Eugène Chavette

Nous marions Virginie

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066080709

Table des matières


I
II
III
IV
V
VI
TIMOLÉON POLAC DRAME AUTANT HISTORIQUE QU’INVRAISEMBLABLE
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
LES YEUX AU BOUT D’UN BATON
I
II
III
IV
V
VI
VII

I

Table des matières

Par une matinée de l’hiver dernier, un homme se tenait debout et immobile, au beau milieu de la place de l’Odéon. A terre, devant lui, il avait posé son chapeau à plat sur les bords.

Et il semblait attendre.

Profitons de son immobilité pour exquisser le portrait de cet individu, âgé d’une cinquantaine d’années. Ses cheveux gris se dressaient en un énorme toupet au-dessus d’une longue face jaune, ravagée par la misère et les privations. Cette tête aurait appelé aussitôt la pitié sans son petit œil vif, joyeux et dénotant cette philosophie qui fait gaiement supporter le malheur.

Il était complétement vêtu de noir, mais, hélas! quel noir! Le temps et l’usage avaient rendu à peu près gris le vieil habit taillé à la mode de 1840, qu’il portait soigneusement boutonné, sans doute pour dissimuler l’absence de linge.

En le voyant grave et raide sous ses haillons noirs, avec un mouchoir qui avait la prétention de jouer, autour de son cou, le rôle d’une cravate blanche, on aurait pu se croire en présence d’un notaire qui a eu des malheurs.

Donc un curieux s’arrêta; à côté de lui en vint un deuxième, puis un troisième et, en dix minutes, le chapeau et son maître furent entourés d’un cercle de commères, de badauds, de soldats qui tous, l’œil sur le couvre-chef leur montrant son dessus pelé, se disaient, fort intrigués:

—Que cache-t-il sous son chapeau?

Deux jeunes gens, l’un brun, l’autre blond, tous deux jolis garçons, s’étaient glissés au premier rang des curieux.

Le chapeau produisit aussitôt son effet sur le spectateur brun.

—Pourquoi met-il son castor sur le pavé? demanda-t-il à son ami.

—C’est peut-être pour s’asseoir quand il est fatigué? Car tu dois remarquer qu’on a oublié de meubler la place de l’Odéon, repartit l’autre.

Satisfait sans doute du nombre d’auditeurs, l’homme se moucha, releva ses manchettes, puis il salua à la ronde en commençant ainsi:

«—Jeunes beautés, laborieux citadins, intrépides guerriers.—Curieux dès l’enfance, j’ai beaucoup voyagé. Un soir, dans l’Inde, que je me promenais sur les bords du Gange, je vis venir à moi, sans autre vêtement qu’un tambourin, à cause de la chaleur torride, une belle et jeune femme qui essayait un pas de valse. Soudain, le pied lui glisse et elle disparaît dans l’humide empire...»

A ces mots de l’homme au chapeau, un frisson de terreur courut dans le groupe qui l’écoutait.

Insensible à ce succès oratoire, celui qui avait beaucoup voyagé continua:

En la voyant rouler dans les flots, je n’écoutai que mon courage et, sans même quitter une livre de sucre que je venais d’acheter, je plonge dans le perfide élément et j’ai le bonheur de la ramener sur le gazon... moins frais que ses jeunes appas. Je cherchais ma pipe pour la lui faire respirer, quand soudain quatre cavaliers... et des plus beaux!... à la poitrine chargée de diamants, accourent sur moi à fond de train.—O toi! s’écrie celui qui en était le plus chargé, ô toi qui as sauvé ma fille! bel étranger, que veux-tu? Je suis le roi. Parle; la moitié de mon royaume est à toi... sans compter ma fille.—Non, Sire, dis-je à cet Hindoustan, un Français ne se met à l’eau que par propreté ou par désintéressement.—Quoi! tu ne veux rien? s’écria-t-il en s’arrachant les cheveux avec désespoir, laisse-moi au moins te rembourser ton sucre qui a fondu?—Non, Sire, je ne veux rien, je n’ai besoin de rien.—Ah! ces Français sont tous les mêmes!!! bégaya-t-il avec admiration...»

—Dis donc, Paul, il aurait dû demander un habit neuf? souffla le jeune homme blond de l’auditoire à son ami.

—Je voudrais pourtant bien savoir ce qu’il, y a sous ce chapeau, Ernest; j’ai une idée que c’est un lapin, répondit celui qu’on appelait Paul.

—Un lapin? oui, c’est possible... alors un lapin tout cuit, et il a mis son chapeau dessus pour le tenir au chaud.

Cependant, le propriétaire de ladite coiffure poursuivait le récit de son aventure.

«—Le roi se roulait à mes pieds en criant: de grâce! noble Français, demande-moi quelque chose... un souvenir, une babiole... accepte seulement dix millions.—Sire, un mot de plus à propos d’argent, et je m’éloigne, dis-je avec un accent indigné.—Ah! j’en mourrai! soupira le roi plein de respect pour ma belle âme...»

Après un instant d’hésitation, l’homme au chapeau baissa le ton et continua, comme s’il faisait une confidence à son auditoire:

«—Je vous l’avouerai, messieurs les militaires, je fus vaincu dans cette lutte de générosité, car je me laissai attendrir, et je pris le monarque en pitié.—Eh bien! Sire, lui dis-je, puisque vous l’exigez, je vous demanderai une chose.—Laquelle? beugla-t-il en se relevant d’un bond joyeux qui le remit achevai; laquelle?—SIRE, C’EST LA RECETTE DE LA POUDRE AVEC LAQUELLE VOUS NETTOYEZ VOS CHANDELIERS!!!»

En même temps qu’il disait ces mots sans rire, le conteur s’inclina vers le chapeau qui intriguait tant l’assistance, le souleva et découvrit un chandelier dont la partie supérieure resplendissait d’éclat, tandis que le bas en était noir de malpropreté. Il remit le chapeau sur sa tête, et plongeant la main dans la poche de son habit, il en tira une poignée de petites boîtes et reprit:

—Cette poudre, la voici. Combien vaut ce secret d’un roi? me demanderez-vous. En Allemagne et à Madagascar, j’ai refusé mille francs de mes boîtes; mais à des compatriotes, je ne demande que cinq sous. Achetez, achetez, c’est un conseil de père que je vous donne, car vous ne trouverez cette poudre que chez moi, Nicolas Borax, seul propriétaire du secret, ainsi que l’atteste le parchemin du roi indien, que j’ai déposé à la Banque. Avec cette poudre, on nettoie indifféremment les chandeliers, l’argenterie et les dents. Cinq sous! cinq sous! ne vous étouffez pas! chacun aura son tour.

Mais la recommandation de ne pas s’étouffer était complétement inutile, car la foule, aussitôt le mystère du chapeau connu, s’était éclipsée en riant.

—Saperlotte! murmura Borax en voyant s’éloigner le public, voilà mon déjeuner qui s’envole! Justement ce matin, j’ai une faim... quelle faim!...

Parmi les rares fidèles restés sur la place se trouvaient les deux jeunes gens qui s’étaient donné les noms d’Ernest et Paul. En répétant: «Cinq sous, cinq sous», Nicolas Borax était arrivé devant eux.

—Ah! fit Paul, cinq sous la boîte... et quand on en prend deux?

—C’est huit sous.

—Et quand on n’en prend pas du tout? demanda Ernest, le beau blond.

—Alors, c’est deux francs, repartit Borax, se redressant à cette plaisanterie.

—Bien. Je n’en prends pas du tout; enveloppez-le moi dans un papier, voici mes deux francs, dit tranquillement le jeune homme.

Et il mit quarante sous dans la main du bonhomme, qui, dans sa joie étonnée, balbutia:

—Conservez-moi votre pratique.

—De plus, continua le blond, si une jolie pièce de cent sous peut vous être agréable, je vous offre une occasion de la gagner en me suivant à mon atelier, avec votre Chandelier et votre chapeau. A cinq francs la séance, vous poserez pour un tableau dont vous venez de me donner l’idée.

Borax bondit de satisfaction en s’écriant:

—Accepté! Aussitôt que j’aurai fait déjeuner Bourreau, je vous rejoins.

A ce nom de Bourreau, le jeune homme chercha des yeux, en croyant que, le marchand de poudre avait un chien.

—Qui donc appelez-vous Bourreau? demanda-t-il en ne voyant aucun animal.

—Bourreau, c’est mon estomac... Ah,! monsieur, il me tourmente bien!

—Alors, avec les cinq francs, j’offre une côtelette aux cornichons... Aimez-vous les cornichons? monsieur Borax.

—Si j’ai jamais désiré un trône, c’est pour manger des cornichons sans compter, affirma le saltimbanque avec un enthousiasme sincère. Ah! jeune homme, demandez-moi tout! mes services! mon bras! ma poudre!... non, pas ma poudre... entre nous, elle ne vaut rien... Mais tout le reste est à votre disposition, homme et chandelier; disposez-en.

—Allons! en route! conseilla Ernest en se dirigeant vers la rue de Vaugirard.

Au bout de cent pas, Borax qui, son chandelier à la main, marchait à côté des jeunes gens, parut tout à coup faiblir.

—Qu’avez-vous donc, Borax? demanda Paul.

—Oh! fit-il, moi, je n’ai rien. C’est mon animal de Bourreau qui fait le diable sous le futile prétexte qu’il n’a pas vu un morceau de pain depuis quarante-huit heures.

—Comment, vous n’avez pas mangé depuis deux jours! s’écrièrent les jeunes gens douloureusement surpris.

—Que voulez-vous? La poudre à chandelier n’a pas marché ferme cette semaine. J’ai eu beau dire qu’elle nettoyait aussi les dents, je n’en ai pas vendu une boîte de plus...

On était arrivé à la porte d’un petit restaurant dans lequel les jeunes gens firent entrer l’affamé.

On alla bien vite au plus pressé, en installant aussitôt le malheureux devant une copieuse soupe aux choux.

A chaque cuillerée qu’il avalait, le saltimbanque répétait:

—Hein! Bourreau, es-tu content? te voici à la fête, mon gaillard! j’espère que tu vas me laisser un instant tranquille?

—Là! fit le peintre Ernest, maintenant que Bourreau peut patienter jusqu’à l’arrivée des côtelettes, causons un peu, ami Borax.

—Bien volontiers.

—Alors, expliquez-nous comment il se fait que vous soyez arrivé à ce point de...

—A ce point de mourir de faim. Oh! ne craignez pas de finir, mon cher protecteur, dit le bonhomme en voyant l’artiste hésiter. Ma réponse est bien simple. Je suis de ceux qui n’ont pas de veine, de ceux qui, le jour où il ramassent dix sous à terre, tombent sur une pièce fausse. Rien ne leur réussit, quoi! ils trouvent moyen de se casser une dent en mangeant du fromage à la crème.

—Et vous n’avez pas cherché à combattre?

—J’ai usé de tout, tâté de tout, j’ai fait vingt métiers. Tenez, avant ma poudre, j’étais loueur de sangsues.

—Bah! expliquez-moi, donc ce métier.

—Dame! les médecins vous arrivent chez les pauvres malades où, bien souvent, on n’a même pas une chaise à leur offrir, et il disent tranquillement: «Ça ne sera rien, mettez-vous seulement quatre-vingts sangsues au séant et après-demain vous pourrez aller vous promener... pas à cheval, par exemple!» Or, les sangsues ne sont pas comme des coups de bâton qu’on n’a qu’à demander au premier veux. Les pharmaciens ont la manie de vous réclamer sept ou huit sous pour une petite bête qu’on n’a même pas la ressource... après... de manger en se figurant que c’est un salsifis. Donc, quatre-vingts sangsues représentent une grosse somme sur laquelle on n’a pas toujours le moyen de... s’asseoir.

—Bien raisonné, approuva Paul.

—J’avais trouvé un riche capitaliste auquel j’inspirais de la confiance et qui, sans me demander les trois signatures pour négocier mon papier à la Banque, avait bien voulu m’avancer neuf francs. A ce moment, la sangsue était en baisse. Avec mes capitaux, j’en ai acheté soixante... dont vingt-deux polonaises, car je m’étais dit que si les sangsues de ce pays-là étaient comme les hommes leurs compatriotes, elles devaient aimer à pomper. Alors je me suis mis à courir la clientèle et je louais à bas prix ce qu’on aurait été obligé d’acheter si cher. Après la séance... séant, séance, c’est bien le mot... donc, après la séance, je reprenais mes pensionnaires, puis je les faisais dégorger et je criais: A qui le tour?

—Le commerce n’a donc pas marché?

—Si, dans le commencement, j’ai gagné un peu d’argent avec lequel j’ai augmenté mon pensionnat jusqu’à cinq cents élèves... toutes françaises! car j’étais revenu de mes illusions sur les polonaises.

—Bah! des paresseuses peut-être!

—Non; mais je ne sais si c’est par haine nationale, les sangsues polonaises ne veulent mordre que des séants russes... Oh! alors, il faut le dire, elles y vont d’un si grand cœur qu’elles en éclatent comme des pétards.

—Et combien preniez-vous à vos clients?

—Un sou par tête. Je les passais à quatre centimes quand on en consommait trois cents à la fois. Seulement, tant par tête, cela m’occasionnait des contestations avec le client qui me disait: «Mais, toutes n’ont pas mordu!»

—L’observation était juste.

—Oui, mais je ne pouvais pourtant pas me faire payer à la piqûre et dire à une dame: «Retournez-vous que je compte les piqûres,» et ajouter: «Vous me devez tant.»

—Et pourquoi avez-vous changé les sangsues pour la poudre à chandelier?

—Ah! voilà: la sangsue est très-impressionnable. Le vent, l’orage, la neige, tout lui dérange la santé. On la voit tout à coup monter à la surface de l’eau du bocal. On la croit rêveuse... pas du tout, elle est morte. En une semaine, une épidémie m’a enlevé les trois quarts de mon pensionnat. Alors, découragé, j’ai voulu me débarrasser du reste.

—Et vous avez cédé votre fonds?

—Non, à revendre de cette manière, on perd trop. Comme c’était le moment du jour de l’an, j’ai fait passer dans ma clientèle le prospectus suivant:

«A tous les êtres qui nous sont chers, quel plus précieux cadeau d’étrennes peut-on offrir que la santé? Comment offre-t-on la santé? Par l’application de sangsues.—Adressez-vous donc à Nicolas Borax, qui tient à la disposition du public un assortiment complet de sangsues pour étrennes.»

—Et vous les avez vendues?

—Malheureusement, non. Elles m’adoraient, ces pauvres bêtes. Quand elles ont su qu’elles allaient changer de maître, elles ont préféré se laisser mourir. Alors, j’ai pulvérisé mes bocaux et j’en ai fait ma poudre à chandelier... qui ne nourrit pas Bourreau.

—La déveine ne peut continuer quand on possède votre hardiesse industrieuse.

—Ah! fit Borax en secouant la tête, la hardiesse ne suffit pas, il faut aussi un habit. Que de gens n’auraient aucune valeur sans leur habit. Tenez, moi, je vendrais demain ma poudre cent francs la boîte si j’avais un elbeuf sur le dos... Un habit propre, bien entendu, car en voilà un sur mes épaules avec lequel il me serait bien difficile de me faire passer, même à un aveugle, pour un brillant vicomte qui revient du Bois. Ah! si j’avais un habit, j’arriverais à tout.

—Vous épouseriez peut-être une princesse?

—Non, attendu que le mariage, c’est comme les chevaux de bois, il faut vraiment aimer ça pour s’y amuser.

—Ah! vous reculez pour la princesse, ricana Paul, qui, par une raison que nous allons dire, s’était peu mêlé à l’entretien.

Le bonhomme parut se froisser de ce ton moqueur du jeune homme et repartit aussitôt:

—Si j’avais un habit, je n’épouserais pas une princesse... parce que ça se rentre, pas dans mes objets de consommation... mais je parie que je vous la ferais épouser.

A ces mots, le peintre se mit à rire en s’écriant:

—Ah! Paul n’est pas ambitieux. Au lieu d’une princesse, il se contenterait seulement d’épouser l’ange de ses rêves... n’est-ce pas?

Pour toute réponse, Paul poussa un soupir qui fit envoler les radis de la table.

—Oh! oh! fit Borax, il paraît, jeune homme, que Cupidon vous a quelque peu égratigné de sa flèche.

—Égratigné? dites donc qu’il l’a embroché... et avec une flèche grosse, comme l’obélisque! appuya l’artiste.

—Oui, dit le charlatan, je connais ces amours-là. On reste en contemplation devant ange pendant des heures, faisant des yeux sur le plat, la main en pigeon vole, et la bouche tellement ouverte que ça donne aux hirondelles l’idée d’y venir faire leur nid. On a l’air d’un homme qui va éternuer.

Paul poussa un second soupir.

—Alors, continua Borax, pourquoi n’épousez-vous pas la demoiselle?

—Pour la simple raison qu’elle est fort riche et que, de mon côté, si je mettais toute ma fortune dans mes deux mains, cela ne m’empêcherait pas de jouer du piano.

Le bonhomme prit un air sérieux.

—Voyons, voyons, dit-il, on pourrait peut-être arranger cela. Précisons d’abord la situation. La jeune personne vous aime-t-elle?

—Comment puis-je le savoir?

—Quand elle vous voit, fait-elle un petit soubresaut comme si on la pinçait dans le dos?

—Allons, Paul, fais des révélations à ton juge. A-t-on l’air de la pincer dans le dos? demanda le peintre, qui se tordait de rire.

—Il y a un peu de cela, avoua l’interrogé.

—Bon! fit Borax, l’enfant vous aime. Quant à vous, du moment que vous faites envoler des radis en soupirant le suis renseigné. Seulement, il faut maîtriser votre vent pour le quart d’heure, car je ne vois plus sur la table que du sel et du poivre à faire envoler... et ça gêne quand on les reçoit dans les yeux.

—Tiens! c’est vrai! sel et poivre ne nous suffisent pas et les côtelettes se font bien attendre, s’écria Ernest, qui comprit cet appel de leur convive.

—Oh! si je vous dis cela, c’est parce qu’il s’agit de marier votre ami, et que les côtelettes aux cornichons me donnent généralement des idées.

—Alors, voici les idées aux cornichons qui arrivent, ajouta l’artiste en désignant un garçon qui s’avançait avec un énorme plat qu’il posa sur la table.

—Attention! Bourreau! commanda Borax tout joyeux et ouvrant les narines.

Il paraît que Bourreau ne se contentait pas de peu, car en un clin d’œil, son maître lui expédia cinq côtelettes, qui disparurent par bouchées colossales. Un soupirail de cave dans lequel on enfile d’énormes bûches de Noël représenterait assez la bouche du pauvre hère pendant cet exercice.

—Diable! on voit que vous aimez les côtelettes! s’écria le peintre.

Borax fit une petite moue dédaigneuse.

—Non c’est ce qui vous trompe, pas beaucoup. Je mange des côtelettes un peu pour dire que j’en mange, mais surtout parce qu’elles font digérer le cornichon qui est trop froid pour Bourreau. La côtelette de porc me remplace le verre de Chartreuse qui précipite la digestion.

Après avoir ainsi expliqué sa façon d’employer la côtelette le bonhomme s’accouda sur la table en disant:

—Maintenant, revenons à notre mariage.

—Ah çà! vous êtes donc bien certain de me marier? s’écria Paul étonné.

—Pourquoi pas? mon jeune ami. Vous avez le grand tort de vous faire un monstre de ce qui n’est que de la bien petite bière. Que demandons-nous pour arriver à ce mariage? Qu’on nous aime. Or, on nous aime, puisque la jeune fille, en nous voyant, fait un petit saut de cabri. Donc, le reste n’est qu’un détail, un très-simple détail, dont il ne faut pas se préoccuper.

—Un détail? Vous regardez comme un simple détail le père et la mère qui se réveillent la nuit pour penser à un gendre qui soit riche!

—Ah! oui, à propos, parlons un peu du père de notre ange. Quel homme est-ce donc, ce cher papa Ange?

—Un ancien vermicellier, qui s’est retiré du commerce avec deux millions et un rhume de cerveau perpétuel.

—Bravo! passons à la mère Ange.

—Une brave femme, nulle comme un lorgnon sans verre et superstitieuse au point de prendre médecine quand on a renversé le sel sur la table.

—Bravissimo!

—Ajoutez à cela une institutrice, vieille et hargneuse, qui me déteste parce que, sans intention, j’ai coupé queue de son chien en refermant la porte cochère.

—Quelle heureuse chance! Tout est pour nous! Quant à vous, je crois inutile devons demander si vous avez une caisse.

Ce mot de caisse fit se tordre joyeusement le peintre qui s’écria:

—Mais si, demandez-le, car Paul a une énorme caisse... seulement, elle est vide... C’est même là son vrai mérite. Mon ami est grosse caisse à l’orchestre de l’Ambigu... soixante-dix francs par mois, sans compter un élève en ville qui, par ordonnance de médecin, prend des leçons de grosse caisse pour se guérir d’une surdité.

—Une grosse caisse! instrument délicieux, le soir, dans les grands bois, quand tout se tait aux champs; cela vaut mieux que le son des cloches pour faire rêver une jeune fille... tout est pour nous.

Et, comptant sur ses doigts, le saltimbanque continua imperturbable:

—Rhume de cerveau, superstition, queue de chien coupée et grosse caisse, voilà de bien jolis atouts dans notre jeu. Je vous regarde comme déjà marié, jeune homme. Vous êtes un vrai veinard! Oui, en sachant utiliser toutes vos chances, vous deviendrez l’époux de votre... Ah! à propos, comment s’appelle votre ange?

—Virginie.

—Nom suave! si j’ai jamais désiré un trône, c’est pour aimer une femme du nom de Virginie.

—Et quand me mariez-vous? demanda Paul qui n’avait pas pris au sérieux un seul mot du bonhomme.

—Mais, comme le plus tôt possible sera le meilleur, nous ferions bien d’aller tout de suite étudier le terrain, répliqua le bateleur avec aplomb.

—Alors, en route! firent les jeunes gens désireux de poursuivre la plaisanterie.

Borax suivit les deux amis, qui, cent pas plus loin, s’arrêtèrent devant une porte de la rue de Vaugirard.

—Voilà notre demeure, Virginie est la fille du propriétaire, annonça Paul.

—Tiens! dit le maître de Bourreau, vous habitez-là? Alors nous sommes porte à porte, car, moi, je perche dans une mansarde de la maison voisine.

II

Table des matières

Comme les deux artistes l’avaient dit au charlatan, la maison qu’ils habitaient appartenait au père de Virginie, M. Thomas Ribolard, ancien fabricant de vermicelle, macaroni et autres pâtes alimentaires.

Ribolard était bête comme un pot, et il avait deux millions.

Bien souvent on rencontre des individus dont on se dit: «Comment cet imbécile a-t-il pu faire fortune?» La réponse est bien simple. Par cela même qu’il est un crétin, il a inventé une grosse ineptie qu’il a lancée sérieusement. Et comme, si stupide que soit un homme, il existe toujours des gens dix fois plus buses que lui, ils font aussitôt un succès à l’absurdité lancée par cet idiot.

Donc Thomas, au lieu de fabriquer ses vermicelles arrondis en boucles de cheveux, les avait offerts carrés. Premier succès!

Pour les potages, il avait inventé les pâtes guerrières, c’est-à-dire qu’en place des produits carrés, étoiles ou losangés, il avait fait découper à l’emporte-pièce sa pâte en petits sapeurs, canonniers, généraux de brigade, etc., etc., et comme le public n’avait pu résister au plaisir de manger des généraux de brigade dans son bouillon, l’inventeur Thomas avait récolté de l’or.

Mais le grand triomphe de Ribolard avait été obtenu par son macaroni! Au lieu de le faire à un trou, il l’avait confectionné à deux trous et l’avait lancé sous le nom de macaroni hygiénique à double courant d’air.

Voilà comment les deux millions étaient arrivés à Ribolard, que sa femme regardait comme un dieu.

Joignez à cela un rhume de cerveau qui ne l’avait pas quitté depuis l’âge de douze ans, une petite taille, une tête aussi chevelue qu’une pomme de rampe d’escalier, des yeux en boules de loto, et vous aurez le portrait de l’ancien vermicellier.

Madame Ribolard,—de son petit nom Cunégonde,—était bien la meilleure preuve qu’un imbécile trouve toujours plus crétin que lui, car elle était d’une bêtise à couper à la hache. On lui avait dernièrement escroqué dix francs pour une quête, en lui faisant croire que les ouvriers qui travaillaient aux mines de gruyère, sous Montmartre, s’étaient mis en grève contre les entrepreneurs avides qui voulaient leur décompter les trous du fromage.

Et pourtant de ces deux abrutis était née Virginie, charmante blonde de dix-huit ans, gracieuse et spirituelle jeune fille.

—Nous avons dépensé les yeux de la tête pour lui donner tous les arts d’agrément, répétaient à tout le monde les Ribolard en se rappelant les douze francs par mois qu’on leur avait demandés pour apprendre à Virginie à faire du bruit sur un piano en poussant des miaulements plaintifs. Car, il faut tout dire, si charmante qu’elle fût, l’aimable Virginie n’était pas taillée pour le chant. Elle vous avait une petite voix si aiguë que les globes de pendule se fêlaient quand elle chantait.

A sa sortie du pensionnat, les Ribolard avaient remué ciel et terre pour trouver à leur fille une institutrice qui lui donnât les belles manières du grand monde, et, sur les renseignements de leur charbonnier, ils avaient enfin trouvé mademoiselle de Veausalé.

Paméla de Veausalé prétendait avoir été élevée à la cour de Monaco. Aussi ses nobles et fières allures effarouchaient les Ribolard, qui s’extasiaient surtout au sujet de son altière vertu.

Car, à table, la pudibonde Paméla devenait rouge comme un radis et se cachait la figure sous sa serviette quand, par hasard, un domestique avait posé devant elle une volaille du côté du croupion.

Elle était si grande, si sèche et si maigre, qu’on aurait pu s’en servir pour déboucher un plomb ou nettoyer des verres de lampe. A l’entendre, vingt-deux hommes, dont trois nègres, s’étaient tués par désespoir de n’avoir pu attendrir son cœur.

Elle passait le temps à tricoter des paletots et des jambières pour son chien Raoul, un affreux roquet oubliant la propreté avec un cynisme qui étonnait les Ribolard.

—C’est bien drôle, se disaient-ils, mademoiselle de Veausalé nous affirme pourtant que Raoul était reçu dans les salons du prince de Monaco.

Un épouvantable malheur était venu frapper cet objet de l’unique affection de Paméla, car l’infortuné Raoul avait eu la queue coupée dans la porte cochère, qu’on avait refermée à son passage. Aussi, la hargneuse fille avait-elle voué une haine bleue au meurtrier de la queue de son chien.

Quand, escortant son élève, elle rencontrait le musicien Paul dans l’escalier, elle lui faisait des yeux qui auraient effrayé le joueur de grosse caisse si, pour calmer sa peur, il n’avait vu en même temps les regards, beaucoup plus doux, que la gentille Virginie abaissait sur lui.

Paméla inspirait donc aux époux Ribolard un saint respect, mêlé d’espoir, qui leur faisait dire, en songeant à l’avenir:

—Quand Virginie sera en âge d’être mariée, mademoiselle de Veausalé, parmi toutes ses belles connaissances de la cour de Monaco, saura nous trouver quelque duc ou prince.

Tous les domestiques de la maison avaient reçu l’ordre d’obéir aux moindres caprices de l’altière Paméla, qui en abusait.

Cocher, soubrette, valet de chambre, groom, concierge, cuisinière exécraient la veille fille. N’osant l’affronter en face, ils lui faisaient une guerre sourde. Ils se vengeaient surtout sur le chien Raoul en le gavant des étranges pâtées qui amenaient le roquet à ces oublis que les Ribolard trouvaient étonnants de la part d’un quadrupède qui avait fréquenté la cour de Monaco et vécu sur les genoux de la plus haute société.

Tel était le milieu dans lequel avait végété Virginie, milieu si triste que la blonde jeune fille en bâillait à la journée.

Or, quand on bâille, on lève assez naturellement les yeux aux ciel.

Donc, un jour qu’elle se livrait à cet exercice devant sa fenêtre, ses yeux levés avaient aperçu à une mansarde du toit la tête d’un jeune homme qui la contemplait.

D’abord, on s’était regardé.

Puis, de la part de Paul, la télégraphie du geste avait marché, timide en commençant, pour se continuer, après, de plus en plus expressive.

Enfin, les deux jeunes gens en étaient arrivés à s’aimer sans s’être jamais parlé.

Donc Nicolas Borax s’était rudement avancé en se vantant de faire le mariage qui devait réunir le demi-million de dot de Virginie aux soixante-dix francs par mois que sa grosse caisse produisait à Paul. Car le musicien ne comptait que comme une ressource passagère les quinze francs payés par l’élève qui apprenait la grosse caisse pour se traiter de la surdité... attendu qu’il s’en irait aussitôt guéri.

Or, au moment où les deux jeunes gens introduisaient Borax dans la maison, ils ne se doutaient guère que mademoiselle Paméla de Veausalé, en prenant ses grands airs, venait de dire aux Ribolard:

—Chers amis, j’ai une bien importante proposition à vous faire au sujet de Virginie, qui me semble être en âge de se marier.

—Auriez-vous trouvé un époux pour notre fille? s’écrièrent aussitôt les époux.

La gouvernante inclina majestueusement la tête.

—Un de vos amis de la cour de Monaco? demanda le vermicellier.

—Oui, dit la grave Paméla.

Elle attendit, pour continuer, que Ribolard eût fini de palpiter de joie, car il faut dire qu’à la moindre émotion éprouvée par le digne homme son continuel rhume de cerveau lui faisait aussitôt rage dans le nez. C’étaient des gloc, gloc, gloc, qui grondaient alors dans sa trompe nasale engorgée avec un tel fracas que le roquet Raoul se mettait à aboyer en furibond.

Enfin les gloc, gloc, de Ribolard ému s’apaisèrent, et mademoiselle de Veausalé put continuer.

—Oui, reprit-elle, j’espère marier Virginie au comte Bonifacio de Aricoti, le neveu du fameux duc de Croustaflor.

—Des nobles! s’écria le joyeux père dont le nez lâcha une seconde série de gloc, gloc.

—De la plus vieille noblesse. Tous leurs ancêtres sont morts aux croisades.

—Quel honneur pour notre famille!

—A ma vive sollicitation, le duc de Croustaflor a bien voulu consentir à n’accepter pour son neveu qu’un demi-million de dot.

—Vraiment!

—Pour lui, ce n’est qu’une goutte d’eau.

—Il est donc bien riche?

—Si le duc est riche! mais jugez-en par son seul train de maison. Cinquante chevaux, seize phoques apprivoisés, cent domestiques et trente pompiers.

—Pourquoi les pompiers?

—Pour veiller sur ses titres de propriété et sur les diamants de famille, qui sont enfermés dans un pavillon à part.

—Et les phoques apprivoisés?

—Pour se faire promener en mer.

Madame Ribolard avait écouté tout cela bouche béante et ouvrant des yeux surpris, comme si elle voyait passer un veau à deux têtes.

—Alors, cette fortune reviendrait un jour à Virginie? demanda-t-elle.

—Naturellement, puisque le duc, qui est garçon, n’a que Bonifacio pour héritier de ses immenses propriétés d’Italie, d’Egypte, du Mexique, du Pérou... car M. de Croustaflor possède des propriétés dans tous les pays.

—Excepté en France, pourtant?

—Ah! je ne saurais vous le dire. Vous comprenez bien que je n’ai pas été assez indiscrète pour exiger des détails quand le duc m’a annoncé qu’il daignait accepter votre demi-million. «Que la petite plaise à Bonifacio et je me contenterai de cette misère.» Voilà ce qu’il m’a dit hier.

—Comment! hier! il n’est donc pas en ce moment à Monaco? s’informa Ribolard aussi vite que le lui permettait son nez, dont les gloc, gloc, avaient repris leur train.

—Il est maintenant à Paris, où il est venu pour se faire couper les cheveux. Il prétend qu’on ne sait tailler les cheveux qu’à Paris. Aussi, avec son énorme fortune, il ne regarde pas à ce que peut lui coûter cette coquetterie.

—Ça lui reviendrait à meilleur marché de faire venir un coiffeur de Paris à Monaco.

—Alors, on ne lui taillerait pas les cheveux à Paris.

—Tiens! c’est juste! que je suis bête! confessa modestement madame Ribolard, qui avait avancé cette idée économique.

—Et son neveu Bonifacio?

—Le comte accompagne le duc.

—Est-ce qu’il vient aussi pour se faire couper les cheveux à Paris?

—Oh! non, le comte Bonifacio de Aricoti ne pense qu’à une chose, lui... à épouser une Française blonde.

—Pourvu, que Virginie lui plaise! s’écria la maman tremblante.

—Pour cela, il suffit que le comte voie votre fille un seul instant, dit mademoiselle de Veausalé en souriant à la mère craintive.

—Oui, mais comment la verra-t-il?

—J’ai un moyen tout trouvé. En causant hier avec M. de Croustaflor, il m’a appris que son neveu et lui devaient aller ce soir à l’Ambigu. Envoyez retenir des fauteuil de balcon. Ces messieurs seront à l’orchestre et le jeune homme pourra ainsi s’enivrer des charmes de Virginie.

—C’est une idée!

—Dans la soirée, je préviendrai M. de Croustaflor que nous sommes là.

—Bon!

—Alors, je conviendrai que si Virginie a su captiver le comte de Aricoti, ces messieurs nous feront un signe quelconque.

—Oui, mais quel signe?

—Si M. le duc, par exemple, pendant le dernier entr’acte, tenait à la main le petit banc de l’ouvreuse? proposa madame Ribolard.

—Oh! fit le mari, on ne peut solliciter une telle complaisance d’un homme si riche. J’aimerais plutôt qu’il se mît à brosser son chapeau à rebrousse-poil. Cela attire moins l’attention des voisins que le petit banc. Qu’en dites-vous, mademoiselle de Veausalé?

—J’ai mieux à vous proposer. Ces messieurs se passeront les pouces dans l’entournure du gilet.

—Chacun dans son gilet à soi? demanda la mère.

—Oui, oui, Cunégonde, ma bonne; ne veux-tu pas que le duc aille fourrer son pouce dans le gilet de son neveu et réciproquement?... Ce serait trop exiger.

—Mais, mon ami, je m’informe, moi. Il faut bien convenir de tout pour qu’il n’y ait pas de malentendu.

Ce point arrêté, Paméla de Veausalé continua sa leçon aux époux.

—Quant à vous, dit-elle, si vous agréez le jeune homme...

—Oh! il est tout agréé d’avance. Vous comprenez bien que le neveu d’un homme qui possède des phoques et des pompiers est tout reçu... à moins qu’il ait deux nez... et encore!... cela pourrait passer pour un caprice d’homme riche.

—Soit! Vous ferez donc aussi connaître votre consentement par un signal discret.

—Très-bien. Cherchons un signal discret.

—Si tu laissais tomber ton chapeau dans l’orchestre, gros chéri? avança Cunégonde.

—Alors je prendrai mon plus vieux.

L’institutrice fit la moue, en disant:

—Il faudrait quelque chose de plus simple, monsieur Ribolard.

—Si j’ôtais ma cravate en ayant l’air d’être incommodé par la chaleur.

—Non, je propose que vous vous mouchiez.

—Oui, c’est cela. Je me moucherai trois fois de suite en regardant ces messieurs. Et puis, après, que ferons-nous, mademoiselle de Veausalé? Quand tout le monde aura dit oui, irons-nous boire ensemble une chope au café?

—Les choses ne se traitent pas comme cela à la cour de Monaco, mon cher monsieur. Le grand monde a d’autres usages. Il ne faudrait pas abuser de la complaisance de M. le duc à accepter votre demi-million, dit Paméla d’un air pincé.

—Mon Dieu! mademoiselle de Veausalé, il faut me pardonner. Je n’ai jamais été à la cour de Monaco. Ce que vous me direz, je le ferai.

—Eh bien! je vous amènerai ces messieurs ici pour vous les présenter. Vous les inviterez à dîner.

—Justement, la cuisinière réussit des flans délicieux. Nous dirons qu’ils ont été faits par Virginie; il est bien permis à des parents de faire valoir leur fille.

—Maintenant que tout est convenu, il faut envoyer retenir des places à l’Ambigu, si nous ne voulons pas être dans un coin où ces messieurs ne pourraient nous découvrir.

On expédia aussitôt un domestique.

Puis toute la maison fut en révolution.

On pressa le dîner.

On bouleversa les armoires pour les toilettes.

A tout moment, les époux Ribolard embrassaient leur fille; mais comme ils ne lui soufflaient pas un mot du motif pour lequel ils la conduisaient au théâtre, la jeune fille, étonnée de ces caresses répétées, se disait:

—Comme l’Ambigu les rend tendres!

III

Table des matières

Pendant que Paméla de Veausalé offrait aux époux Ribolard cette brillante perspective d’avoir bientôt pour gendre le neveu d’un homme qui possédait des phoques, Nicolas Borax, à la suite de ses deux guides, avait pénétré dans l’atelier du peintre, situé au sixième étage de la maison et tout à côté de la mansarde de Paul, la grosse caisse.

—Là, maître Nicolas Borax, nous sommes arrivés, dit Ernest en introduisant le saltimbanque dans son atelier.

Nicolas courut d’abord ouvrir la fenêtre du fond et s’écria:

—Parfait! plus que parfait! je n’aurai pas à monter et descendre six étages pour venir vous voir. Ma mansarde est juste à la hauteur de votre local. Je pose un pied sur votre gouttière, un pied sur la mienne, et, crac! en une seule enjambée je suis d’une maison dans l’autre... et cela sans danger, car nos deux gouttières sont assez larges et solides pour y faire passer le bœuf gras et son cortége.

—Comment, Borax, c’est vous qui habitez la mansarde de la maison voisine!!! s’écria le peintre.

—Précisément.

—Alors, c’est donc vous qui, tous les jours, de deux à quatre heures, m’écorchez les oreilles en faisant hurler un cornet à piston?

—Oui, je cultive mon talent.

—Vous appelez cela un talent, malheureux! Mais, depuis six mois que vous l’exercez, je n’ai plus une seule punaise dans mon atelier; elles se sont enfuies épouvantées.

—Oui, pour se réfugier chez moi, ajouta douloureusement Paul.

Borax, au lieu de s’émouvoir du reproche, fit un bond de joie.

—Tiens! tiens! vous me révélez un des côtés utiles du cornet à piston. Je vais en faire une nouvelle corde à mon arc. Dès ce soir, j’adresserai un prospectus à ma clientèle, où j’annoncerai que j’entreprends la suppression des punaises par un moyen de moi seul connu. Il y a tout un avenir dans ce secret.

—Vous direz encore que vous l’avez appris du roi de l’Inde.

—Non, non, j’inventerai que j’ai retrouvé ce secret dans les papiers d’un grand musicien décédé... de Rossini, par exemple.

Et Nicolas, se frottant les mains, continua, tout guilleret:

—Superbe! superbe! cette recette contre les punaises... Oui, superbe et pleine d’humanité, car elle débarrasse de l’animal sans le faire périr... La Société protectrice des animaux est capable de me donner un prix. Ah! monsieur Ernest, si je gagne une fortune, c’est bien vous qui me l’aurez mise dans la main.

—Alors, par reconnaissance, vous devriez bien ne plus me briser la tête avec votre piston pendant deux heures.

A cette demande, Borax devint sérieux et répondit d’une voix grave:

—Impossible, cher monsieur, c’est vraiment impossible!

—Comment impossible! Vous ne pouvez renoncer à votre infernale musique?... Car je ne voudrais pas vous faire un mauvais compliment, mais vous jouez d’une telle épouvantable façon que vous devez faire souffrir même votre instrument.

—Oui, oui, je le sais si bien que je me mets du coton dans les oreilles pour ne pas m’entendre moi-même... mais il m’est impossible de ne pas jouer, dit Borax désespéré.

—Pourquoi? demandèrent les jeunes gens étonnés de son refus.

—Parce que c’est ma seule manière de payer mon terme.

—Ah! bah!

—Oui, voici la chose. Il faut vous dire que mon propriétaire est dentiste, et qu’il possède un fils que, d’abord, il avait établi serrurier. En voyant que le jeune homme ne mordait pas ferme à la serrurerie, le papa s’est dit: «J’ai une jolie clientèle, autant qu’elle reste à mon garçon; je vais lui apprendre mon état.»

Alors, tous les jours, de deux à quatre heures, le jeune homme fait son apprentissage en s’exerçant sur les mâchoires des clients. Vous comprenez que l’ancien serrurier jouit d’une main un peu lourde, il se figure qu’il crochette une serrure... De sorte qu’il en résulte, de la part des clients, d’affreux beuglements qui discréditeraient le papa dentiste en effrayant le quartier. Pendant cette leçon, qui dure deux heures, je joue du cornet à pleins poumons, ça étouffe les cris... on prend les hurlements des victimes pour les accords de mon piston... et, en récompense de cette adroite mélodie, le propriétaire dentiste me fait cadeau de mon terme.

—Et quand le fils saura-t-il enfin arracher une dent?

—Je ne pourrais pas trop vous dire, mais le papa dentiste m’a proposé hier de me signer un bail gratis de neuf ans, avec clause de musique.

—Diable! fit Ernest effrayé; alors, pendant neuf années, je suis exposé à vous entendre! Heureusement qu’en neuf ans de piston continu vous pouvez arriver à en jouer agréablement.

—Oui, mais le propriétaire veut insérer dans le bail que, si j’arrive à une certaine force, je serai tenu de prendre des élèves commençants qui n’annonceront aucune disposition.

A ce moment, on frappa à la porte de l’atelier.

—Entrez! fit Ernest.

Un joli petit minois de femme se montra aussitôt par l’entre-bâillement de la porte poussée.

—Mais avancez donc, mademoiselle Clémence, s’écria Paul en s’élançant à sa rencontre.

—Jolie créature, murmura Borax.

—C’est la femme de chambre de madame Ribolard, lui souffla le peintre.

—Si j’ai jamais désiré un trône, c’est pour avoir une pareille femme de chambre, soupira Nicolas.

L’amoureux Paul avait fait entrer Clémence et lui offrait une chaise.

—Il y a donc du neuf? demanda-t-il.

—Oui; j’étais montée dare dare à votre chambre pour vous le conter, et, ne vous y trouvant pas, j’ai eu l’idée de venir vous relancer dans l’atelier de M. Ernest, répondit la gracieuse soubrette en adressant à ce dernier une œillade langoureuse que vit Borax.

—Parlez.

—Sachez donc que monsieur et madame se sont d’abord enfermés pendant une heure avec la Veausalé. A la suite de quoi il y a eu un grand branle-bas dans la maison pour s’occuper des toilettes. Ils étaient comme fous! Monsieur faisait des gloc, gloc, avec son nez, à tel point que nous avons cru qu’il allait lui éclater. Madame sautait comme une petite folle, si bien que, ne pouvant pas lui agrafer sa robe, tant elle bondissait, j’ai fini par lui demander si elle avait avalé les élastiques de son sommier. «Non, qu’elle m’a dit, mais apprends que nous marions Virginie.»

—Ah! mon Dieu! s’exclama la grosse caisse.

—Après? dit Ernest.

—Je ne sais pas autre chose si ce n’est que l’entrevue doit avoir lieu ce soir à l’Ambigu... votre théâtre, monsieur Paul. Ainsi, vous connaîtrez votre rival.

Et la soubrette courut à la porte en criant:

—Je me sauve bien vite, car on s’apercevrait de mon absence.

L’amoureux était resté atterré par cette nouvelle.

—Parfait! plus que parfait! tout va bien pour nous, déclara Borax avec aplomb.

Cette assurance de Nicolas rendit un peu de courage au musicien.

—Vous trouvez que tout va bien? demanda-t-il.

—Parfait! plus que parfait, répéta Nicolas. Ce soir, nous étudierons l’ennemi à l’Ambigu. Mais, avant qu’il nous attaque, il faut que nous ayons compté nos forces.

—Comptons, fit le peintre.

—Nous disons donc que nous avons déjà pour nous mademoiselle Clémence, autant que j’ai pu en juger par la dose d’électricité qui lui chargeait l’œil en regardant M. Ernest.

—Ah çà! Borax, qui diable a pu vous faire croire qu’elle songe à moi? s’écria l’artiste.

—J’ai du flair. La brunette a de la tendance à votre endroit.

—Mais non, c’est une fille qui se tient énergiquement dans cette île escarpée et sans bords qu’on appelle la vertu.

—Possible! mais elle descendrait volontiers dans votre nacelle pour faire un on deux tours sur l’eau. Donc, nous regarderons Clémence comme acquise à notée cause si vous le voulez bien...

—Allons, soit! je me dévouerai pour Paul, dit le peintre avec une petite pointe de fatuité.

—Bon! une dans le sac, reprit le bon homme. Passons au portier. Ce fonctionnaire est le plus important pour nous. Dans la bataille que nous allons livrer, le concierge représente notre artillerie rayée. Il me faut un peu l’étudier.

—Voulez-vous que je vous le fasse monter? demanda Paul.

—Volontiers.

Le jeune homme ouvrit une fenêtre, lança un strident coup de sifflet, puis il ajouta:

—C’est notre façon d’appeler Calurin quand nous avons une commission à lui donner.

—Très bien. Je vais tout de suite me mettre au mieux dans ses papiers. Vous allez voir cela.

Le saltimbanque courut à la porte de l’atelier, qu’il tint toute grande ouverte.

On entendait Calurin gravir l’escalier.

Quand Borax le crut assez près pour que, par la porte béante, le portier pût entendre ce qui se disait dans l’atelier, il s’écria de sa voix la plus perçante:

—Oui, messieurs, oui, j’ai visité des palais somptueux, des demeures de rois... et nulle part, entendez-vous? nulle part je n’ai trouvé une habitation aussi bien tenue que la vôtre! Cour, vestibule, couloirs, tout resplendit de cette propreté bienfaisante qui est la moitié de la santé. Les escaliers y sont tellement propres que, si j’y laissais tomber une pièce de dix sous, je ne regarderais pas à la ramasser avec ma langue.

En arrivant à la porte de l’atelier, le concierge n’avait pas perdu un mot de la phrase, et sa figure exprimait une reconnaissante satisfaction.

—Ah! Calurin, dit Ernest, si tu étais arrivé dix secondes plus tôt, tu entendais monsieur faire l’éloge de la propreté de la maison.