Honfleur est une jolie ville en face du Havre de Grâce et bâtie en amphithéâtre au pied d’une colline très-élevée; les arbres qui en couronnent le sommet se découpent en noir sur le ciel. Au pied, parmi les maisons couvertes de tuiles rouges, on remarque les restes de la lieutenance, vieux bâtiment ruiné, aux murailles grises, des fentes desquelles s’échappent quelques giroflées sauvages, dont le feuillage vigoureux se couvre presque toute l’année de ces étoiles jaunes si odorantes.
Lorsque, par un chemin sinueux et revenant plusieurs fois sur lui-même pour adoucir la pente, on est arrivé au sommet de la côte de Grâce, on découvre une immense étendue de mer, et l’œil, au loin, à l’horizon, se perd dans la brume, que semble par moments déchirer quelque navire aux voiles blanches, glissant sur l’onde comme un grand cygne; la plate-forme de la côte est tapissée d’une épaisse pelouse verte et toute couverte de grands arbres sous lesquels est la chapelle de Grâce. Au plus haut point de la colline est un grand Christ sur la croix, que l’on aperçoit de très-loin en mer.
A moitié de la côte était une petite maison, semblable à toutes les maisons; seulement, derrière, un mur assez élevé renfermait un espace d’un demi-arpent, à peu près; quelques cimes d’arbres presque entièrement dépouillées dépassaient la muraille; quoiqu’il ne fît aucun vent, à chaque instant cependant quelques feuilles tombaient. Un sorbier seul gardait ses larges ombelles de baies semblables à des grains de corail; au dedans du jardin, on eût pu voir la vigne qui couvrait les murs conserver la dernière son tardif feuillage et étaler avec orgueil ses pampres richement colorés de jaune et de pourpre. Le ciel était gris, bas et tout d’un seul nuage immobile. Les oiseaux ébouriffaient leurs plumes aux premières atteintes du froid. Quoique la mer fût calme et unie, elle n’en paraissait pas moins menaçante; des tas d’algues et de varechs, arrachés à ses profondeurs et jetés sur la plage au delà des limites ordinaires de l’Océan, racontaient une récente colère. Les grandes mouettes blanches aux ailes noires rasaient l’eau en longues files.
Comme le jour commençait à baisser, un homme vêtu en chasseur sonna à la porte de la petite maison; une fille mise à la mode du pays vint lui ouvrir. Elle avait une jupe rayée blanc et rouge et un corsage noir dont la ceinture s’attachait presque sous les bras; elle était coiffée d’un bonnet de coton bien blanc; à ses mains, passablement violettes, elle portait deux ou trois bagues d’argent.
Le chasseur regarda si son fusil était désarmé, le remit à son introductrice, et jeta sur une table son carnier vide. Puis il passa dans une chambre où il changea d’habit.
Cette chambre offrait au premier abord une remarquable confusion: l’œil était frappé d’un mélange incohérent de palettes, de chevalets, de toiles commencées et abandonnées pour d’autres qu’on avait quittées à leur tour; une guitare, un cor, un piano, occupaient le reste de la place avec quelques ustensiles de chasse appendus aux murailles. Les seules choses, peut-être, qu’on n’eût pu trouver dans cette chambre, où tout semblait rassemblé, eussent été un encrier et des plumes; de sorte que si, au premier aspect, on se rappelait involontairement cet axiome mythologique, que les Muses sont sœurs, on ne tardait pas à remarquer qu’il y en avait une que le maître de ces lieux proscrivait comme bâtarde et étrangère.
Pour lui, c’était un homme d’assez haute taille; sa figure maigre portait l’empreinte de l’ennui et d’un insoucieux dédain; son teint était fortement hâlé par l’air de la mer; ses cheveux étaient bruns. Malgré la simplicité de ses vêtements, il avait un air de distinction qui frappait dès le premier instant, et que l’examen rendait plus évident encore. Il avait les mains et les doigts effilés; quand sa veste de grosse laine brune s’entr’ouvrait, on voyait une chemise de fine toile plissée avec soin.
Il ne tarda pas à passer dans la chambre de madame. A l’époque de ces premiers refroidissements de l’atmosphère, c’était la seule pièce où il y eût du feu régulièrement.
Cette pièce était tendue de bleu clair; le lit, les rideaux, un divan, étaient de la même couleur; un tapis blanc à rosaces bleues et noires couvrait le parquet. Un grand feu éclairait seul la chambre, lorsque la servante qui précédait Roger apporta deux bougies. Roger, en entrant, baisa la main de sa femme.
Elle était nonchalamment étendue dans une bergère, et, longtemps encore après l’arrivée de son mari, on eût pu voir, au voile qui couvrait son front, à l’incertitude distraite de son regard, qu’elle s’était livrée complètement à la rêveuse influence qu’exerce la fin du jour, alors que les formes des objets s’effaçant peu à peu, l’imagination n’a plus rien à quoi elle puisse s’attacher et se cramponner sur la terre, et que, rompant ses entraves, elle s’élance au ciel et erre vagabonde dans les espaces imaginaires.
Madame Roger était petite, svelte, blonde; ses yeux d’un bleu sombre étaient d’une grande beauté; mais ils avaient, ce soir-là, une vague et indéfinissable expression d’inquiétude et d’étonnement.
—Vous avez bien fait d’arriver, Roger, dit-elle; l’ennui et la tristesse me gagnaient visiblement.
On servit le dîner.
—Je ne suppose pas, dit madame Roger, que ces côtelettes de mouton proviennent de votre chasse d’aujourd’hui; cependant je ne m’aperçois pas qu’on nous serve rien qui approche davantage du gibier.
—Je n’ai rien tué, reprit Roger; ce vieil Anglais, notre voisin, qui depuis si longtemps me persécute pour m’emmener chasser avec lui, m’a fait passer la plus ennuyeuse journée. Il a deux chiens qu’il a dressés lui-même et dont il vante incessamment le mérite. Les deux maudites bêtes forcent l’arrêt d’une manière fabuleuse et font lever les perdreaux à une demi-portée de canon; vingt gardes ne conserveraient pas le gibier aussi bien que ces molosses mal élevés; le maître des chiens tirait imperturbablement des pièces invisibles à l’œil nu. Pour moi, je me suis contenté tout le jour de me promener, l’arme à volonté, en sifflant tous les airs que je sais, et aussi quelques-uns que je ne sais pas.
Madame Roger parut peu sensible aux désappointements du chasseur; peut-être même ne comprenait-elle pas bien ce que c’était que de forcer un arrêt; quoi qu’il en soit, les deux époux ne tardèrent pas à s’isoler parfaitement l’un de l’autre, tout en restant chacun à un des coins de la même cheminée.
Au bout d’une heure, Roger se leva, il trouva un bon feu dans sa chambre, alluma une pipe et fuma; puis il marcha, puis il ouvrit la fenêtre, puis il la referma. Tout à coup, il parut illuminé d’une idée subite. Il sortit de la chambre et s’occupa de rassembler une plume, du papier et de l’encre. Bérénice vint dire que madame écrivait elle-même, qu’elle disposerait volontiers de plumes et de papier pour monsieur, mais que, n’ayant qu’un encrier, elle le gardait et envoyait une bouteille d’encre dans laquelle il serait à monsieur tout loisible de puiser à discrétion; à quoi Bérénice ajouta de son propre mouvement:
—Pourquoi monsieur n’a-t-il pas un encrier comme tout le monde?
Bérénice ici ne nous paraît pas manquer tout à fait de jugement, et plus d’un de nos lecteurs doit se dire: «Pourquoi Roger n’a-t-il pas dans sa chambre un encrier comme tout le monde?»
C’est ce que nous nous réservons d’expliquer avant la fin de cette histoire.
Roger se mit à écrire et ne se coucha qu’assez avant dans la nuit; avant de se mettre au lit, il ferma sa porte doucement pour ne pas réveiller sa femme. Au même moment, madame Roger fermait la sienne non moins doucement pour ne pas réveiller son mari, car elle avait aussi veillé en écrivant et en lisant. C’était le lendemain du jour où l’on faisait les comptes des fournisseurs et des ouvriers.
Roger à Léon Moreau, médecin à Paris.
«Honfleur, 30 octobre 18..
«Te voilà de retour à Paris, et j’en rends grâces au ciel, mon cher Léon; quoique cinquante lieues nous séparent, tu es ma seule société dans la retraite que je me suis choisie. Non que l’ennui m’y vienne assaillir, non que j’y éprouve jamais le moindre regret de ce que j’ai volontairement quitté; mais, quand j’ai passé une journée à cultiver mon jardin, à flâner sur le bord de la mer, à voir partir ou arriver le passager du Havre, à causer de choses et d’autres avec les marins et les pêcheurs, j’aime à me renfermer le soir avec toi, c’est-à-dire avec tes lettres et avec mes souvenirs, que toi seul partages avec moi, puisque toi seul aujourd’hui connais la première moitié de ma vie, et ce nom dont je voulais faire un nom glorieux et que j’ai quitté en quittant mes rêves de gloire, et ces premières couronnes de fleurs dont les épines ont si cruellement blessé mon front.
«Je me rappelle encore cette soirée de rage et d’humiliation où mon nom, jeté par un histrion à un public auquel j’avais consacré tant de veilles, fut reçu avec des huées et des sifflets d’autant plus cruels, que ce même public m’avait, en d’autres circonstances, traité bien différemment.
«Quinze cents hommes m’insultant parce que mon drame, qu’ils n’écoutaient pas, ne les amusait pas ce jour-là, m’insultant à la fois comme aucun d’eux n’eût osé m’insulter si j’eusse été un voleur, un faussaire, un lâche!
«Oh! oui, j’ai bien fait, cher Léon, j’ai bien fait de me mettre à jamais à l’abri d’une semblable émotion; vingt fois j’ai voulu entrer dans la salle, les provoquer, les insulter à mon tour, pour tâcher d’en trouver un seul qui voulût prendre la responsabilité de l’insulte de tous.
«Que dis-je, un seul!... Je me serais précipité sur eux tous, un couteau à la main; et toutes ces femmes qui riaient, et les acteurs eux-mêmes, si humbles la veille, et, ce soir-là, si insolents!
«Oh! maintenant, je ne suis plus leur esclave; je ne leur donne plus le droit, en mendiant leurs applaudissements, de huer mon nom.
«Il y a assez d’autres fous qui usent leur vie pour ce public, pour cette réunion de quinze cents imbéciles qui, rassemblés, s’érigent en juges infaillibles de l’esprit, du talent, du génie, dont aucun n’a la moindre parcelle, et sont acceptés comme tels par des aveugles qui se vantent de l’indépendance et de la dignité de l’homme de lettres.
«J’ai repris mon nom, celui de mon père, un nom qu’on n’a jamais applaudi, mais qu’on n’a jamais sifflé; un nom qui n’a pas été prostitué aux caprices de la foule, un nom sous lequel j’ai joui des vrais plaisirs, des seuls bonheurs qui n’ont pas laissé après eux une longue amertume.
«Il n’y a rien de changé dans mes rapports avec ma femme; jamais elle ne me donne le moindre sujet de me plaindre; elle est douce, calme, s’occupe de sa maison avec la sollicitude d’une excellente ménagère. Je suis également pour elle le plus attentionné qu’il est possible, et je ne lui refuse rien de ce qui peut lui plaire.
«Notre union est paisible, et, quand je vois d’autres ménages discors, haineux, tracassiers, je me réjouis des maux que nous n’avons pas. Mais, quand je regarde au dedans de moi, quand je me laisse aller à écouter la douce et harmonieuse voix de cette poésie toujours vivante en moi et plus puissante peut-être depuis qu’elle ne s’évapore plus sous ma plume, je comprends alors combien il y a de bonheurs qui me manquent.
«Je n’aime pas Marthe et elle ne m’aime pas. Sa présence me plaît, mais je ne redoute pas son absence; je puis rester plusieurs heures à la chasse au delà du temps que j’ai fixé pour mon retour, sans qu’elle en soit ni inquiète ni troublée. Nos existences ne sont pas liées intimement: elles semblent deux fleuves renfermés entre les mêmes rives sans mêler ni confondre leurs eaux; il y a dans ma vie une partie rêveuse dans laquelle Marthe n’est pour rien, et, sans aucun doute, il en est de même pour elle. Une espèce d’instinct m’avertit qu’il y a entre nous sous certains rapports, un tel espace, que je ne songe jamais à le franchir. Souvent nous nous ennuyons tous les deux, nous tombons dans une langueur morne et silencieuse, et aucun ne cherche auprès de l’autre le remède à son mal.
«Tous deux nous avons dans l’âme un amour sans objet, un besoin plutôt qu’un sentiment. Chez Marthe, ces accès sont plus rares et surtout de plus courte durée; elle ignore la cause et secoue par tous les moyens possibles ces songes qui l’inquiètent et la fatiguent. Moi, je m’y laisse entraîner sans opposer de résistance; souvent même je me complais dans cette mélancolie qui m’enveloppe d’une atmosphère qui me sépare du reste de la vie.
«Rien de ce qui m’entoure ne peut me distraire; je ne vois de femmes que des paysannes ou des pêcheuses qui me font penser que la nature, pour l’homme comme pour les autres animaux, n’a créé que des femelles, et que c’est l’homme qui a créé la femme. Je chasse, je marche, je me fatigue, car c’est le seul moyen de me distraire de la rêverie et d’échapper à ce grand délabrement de cœur.
«Adieu. «ROGER.»
La lettre que vous venez de lire, ou peut-être de ne pas lire, a déjà dû vous donner quelques lumières sur la situation réelle de Roger; néanmoins, il me prend fantaisie de raconter en peu de mots son histoire, à peu près de la manière dont se contaient les contes de fées, au temps heureux où il y avait des gens assez spirituels pour ne pas prétendre sans cesse au sublime et écrire parfois des contes de fées.
Il était une fois un homme qui s’était livré à la littérature avec quelque succès; il avait réussi à entourer de quelque gloire le pseudonyme sous lequel il avait d’abord caché son obscurité. Pendant quelques années, il avait fait deux ou trois romans et cinq ou six pièces de théâtre. Il avait du cœur et de l’esprit; ses ouvrages avaient eu un succès fort honorable. Mais, un jour, le public avait voulu fustiger son enfant gâté; peut-être aussi l’écrivain s’était-il trompé: toujours est-il que la pièce avait été sifflée et n’avait pu aller jusqu’au dénoûment, qui était peut-être magnifique.
Le poëte, qui, jusque-là, avait appelé la voix du peuple la voix de Dieu, tant que le peuple avait dit bravo, changea subitement d’avis sur le public, et s’écria avec Horace: «Je hais le vulgaire ignoble, et je le repousse loin de moi.» Peut-être n’était-il pas absolument impossible à notre poëte de repousser le public, le vulgaire du théâtre pour lequel il travaillait: il aima mieux s’enfuir; il mit dès lors à rester ignoré et à ne rien faire la même ardeur et la même persévérance qu’il avait mises, jusque-là, à travailler et à se faire connaître. Il y a une chose qui chatouille agréablement l’orgueil, c’est de disparaître en laissant derrière soi une traînée lumineuse comme les étoiles qui filent; on espère briller encore par son absence. Pour Roger, il était de bonne foi; il eut assez de fierté dans le cœur pour se rappeler que Dieu avait été maître d’école; mais il eut en même temps assez d’esprit pour se monter la tête avec ce bel exemple, sans cependant l’imiter jusqu’au bout.
Il reprit le nom de son père, abandonna à la critique, à l’envie, aux sifflets, son nom d’emprunt, et partit pour l’Amérique.
Je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un qui ne soit pas au moins une fois parti pour l’Amérique. Il se disait, comme on se dit toujours en pareil cas:
—Je suis fort, je suis jeune, je suis intelligent, je travaillerai.
Il eut le bonheur de se fouler un pied au Havre, où il voulait s’embarquer.
Ce n’est pas pour rien qu’on se foule le pied dans un roman, direz-vous. Cela va sans dire, et cela s’explique par cela que, si cet incident n’avait pas amené quelque chose, je ne vous en aurais pas dit un mot.
Cet accident prolongea son séjour au Havre, et la prolongation de son séjour lui fit connaître une fille qu’il épousa. Les théories des bras forts, de la jeunesse et du travail ne sont séduisantes que jusqu’au moment de l’application. La fille avait un peu de bien. Roger acheta une petite maison à Honfleur, décidé à y renfermer le reste de sa vie. Il se fit chasseur, pêcheur, musicien, peintre, ne lut plus, n’écrivit plus, ne confia à personne sa vie passée; seulement, rien ne pouvait alimenter la partie de l’homme à laquelle ne suffit pas un bonheur matériel. La musique l’intéressa et l’occupa six mois, la chasse quinze jours, la peinture et la pêche six autres mois; puis il retombait dans l’ennui.
Fidèle à son vœu, il n’avait dans sa chambre ni encre, ni papier, ni livres, et il y avait peut-être six mois qu’il n’avait écrit une lettre quand il se décida à écrire à son ami Moreau.
Passons à notre seconde explication. Bérénice est un nom qui peut paraître assez prétentieux, surtout appliqué, comme nous l’avons dit, à une fille à grosses mains violettes. Nous ne nous laisserons pas condamner pour une chose qui, vue en son véritable jour, doit, au contraire, inspirer au lecteur une profonde vénération pour notre sévérité comme historien, et notre amour de la vérité locale comme romancier. Les paysans des côtes de la Normandie se parent assez volontiers des noms les plus distingués qu’ils peuvent trouver sur le calendrier, semblables en cela aux peuples sauvages, qui mettent dans leurs cheveux des plumes rouges, des boutons de cuivre, du verre cassé et tout ce qu’ils peuvent trouver de luisant, leur fallût-il donner en échange leurs enfants, leurs femmes et même leur tomahawk.
Notre ami Léon Gatayes, qui est encore, par le temps qu’il fait, au milieu de nos autres amis les pêcheurs d’Étretat, dans les repas de fête appelés caaudraies, a autour de lui, si nous avons bonne mémoire, deux ou trois Onésime, un Césaire, deux Bérénice, une Cléopâtre.
Si notredit ami Léon Gatayes lit par hasard ces lignes, nous n’avons pas besoin de lui recommander de porter notre santé avec nos amis d’Étretat; nous lui rappelons seulement qu’il doit nous rapporter des ajoncs que nous voulons naturaliser dans notre jardin, et que, s’il avait oublié la commission, il s’est engagé d’avance à retourner s’en acquitter.
Tout à coup le temps redevint beau, le ciel reprit ces teintes d’un bleu sombre qui appartiennent à la fin de l’automne; de gros flocons de nuages entourèrent l’horizon comme d’une ceinture d’argent. On se serait cru dans l’été, sans l’odeur du safran qu’exhalaient les bois, sans l’aspect triste des arbres presque entièrement dépouillés, sans le calme de l’air qui fait de chaque journée d’automne une soirée d’été de douze heures. Il n’y avait plus dans les arbres que des pinsons et des mésanges à tête bleue; les quelques fleurs qui avaient résisté aux premières gelées étaient petites, décolorées, et aucun insecte ne venait bourdonner autour d’elles, ni s’enfoncer et se rouler dans leur calice.
L’espérance et le souvenir ont le même prisme: l’éloignement. Devant ou derrière nous, nous appelons le bonheur ce qui est hors de notre portée, ce que nous n’avons pas encore ou ce que nous n’avons plus. C’est ce qui donne tant de prix aux choses que l’on craint de perdre. Le coucher du soleil, les derniers beaux jours de l’automne inspirent une mélancolie heureuse et inquiète à la fois, semblable à celle que l’on éprouve près d’un ami qui va partir pour un long voyage. Marthe et Roger sentaient tous deux cette irrésistible influence; mais, ne trouvant pas l’un dans l’autre de quoi calmer cette turbulence et cette agitation de l’âme, ils se gênaient mutuellement et s’évitaient autant qu’il était possible.
Il n’y a que les imbéciles qui ont de l’esprit pour leur domestique ou pour leur coiffeur. Il n’y a que les sots, les gens qui ne se sentent pas, qui peuvent se consoler de laisser voir les secrets mouvements de leur cœur à des gens indifférents ou incapables de les comprendre.
Les deux époux étaient bien persuadés, chacun pour sa part, que l’autre ne comprendrait pas ce qui se passait en lui, et jamais leur conversation n’avait été si décousue ni portant aussi exclusivement sur des futilités.
Roger alors jeta les yeux autour de lui et se trouva misérablement isolé: Marthe, qui tenait la place de tant de bonheur qu’elle ne donnait pas; Léon Moreau, qui, au milieu des habitudes et des plaisirs de Paris, oubliait l’exilé et ne prenait pas le temps de lui répondre; tous ces étrangers avec lesquels il n’avait rien de commun. Il ne tarda pas à se trouver dans cette situation d’esprit où l’on ne désire rien, où la terre ni le ciel ne peuvent plus rien pour nous: la cervelle devient de plomb, on ne peut plus ni désirer ni se souvenir; les idées sont vagues, inertes, à demi effacées.
C’est dans ces moments que le moindre incident qui vient tirer de cette torpeur léthargique est reçu avec reconnaissance. Roger se crut sauvé quand on lui apporta une énorme lettre de Paris. Il la pesa dans la main et se réjouit en pensant qu’il y avait pour plus d’un quart d’heure de lecture; il se prépara à jouir en gourmet de cette distraction; il remit du bois au feu et ouvrit le paquet.
Léon Moreau à Roger.
«Je t’envoie, mon cher Roger, une lettre que j’ai reçue à l’adresse de ton nom de guerre, de ton nom poétique. Depuis ton départ, j’ai constamment ouvert les autres, qui me semblaient des lettres d’affaires; mais celle-ci, à en juger par l’écriture fine et les lignes serrées, a quelque chose de plus intime qui me détermine à te la faire passer. D’ailleurs, les blessures de ton cœur doivent être aujourd’hui cicatrisées, et tu ne seras peut-être pas fâché de faire une épreuve sur toi-même et de voir quelle impression produira sur toi un regard en arrière. J’espère aller cet hiver avec toi. Vous devez avoir des bécassines. Tu me donneras tes commissions pour Paris, etc.»
MMM. à Vilhem.
«Monsieur, je vous écris, et peut-être j’aimerais mieux ne pas vous écrire; peut-être déchirerai-je cette lettre aussitôt qu’elle sera terminée.
«J’ai lu vos ouvrages, monsieur, et il m’a semblé qu’il m’était donné d’y voir bien des choses que tout le monde n’y voit pas; il m’a semblé que certaines pages, qui exprimaient si bien des idées et des douleurs confuses qui m’ont si souvent traversé le cœur, avaient été écrites exprès pour moi. Il m’a semblé que ces livres, destinés à tous, n’étaient réellement à leur adresse que dans mes mains. Je les sais presque par cœur; je les relis à chaque instant; quand je suis triste, je sais où trouver les passages où il y a une tristesse semblable à la mienne, je les relis, je pleure avec vous, et je me sens consolée; ma tristesse même me devient chère, et j’en aime presque les causes. Quand je suis heureuse, je relis ces descriptions avec tant d’amour, et je place mon bonheur dans les endroits où vivent vos héros. Il y a surtout dans un de vos livres une petite romance d’une simplicité, d’une suavité qui me charme au delà de toute expression; j’ai essayé sur ces paroles, pour les chanter, tous les airs de mon répertoire; eh bien, aucun ne me satisfait entièrement. Sans doute, monsieur, vous avez fait ces paroles sur un air; pourriez-vous m’en donner la musique? J’y attache quelque chose de presque sacré. Je ne les chante que quand je suis seule.
«Mais que penserez-vous de moi, monsieur, de moi qui vous écris ainsi sans être connue de vous et sans vous connaître autrement que par vos livres? Je ne sais trop comment excuser à vos yeux cette démarche inconsidérée; je ne sais comment l’excuser à mes propres yeux..........
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Je viens de passer un quart d’heure tenant ma lettre dans les mains, prête à la déchirer, et je ne l’ai pas fait. Il me semble, monsieur, qu’on peut agir différemment avec vous autres, poëtes, qu’avec le commun des hommes. D’ailleurs, j’ai trouvé pour moi-même les raisons qui justifient ma démarche.
«Je ne vous ai jamais vu, et probablement je ne vous verrai jamais; tout nous sépare, les positions, les distances. Certes, je n’oserais vous écrire s’il y avait la moindre possibilité que je pusse vous voir quelque jour. Tenez, monsieur, cette idée me donne du courage, je vais être franche. Je désire beaucoup savoir cet air; mais ce qui me fait surtout vous écrire, c’est le désir de vous apprendre que j’existe, de vous faire savoir que, dans un coin du monde que vous ignorez, il y a une âme qui comprend la vôtre, une amie inconnue qui vous aime de l’affection la plus désintéressée. Quand vous écrirez de ces lignes si poignantes de vérité, quand vous dévoilerez ces trésors de l’âme que la foule regarde sans la voir, vous saurez qu’il y a un cœur pour les recevoir et les comprendre.
«Tout cela, monsieur, n’est pas une correspondance que je veux avoir avec vous. Je ne le peux ni ne le dois. Vous me répondrez une fois, une seule fois, pour me dire que vous avez reçu ma lettre; souvent, en lisant vos livres, j’ai regretté qu’ils ne fussent pas écrits de votre main; les caractères de l’imprimerie me disaient trop qu’ils n’étaient pas pour moi seule, et j’en étais un peu jalouse. J’aurai quelques lignes écrites pour moi, écrites à moi, quelques lignes que personne ne verra, que je cacherai, comme on doit cacher tout bonheur.
«Voici qu’il faut fermer ma lettre et j’ai encore envie de la brûler. Cependant le sort en est jeté. Si cela vous ennuie, vous la brûlerez vous-même. Mais quelque chose me dit que vous me répondrez.
«Mon Dieu, si vous pouviez me croire légère, imprudente! Oh! monsieur, ne me jugez pas mal. Je suis une femme sage, modeste et retirée. L’amitié que j’ai pour vous est noble et pure. Je vous aime comme j’aime la verdure des bois, comme j’aime les sombres harmonies du vent. Si je trouvais dans mon cœur la moindre pensée condamnable, je ne vous écrirais pas; j’ai pour vous de la reconnaissance et une sainte amitié; je n’oserais pas vous aimer, si mon affection n’était pas une affection de sœur, et puis il y a longtemps que je vous connais; j’ai tant lu vos ouvrages, où il y a tant de votre âme!
«Je ne relis pas ma lettre, je ne l’enverrais pas. Si vous me répondez, adressez votre lettre à MMM., poste restante, au Havre.»
Après la lecture de cette lettre, Roger se leva; il avait la tête brûlante. Il marcha dans sa chambre, puis dit:
—Au Havre, c’est tout près de moi, c’est là; on y va en trois quarts d’heure.
Il s’assit de nouveau et réfléchit à cette bizarre missive.
—Est-elle réellement ce qu’elle craint tant de paraître? est-ce une coquette à moitié adroite? n’est-ce qu’un lieu commun d’aventure? Cependant il y a dans cette lettre comme un parfum d’innocence et de pudeur.