cheval, on dormait sur la dure. Impassible, Ta-Kiang conversait avec ses pensées; Yo-Men-Li, exténuée, montrait des sourires et cachait des larmes; Ko-Li-Tsin lui-même parlait peu. Ils atteignirent péniblement la plaine sablonneuse qui environne Pey-Tsin, plaine monotone et interminable, où l'œil ne rencontre rien pour se poser, et palpite, ébloui et las, comme un oiseau sur l'Océan. Enfin, tandis que le soir tombait pour la troisième fois depuis leur départ, ils aperçurent une gigantesque muraille qui fermait l'horizon, noire à sa base, éblouissante à son faîte. C'était le premier rempart de la Capitale du Nord. Haut, crénelé, ténébreux sur le ciel, il barrait la route aux flammes du soleil qui se couchait derrière la ville; mais les rayons triomphants débordaient le mur sombre, et de chaque créneau ruisselait un incendie.

Longé d'un fossé pareil à un fleuve, flanqué de lourdes tours carrées qui s'avancent jusqu'au milieu de l'eau, le rempart quadrangulaire qui cerne Pey-Tsin de sa fierté puissante projette de loin en loin un bastion en forme de demi-hexagone, dont chaque face se creuse d'une longue galerie voûtée et dont la plate-forme s'exhausse d'un pavillon de bois rouge où des soldats attentifs veillent perpétuellement sur deux terrasses superposées, derrière des canons en bronze vert, pareils à des dragons béants.

Les trois voyageurs, depuis longtemps épiés, à travers les balustrades à jour des terrasses, par les yeux perçants de la méfiance vigilante, choisirent pour entrer dans la ville la galerie centrale du bastion qui faisait face à leur arrivée. C'était celle qu'on nomme la Porte du Sud ou la Porte Sacrée.

—Arrêtez! cria une sentinelle.

Ils firent halte.

—Qui êtes-vous?

Ko-Li-Tsin répondit:

—Ta-Kiang, laboureur; Yo-Men-Li, vannier; Ko-Li-Tsin, poëte. Le poëte, ajouta-t-il, c'est moi.

—D'où venez-vous?

—Du champ de Chi-Tse-Po.

—Où allez-vous?

—A Pey-Tsin.

—Passez.

Les aventuriers se hâtèrent vers une longue avenue, nommée Avenue du Centre, qui s'ouvre au delà de la Porte Sacrée et traverse la Cité Chinoise, la première des quatre cités dont se compose la Capitale du Nord. Ta-Kiang était en tête. Il entra fièrement dans Pey-Tsin. Il n'avait pas parlé depuis trois jours. Il dressa le front, et dit:

—Il me semble que j'ai conquis cette ville.

Tout d'abord la Cité Chinoise a l'air d'être la plaine encore; chétive, elle contraste singulièrement avec la majesté de son monstrueux rempart. Ses maisons rares, humbles, basses, aux toits de tuiles ternes, aux étroites fenêtres treillagées de roseaux, aux portes en saillie, que protégent mal de minces auvents d'ardoises, se dispersent parmi des terrains cultivés et tournent de ci de la, sans règle, leurs petites façades grises. L'Avenue du Centre, qui s'éloigne large et directe, semble une route à travers champs; des ornières continues s'y approfondissent chaque jour dans un sol boueux, sous les lourdes roues des chariots. Mais, à mesure qu'on pénètre plus avant dans la Cité, les maisons se rapprochent, s'exhaussent et s'alignent; les façades se revêtent de laque, des galeries finement découpées circulent autour des fenêtres, et les toitures, à chaque angle, se décorent de dragons ou d'oiseaux fantastiques; on était dans un chemin, on se trouve dans une rue. Bientôt apparaissent face à face la Pagode du Ciel et celle de l'Agriculture; leurs grands jardins, plantés de cèdres mornes, et fermés d'un mur bas qu'un petit fossé protége, laissent voir à travers les branches des dômes couleur d'azur, des murs dont l'émail bleu est parsemé d'étoiles d'or et de hardis escaliers d'albâtre. L'Avenue du Centre, naguère monotone et traversée à peine de quelques paysans, se colore et se peuple. Des banderoles multicolores frissonnent, attachées à des poteaux de bois rouge. Cent boutiques projettent verticalement leurs enseignes jaunes, bleues, argentées. Bruyantes et populeuses, des rues s'ouvrent sur la voie principale et y déversent leurs passants. Mille gens sortent de leurs maisons. Ou piétine dans la boue, on se coudoie, on crie. Des groupes de plaisants se forment çà et là, écrivant sur les murs des sentences facétieuses ou d'impertinentes épigrammes adressées à quelque grand dignitaire, et la foule autour d'eux les approuve et se pâme de rire. Des deux côtés de l'avenue, devant les maisons, des marchands de toute espèce ont dressé des baraques afin d'y installer leurs industries; ils vocifèrent, hurlent, imitent des cris d'animaux, choquent des tam-tams, secouent des clochettes, et font claquer des plaques de bois pour attirer l'attention des chalands qui se pressent entre deux rangs d'étages bariolés. Des cuisiniers ambulants activent sans relâche le feu de leurs fourneaux; le riz fume, la friture grésille, et plus d'un gourmand se brûle le bout des doigts. Un barbier saisit un passant qui ne s'attendait guère à cette agression, et, roulant autour de sa main la longue natte du patient, le renverse en arrière et lui rase le crâne avec vélocité. Des bandes de mendiants gémissent à tue-tête; une troupe de musiciens fait un tapage assourdissant; un orateur, monté sur une borne, s'égosille, tandis que des volailles égorgées glapissent aigrement et que des forgerons battent le fer, et que des marchands d'eau poussent leur cri aigu en laissant quelquefois tomber sur le dos de la foule le contenu de leurs vastes seaux. A droite, à gauche, les rues transversales roulent tout autant de gens et de vacarmes dans plus de boue et dans plus d'encombrement. Artère principale à son tour, chacune d'elle reçoit les flots tumultueux de vingt ruelles tributaires. Les principales embouchures ont lieu dans de grands carrefours où s'entassent des sacs de riz et de blé, des monceaux de fruits, des montagnes de légumes et d'immenses quartiers de viande crue; au-dessus des victuailles, dans des cages d'osier suspendues à des poteaux, apparaissent, hideuses, des têtes de criminels récemment exécutés; souvent les cages sont brisées, effondrées, et les têtes, retenues seulement par leurs nattes, se balancent horriblement, verdâtres, grimaçantes, effroyables. Ming-Tse a dit: «Il faut des exemples à la foule.» En suivant jusqu au bout les rues transversales, les mille piétons arriveraient aux faubourgs latéraux de la Cité Chinoise, quartiers spacieux et peu bruyants où des maisons rustiques rampent misérablement dans de petits champs plantés de choux et de riz, où des enfants chétifs, sordides, loqueteux, et quelques chiens efflanqués, furetant dans des tas d'immondices, peuplent seuls des chemins défoncés. Mais les cohues ne se prolongent guère au delà des marchés; gens affairés ou promeneurs curieux se hâtent, leurs affaires terminées ou leur curiosité satisfaite, de s'engager dans les longs passages tortueux qui, des carrefours, vont rejoindre obliquement l'Avenue du Centre. Ces passages, couloirs étroits, se signalent aux passants par les odeurs fétides et la vapeur noirâtre qu'exhale leur entrée obscure. Mal éclairé de quelques lampes qui fument et tremblotent, enduit d'une boue glissante où sont épars des débris informes de tessons, des morceaux de vieux souliers, des loques inconnues, leur terrain se bossèle périlleusement entre deux rangées d'affreux taudis branlants, construits de planches qui proviennent de démolitions et qui montrent encore çà et là un angle sculpté ou une ancienne dorure déshonorée par cent macules. Ce sont des boutiques, et, sous le prétexte de faire commerce d'objets d'art anciens, des brocanteurs y entassent d'horribles vieilleries poussiéreuses: porcelaines fêlées, pots écornés, costumes déteints, pipes noircies, bronzes bossues, fourrures mangées des vers, engins de pêche rompus, bottes moisies, arcs sans cordes, piques sans pointes, sabres sans poignées. Blottis, enfoncés, engloutis dans ces encombrements de viles antiquailles, les marchands s'efforcent de ne pas étouffer entièrement; au-dessus de chaque étalage se dresse une vieille tête jaune, pointue, au crâne pelé, aux yeux cerclés d'immenses lunettes, qui célèbre sans relâche d'une voix glapissante les rares splendeurs de la boutique. Mais l'âpre fumée des lampes chatouille si désagréablement la gorge, les loques décolorées qui se balancent en guise d'enseigne et semblent des rangées de pendus, sont pleines de vermines si évidentes, que le passant le moins délicat résiste à l'éloquence des brocanteurs et se hâte de continuer son chemin vers l'avenue du Centre, claire, bruyante, directe, où les poumons se peuvent emplir d'air pur, les oreilles de bruits joyeux, et où le regard embrasse tant d'aspects souriants depuis la Porte Sacrée, par laquelle on débouche de la plaine, jusqu'à la Porte de l'Aurore, creusée dans le long mur transversal qui termine la populaire Cité Chinoise.

La Porte de l'Aurore donne entrée dans l'élégante Cité Tartare; elle s'y ouvre entre deux boulevards qui accompagnent la muraille, celui-ci vers la gauche, celui-là vers la droite, et que borde un fossé du côté opposé au rempart. En face d'elle, au delà d'un petit pont construit de pierres roses, qui s'élève de quelques marches, saute le fossé, puis s'abaisse, une allée au sol blanc, très-large, assez peu longue, se déroule entre des palissades en bois de fer d'où débordent agréablement des branches tortueuses et des grappes de lianes fleuries. C'est la promenade favorite des poëtes de Pey-Tsin. Lentement, un parasol ouvert à la main, ils y marchent d'un pas mesuré, balançant la tête au vent de leur rêverie, souriant à l'inspiration, et quelquefois suivant d'un regard tendrement attentif une chaise à porteurs fermée d'un léger rideau de soie, où l'indiscrétion des brises leur a permis d'apercevoir un mystérieux et doux visage. L'allée s'achève tout à coup dans un blanc carrefour pavé de marbre, devant un mur énorme, face méridionale du rempart carré qui enserre la Cité Jaune; mais ce mur ne limite pas la Cité Tartare, car la belle Route de la Tranquillité s'éloigne, en le longeant d'abord, de l'est et de l'ouest de la place, et, de chaque côté, va rejoindre, au delà du point où il se dérobe en un brusque angle droit, une avenue parallèle à l'Allée des Poëtes, non moins large, et prolongée interminablement. Ainsi la ville, refoulée à son centre, a deux ailes immenses: elle ressemble à un corps sans tête qui étendrait les bras. Le quartier occidental est triste; ses constructions sont anciennes et ses habitants peu nombreux; la grande avenue de l'Ouest n'offre elle-même qu'un aspect monotone et morne, avec ses longs murs de jardins, qu'interrompent des édifices en ruines. C'est dans ce quartier que séjourne la population mahométane de Pey-Tsin; une mosquée s'y élève, non loin de la pagode des Piliers de l'État, où l'on conserve, gravée sur des tablettes de jade, l'histoire des plus glorieux empereurs, et de la Pagode Blanche, antique monument tombé. Mais à l'orient la ville rit, moderne et remuante. Elle n'a pas, quoique marchande, l'aspect généralement sordide de la Cité Chinoise. Ses maisons pavoisées, aux toits luisants de vernis, ouvrent d'éclatantes boutiques sur des rues spacieuses qui roulent continuellement une foule élégante. Dans l'Avenue de l'Est, qui resplendit inondée de soleil, mille bannières voltigent et s'entremêlent au-dessus des maisons basses mais gracieuses; de vifs scintillements s'allument sur les caractères d'or, d'argent et de vermillon qui surchargent les enseignes verticales; innombrables, des lanternes sont accrochées aux angles des toits, aux saillies des poutres, aux treillis des fenêtres: faites de soie, de papier, de verre, de mousseline ou de corne transparente, rondes, hexagoniques, carrées, en forme de poissons, d'oiseaux ou de dragons, peintes, bariolées, dorées, couvertes de caractères, ornées de glands et de franges soyeuses, elles se balancent avec un petit susurrement doux dès qu'un souffle très-léger les frôle. De loin en loin une porte triomphale, érigée en souvenir de quelque gloire ancienne, franchit la largeur de l'avenue; ses gracieux piliers de pierre ou de bois, sculptés et dorés, ou peints de couleurs vives, s'appuient aux façades des maisons et portent haut les bords retroussés de sa toiture d'émeraude, tandis que, sous son arc, la houle des passants se resserre et, au delà, déborde en groupes tumultueux. De jeunes désœuvrés, vêtus de soie, une plume de paon à leur calotte, cachant leurs pâles visages derrière des éventails fleuris, circulent nonchalamment dans la multitude affairée. Quelquefois ils s'arrêtent devant l'ouverture carrée et encadrée de bois à jour d'une boutique aux belles enseignes; ils laissent tomber leur regard désabusé sur les flots de satins, de brocarts et de soies qui ruissellent de l'étalage, puis ils s'éloignent, indifférents. Autour d'eux la foule se hâte; les coulis, courbés sous des fardeaux, passent rapidement en cadençant leur marche d'un cri doux et mélancolique: A-ho! a-ho! Les chaises à porteurs se croisent, les unes basses, étroites, faites de bambous et couvertes d'un toit flottant de coton bleu; les autres hautes, larges, en bois de cèdre, découpées ou peintes, et surmontées d'un dôme de laque noire incrustée d'or. Des personnes humbles ou peu riches se font voiturer dans des brouettes qu'un homme tire au moyen d'une corde et qu'un autre pousse par derrière, tandis qu'une voile attachée à un mât diminue la peine des conducteurs en accélérant la marche du véhicule. Quelquefois, glorieux et superbe, s'avance un soldat à cheval; un serviteur à pied lui fraye le chemin en criant: La, la, la! Des escamoteurs, des jongleurs, des sorciers se démènent et pérorent entourés de badauds rieurs ou attentifs, pendant que de la terrasse fleurie d'une maison une jeune fille aux yeux gais se penche curieusement. Devant des boutiques de marchands de dîners, de jeunes hommes mangent et boivent sous des treillis de bois rose; ils chantent, babillent, improvisent des vers, assaillent les passants de moqueries plaisantes et font avec eux assaut d'ingénieuses reparties. Çà et là des coulis et des porteurs de chaises, accroupis, jouent aux dés, à la mourre, aux échecs; quelques oisifs observent les coups d'un air grave en fumant une petite pipe étroite. Tout à coup des gens à cheval arrivent au galop: ce sont les avant-coureurs d'un cortége officiel; les jeux sont renversés, la cohue, refoulée brusquement, envahit les boutiques ou se répand dans les rues voisines. Dans la trouée apparaissent bientôt des musiciens aux costumes bariolés, qui font gémir des gongs, siffler des flûtes et grincer des cymbales; derrière eux, fièrement portées par de jeunes serviteurs, se déploient des bannières rouges ou vertes, découpées en forme de dragons ou d'animaux symboliques, alourdies d'énormes caractères révélant les noms et les titres du grand personnage qui s'avance; puis viennent des soldats tout armés, des bourreaux levant des fouets et tirant de lourdes chaînes, des serviteurs ployés sous le faix d'un coffre où s'entassent de somptueux costumes et agitant continuellement de petits encensoirs de bronze; un homme splendidement vêtu les suit, porteur du parasol officiel, dont la couleur et la dimension indiquent le rang du mandarin qui le possède; enfin s'avance le mandarin lui-même, balancé, plus haut que toutes les têtes, dans un large fauteuil doré, et rayonnant de pierreries sous une vaste ombrelle argentée que fixe au-dessus de lui un manche d'ivoire enfoncé dans le dos du fauteuil. Une troupe de cavaliers décorés du globule blanc termine le cortége, et brusquement la foule se referme pendant que le mandarin continue sa route vers le Tribunal des Rites situé, dans la partie septentrionale de l'Avenue de l'Est, à côté du temple des Mille Lamas et en face de la pagode de Kon-Fou-Tsé, ou vers l'une des hautes portes qui donnent entrée dans l'auguste Cité Jaune.