Voici le premier volume d'un ouvrage qui doit en avoir beaucoup d'autres si la vie, avec ses ironies et ses trahisons ordinaires, permet à l'auteur de réaliser, au moins en partie, l'idée qu'il a en lui depuis longtemps. Cette idée serait de dresser, dans un cadre qui prendrait chaque année plus de profondeur et d'espace, l'inventaire intellectuel du XIXe siècle. Ce serait, en un mot, de faire pour la littérature du XIXe siècle ce que La Harpe, plus ambitieux que puissant, essaya de faire pour la littérature française tout entière et pour les deux littératures dont elle est issue. Malheureusement il fallait, pour réaliser l'idée de La Harpe, être un géant de critique et d'érudition, et cette plante-là ne pousse guères dans le pot à fleurs de rhétorique d'un Athénée... Je ne veux pas dire du mal de La Harpe. On n'en a que trop dit... Le petit pédant de Gilbert a grandi depuis que nous avons vu ses successeurs. Les mépris qu'on a étendus sur son nom ne l'ont pas effacé. Salive humaine bientôt séchée! Mais enfin La Harpe a manqué, avec talent, ce qu'il voulait faire, et il fallait réussir.
L'auteur des Œuvres et des Hommes réussira-t-il?... Il a détriplé l'idée de La Harpe, et ce qu'il en a pris, il l'a exécuté déjà et continuera de l'exécuter sous une forme à lui et qui ne rappellera nullement celle de La Harpe. La Harpe fut un professeur, qui, pour la première fois en France, fit entrer l'éloquence dans la critique. C'est là son mérite le plus net. L'auteur des Œuvres et des Hommes n'a jamais eu à subir, comme les orateurs de métier, la tyrannie toujours abaissante d'un auditoire qu'ils croient mener et qui les domine, même les plus fiers! Quoique journaliste, il n'a jamais écrit que dans l'indépendance de sa pensée. Et d'un autre côté, précisément parce qu'il est journaliste, il ne se meurt d'amour ni d'estime pour le journalisme tel qu'il est constitué, si on peut dire ce mot-là du journalisme, cette fonction toute moderne, qui aurait pu être si grande et qui sera si petite devant la postérité! Mais il reconnaît cependant que, dans la somme des acquisitions littéraires de ce temps, le journalisme, pernicieux ailleurs, n'aura pas été entièrement stérile puisqu'il a introduit dans la littérature une forme de plus,—une forme svelte, rapide, retroussée, presque militaire, et que cette traîneuse de robe à longs plis, dans les livres, ne connaissait pas. Au lieu de deux ailes qu'elle avait, il en a donc donné quatre à la pensée... Eh bien, c'est sous cette forme concentrée et particulière, appelée articles de journal par la vulgarité qui déshonore tout quand elle parle de quelque chose, que les divers chapitres de ce livre ont été écrits! Les changements qu'on y trouverait, si la curiosité retournait à ces feuilles qui s'en vont chaque jour, sans être des oracles, où s'en allaient les feuilles sibyllines, et les rattrapait dans le vent, les changements seraient des accroissements plutôt que des changements réels. Ce serait, en effet, de temps en temps, un mot, ou un jugement, ou même un chapitre intégral devant lequel la rédaction en chef, cette héroïne, a eu froid dans le dos, et qu'avec cette grâce qui n'appartient qu'à elle elle a lestement supprimé!
Ainsi, un livre dans lequel la forme de l'écrivain (quelle qu'elle soit: ce n'est pas la question!) est maîtresse chez elle, quand elle ne l'est pas dans les journaux, où, comme partout, la forme emporte le fond (ou l'empâte), tel est ce premier volume des Œuvres et des Hommes. C'est de la critique qui peut se tromper, mais qui, du moins, ne trompera pas. C'est de la critique sans mitaines, sans souliers feutrés, sans cache-nez et sans les trente-six attirails de la prudence,—de cette prudence qui est si contente d'elle quand elle a pu parvenir, en se tortillant, à se faire appeler la finesse. L'auteur de ceci n'accepte pas l'immense platitude, devenue lieu commun, qui fait encore législation à cette heure, à savoir «qu'on doit aux vivants des égards et qu'on ne doit qu'aux morts la vérité». Il pense, lui, qu'on doit la vérité à tous,—sur tout,—en tout lieu et à tout moment,—et qu'on doit couper la main à ceux qui, l'ayant dans cette main, la ferment. Il ne croit qu'à la critique personnelle, irrévérente et indiscrète, qui ne s'arrête pas à faire de l'esthétique, frivole ou imbécille, à la porte de la conscience de l'écrivain dont elle examine l'œuvre, mais qui y pénètre, et quelquefois le fouet à la main, pour voir ce qu'il y a dedans... Il ne pense pas qu'il y ait plus à se vanter d'être impersonnel que d'être incolore, deux qualités aussi vivantes l'une que l'autre, et qu'en littérature il faut renvoyer aux Albinos! Enfin, il n'a, certes! pas intitulé son livre les Œuvres et les Hommes pour parler des œuvres et laisser les hommes de côté. Et, d'ailleurs, il n'imagine pas que cela soit possible. Tout livre est l'homme qui l'a écrit, tête, cœur, foie et entrailles. La Critique doit donc traverser le livre pour arriver à l'homme ou l'homme pour arriver au livre, et clouer toujours l'un sur l'autre, ou bien c'est... qu'elle manquerait de clous!
Quant aux principes sur lesquels elle s'appuie... pour clouer... cette Critique,—qui n'est, telle que nous la concevons, ni la description, ni l'analyse, ni la nomenclature, ni la sensation morbide ou bien portante, innocente ou dépravée, ni la conscience de l'homme de goût, c'est-à-dire le plus souvent la conscience du sentiment des autres, toutes choses qu'on nous a données successivement pour la Critique,—elle les exposera certainement dans leur généralité la plus précise, mais lorsque l'auteur des Œuvres et des Hommes arrivera à cette partie de son inventaire intellectuel intitulée: Les Juges jugés ou la critique de la Critique... Seulement, d'ici-là, sans les formuler, ces principes auront rayonné assez dru dans tout ce qu'il aura écrit pour qu'on ne puisse pas s'y tromper.
Le livre des Œuvres et des Hommes sera, en effet, distribué en autant de catégories qu'il y a de fonctions spéciales et de vocations dans l'esprit humain, et chaque série de fonctions aura autant de volumes que le nécessiteront le nombre des écrivains et la valeur de leurs travaux. On y observera l'ordre hiérarchique des connaissances et des génies, et c'est pour cela qu'on commence aujourd'hui par ce qu'il y a de plus général dans la pensée: les Philosophes et les Écrivains religieux. Après les Philosophes, viendront les Historiens; après les Historiens, les Poètes; après les Poètes, les Romanciers; après les Romanciers, les Femmes (les Bas-Bleus du XIXe siècle); après les Femmes, les Voyageurs; après les Voyageurs, les Critiques; et ainsi de suite, de série en série, jusqu'à ce que le zodiaque de l'esprit humain ait été entièrement parcouru.
Enfin un mot encore, et le dernier.
L'auteur des Œuvres et des Hommes ne faisant pas une histoire littéraire, mais un résumé critique des travaux contemporains, ne s'est point astreint à l'ordre chronologique. Son livre, qui embrassera tout le XIXe siècle, ne s'ouvrira point cependant à 1800 pour s'avancer ainsi, d'année en année, jusqu'à l'époque où nous voilà parvenus. Il a cru mieux faire, et attirer sur son œuvre un intérêt plus grand, en commençant la publication qu'il prépare par l'examen des livres les plus actuels, quitte à se replier plus tard sur les plus anciens, les éditions nouvelles offrant une occasion toute naturelle d'en parler. Toute lacune dans l'examen des œuvres et des hommes qui se sont fait une place quelconque au soleil de la publicité, ou qui l'ont usurpée, ne sera donc jamais que provisoire. Un jour, le compte différé aura lieu. On se croit bien obligé de dire cela à ceux qui s'étonneraient de voir aujourd'hui, dans ce premier volume consacré aux Philosophes du XIXe siècle, M. Cousin, par exemple, qui fut si longtemps le chef officiel de la philosophie française, ne briller que par son absence et par quelques-uns de ses élèves. C'est que, de fait, Cousin le philosophe n'existe plus maintenant; son talent est tombé en quenouille. Sans être un Hercule, il file aux pieds d'une Omphale qui ne lui permettrait même pas de s'y asseoir si elle était vivante; mais nous n'en aurons pas moins probablement l'occasion de nous replier sur ses anciens travaux à propos de quelque édition de ses œuvres, et alors il aura le jugement auquel il a droit, comme Lamennais, Royer-Collard, Ballanche et tant d'autres, qui—à quatre pas dans le passé—semblent déjà s'enfoncer dans l'ombre d'un siècle.
J. B. d'A.
Novembre 1860.
Si l'Académie des sciences morales et politiques n'avait pas pris sur elle de mettre au concours saint Thomas d'Aquin et sa doctrine, quel livre ou quel journal, avec la superficialité de nos mœurs littéraires, eût osé jamais parler d'un tel sujet? Aucun sans nul doute. Quoi! saint Thomas d'Aquin! un saint et un scolastique! Oh! certes, il ne fallait rien moins que la prépondérance de l'Académie des sciences morales et politiques sur l'opinion pour faire de saint Thomas d'Aquin une actualité. Son livre immense—qui s'appelle la Somme, et qui assomme,—sifflotait un voltairien au siècle dernier, serait majestueusement resté dans cette gloire rongée d'oubli où le nom de l'homme se voit encore, mais où ses idées ne se voient plus.
Des idées de ce grand homme d'idées, qui s'en occupe, en effet, depuis deux siècles? Qui en a pris souci depuis que Descartes et Bacon ont saisi le monde moderne et l'ont confisqué? Qui en parle? Qui voudrait en parler? Pour en parler, il faudrait être prêtre et entre prêtres. Mais entre laïques, instruits, positifs, de leur temps, allons donc! C'est matière de bréviaire, aurait dit Rabelais. On n'en dit mot ou l'on s'en moque. Tout au plus peut-être, parmi les moqueurs, quelqu'un de poli et d'indulgent pour les stupidités du moyen âge se risquerait-il à rappeler le mot du bon Leibnitz (qui voyait tout en beau d'ailleurs) sur cette scolastique dont le fumier a des parcelles d'or. Ce serait là tout. On n'est pas Hercule. On ne tracasserait pas ce fumier davantage et l'or s'y morfondrait, en attendant les coqs qui trouvent des perles... dans les fables, si l'Académie n'y avait bravement lâché les siens.
Grâces soient donc rendues à l'Académie! Le silence gardé, deux siècles durant, sur l'un des plus fiers livres qu'ait produits non le génie d'un homme, mais le génie des hommes, était en vérité par trop honteux, et c'est être délivré de la honte que d'être autorisé à en parler aujourd'hui sans qu'on vous jette une soutane sur la tête pour mieux enterrer vos admirations arriérées! En plaçant l'examen de la doctrine de saint Thomas d'Aquin parmi les examens de son programme, l'Académie a obéi, volontairement ou involontairement, à cet esprit historique qui est la force de cette époque sans invention et livrée à tous les rabâchages de la vieillesse.
Quand le génie de l'invention s'éteint, le génie de l'histoire s'éveille, et c'est ce génie de l'histoire qui devra, dans un temps donné, ramener avec respect les yeux des philosophes officiels sur les idées et les systèmes honorés le plus longtemps de leur mépris. Quoi qu'il en puisse être, du reste, réjouissons-nous de ce qui arrive. Réjouissons-nous de ce que, grâce à l'initiative de l'Académie, nous puissions parler, sans être moine et à d'autres qu'à des moines, d'un des plus grands esprits du temps passé, qui eut le malheur moderne d'être moine. En d'autres termes, disons qu'il est heureux que saint Thomas d'Aquin rentre par cette petite porte dans le monde qu'il a autrefois rempli de sa renommée,—et par cela seul qu'il s'est trouvé à Paris, en l'an de grâce 1858, un monsieur Jourdain à couronner!
Et ce n'est point une ironie. N'allez pas croire que nous voulions rire de ce monsieur Jourdain, qui fait de la prose, mais qui le sait...
N'allez pas vous imaginer que nous nous inscrivions en faux contre sa couronne. Non pas! Il la mérite, et il l'a méritée si bien qu'on s'étonne, quand on connaît le train infortuné de tous les mérites, que l'Académie la lui ait donnée. Ce que nous voulions seulement poser aujourd'hui, c'est l'incroyable singularité, bien honorable pour notre siècle, qui exige que le nom de saint Thomas d'Aquin soit couvert par celui de Charles Jourdain pour qu'on se permette d'en occuper l'opinion. Et nous ne déclamons pas. Nous n'exagérons pas. Ceci est un fait.
Bien avant que Charles Jourdain eût été mis au monde par l'Académie des sciences morales et politiques, il se faisait, depuis 1854, une traduction de la Somme[2] de saint Thomas, texte latin en regard, avec notes, commentaires, éclaircissements et toute l'armature nécessaires à un pareil vaisseau en matière de livre. Et qui l'a annoncée? Personne. Quel est le lettré de ce temps, où les Mémoires de mademoiselle Céleste Mogador trouvent des plumes galantes qui en écrivent, quel est le lettré qui, par un mot, ait seulement donné une idée juste de ce beau et utile travail de bénédictin que Lachat a entrepris et qui devrait honorer la littérature du pays où il s'est produit?... Qui, excepté les clercs, comme on disait au moyen âge, sait quelque chose de cette édition princeps dont il a déjà paru plus de dix volumes en quatre ans?
Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché?
disait Boileau, avec un orgueil qui n'en devait guères donner au pauvre Cotin! «Et qui saurait sans moi qu'après tout saint Thomas d'Aquin n'était pas un cuistre?» peut se dire l'Académie, avec un orgueil moins cruel, elle qui, aujourd'hui, la main étendue sur la tête de Jourdain, son lauréat et l'interprète de sa pensée, nous assure solennellement que saint Thomas d'Aquin, toute réflexion faite, avait vraiment de la philosophie dans la tête, quoiqu'il fût... un théologien!
Tel est, en effet, tout l'esprit et toute la portée du travail que Jourdain vient de publier. Prouver que saint Thomas d'Aquin, l'Aristote du catholicisme (mais du catholicisme: voilà bien ce qui gâte un peu l'Aristote!), fut un philosophe plus et mieux que Kant et Hegel, par exemple, les Veaux non pas d'or, mais d'idées, de la philosophie contemporaine; montrer qu'on peut très bien dégager de son œuvre théologique une philosophie complète, avec tous ses compartiments, et que le monde d'un instant qui l'a pris pour une tête énorme, ce grand Bœuf de Sicile dont les mugissements ont ébranlé l'univers, ne fut dupe ni de l'illusion ni de l'ignorance; demander enfin pardon au XIXe siècle pour une telle gloire: voilà le programme de l'Académie et le livre de son lauréat.
Cela n'est pas très ambitieux, n'est-ce pas? et même cela se contente d'être modeste. Cela mutile saint Thomas, le géant d'ensemble, qui concentra dans une colossale unité la science divine et la science humaine. Cela renverse le sens de la lorgnette et fait voir les choses par le petit côté, non par le grand. Mais que voulez-vous? Tout est relatif. C'est beaucoup encore. Qui se serait attendu à cela il y a seulement quelques années: saint Thomas d'Aquin exalté dans une académie de philosophes, Charles de Rémusat rapportant? Publié aujourd'hui sous la forme de deux gros volumes in-8o[3], le travail de Jourdain s'ajuste aux proportions du cadre tracé par l'Académie.
L'auteur a l'esprit de sa consigne. Il n'est téméraire ni pour personne ni contre personne. Il a des prudences, quoiqu'il ne soit pas un serpent. Comme Covielle, on lui souhaiterait d'en être un, et un lion aussi! On lui souhaiterait encore—comme Covielle—que son rosier fût plus fleuri. Mais enfin le tout de sa petite culture est fort propre. Philosophe qui se surveille et qui se lave beaucoup les mains dès qu'il a touché à la théologie, il n'efface pas, du moins, sur son front la trace de son baptême, et quand il approche le plus de l'Académie il se dit chrétien avec une honnête rougeur.
Car il est chrétien. Il est bien un peu païen aussi, et de famille païenne par-dessus le marché, ami de son temps; mais il est épris d'une chrétienne qu'il veut faire accepter par les siens. Son livre est très diplomatique. C'est un plaidoyer insinuant, adroit, accordant quelque chose pour obtenir beaucoup, quêtant la tolérance philosophique avec des airs aimables,—on quête toujours dans un sac de velours,—indiquant des rapports étranges et bons entre la philosophie de saint Thomas d'Aquin et les philosophes modernes, et poussant à ce qu'on se prenne la main et qu'on s'embrasse. Le procédé de Jourdain est accommodatif. Il consiste à reprendre d'une main tout doucettement ce qu'il a donné de l'autre avec un grand geste, et ce qui suit va le faire comprendre.
Agrégé à la Faculté des lettres, sorti de l'Université pour entrer à l'Académie dont il a voulu le prix, qu'il n'a pas manqué, ayant par conséquent des terreurs respectueuses fort naturelles pour le progrès, et non moins naturellement des affections intellectuelles pour l'Église, Jourdain a été le juge de paix qui appelle les parties en conciliation dans son cabinet avec la plus grande politesse.
Il y a mandé les doctrines les plus opposées, et, en vertu de sa modération, vertu moderne, et de ce style modéré qui est le style de la maison dans laquelle il juge, il a tout arrangé à l'amiable entre la scolastique et la philosophie, entre les ténèbres du moyen âge et les lumières de cet âge-ci, entre la foi et la raison...
Les esprits absolus n'accepteront probablement pas les décisions onctueuses, gracieuses et officieuses de Jourdain, car les esprits absolus n'acceptent rien et veulent tout prendre; mais l'Académie les a acceptées. Qui pourrait s'en étonner n'aurait pas lu Jourdain. Correct et grave, mais surtout très grave, ayant même l'avantage d'être lourd parfois, ce qui ajoute encore à la gravité, cette fortune des écrivains actuels, Jourdain n'a ni une seule expression pittoresque ni une seule expression incisive, ce qui serait une indécence en métaphysique. Esprit de juste milieu, qui se démène—rendons-lui cette justice!—pour être juste, il reste milieu, mais non juste, à peu près en toutes choses, et c'est par là qu'il a triomphé. Avec son style naturellement sans couleur, ce style blanc et doux que l'abstraction a blanchi encore, il n'a fait aucun mal aux yeux des hommes à conserves qui avaient à le juger, et ils ont tous apprécié infiniment cette flanelle.
Certainement, pour manquer le prix il fallait s'y prendre de tout autre manière. Mais Jourdain n'avait pas l'ambition de manquer le prix avec éclat. Il aurait fallu une hauteur dans l'aperçu et une décision dans la pensée qui n'étaient pas dans les plans de Jourdain, eussent-elles été dans ses puissances. Jourdain, ne nous y trompons pas! est, de naissance comme d'état, un philosophe. C'est un philosophe qui chasse de race, un philosophe de père en fils, dont le père eut autrefois aussi son prix d'académie, et qui a voulu continuer cette gloire paternelle. Certes! ce n'est pas avec de telles préoccupations que l'on peut dépasser, par la fierté ou la soudaineté de l'aperçu, par l'indépendance, par un style vivant et anti officiel, les conditions du programme de l'Académie, cet établissement de haute bienfaisance littéraire, qui n'existe que pour mettre en lumière les talents qui, tout seuls, ne s'y mettraient pas.
Nous l'avons dit déjà, du reste, le défaut du programme de l'Académie était d'être par trop exclusivement philosophique quand il s'agissait d'apprécier un homme qui, comme saint Thomas, était un grand théologien bien avant d'être un grand philosophe. La gloire de celui qui fut appelé l'Ange de l'École, son influence inouïe sur un temps où la foi primait encore la raison, sa préoccupation perpétuelle et absorbante des intérêts de l'Église, et jusqu'à son genre de génie, qui ne fut vraiment original que par sa souveraine certitude et la toute-puissante clarté de son orthodoxie, furent une gloire, une influence, une préoccupation et un génie essentiellement théologiques. Si saint Thomas d'Aquin n'avait été qu'un philosophe, il nous aurait décalqué Aristote avec une telle exactitude qu'on aurait dit qu'ils n'étaient deux, ces immenses Ménechmes cérébraux, que parce qu'entre eux on aurait pu compter les siècles. Saint Thomas d'Aquin, c'est la Nature se faisant écho à elle-même à travers les temps, recommençant un homme comme une création, et remoulant un Aristote sur l'exemplaire qu'elle avait gardé du premier. Phénomène étrange dont elle donne rarement le spectacle! Saint Thomas d'Aquin ne serait donc qu'un tome second d'Aristote, si le théologien, l'homme de la science surnaturelle, ne le frappait pas tout à coup d'une différence sublime,—empreinte éternelle qui empêchera désormais les siècles de confondre cette tête rase de moine avec la tête aux cheveux courts de la médaille du Stagyrite.
Ce qui marque la personnalité de saint Thomas d'Aquin avec une incroyable profondeur, ce n'est pas l'invention. Saint Thomas d'Aquin n'a presque rien inventé. Il semble, lui qui avait fait vœu de pauvreté dans la vie, avoir fait vœu aussi de pauvreté en invention. Mais ce qu'il possède, c'est justement le bien des pauvres, c'est la tradition de l'Église, et, par l'étude théologique dont il a reporté les habitudes sur les choses de la philosophie, la précision et le génie de la formule,—tellement claire, dit très heureusement Charles Jourdain, qu'elle peut se passer de démonstration. Les qualités de cet esprit, pour lequel on pouvait inventer, mieux que pour personne, le mot d'esprit fort, sont l'énormité de la puissance dans la nuance, la force d'équilibre, la statique, la froideur du front. Croirait-on, si ses œuvres ne l'attestaient, qu'il n'a jamais versé dans le mysticisme de Malebranche au XVIIe siècle, lui, l'homme du XIIIe et le saint? N'est-ce pas merveilleux de force et de pouvoir sur soi?
Du haut des sommets de la métaphysique, saint Thomas d'Aquin peut regarder impunément dans tous les gouffres: le vertige lui est inconnu; il reste impassible. Aussi sa gloire, sa gloire réelle, est bien moins de s'être élevé que de n'être jamais tombé. Un moment peut-être, au commencement de son enseignement, il inclina vers le côté qui est devenu la pente moderne et même la chute. Il alla du connu à l'inconnu, de l'homme à l'ange et à Dieu. Mais bientôt il redressa ce faux pli de méthode, il se ressouvint qu'il était théologien, et il commença son système par la question théologique des attributs de Dieu. Alors la théologie, comme un aigle qui a enfin toute la poussée de ses ailes, l'emporta vers le monde d'où il n'est jamais descendu. Pendant que la philosophie cherchait à le retenir en bas, il monta, et telle fut l'indéfectible sécurité, le maître aplomb de cet homme,—que les analogies, ou, pour mieux parler, les identités de sa pensée avec celle d'Aristote, entraînaient vers les erreurs du péripatétisme,—qu'il s'arrêta toujours à temps pour les éviter.
Eh bien, voilà le théologien dans l'œuvre duquel l'Académie des sciences morales et politiques, qui bat, en ce moment, le ban et l'arrière-ban de la philosophie en détresse, a donné l'ordre d'aller chercher un philosophe, et Charles Jourdain, ce terre-neuve de l'Académie, l'a rapporté! Il nous a donné une analyse très exacte de la théodicée, de la métaphysique et de la morale de l'illustre auteur de la Somme. Il a tourné, en homme qui comprend ces questions et ces langages, dans ce rond d'idées qui ne s'est pas élargi d'Aristote à saint Thomas d'Aquin et de saint Thomas d'Aquin à Kant lui-même.
Impossible de suivre, dans un seul chapitre d'un livre comme celui-ci, le détail infini d'un travail exposé à grand'peine en deux volumes; mais ce qui résulte de ce travail, c'est l'inutilité démontrée de la peine qu'on a prise au point de vue des acquêts et des accroissements de la philosophie. Que gagnera-t-elle, en effet, à déclarer l'Ange de l'École un philosophe?... Elle lui aura ôté ses ailes. Même saint Thomas, dans le problème humain, dans l'ordre des connaissances naturelles, ne peut rien quand il s'agit d'ajouter une certitude à celles que l'esprit de l'homme craint de ne pas avoir. Pour être le docteur des docteurs, la lumière et la loi des esprits, l'autorité irréfragable, il faut à saint Thomas d'Aquin—le second Aristote—l'Église, la révélation et l'histoire, c'est-à-dire tout ce que Jourdain aperçoit très bien dans tout le cours de son ouvrage, mais dont il se détourne pour ne pas contrarier l'Académie et... manquer son prix!
Quand la Critique a devant elle un pareil ouvrage, elle n'est pas médiocrement embarrassée; mais son embarras ne vient point de ce que l'amour-propre de l'auteur pourrait supposer. Nous le dirons, sans fatuité d'aucune espèce, le livre de Terre et Ciel[5] de Jean Reynaud, ce livre au titre colossal, n'est pas, à nos yeux, un colosse. Le système qu'il dresse devant nous ne nous paraît point inexpugnable. Quand on le lit et quand on l'examine, on trouve qu'il n'y a pas là intellectuellement de quoi trembler. Le livre et le système se composent, en effet, de deux affirmations sans preuves, qu'on peut fort bien contredire sans insolence et réfuter sans beaucoup de peine. La première de ces affirmations, c'est... le croira-t-on?... la pluralité des mondes et l'habitation des étoiles, que Jean Reynaud nous certifie, avec une gravité de Christophe Colomb astronomique au débotté de son voyage, et dont il nous donne somptueusement sa parole d'honneur. La seconde... le croira-t-on davantage?... c'est l'ancienne redite d'une métempsycose progressive à laquelle la philosophie revient,—comme la vieillesse revient à l'enfance. Dans tout cela, il faut en convenir, il n'y a rien de bien éblouissant et de bien formidable, rien qui force le plus modeste des esprits philosophiques à se croire petit et à baisser les yeux. Seulement, voici où l'embarras commence. Si la Critique prend au sérieux ce gros livre de Terre et Ciel que d'aucuns regardent comme un monument, si elle se croit obligée d'entrer dans les discussions qu'il provoque et d'accepter ces formes préméditées d'un langage scientifique assez semblable au latin de Sganarelle, mais moins gai, la voilà exposée à asphyxier d'ennui le lecteur comme elle a été elle-même asphyxiée. Et cependant, d'un autre côté, si on touche légèrement à une chose si pesante, d'honnêtes esprits s'imagineront sans doute que c'est difficulté de la manier.
Car, à tort où à raison,—et à tort selon nous,—le livre de Jean Reynaud passe en ce moment pour une œuvre très forte. On se le dit et on le croit. On n'y regarde pas. Je ne suis pas bien sûr qu'on lise ce livre compact et sans lumière, indigestion de deux ou trois éruditions spéciales, et qui roule, dans un style épais, de si misérables erreurs qu'elles ne sont plus que des lubies; mais on le feuillette et on le vante, et je le conçois! Rationalistes, panthéistes, éclectiques, voltairiens, toutes les variétés de philosophes qui se tiennent entre eux comme des crustacés, sont intéressés à vanter un livre, quel qu'il soit dont les idées ne vont à rien moins qu'à la destruction intégrale de nos dogmes et à la ruine de l'Église romaine. Aussi nul d'entre eux n'y a-t-il manqué. Même les voltairiens, trop spirituels pour lire d'autres romans que Candide et la Princesse de Babylone, ont parlé avec faveur de celui-ci dans le plus célèbre de leurs journaux. Ils ne l'ont pas discuté, il est vrai; ils ne lui ont témoigné prudemment que ce genre de respect qui ne touche pas aux choses qu'on respecte; mais ils l'ont traité avec la haute considération de tous les mandarins entre eux. Quoique eux surtout, les voltairiens, n'aient de goût pour aucune espèce d'Apocalypse,—pas plus pour celle de Jean Reynaud que pour celle de l'autre Jean,—quoique rien ne ressemble moins au verre d'eau de leur style que le limon visqueux du style de Jean Reynaud, ils n'ont pas moins apprécié les trois grandes puissances sur la tête humaine qui se trouvent dans ce livre de Terre et Ciel et qui en protègent actuellement la fortune: à savoir l'appareil des mots scientifiques pour cacher le vide de la pensée, l'effronterie gratuite de l'hypothèse et la majesté de l'ennui.
Certes! dans un autre temps et pour un autre livre, ils auraient souri de ces trois puissances qui correspondent à des faiblesses. Ils auraient accompagné du petit fifre de leur ironie ordinaire cette lourde théorie astronomique et cosmologique, qui n'est ni de la science ni de l'invention. Mais, à une époque où le rationalisme souffre tant des blessures qu'il se fait à lui-même et où l'enseignement de l'Église commence de reprendre dans les esprits éminents l'empire qu'il avait perdu au XVIIIe siècle, ils se sont dit probablement qu'il ne fallait mépriser le secours de personne. Ils ont accueilli Jean Reynaud comme si c'était Pythagore. Ils ont écouté sérieusement cet écho attardé, que Pythagore, s'il l'entendait, n'adorerait plus! Et, quittes à se moquer plus tard d'un livre qui doit faire mal aux nerfs de leurs esprits positifs et légers, ils ont poussé au succès de ce livre en disant bien haut qu'il le méritait.
Tel est tout le secret de cette facile renommée de deux jours, faite si généreusement à un ouvrage qui ne saura pas la garder. Le livre de Terre et Ciel de Jean Reynaud est un coup porté, par une main philosophique de plus, au christianisme et à l'Église. Comment ceux qui haïssent l'Église et le christianisme n'en seraient-ils pas reconnaissants?... Sans doute, avec plus de talent, le coup serait mieux asséné; mais enfin—il faut être juste!—c'est un coup de plus. Jean Reynaud a un mérite que les philosophes doivent singulièrement apprécier, et qui ne tient ni à ses idées ni à la force de son génie. De tous les ennemis de la religion de nos pères, de tous ceux qui disent que le catholicisme est une doctrine dépassée par l'esprit humain et qui a fait son temps (comme les conscrits) dans l'histoire, cet excellent Jean Reynaud est peut-être le plus dangereux. Il est doux et il se dit chrétien. C'est au nom d'un christianisme meilleur qu'il vient poser la nécessité de corriger ce chétif Symbole de Nicée, qui, décemment, ne convient plus à des chrétiens aussi distingués que nous. Jean Reynaud, quand il parle du christianisme, affecte une impartialité à duper beaucoup d'imbécilles. Il ne casse pas tout, comme Proudhon. Il n'a pas le talent roux et le coup de corne de bœuf de ce robuste bâtard d'Hegel en démence. La forme de son exposition se recommande aux esprits modérés par je ne sais quelle fausse bonhomie, et jusqu'à son talent d'écrivain, trop empâté pour être mordant,—trop mollusque pour être serpent,—rien n'avertit et tout rassure quand il se dit chrétien, comme la plupart des hérétiques, du reste, qui n'ont jamais manqué de se dire chrétiens pour mieux atteindre le christianisme en plein cœur!
La seule originalité de Jean Reynaud est d'être—au XIXe siècle—bien plus un hérétique qu'un philosophe. Après Diderot, qui voulait élargir Dieu, il veut élargir le christianisme. Nous savons bien—et lui aussi, probablement,—ce qui resterait du christianisme après cet élargissement à la Diderot! mais, pour les simples de cœur et d'esprit qui se laissent pétrir par la main de toutes les propagandes, un tel langage a sa séduction. Les philosophes ont le verbe âpre et haut. Ils ne barbouillent pas, et quelquefois ils épouvantent. Spinoza, Voltaire, Hegel, tous ces insectes humains, enivrés de la goutte de génie que Dieu leur versa dans la tête et qu'ils ont rejetée contre Dieu, jouent leur rôlet de titans-myrmidons jusqu'au bout et visière levée. Même quand Voltaire se fait capucin, il rit, le sacrilège! mais il ne trompe pas. Tandis que Jean Reynaud, le théologien de contrebande qui part du pied gauche aujourd'hui pour demander—comme le pieux et pur Saint-Bonnet—que la théologie se relève dans l'opinion et les études du XIXe siècle, ne rit pas et ne nous fait pas rire, mais il pourrait bien nous tromper!
Nous tromper comme il se trompe lui-même!—car il ne faut pas croire que cette tête, aux notions confuses, n'ait pas vis-à-vis d'elle-même la bonne foi de ses confusions. L'auteur de Terre et Ciel, dont la prétention le plus en relief est la théologie, qui s'en croit l'aptitude et qui n'en a pas même le rudiment, invoque naïvement dans son livre une théologie qui changerait en dogmes ses erreurs. Esprit physiologiquement religieux, tourné de tendance primitive et de tempérament vers les choses de la contemplation intellectuelle, métaphysicien et presque mystique, l'auteur de Terre et Ciel n'était point, par le fait de ses facultés, destiné aux doctrines de la philosophie moderne; mais, pour des raisons qu'il connaît mieux que nous et qu'il retrouverait s'il faisait l'examen de conscience de sa pensée, il n'a pu cependant y échapper. Il est le fils du XVIIIe siècle. Avec sa foi dans le progrès indéfini du genre humain, c'est une bouture de Condorcet. Mais—disons-le à son éloge!—le XVIIIe siècle, dont il procède, n'a pu lui donner ce mépris de brute pour les problèmes surnaturels qui distingue ses plus beaux génies. Dieu, l'âme, son essence et ses destinées, les hiérarchies spirituelles, etc., sont restés des questions pour Jean Reynaud, et des questions que le panthéisme contemporain ne résoud pas. En vertu de son genre d'intelligence, la notion théologique n'a donc pas été abolie en lui, mais seulement obscurcie et faussée. Et voilà justement ce qui a produit, sous la plume de ce philosophe singulier qui a le coup de marteau de la théologie, un chaos également monstrueux pour les théologiens et pour les philosophes! Voilà pourquoi il a mutilé, au nom de la théologie, le triple monde que la théologie enseigne, et qu'il le réduit à un seul dans son livre, malgré son double titre de Terre et Ciel!
En effet, pour qui sait l'embrasser et l'étreindre, ce livre, au fond, n'est autre chose qu'une mutilation et un renversement des idées chrétiennes. C'est notre Credo pris à rebours et fondé sur la pluralité des mondes éternels, sans royaume des cieux et sans enfer. Telle, en deux mots, la conception théologique du livre de Jean Reynaud; mais ce n'est pas tout au détail. L'auteur de Terre et Ciel a beau s'en défendre, il n'est réellement qu'un panthéiste de notre temps, sous les guenilles de tous les hérétiques de ce moyen âge contre lequel il se permet tant de mépris. N'oublions pas que son livre n'est, avant tout et après tout, qu'un essai de cosmologie... Parti du cosmos pour aller au cosmos, en passant sur le cosmos, l'auteur s'agite, mais stérilement, pour organiser plus qu'un cimetière... Le mot de Ciel est de trop dans le titre de son ouvrage, et la Terre même comme il la conçoit n'est pas la notion chrétienne de la terre. Ce n'est plus le lieu de l'expiation et de l'épreuve, le champ de mort d'où une chrysalide de cent cinquante milliards d'âmes doit un jour se déployer et s'envoler dans les cieux. Cette double notion de la terre et du ciel, la seule que puissent admettre également l'intelligence des penseurs et l'imagination des poètes, Jean Reynaud, théologien agrandi par la philosophie, l'a réputée mesquine, enfantine et débordée par ce triomphant Esprit humain, qui a le droit d'exiger mieux. Seulement, pour la remplacer, cette notion inférieure et grossière, l'éminent inventeur n'a trouvé rien de plus puissant que de ramasser, dans la poussière des rêves de l'humanité les plus rongés par les siècles et les plus transparents de folie, le système ruminé par l'Inde—cette vache de la philosophie—d'une métempsycose progressive, qui met l'homme aux galères à perpétuité de la métamorphose et son immortalité en hachis!
Au moins, pour expliquer de cette façon le problème surnaturel de l'homme et de sa destinée, pour revenir, en plein XIXe siècle,—après les travaux philosophiques de Hegel et de Schelling,—à ce risible système de la métempsycose, digne tout au plus d'inspirer une chanson au marquis de Boufflers ou à Béranger, qui l'a faite, fallait-il se sentir une force d'induction et de déduction irrésistible; fallait-il que la grandeur des facultés philosophiques sauvât la misère du point de vue que l'on ne craignait pas de relever. Et c'est ici qu'après la question du point de vue, général et dominateur, qui emporte l'honneur d'un livre en philosophie, devait se poser la question du talent et de ses ressources, qui couvre l'amour-propre de l'auteur. Eh bien, nous le disons en toute vérité et sans vouloir y faire de blessures, l'amour-propre de Jean Reynaud ne sera pas couvert! Une fois le fond du livre écarté, les qualités qui resteront pour le défendre n'imposeront point par leur éclat aux véritables connaisseurs. Et nous ne parlons pas encore ici de la forme la plus extérieure de ce livre, de sa conformation littéraire. Nous restons métaphysicien. En métaphysique, il sera très facilement constaté, par tous ceux qui ont l'habitude ou l'amour de ce genre de méditation, que les tendances de Reynaud sont plus vives et plus fortes que ses facultés.
Le traité de Terre et Ciel, qui résume toute sa vie intellectuelle, car il a été effeuillé dans des revues et des journaux depuis dix ans, ce traité, regardé comme un système à toute solution par un petit nombre de gens solennels et mystérieux qu'on pourrait appeler les Importants de la philosophie, est, qu'on nous passe le mot (le seul qu'il y ait, hélas! pour exprimer notre pensée)! un perpétuel coq-à-l'âne sur les relations du temps à l'éternité. Pour un métaphysicien, qui doit connaître les éléments de la science qu'il cultive et n'avoir pas de distractions, Jean Reynaud est entièrement étranger à la conception de l'éternité, ou, s'il la pose parfois, il l'oublie. C'est qu'au fond il n'a rien de net, de ferme, de péremptoire et d'arrêté dans l'esprit. Il patauge.
«L'infinité,—dit quelque part ce panthéiste malgré lui ou à dessein (lequel des deux?),—l'infinité est un des attributs de l'univers.» Mais l'infinité est le contraire de la mesure, comme l'éternité est le contraire du nombre! Des écoliers sauraient cela. Et voyez la singulière conséquence: si l'on met l'infini à la place de l'étendue, où pose-t-on l'axe du monde et que devient pour Jean Reynaud cette gravitation dont il est si sûr et si fier? Dans le chapitre de l'Homme, où le récit de la Genèse est culbuté par l'hypothèse, l'éternelle hypothèse du développement progressif de la vie et de «la création graduelle», Jean Reynaud méconnaît l'Absolu divin. Il semble ignorer que Dieu soit un acte pur, et ce que c'est même qu'un acte pur! Il s'imagine que Dieu, comme l'homme, a son chemin à faire et qu'il a besoin d'expérience... Ce manque de précision, qui, en métaphysique, se mue si vite en erreur ou s'étale si pompeusement en bêtise, on le signalerait à toutes pages dans le livre de Terre et Ciel si on ne craignait pas de fatiguer le lecteur par des citations trop abstraites.
Ainsi donc, en nous résumant, nous trouvons, à côté de la donnée vicieuse et puérile du livre de Jean Reynaud, des qualités métaphysiques d'un degré inférieur, sans pureté et sans force réelle, un langage trouble toujours et souvent contradictoire. Le traité de Terre et Ciel est une petite Babel bâtie par un seul homme. C'est la confusion des langues de plusieurs sciences, qui se croisent et s'embrouillent sous la plume pesante de l'auteur. Sa pensée ne domine pas tous ces divers langages et ne les fait pas tourner autour d'elle, avec leurs clartés différentes, dans la convergence de quelque puissante unité. Théologien de prétention malgré son caractère philosophique, théologien quiquengrogne en philosophie, il peut avoir beaucoup lu les théologiens catholiques, mais il n'a point de connaissances accomplies, lumineuses, en théologie; car, s'il en avait, aurait-il épaulé le système du progrès indéfini de Condorcet avec la métempsycose de Pythagore?... Aurait-il pu jamais adopter comme vrai ce système du développement progressif de la vie et de ses perpétuelles métamorphoses, qui parque l'homme sur son globe et applique à la création tout entière, à l'œuvre du Dieu tout-puissant, lequel a créé spontanément l'homme complet, innocent et libre, ce procédé de rapin qui, par des changements imperceptibles et successifs, se vante de faire une tête d'Apollon avec le profil du crapaud? Le sophisme épicurien, le plus compromis des sophismes grecs, qui donnait à la Divinité la forme de l'homme parce qu'on n'en connaît pas de plus belle, est le genre de preuves le plus familier de Reynaud. Ne comprenant jamais l'action divine que comme il comprend l'action humaine, l'auteur de Terre et Ciel se croit fondé à tirer une impertinente induction de nous à Dieu, et cet abus de raisonnement, qui revient dans son livre comme un tic de son intelligence, produit pour conséquence de ces énormités qui coupent court à toute discussion. Pour n'en citer qu'un seul exemple, Jean Reynaud exige la pluralité des mondes ou il n'admet pas Dieu, parce que (ajoute-t-il avec un sérieux qui rend la chose plus comique encore), sans la pluralité des mondes, Dieu est évidemment «lésé dans son caractère de créateur». On conçoit, n'est-il pas vrai? qu'après des affirmations de cette nature un homme sensé ne discute plus.
Nous avons, nous, à peine discuté. Nous ne pouvions, ni pour le public ni pour nous, ni pour le livre même dont il s'agit, l'examiner dans le détail trop spécial, trop technique, des nombreuses questions qu'il soulève; mais le peu que nous avons dit suffira. Si ce singulier traité de philosophie religieuse, qui essaie de renverser tous nos dogmes, sans exception, sous l'idée chimérique des transformations éternelles et successives de l'humanité et sous un panthéisme plus fort que l'auteur et qui le mène et le malmène; si ce traité brillait au moins par une exposition méthodique, nous aurions pu donner le squelette de ce mastodonte de contradictions et d'erreurs. Mais Jean Reynaud n'a point de méthode. Son livre de Terre et Ciel est une conversation, à bâtons rompus, entre un philosophe théologien de l'avenir,
C'est moi-même, messieurs, sans nulle vanité!
et un pauvre théologien catholique (et je vous demande si le catholicisme est bien représenté!), lequel laisse passer fort respectueusement toutes les bourdes, dirait Michel Montaigne de l'auteur de Terre et Ciel, absolument comme on laisse passer, en se rangeant un peu, les boulets de canon auxquels il est défendu de riposter. Vieux livre sous une peau nouvelle, l'ouvrage de Jean Reynaud a emprunté jusqu'à sa peau. En effet, c'est l'opposition et la caricature de ces Soirées de Saint-Pétersbourg dans lesquelles l'auteur esquive aussi la difficulté d'une exposition méthodique par cette forme trop aisée du dialogue, mais, du moins, en sait racheter l'infériorité par l'éclat de la discussion, le montant de la repartie, la beauté de la thèse et de l'antithèse et une charmante variété de tons, depuis la bonhomie accablante du théologien jusqu'à la sveltesse militaire; depuis l'aplomb du grand seigneur qui badine avec la science comme il badinerait avec le ruban de son crachat jusqu'au génie de la plaisanterie comme l'avait Voltaire. Malheureusement l'esprit de Jean Reynaud n'a pas, lui, toutes ces puissances. Il est monocorde, et la corde sur laquelle il joue n'est pas d'or. Ses longues dissertations dialoguées, que ne brise jamais le moindre mot spirituel, manquent profondément de vie, d'animation, de passion enthousiaste ou convaincue, et elles nous versent dans les veines je ne sais quelle torpeur mortelle. On dirait le procédé Gannal appliqué à notre esprit tout vivant. Désagréable sensation! Au milieu de cette logomachie théologique, si incroyablement obstinée et dans laquelle pourtant exclusion est faite des miracles, de la virginité, des sacrements, de l'idée de famille, il n'y a de clair, pour qui sait voir, que la haine de Jésus-Christ sous le nom de moyen âge. Seulement cette haine entortillée, insidieuse, nous fait payer par un ennui à nous déformer la figure les embarras de la pensée de l'auteur. Ah! qu'on aimerait mieux un peu de passion franche, et, comme disait Shelley, l'athée, «que le serpent, une bonne fois, se dressât sur sa queue et sifflât tous ses sifflements». Au lieu de ces longueurs indécises, de ces toiles d'araignée philosophiques, de cette mosaïque de filandreuses dissertations, qui se lèvent par plaques sous les pieds de l'esprit et qui en retardent la marche, qu'on aimerait mieux quelques lignes de conclusion, nettes et courageuses, les articles (enfin arrêtés) du Symbole de la philosophie, de ce Symbole qu'on nous jetterait à la tête, à nous les arriérés, comme les Apôtres eurent autrefois l'impudence sublime de jeter le leur, en bloc, à la tête du genre humain!
Mais rien de tout cela. Le livre de Jean Reynaud est et reste tout simplement une hypothèse, qu'on propose, mais qu'on n'impose pas... Ils savent très bien risquer le faux, les philosophes, mais ils ne sont jamais assez sûrs que le faux qu'ils risquent est le vrai pour avoir l'aplomb d'en faire un symbole. Ceci n'est réservé qu'aux prêtres. Nous l'avons dit déjà, ce traité de Terre et Ciel, qui n'a de grave que le ton, agrandit vainement et cache mal, sous le trompe-l'œil des détails scientifiques, une théorie qui, réduite à ses plus simples termes, n'est que ridicule et... immorale; car voilà son côté sérieux! La métempsycose, ou la transformation successive de l'humanité, emporte la morale humaine dans sa visible absurdité. Si cette transformation qui recommence toujours est en effet la loi du monde, tous les crimes et même l'assassinat ne sont plus que des dérangements de molécules qui sauront toujours bien se reconstituer, et l'affreux poète du suicide avait bien raison quand il chantait:
Telle est la conclusion que les hommes pratiques tireront de la doctrine du philosophe. Assurément, on doit espérer que de si dégradantes conséquences, une fois seulement indiquées, diminueront un peu dans l'opinion l'importance que le parti philosophique antichrétien veut créer au livre de Jean Reynaud.
Et qu'on nous permette d'ajouter encore un dernier mot.
Quand on s'élève à une certaine hauteur, il n'y a plus que deux sortes de livres,—deux grandes catégories, dans lesquelles tous les genres et tous les sujets peuvent rentrer: les livres faits par l'observation et les livres faits par la rêverie. Observation et rêverie, voilà les tiges-mères de toutes les familles de l'esprit humain. Eh bien, ni comme observateur ni comme rêveur Jean Reynaud n'occupera une place élevée dans la hiérarchie des intelligences de son temps! Tout au plus donnera-t-il le bras à Pierre Leroux, l'auteur de l'Humanité, avec lequel il a plus d'une analogie, et s'en iront-ils tous deux à la fosse commune de l'oubli. Observateur nul, puisque son système n'est qu'une induction, et rien de plus, il choque profondément en nous la faculté qui a soif de réalités et de vérité, mais il n'intéresse pas l'imagination davantage. Quand on a lu cet immense volume d'hypothèses sur la pluralité des mondes éternels, savez-vous à quoi l'on retourne pour se délasser d'une telle lecture?... Aux historiettes astronomiques de Fontenelle et aux gasconnades de Cyrano de Bergerac.
Intellectuellement, c'est une frégate à la mer que la publication de ces œuvres[7]