Joseph Marie Bruno Constantin Baron Kervyn de Lettenhove

La Flandre pendant des trois derniers siècles

Publié par Good Press, 2022
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EAN 4064066079727

Table des matières


CHARLES-QUINT. 1500-1555.
PHILIPPE II. 1555-1598.
ALBERT ET ISABELLE 1598-1621.
PHILIPPE IV, CHARLES II, PHILIPPE V (1621-1713) .
CHARLES VI, MARIE-THÉRÈSE. 1713-1780
JOSEPH II, LÉOPOLD II, FRANÇOIS II. 1780-1794.

CHARLES-QUINT.
1500-1555.

Table des matières
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Naissance de Charles-Quint.—Négociations entre Philippe le Beau et Louis XII.—Mort de Philippe le Beau.—Mainbournie de Maximilien.—Gouvernement de Marguerite d'Autriche.—Alliance de Maximilien et de Henri VIII.—Neutralité de la Flandre.—Bataille des Éperons.—Bayard prisonnier en Flandre.—Siége de Térouanne et de Tournay.—Lettre de Charles à Gonzalve de Cordoue.—Sa jeunesse.—Son éducation.—Son émancipation.—Avénement de François Ier.—Charles devient roi d'Espagne, puis empereur.—Situation de l'Europe.—Appréciation du caractère politique de Charles-Quint.—Le cardinal Wolsey à Bruges.—Bruges ville littéraire. Érasme, Thomas Morus, Louis Vivès, Jacques Meyer et les savants du seizième siècle.—Prise de Tournay.—Bataille de Pavie.—Traité de Madrid.—La Flandre cesse de relever de la couronne de France.—Henri VIII se sépare de Charles-Quint.—Neutralité commerciale de la Flandre.—Traité de Cambray.—Projet de former un royaume des Pays-Bas.—Guerres contre la Flandre.—La Flandre confisquée par arrêt du parlement de Paris.—Trêves.—Projet de démembrement de l'Angleterre.—Ignace de Loyola à Bruges.—Mort d'Isabelle de Danemark et de Marguerite d'Autriche.—La suette.—Situation commerciale et industrielle de la Flandre.—Accroissement des impôts.—Résistance des Gantois.—Les Luthériens.—Les Cresers.—Liévin Borluut.—Supplice de Liévin Pym.—Arrivée de Charles-Quint en Flandre.—Confiscation des priviléges de Gand.—Nouveau projet de créer un royaume des Pays-Bas.—Le duc d'Orléans.—Guerres.—Paix de Crespy.—Le comte de Bueren.—Les Pays-Bas réunis à l'Empire.—Le prince d'Espagne en Flandre.—Charles-Quint dicte ses Commentaires.—Nouvelles guerres.—Destruction de Térouanne.—Prise d'Hesdin.—Combats sur mer.—Abdication de Charles-Quint.—Son dernier séjour en Flandre.

(24 février 1499, v. st., 1500 selon le rit romain). Naissance à Gand de Charles, fils aîné de Philippe le Beau et de Jeanne d'Arragon.

Les chroniqueurs du temps rapportent que jamais on ne vit plus de pompe et plus de solennité à un baptême. Une galerie avait été construite jusqu'à l'église de Saint-Jean, et elle était, dit-on, éclairée par plus de dix mille flambeaux. On y remarquait douze portes, dont une plus grande que toutes les autres, nommée: la Porte de paix.

Lorsque cet enfant arriva, porté dans les bras de Marguerite d'York, sous les voûtes de l'église de Saint-Jean, tendues de riches tapisseries de drap d'or et de velours, les nobles et les bourgeois y entrèrent avec lui, et l'éclat de leurs flambeaux répandit sur son jeune front, qu'allait arroser l'eau lustrale du baptême, une éclatante auréole, présage de renommée et de gloire: Charles de Gand avait franchi le seuil de la Porte de paix pour recevoir du sire de Berghes l'épée qui allait écrire dans les annales du monde l'histoire de sa vie.

L'année 1500 était une année mémorable: les uns remarquaient qu'un même nombre d'années séparait Auguste de Charlemagne et Charlemagne du jeune prince qui devait porter le nom de Charles-Quint; d'autres, en saluant en lui l'aurore d'une ère nouvelle, faisaient observer que l'humanité avait franchi la première moitié de cette grande période que l'an mille avait commencée au milieu de la terreur la plus profonde et dont le terme est encore couvert de voiles épais aux yeux de notre siècle; mais rien ne reproduisait alors ces doutes et cet effroi. L'Europe était en paix; Rome appelait les chrétiens aux joies religieuses du jubilé séculaire, et une comète s'élevait dans le ciel pour éclairer, comme le disaient les courtisans et les poètes, le berceau où reposait un enfant:

Fausto sidere cœli.

Vers la fin de l'année 1501, Philippe le Beau et Jeanne d'Arragon firent un voyage en Espagne. Philippe revint bientôt dans les Pays-Bas: déjà commençait à se dessiner, entre les Flamands et les Espagnols, cette antipathie de caractère et de mœurs que les discordes civiles et religieuses allaient rendre si vive.

(26 novembre 1504). Mort de la reine Isabelle, veuve de Ferdinand le Catholique. Une ambassade solennelle arriva à Bruges pour y remettre à Philippe le Beau la couronne des monarques castillans: il y eut à ce sujet de grandes fêtes auxquelles prirent part les marchands de la nation d'Espagne.

La Flandre était en paix: quelques inquiétudes s'élevaient seulement sur les dispositions du roi de France. Louis XII était hostile à Philippe le Beau. Il s'était séparé de Jeanne de France pour épouser Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, et ce mariage avait réveillé de douloureux souvenirs chez le fils de Maximilien.

En 1491, les princes de l'Empire, ceux de l'Europe entière avaient protesté contre une odieuse violation de la foi promise.

En 1498, les rois avaient gardé le silence au triste spectacle du plus scandaleux procès de divorce, et si une voix s'était fait entendre pour le condamner, c'était celle d'un pauvre docteur en théologie, devenu, grâce à son talent et à la sainteté de ses mœurs, recteur de l'université de Paris et principal du collége de Montaigu. Jean Standonck était né à Malines, où il fonda l'une de ces pieuses écoles qui conservèrent longtemps son nom; il y avait peut-être reçu les bienfaits de Marguerite d'Autriche, sacrifiée, comme Jeanne de France, à l'ascendant de la duchesse de Bretagne: quoi qu'il en fût, il représentait, par son opposition, le sentiment public qui dominait dans les Pays-Bas.

En 1505, des discussions relatives au droit de ressort que réclamait le parlement de Paris, firent un instant craindre des hostilités ouvertes de la part de Louis XII; mais le roi de Castille, «qui fort avoit le cœur en Espaigne et ne demandoit point la guerre en France, fut conseillé, dit Wielant, de faire faire, par son procureur général, secrètement et à part, protestations pertinentes et à perpétuelle mémoire, et icelles faites et enregistrées, manda à ses députés accorder les points et articles projetés par les gens du roy de France.» De qui venait ce conseil? Selon ce qui est le plus probable, du grand conseil de Malines, qui, pour mieux se maintenir dans sa rivalité contre le parlement de Paris, remontrait avec instance «que ces matières de ressort sont de merveilleuse importance et de si grand poids que la perte du comté de Flandres en dépend.»

D'autres discussions s'étaient élevées relativement au droit de régale, réclamé par Louis XII dans l'évêché de Tournay. Jean de Luxembourg et Philippe Wielant, envoyés à Paris, le contestaient en invoquant le privilége accordé en 1288 par Philippe le Bel à Gui de Dampierre, dont il résultait «que nuls, soit le roy ou aultre, ne pouvoit prendre quelque chose en Flandres, sinon par la main du comte;» mais on leur répondait que ce privilége personnel et temporaire était si vague, qu'on pouvait lui opposer d'autres chartes de Philippe le Bel, de 1280, de 1282 et de 1289, et qu'il était d'ailleurs constant que Philippe de Valois s'était réservé, en 1345, tous les droits de la souveraineté royale.

De plus, Louis XII exigeait que l'on reconnût que le pays de Waes et le château de Rupelmonde étaient compris dans le fief de Flandre tenu d'hommage lige vis-à-vis de la couronne de France. Les ambassadeurs flamands répliquaient, cette fois, que si Marguerite de Constantinople avait consenti à donner à saint Louis une déclaration favorable à ses prétentions, elle en avait fait remettre une autre semblable au roi des Romains, et que l'on savait assez qu'à une époque postérieure à la déclaration de 1254, le pays de Waes avait été successivement confisqué pour défaut de relief, puis reçu à hommage comme fief impérial par Guillaume de Hollande et Richard de Cornouailles, rois des Romains. Cependant les conseillers de Louis XII se montraient si résolus à ne point céder que les ambassadeurs flamands écrivaient à Philippe le Beau, le 17 octobre 1505: «Sire, nous ne voyons point que ne soyez contraint de faire de trois choses l'une: assavoir ou de lui accorder la régalle, ou de vous en mettre en procès en parlement, où vous le avez perdu contant, ou de avoir la guerre.»

En effet, les circonstances deviennent de plus en plus graves. Au mois de juillet 1506, le roi de France se prépare à soutenir le duc de Gueldre qui guerroie contre le roi de Castille. D'autre part, le roi d'Angleterre, Henri VII, forme le projet de faire débarquer en Flandre sept mille hommes d'armes pour les opposer aux Français.

Ce fut au milieu de ces intrigues que Philippe le Beau mourut subitement à Burgos, le 25 septembre 1506.

Les états généraux se trouvaient en ce moment réunis à Malines. Les députés du Brabant, de la Hollande, de la Zélande et de la Frise décernèrent la tutelle du jeune prince de Castille à son aïeul, l'empereur Maximilien, sans que ceux de la Flandre, du Hainaut, de l'Artois, de Namur, de Lille et de Douay prissent aucune part à cette délibération. Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, et Jean de Houthem, se rendirent aussitôt en Allemagne pour assurer Maximilien de la fidélité et du respect des peuples qui, naguère encore, le repoussaient. Il les accompagna dans les Pays-Bas, mais il comprit bientôt combien son nom y réveillait peu de sympathies, et, par une résolution aussi sage que prudente, il s'éloigna, après avoir adressé à l'assemblée des états généraux, convoquée à Louvain, des lettres où il investissait sa fille Marguerite de la tutelle du prince de Castille, en même temps que du gouvernement des Pays-Bas.

Cependant Louis XII, imitant l'exemple que Charles VIII lui avait laissé, protestait contre la mainbournie de Maximilien. «Très-chiers et bien amés, écrivait-il le 27 juillet 1507 aux bourgeois d'Arras, le roy des Romains s'est de longtemps fort traveillié de tout son pouvoir de nous vouloir nuire et adomagier, non-seulement par voye de guerre, mais aussy par paroles mensongères, lettres et libelles diffamatoires, à la charge, folle honte et déshonneur de nous et de toute la nation franchoise, à quoy sommes bien délibérés résister par toutes voyes... de quoy vous avons bien voulu advertir pour ce que à nous est rapporté qu'il prétend avoir la mainbournie des personnes et pays de nos très-chiers frères et très-amés cousins les enfans de feu nostre chier cousin le roy de Castille, desquels nous voulons et désirons le bien et prouffit comme le nostre propre, pourveu qu'ils ne soient adhérens, ne en l'obéissance d'icelluy roy des Romains.»

Maximilien ne cesse de redouter l'invasion d'une armée française. Aussi a-t-il soin de recommander à sa fille de rassembler aux frontières une armée destinée à la repousser.

On voit bientôt des relations secrètes s'établir entre Maximilien et Henri VIII, qui vient de monter sur le trône d'Angleterre.

Dès le mois de février 1511, on écrit de France à Marguerite d'Autriche: «Madame, la nouvelle de la descente des Anglois continue tousjours icy de plus fort en plus fort, qui espouvante beaucoup ceulx de par deçà, et l'on a tout plain de mauvaise suspicion des Flamengs et autres pays de monsieur vostre nepveu, voisins desdits Anglois, que l'on dit estre consentans de laditte descente.»

Les ambassadeurs de Marguerite à Paris ne manquaient point de démentir tous ces bruits. Au mois de juin 1513, elle déclara de nouveau qu'elle observerait les traités et que l'Empereur était animé des mêmes intentions «combien que plusieurs, pour leur gaing et prouffit particulier, à leurs périls et fortunes, soient allés au service du roi d'Angleterre.»

Cependant, en ce même moment, l'Empereur écrivait à sa fille qu'il engageait les Anglais à débarquer au Crotoy et à envahir la France en suivant l'une ou l'autre rive de la Somme, «par ainsi qu'ils pourront, à grant honneur et puissance, marcher oultre jusques à Montlhéry, où feu nostre beau-père le duc Charles eut grant bataille et victoire, auquel lieu il faut que les François combattent, car c'est au cueur du royaume qui se nomme l'isle de France.» Il songeait même à éloigner le prince Charles de Castille du théâtre de la guerre en le faisant conduire en Allemagne, mais il n'osait exécuter ce projet, de crainte de réveiller le mécontentement des communes flamandes, qui chérissaient tendrement cet enfant, objet de tant d'espérances. «Nous ne savons, écrivait-il lui-même, comment et par quelle manière nous pourrons prendre et avoir hors de nos pays de par delà icelluy nostre fils, affin que quand nous serons à ceste œuvre, nos subgects d'iceux pays se veuillent contenter et ne commencer aucune inimitié.»

Maximilien décida Henri VIII à aborder en France en lui faisant espérer soit la couronne impériale, soit tout au moins un vicariat semblable à celui d'Édouard III. Pour conserver la neutralité des Pays-Bas, il s'était rendu au camp anglais, mêlé à ces soudoyers dont Marguerite d'Autriche parlait dans sa lettre à Louis XII, et portant, comme eux, les couleurs anglaises; empereur mercenaire qui touchait sa paye par jour ou par mois, comme le plus obscur landsknecht de la Souabe ou du Palatinat.

Cependant la neutralité de la Flandre dans cette guerre était bien moins réelle que fictive. «Le roy de Castille, portent les mémoires de Fleurange, laissoit aller de ses gens qui vouloit, nonobstant qu'il y eust amitié entre luy et les François et n'y avoit point de guerre déclarée.» Louis XII se plaignait fort haut des nobles du Hainaut: il ne cherchait, au contraire, qu'à s'assurer, par des paroles douces et conciliantes, l'appui des communes de Flandre.

Malgré les conseils de Maximilien, Henri VIII débarque à Calais, le 31 juin 1513, avec quelque cavalerie et un corps de six ou sept mille lansquenets qu'on appelait la bande noire.

Siége de Térouanne. L'armée qui s'avance pour secourir cette importante forteresse, est commandée par Louis d'Halewyn, sire de Piennes. Maximilien retrouve sous les bannières françaises ses anciens ennemis.

(16 août 1513). Bataille de Guinegate, connue sous le nom de bataille des Éperons, parce qu'elle ressembla plus à une déroute qu'à un combat. Les Français furent vaincus parce que les conseils du sire de Piennes n'avaient pas été suivis: le champ de Guinegate portait bonheur à Maximilien. La Palisse fut pris et se dégagea: Bayard se rendit pour ne pas fuir.

Térouanne, manquant de vivres, ouvrit ses portes après un siége de neuf semaines. «Le roy d'Angleterre, ayant Thérouenne dans ses mains, dit Martin du Bellay, à la suscitation des Flamans la feit démolir, remplir les fossés et brusler toutes les maisons, hormis l'église et les maisons des chanoines.» Quelques mois plus tard, cette œuvre de destruction fut complétée, en vertu d'une lettre de Marguerite d'Autriche. «Pour ce qu'on murmure fort, écrivait-elle à Laurent de Gorrevod, que les François se vantent de fortifier Thérouanne, il semble à aucuns qu'il seroit bon de parbrûler ce qui y est demeuré de laditte ville, et, si cest advis vous semble bon, le pourrez faire exécuter comme trouverez à faire pour le mieulx.»

Les Anglais, vainqueurs à Guinegate et à Térouanne, résolurent d'assiéger Tournay. Les habitants de cette ville avaient déclaré «que Tournay estoit Tournay et que jamais n'avoit tourné et encore ne tournera.» Ils se défendirent courageusement en attendant les secours de Louis XII qui leur avait écrit: «Mes bons enfans de Tournay, des plus anciens de la couronne, ne doubtez rien; je vous secourray quand engagier debvroie la moictié de mon royaulme.»

Cependant les assiégeants disposaient d'une redoutable artillerie: on y remarquait notamment douze gros canons qu'on nommait les douze apôtres; ce qui donne lieu à un chroniqueur flamand d'observer «qu'il ne convient pas de donner des noms de saints à de semblables inventions diaboliques et qu'il eût mieux valu leur donner les noms de Phalaris, Diomède, Néron, Mézence, Denys, Busiris, Commode et autres tyrans de ce genre.» Robert Macquereau, que le désir d'assister à un siége fameux avait conduit sous les murs de Tournay, entendit le roi d'Angleterre ordonner à un canonnier de pointer saint Barthélemy sur l'église de Notre-Dame: le boulet emporta une partie du clocher.

Quand les bourgeois de Tournay, abandonnés par Louis XII, se virent réduits à capituler, ils déléguèrent vers Maximilien des députés qui lui répétèrent: «Nous sommes Français.» Maximilien, irrité, les renvoya à Henri VIII, roi de France et d'Angleterre.

Henri VIII donna l'évêché de Tournay à son ministre le cardinal Wolsey, plaça dans l'église de Notre-Dame une statue équestre de saint Georges et choisit pour sa résidence un hôtel qu'avait autrefois occupé Louis XI. Marguerite d'Autriche espérait qu'il disposerait de Tournay en faveur de son neveu, déjà fiancé à Marie d'Angleterre, de même qu'Édouard III avait voulu en disposer autrefois en faveur des communes flamandes, ses fidèles alliées. Elle y fit préparer des fêtes brillantes où se réunirent les plus célèbres beautés des Pays-Bas; le jeune prince de Castille se rendit lui-même à Tournay, mais il trouva un adversaire dans Talbot qui, dissuadant Henri VIII d'un acte contraire à ses intérêts politiques, le ramena à Calais après qu'il eut laissé à Tournay pour garnison un corps de troupes anglaises.

Le prince de Castille était retourné en Flandre. «Charles d'Autriche, remarque Fléchier, faisait son séjour ordinaire à Gand, où il était né. On l'avait nourri dans les mœurs et dans les coutumes du pays.»

Charles avait près de quatorze ans. Sa jeunesse annonçait déjà ce qu'un avenir prochain devait réaliser aux yeux de l'Europe étonnée.

Il avait à peine six ans lorsque Vincent Quirini écrivait, dans un rapport au sénat de Venise: «L'aîné des fils du roi de Castille est doué d'un extérieur agréable et montre des dispositions extraordinaires; tout ce qu'il fait révèle son énergie et son courage. Le peuple veille avec tant de soin sur lui, qu'il n'est personne qui ne se fît mettre en pièces plutôt que de consentir à ce qu'il fût conduit hors du pays.»

Philippe le Beau avait jadis chargé Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, du gouvernement des Pays-Bas. Maximilien, qui le lui avait peut-être fait obtenir, lui conserva plus tard une mission qui embrassait le soin de surveiller l'éducation du prince de Castille. Tel était le titre que l'on donnait alors au jeune prince que nous ne connaissons que sous le nom de Charles-Quint.

Il ne paraît point, au reste, que Charles ait beaucoup écouté ses doctes précepteurs, dont le plus célèbre est Adrien Florissone, depuis pape sous le nom d'Adrien VI. Il se dérobait à leurs leçons pour suivre les fauconniers à la chasse ou pour aller agacer dans sa cage quelque fier lion de Numidie.

Une femme prudente, instruite et éclairée, qui lui tint lieu de mère, exerça seule quelque empire sur lui: c'était Marguerite d'Autriche, investie, dès le mois de mai 1507, de l'autorité suprême dans les Pays-Bas.

Marguerite d'Autriche aimait tendrement le prince de Castille. En 1510 elle disait dans une de ses lettres: «Mon nepveu croit journellement et s'adresse fort bien à toutes choses honnestes, et j'espère y prendre telle garde que j'y auray honneur.» En 1514, elle le montre consacrant déjà ses études aux soins du gouvernement et ajoute, à propos d'un accès de fièvre dont il se trouve atteint: «En la personne d'un tel prince ne peult avoir si petite maladie qui ne fasse bien à penser.»

Le 15 février 1516, Charles écrit à la veuve de Gonzalve de Cordoue: «Madame, j'ai sceu la mort du fameux Gonzalve de Cordoue, l'un des plus grands capitaines du monde, que je désirois conserver tant pour son rare mérite que parce que je souhaitois de le connoître pour me servir de son expérience et de ses conseils...»

L'affection de Marguerite ne lui suffisait plus. A défaut des récits de Gonzalve de Cordoue, il fut réduit à se faire lire le discours d'Érasme: de Institutione principis, où le célèbre docteur de Rotterdam, invoquant les sentiments généreux de la piété filiale, avait représenté, sous le nom de Philippe le Beau, un prince doué des vertus les plus éclatantes.

(1514). Traité entre Louis XII et Henri VIII. Marie, sœur du roi d'Angleterre, appelée à confirmer cette paix en épousant Louis XII, ne devient reine de France que pour présider à ses funérailles. François Ier monte sur le trône le 1er janvier 1514 (v. st.).

Au moment où le successeur de Louis XII fait son entrée solennelle à Paris, Charles, devenu majeur par un acte d'émancipation du même mois de janvier 1514 (v. st.), est reçu à Gand par les échevins, qui le conduisent à l'église de Saint-Jean. L'ancienne formule de serment lui est présentée; il la repousse et en fait lire une autre bien moins complète et bien moins étendue. Charles rompt ouvertement avec les temps du moyen-âge; il semble que son génie craigne d'être étouffé dans le cercle étroit que lui traçaient les vieux souvenirs des franchises communales. Cependant, les métiers, fidèles à leurs traditions, murmurent: l'agitation s'accroît, mais elle n'a d'autre résultat que l'acte du 11 avril 1515, où l'on exige des échevins, des doyens et des jurés le serment de respecter le traité de Cadzand imposé par Maximilien aux Gantois.

Un an s'était à peine écoulé quand Charles recueillit l'héritage du roi d'Arragon, mort à Madrigalejo, le 23 janvier 1515 (v. st.). «Le prince Charles, écrivait Érasme à Jean Fisher, évêque de Rochester, vient, assure-t-on, d'être appelé à dix-sept royaumes. Admirable fortune dont ne profitera point, je l'espère, le prince seul, mais aussi tout notre pays.» Dans une autre lettre il ajoutait: «Charles possède entre autres qualités remarquables, qui le rendent digne de l'autorité, celle d'être profondément attaché à tout ce qui est juste et équitable;» et Wielant place à l'époque même où Charles venait de recevoir le titre de roi, cette belle parole adressée au grand conseil de Malines: «Je veux que vous ne distinguiez point entre les grands et les petits, et si l'on parvenait à m'arracher des lettres de nature à entraver l'action de la justice, j'entends que vous n'y obéissiez point.»

François Ier avait vingt ans, Charles n'en avait pas seize. La rivalité de ces deux jeunes princes devait troubler toute l'Europe; leur double règne, qui s'ouvre simultanément, s'annonce toutefois sous des auspices pacifiques. Charles, guidé par le sire de Chièvres, charge Henri de Nassau de rendre en son nom hommage des comtés de Flandre et d'Artois au roi de France et de conclure avec lui une alliance dont l'une des conditions sera son mariage avec une fille de Louis XII. Guillaume de Croy semblait aussi favorable que ses ancêtres à la politique française: il représenta le roi de Castille aux conférences de Noyon.

(1517). Voyage de Charles en Espagne. Soulèvement contre le sire de Chièvres, que les Espagnols haïssaient parce qu'il était étranger. Adrien Florissone, devenu évêque de Tortose, contribue à rétablir la paix. Charles retourne aux Pays-Bas en s'arrêtant à Douvres, afin de chercher à séparer le cardinal Wolsey du parti du roi de France, à qui l'Angleterre vient de restituer Tournay, Mortagne et Saint-Amand.

Telle était la situation des choses lorsqu'on apprit la mort de Maximilien. Les rêves de sa folle vanité ne s'étaient jamais effacés de son intelligence affaiblie, et ne se contentant plus de la couronne d'empereur, il avait, dans les dernières années de sa vie, élevé son ambition jusqu'à la tiare de pontife. Que resta-t-il à Maximilien de toutes ses espérances évanouies, de toutes ses illusions dissipées? Un cercueil qu'il avait soin de prendre avec lui dans tous ses voyages, afin qu'à défaut des pompes de vie, il pût compter du moins sur celles de la mort.

(Juin 1519). Election de Charles à l'Empire. Quatrième empereur de ce nom depuis Charlemagne, il prit et conserva le nom de Charles-Quint.

La Flandre montra un grand enthousiasme. «Au premier bruit de l'élection de Charles-Quint, écrivait Érasme, tout le pays s'abandonna à la joie; puisse cette élection être heureuse pour le monde chrétien, puisse-t-elle surtout être heureuse pour nous!»

Quelle est la situation de l'Europe au moment où Charles-Quint parvient à l'Empire?

Le seizième siècle est une époque de crise profonde. En France, Louis XI n'a vu lui survivre que la haine de ses victimes; en Allemagne, la faiblesse de Maximilien a tout compromis; en Angleterre, la royauté s'est épuisée dans des proscriptions qui ont frappé tour à tour les vainqueurs et les vaincus, les oppresseurs et les opprimés; en Flandre, les tristes et profonds déchirements qui ont suivi la mort de Marie de Bourgogne, ont attesté aussi bien la décadence et la corruption des mœurs que l'affaiblissement des institutions.

C'est en ce moment où l'organisation communale qui fut au moyen-âge la règle normale de la vie intérieure de la société, disparaît avec ses liens étroits et ses garanties protectrices, que l'anarchie, ne trouvant plus devant elle qu'un pouvoir supérieur tantôt faible et tantôt violent, se développe sous toutes les formes. Elle ne respecte même plus la sphère où, au-dessus de toutes les passions et de toutes les ambitions, la religion exerçait depuis une longue suite de siècles une influence incontestée. Ennemi plus dangereux que Soliman qui porte l'Alcoran au-delà du Danube, le moine apostat Luther inaugure un nouvel Évangile à Wittemberg et rompt ouvertement avec tout ce que vénérait l'Europe chrétienne, avec ses traditions, avec ses croyances, avec sa foi.

A ces périls, à ces menaces Charles-Quint opposera l'unité politique, image de l'unité religieuse qu'elle doit protéger. Déjà Charles VIII a entrevu les besoins de la situation en se présentant à Rome comme l'héritier de Charlemagne. Charles-Quint, étendant plus loin ses desseins, cherchera à réunir tous les princes chrétiens par une confédération étroite, afin que sa main puissante porte à la fois les destinées de la vieille Europe et celles de la jeune Amérique, modérant ici les passions d'une société qui a atteint l'âge de sa maturité, réveillant au-delà de l'Océan les peuplades sauvages pour qui la civilisation est encore enveloppée dans les langes de son berceau. Gigantesque entreprise qui nous révèlera le génie de celui qui l'a conçue, mais qu'il ne doit toutefois voir jamais s'accomplir, afin que, lors même que tout sentiment d'ambition y fût resté étranger, un si merveilleux succès n'élevât pas trop haut son orgueil.

«La fortune, dit Jacques de Thou, rivalisa en ce prince avec la vertu pour le porter au sommet des grandeurs et l'en rendre digne, et je ne crois pas que l'on puisse trouver, ni dans notre siècle, ni dans les temps les plus reculés, un prince qui méritât davantage, par la réunion de toutes les qualités, de servir de modèle à ceux qui veulent s'élever par la voie de la vertu. En effet, qu'a-t-il manqué à son éloge, soit que l'on remarque sa sagesse dans ses projets, soit que l'on considère sa constance dans les revers et sa modération dans les succès, soit que l'on admire sa présence d'esprit dans les périls et son amour de la justice, la plus haute des vertus qui puissent se rencontrer chez un prince! Sa vie fut sérieuse presque dès les premières années de son enfance; elle devait être occupée par les expéditions les plus variées et les négociations les plus importantes, et, sans que nous songions à le flatter, nous pouvons dire que dans la paix comme dans la guerre, il fut toujours guidé par sa piété.»

Un publiciste plus moderne, le comte de Nény, ne juge pas moins favorablement l'administration intérieure de l'Empereur: «Charles-Quint fut le père et le législateur des Pays-Bas. Né et élevé dans ces provinces, il possédait parfaitement les langues du pays; il se plaisait à vivre dans une sorte de familiarité avec les citoyens dont il était l'idole. L'histoire et la tradition en ont consacré mille traits à l'immortalité... Jamais personne ne connut mieux que lui le caractère, le génie et les mœurs des peuples des Pays-Bas. De là vinrent ces lois admirables qu'il leur donna sur toutes les parties de la police, sur la punition des crimes et des contrats nuisibles à la société, sur le commerce et la navigation, lois que la plupart des nations éclairées ont cherché à imiter ou à adapter à leurs usages.»

Ce fut à Bruges que Charles-Quint s'arrêta à son retour d'Espagne. Il y avait déjà fait son entrée solennelle au mois d'avril 1515 et se souvenait de l'accueil pompeux que les Brugeois lui avaient fait à cette époque. Au mois de mai 1520, il fut reçu à Bruges avec les mêmes honneurs. Les ambassadeurs des princes et des villes libres de l'Empire s'y étaient rendus pour lui offrir leurs félicitations; ils l'accompagnèrent à Aix, où les archevêques de Cologne, de Mayence et de Trèves posèrent la couronne impériale sur un front auquel toutes les couronnes semblaient promises.

Au mois de juillet 1521, Charles-Quint était revenu à Bruges. Le 15 août le cardinal Wolsey, qu'il avait réussi à attacher à ses intérêts, y arriva avec une suite de cinquante gentilshommes et de cinq cents chevaux, et descendit au palais, où l'attendaient une pompe toute royale, des banquets somptueux et tous les honneurs qui devaient séduire son orgueil.

Des princes, des chevaliers, des négociateurs s'étaient réunis en grand nombre à Bruges, et Érasme lui-même avait quitté sa retraite pour revoir d'anciens amis, qu'il y chérissait ou qu'il espérait y trouver, certain d'être accueilli avec estime par tous les courtisans, avec une vive sympathie par tous ceux qui cultivaient les lettres.

Bruges était en effet une ville littéraire; Érasme se plaît à la nommer «une célèbre cité qui possède un grand nombre d'hommes érudits, et même, parmi ceux qui ne le sont point, beaucoup d'esprits heureux et de sains jugements.» In celeberrima civitate Brugensi quæ tot habet eruditos, tot et sine litteris felicia, sanique judicii ingenia. Ailleurs il la loue d'être féconde en génies dignes de l'Attique, éloge que Georges Cassander devait développer dans l'éloquent discours qu'il prononça en 1541 à l'ouverture des cours publics de belles-lettres, de philosophie et de théologie, fondés à Bruges par Jean De Witte, évêque de Cuba.

Érasme mandait à Jean Fevin, chanoine de Saint-Donat: «Je me plais à Louvain moins qu'autrefois et je suis plus porté à vivre à Bruges si j'y trouve un asile commode et une table digne du palais d'un philosophe. J'aime les repas où la recherche des mets supplée à leur nombre, et qui sont exquis sans être longs. Serons-nous dépourvus d'agréables convives là où nous possédons entre autres amis notre cher Marc Laurin?...»

Érasme espérait en 1521 rencontrer à Bruges, parmi les Anglais qui accompagnaient le cardinal Wolsey, ses amis les plus illustres: Jean Fisher, évêque de Rochester, et Thomas Morus, le vertueux fondateur de l'Utopie. Thomas Morus avait visité Bruges en 1514 avec Cuthbert Tonstall, qui fut depuis évêque de Londres. En 1515 il y accompagna les ambassadeurs que Henri VIII envoyait au prince de Castille; en 1517 il songeait à y retourner, car Érasme lui écrivait: «Si vous allez à Bruges, n'oubliez pas de réclamer Marc Laurin, notre meilleur ami.» Thomas Morus n'exécuta toutefois son projet qu'en 1520, et l'année suivante il revint avec le cardinal Wolsey, comme Érasme l'espérait, mais l'évêque de Rochester n'avait pu quitter l'Angleterre.

«Je comptais à Bruges de nombreux amis, écrivait Érasme à Guillaume Budé, et je dois nommer le premier le cardinal Wolsey, aussi digne de notre amour que de notre respect, que l'Empereur a reçu comme s'il eût été lui-même le roi dont il tenait ses pouvoirs. Cuthbert Tonstall, Thomas Morus, Guillaume Mountjoy l'avaient accompagné. L'arrivée du cardinal Wolsey m'avait causé d'autant plus de plaisir que j'espérais que son influence et sa sagesse parviendraient à apaiser les discussions qui séparent les princes les plus puissants du monde; mais jusqu'à ce moment rien ne justifie mes espérances: du moins les querelles des rois ne peuvent pas rompre l'alliance des Muses.»

Tandis que la politique avait ses conférences mystérieuses à la cour de Charles-Quint, les lettres avaient leur temple dans le cloître de Saint-Donat, chez Marc Laurin, où logeait Érasme. Si l'Angleterre se vantait d'y avoir envoyé les évêques de Saint-Asaph et de Londres, Thomas Morus et lord Mountjoy, l'Espagne y revendiquait avec orgueil Louis Vivès, qui devait s'attacher si vivement à la ville de Bruges, dont il chérissait à la fois les mœurs, le climat et les excellents poissons inconnus à Louvain, qu'il résolut d'y passer toute sa vie; Louis Vivès, que Henri VIII donna pour précepteur à sa fille Marie et que le duc d'Albe eût désiré charger de l'instruction de ses petits-fils; rhétoricien habile, orateur disert, qui aimait à se promener sur les remparts de Bruges et à s'y asseoir sur le gazon pour y réciter ces vers qu'il avait composés:

Ludunt et pueri, ludunt juvenesque senesque:

Ingenium, gravitas, cani prudentia ludus.

Denique mortalis, sola virtute remota,

Quid nisi nugatrix et vana est fabula vita?

La Flandre était aussi noblement représentée dans les banquets du cloître de Saint-Donat, dignes d'être décrits par Athénée. Bruges y comptait plusieurs de ses habitants, entre autres Marc Laurin et son cousin Matthieu Laurin de Watervliet, dont Érasme regretta plus tard vivement l'absence dans sa retraite de Bâle; Pierre De Corte, depuis premier évêque de Bruges, et François de Cranevelde, que Thomas Morus chérissait si tendrement qu'Érasme en fut jaloux. Gand n'était pas moins fière de posséder parmi ses savants Louis de Praet, Antoine et Charles Uutenhove, Liévin Goethals, Guillaume Van de Walle, Antoine Stock, Omer Eding, le chartreux Liévin Ammonius et le trésorier de Flandre Liévin de Pottelsberghe. Les autres villes de la Flandre avaient pu choisir, pour compléter cette illustre assemblée, des hommes non moins distingués: le chanoine Jean De Hont, de Courtray; Josse Van de Clichthove, de Nieuport; Jacques Battus, de Bergues; Pierre de Zuutpeene, de Cassel. J'aimerais aussi à y placer un jeune prêtre accouru d'Ypres pour saluer cet aréopage de la science: Jacques Meyer, qui, dès cette époque, se préparait à recueillir les titres historiques des communes flamandes à défaut des titres écrits dans leurs priviléges qu'on lui défendait de reproduire.

Meyer, animé du noble enthousiasme du poète en même temps que soutenu par les études profondes de l'annaliste, eût pu offrir à Louis de Praet une ode écrite en son honneur, où il lui rappelait l'objet de ses travaux:

«Toutes les Muses te portent jusqu'au ciel. Les historiens qui racontent tes hauts faits et les poètes qui les chantent, t'appellent leur père et leur Mécène. Tu es notre gloire et l'honneur de notre pays, ô toi qui comptes parmi tes ancêtres les rois et les princes auxquels a obéi la Flandre. Par quelles louanges pourrais-je assez te célébrer? La noblesse de ton origine est rehaussée par tant de vertus, elle s'est révélée au monde par tant d'actions éclatantes que lors même que le vieil Homère, chantre des rois de la Grèce, reviendrait parmi nous, ses vers seraient inutiles à ta gloire.»

Dans un de ces banquets où les bons mots et les saillies ne craignaient pas d'emprunter leur forme aux dialogues d'Aristophane ou bien aux satires de Perse et de Juvénal, Thomas Morus avoua à Érasme qu'il était disposé à accepter les fonctions publiques que lui offrait Henri VIII, et son ami ne trouva, pour l'en dissuader, que le souvenir de Phocion, qui se consolait d'un supplice injuste en disant qu'il valait mieux périr innocent que coupable. Thomas Morus ne se rappela les conseils d'Érasme que lorsqu'il imita Phocion, en refusant de se rendre aux instances des siens, qui le pressaient de fuir pour se dérober à la mort.

Érasme avait également été prophète quand il s'était effrayé des résultats des conférences de Bruges pour la paix de l'Europe. Un traité de ligue offensive et défensive avait été conclu entre Charles-Quint et le cardinal Wolsey, mais il devait, pendant quelque temps, rester secret.

Des conférences entre les plénipotentiaires flamands et français s'ouvrirent inutilement à Calais. François Ier rejeta les prétentions de l'Empereur, qui réclamait la Bourgogne et voulait affranchir la Flandre et l'Artois de tout lien de suzeraineté, et il résolut même de l'ajourner comme son vassal devant le parlement de Paris.

Déjà la guerre recommençait en Italie et sur les frontières des Pays-Bas. Au mois de novembre 1521, les Français s'emparèrent inopinément d'Hesdin. Martin du Bellay rapporte qu'on y trouva «un merveilleux butin, car la ville estoit fort marchande parce que de toute ancienneté les ducs de Bourgogne y avoient faict leur demeure.»

La perte d'Hesdin fut bientôt vengée par la prise de Tournay, qui ouvrit ses portes au sire de Fiennes le 30 novembre 1521, après avoir obtenu des garanties pour la conservation de ses vieilles franchises.

(24 mai 1522). Charles-Quint quitte Bruges et se rend en Espagne, après s'être arrêté à Londres pour confirmer son alliance avec Henri VIII. Conformément à cette alliance, le duc de Suffolk débarque en France: le comte de Bueren le seconde à la tête de l'armée impériale et s'avance jusque sous les murailles de Paris, après s'être emparé de Roye et de Montdidier.

(24 février 1524, v. st.). Bataille de Pavie. François Ier demeura prisonnier: dès qu'il eut été pansé, il alla rendre des actions de grâces à Dieu dans une église où ses yeux s'arrêtèrent sur ce verset du psalmiste: «Seigneur, vous m'avez abaissé afin que je puisse désormais mieux connaître et craindre votre justice.» Cela lui toucha fort au cœur, dit Brantôme.

Charles de Lannoy, qui reçut l'épée de François Ier, était un chevalier flamand, aussi bien que Denis de Morbeke à qui le roi Jean remit la sienne.

Grandes réjouissances en Flandre. Le 8 mars, la proclamation suivante fut publiée dans la plupart des villes:

«Qu'il soit connu que les magistrats ont reçu la nouvelle certaine que le 24 février dernier l'armée de l'Empereur notre très-redouté seigneur a attaqué et combattu celle des ennemis. Le roi de France a été fait prisonnier: quatorze mille de ses hommes d'armes ont péri, et le surplus des siens qui s'étaient enfuis, a été pris ou tué, de telle sorte que personne n'a réussi à s'échapper. Le présent avis est donné afin que chacun rende immédiatement des actions de grâces à Dieu tout-puissant: tous les monastères sont également invités à faire sonner leurs cloches pour remercier Dieu, à qui nous devons cette grande victoire.»

On chantait en Flandre:

«Le roi de France est tombé en notre pouvoir. Jamais nouvelle ne causa dans notre pays plus de joie.

«Maison de Bourgogne, tu n'as plus rien à redouter; lion de Flandre, cesse de gémir. Le roi de France a été fait prisonnier: aucun jour ne fut jamais plus heureux pour nous.

«Flamands, vous pouvez vous abandonner à votre allégresse: c'est près de Pavie que le roi de France a été pris au milieu du combat. La plupart de ses hommes d'armes ont péri; aucun n'a réussi à fuir. Dieu nous promet encore des temps prospères.»

Charles-Quint mérita cette victoire en rehaussant les qualités d'un grand prince par l'humilité des vertus religieuses. Dès qu'il la connut, il se retira dans sa chapelle et se déroba aux flatteries de ses courtisans pour remercier le Ciel de sa protection; puis il fit défendre qu'on célébrât par des fêtes un succès obtenu sur des chrétiens. Il n'ordonna que des prières, en disant qu'il fallait les rendre plus solennelles par une piété profonde et non point par une pompe extérieure. Il voulut aussi que dans les sermons l'on s'abstînt également de louanges pour son nom, d'outrages contre celui du roi de France, pour ne parler que de la puissance et de la bonté de Celui qui tient dans ses mains le sort des armées, modération bien rare chez un empereur de vingt-cinq ans, magna cum admiratione in ætate jam tenera.

Lorsque le docteur Sampson, envoyé de Henri VIII, se rendit près de lui pour le féliciter, il se contenta de lui répondre qu'il espérait que la victoire de Pavie permettrait d'établir la paix sur des bases stables et de se réunir pour assurer la défense de l'Église contre les infidèles en même temps que sa tranquillité intérieure; il déclarait qu'aucune ambition ne le portait à profiter de ses succès afin d'agrandir ses possessions, déjà assez vastes pour qu'il demandât chaque jour à Dieu qu'il lui fût donné de suffire à la tâche immense de les gouverner. «Ces paroles si remarquables et si sages, ajoute l'ambassadeur anglais, furent prononcées avec tant de douceur et de grâce qu'en trouvant chez l'Empereur cette admirable modération dans les sentiments, dans les paroles et dans la conduite, je ne pus m'empêcher, quelle que fût ma joie de la victoire de Pavie, de m'applaudir encore plus qu'elle fût en des mains qui s'en montraient si dignes: car je vous assure que rien n'était changé en lui; rien ne révélait l'arrogance, l'orgueil ou l'effusion de la joie; mais il rapportait toutes choses à Dieu avec d'humbles actions de grâces: c'est ainsi que j'ai appris moi-même, par ce mémorable exemple, à honorer la modération plus que ne me l'avaient enseigné tous les livres que j'aie jamais lus.»

Le sire de Lannoy avait écrit à l'Empereur:

«Sire, nous donnâmes hier la bataille, et plut à Dieu vous donner victoire, de sorte que avez le roi de France prisonnier... Sire, la victoire que Dieu vous a donnée a été le jour de saint Mathias, qui est jour de votre nativité. Du camp là où le roi de France étoit logé, devant Pavie, le 25 février 1525.»

Charles-Quint répondit au sire de Lannoy:

«Maingoval, puisque m'avez prins le roi de France, je crois que je ne me saurois mieux employer, si ce n'est contre les infidelles. J'en ai toujours eu la volonté. Aidez à bien dresser les affaires afin que avant je devienne beaucoup plus vieux, je fasse chose par où Dieu veut être servi. Je me dict vieil parce qu'en ce cas le temps passé me semble long et l'advenir loing.»

La lettre de François Ier à Louise de Savoie, plus concise et plus brève, comme il convient au malheur, n'est pas moins belle: «Madame, de toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie.» Mais François Ier, si noble dans son langage quand il s'adresse à la France qui partage sa douleur, ne retrouve plus ces sentiments de fierté en présence de ses ennemis triomphants. Il est difficile de croire que c'est la même main qui écrit d'Italie à Charles-Quint: «Si plustot liberté par mon cousin le vice-roy m'eût été donnée, je n'eusse si longuement tardé devers vous faire mon devoir, comme le temps et le lieu où je suis, le méritent et n'ayant autre confort en mon infortune que l'extant de votre bonté, vous supliant juger en votre cœur ce qu'il vous plaira faire de moy, étant seur que la voulenté d'un tel prince que vous êtes, ne peult estre accompaignée que de houneur et magnanimité. Par quoy, si vous plaise avoir ceste honneste pityé de moy et envoyer la seurté que mérite la prison d'un roy de France, lequel l'on veult rendre amy et non désespéré, pouvez estre seur de faire ung acquest en lieu d'un prisonnier inutile et rendre ung roy à jamais votre esclave». Conduit en Espagne, François Ier oublie les désastres de la guerre pour danser à Valence, de même que plus tard il oubliera les calamités d'une paix humiliante pour danser à Bordeaux. Rien ne révèle chez lui la dignité du malheur, cette vertu de l'homme qui parfois l'honore plus que le succès.

Cependant la France, subissant une nouvelle honte, a réclamé humblement l'appui de l'Angleterre qui, tant de fois, profita de ses désastres. Un traité, signé le 30 août 1525, sépare Henri VIII de Charles-Quint et assure son alliance à François Ier captif.

Le sire de Praet, grand bailli de Bruges, et le sire de Beveren se trouvaient en ce moment en Angleterre; ils furent retenus prisonniers par l'ordre de Henri VIII.

Traité de Madrid (14 janvier 1525, v. st.).

Charles de Lannoy reconduisit François Ier jusqu'aux frontières d'Espagne et vit le prince, dont il avait reçu l'épée, s'élancer sur le sol où il allait retrouver la liberté et la puissance, en s'écriant à haute voix: «Je suis redevenu roi!»

François Ier ne tarda pas à réunir les membres des états généraux:

«Messieurs, leur dit-il, je vous ay mandés pour vous dire l'appoinctement que j'ay faict, estant détenu prisonnier ès mains de l'empereur, pour sortir desquelles il me convint obtempérer à tout ce qu'il a voulu; et entendez que si l'empereur m'eust demandé tout mon royaume, je luy eusse accordé pour me mettre en liberté, qui est le trésor des humains.»

Le chancelier, dans sa réponse au nom des états, égala l'éloquence du roi de France à celle de Cicéron: il alla plus loin, et comme la mémorable parole que le roi Jean avait, dit-on, prononcée dans une circonstance presque semblable, se présentait à tous les esprits, il ne la rappela que pour la blâmer et allégua, contre la validité des engagements personnels pris par François Ier, l'absence de l'adhésion des trois états, représentants légitimes du royaume dont l'usufruit seul appartenait au roi.

Qu'eût dû faire François Ier pour concilier ses doubles devoirs comme roi et comme chevalier? Rendre à l'épée de la France sa liberté en laissant sa propre épée enchaînée à Madrid par son serment.

«Non-seulement un grand roi, mais un vrai chevalier, dit Fénélon dans une leçon destinée au duc de Bourgogne, aime mieux mourir que de donner une parole, à moins qu'il ne soit résolu de la tenir à quelque prix que ce puisse être. Rien n'est si honteux que de dire qu'on a manqué de courage pour souffrir et qu'on s'est délivré en promettant de mauvaise foi.»

Il faut rappeler les principales clauses du traité de Madrid, en remarquant qu'il ne reproduisait que ce que Charles-Quint réclamait, en 1521, aux conférences de Calais. François Ier restituait la Bourgogne, dont Louis XI avait injustement dépouillé la duchesse Marie, et c'était surtout pour satisfaire les justes griefs des Flamands que cette clause avait été introduite dans le traité. «Bien est vray que lesdits Flamens, dit un auteur français contemporain, pensent bien avoir receu le temps propice pour faire la teste aux François et prendre vengeance des injures qu'ils disent leur avoir esté faictes par cy-devant par les roys très-chrestiens.»

De plus, Arras, Tournay, Mortagne et Saint-Amand étaient réunis à la Flandre, et le roi de France renonçait à tout droit de rachat sur les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies; mais ce qui était plus important et constituait en quelque sorte un vasselage vis-à-vis de l'autorité impériale qui tendait à constituer l'unité politique, c'était l'obligation imposée à François Ier de joindre ses vaisseaux à la flotte que Charles-Quint se proposait d'armer contre les infidèles.

maluimus ipsum virtute quam conviciis vincere