Format grand in-18
A BAS LES MASQUES! | 1 | vol. |
A L'ENCRE VERTE | 1 | — |
AGATHE ET CÉCILE | 1 | — |
L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX | 1 | — |
AU SOLEIL | 1 | — |
LES BÊTES A BON DIEU | 1 | — |
BOURDONNEMENTS | 1 | — |
LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET | 1 | — |
LE CHEMIN LE PLUS COURT | 1 | — |
CLOTILDE | 1 | — |
CLOVIS GOSSELIN | 1 | — |
CONTES ET NOUVELLES | 1 | — |
LE CREDO DU JARDINIER | 1 | — |
DANS LA LUNE | 1 | — |
LES DENTS DU DRAGON | 1 | — |
DE LOIN ET DE PRÈS | 1 | — |
DIEU ET DIABLE | 1 | — |
ENCORE LES FEMMES | 1 | — |
EN FUMANT | 1 | — |
L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR | 1 | — |
FA DIÈZE | 1 | — |
LA FAMILLE ALLAIN | 1 | — |
LES FEMMES | 1 | — |
FEU BRESSIER | 1 | — |
LES FLEURS | 1 | — |
LES GAIETÉS ROMAINES | 1 | — |
GENEVIÈVE | 1 | — |
GRAINS DE BON SENS | 1 | — |
LES GUÊPES | 6 | — |
HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN | 1 | — |
HORTENSE | 1 | — |
LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN | 1 | — |
LE LIVRE DE BORD | 1 | — |
LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS | 1 | — |
LA MAISON CLOSE | 1 | — |
MENUS PROPOS | 1 | — |
MIDI A QUATORZE HEURES | 1 | — |
NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER | 1 | — |
ON DEMANDE UN TYRAN | 1 | — |
LA PÊCHE EN EAU DOUCE | 1 | — |
ET EN EAU SALÉE | 1 | — |
PENDANT LA PLUIE | 1 | — |
LA PÉNÊLOPE NORMANDE | 1 | — |
PLUS ÇA CHANGE | 1 | — |
.. PLUS C'EST LA MÊME CHOSE | 1 | — |
LES POINTS SUR LES I | 1 | — |
LE POT AUX ROSES | 1 | — |
POUR NE PAS ÊTRE TREIZE | 1 | — |
PROMENADES AU BORD DE LA MER | 1 | — |
PROMENADES HORS DE MON JARDIN | 1 | — |
LA PROMENADE DES ANGLAIS | 1 | — |
LA QUEUE D'OR | 1 | — |
RAOUL | 1 | — |
ROSES ET CHARDONS | 1 | — |
ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES | 1 | — |
LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE | 1 | — |
LA SOUPE AU CAILLOU | 1 | — |
SOUS LES ORANGERS | 1 | — |
SOUS LES POMMIERS | 1 | — |
SOUS LES TILLEULS | 1 | — |
SUR LA PLAGE | 1 | — |
TROIS CENTS PAGES | 1 | — |
UNE HEURE TROP TARD | 1 | — |
UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS | 1 | — |
VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN | 1 | — |
Tours.—Imp. E. Mazereau.
LA
PAR
ALPHONSE KARR
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1890
Droits de reproduction et de traduction réservés.
Tout à fait au bord de la mer, dans un bouquet de pins, de tamarix que j'ai plantés il y a vingt ans, et qui sont devenus de grands arbres, se cache une sorte de cabane, de tonnelle, couverte, en guise de chaume, par des branches de notre grande bruyère blanche si parfumée; elle est ouverte du côté qui fait face à la mer, et comme fortifiée de ce côté par des yuccas et des agaves sous lesquels s'étend une pelouse de cette grande ficoïde dont les fleurs, semblables à la reine-marguerite et plus larges qu'elle, sont, selon la variété, ou d'un jaune brillant sur un feuillage d'un vert gai, ou d'un rouge amaranthe, sur un feuillage d'un vert un peu cendré. Lorsque le vent vient du large, on y est fort exposé au poudrin, et même quelque lame vient baigner le pied de la cabane. A quelques pas au-dessous, nos bateaux, le plus souvent, sont mouillés dans un petit abri de rochers ou tirés plus haut sur le sable quand la mer est mauvaise ou menaçante.
J'étais blotti dans cette cabane un des jours où la flotte cuirassée et les torpilleurs sont venus faire une petite guerre dans la baie de Saint-Raphaël.
Ces vaisseaux cuirassés, qui semblent des monstres énormes, sont loin d'avoir le charme et la grâce des bateaux de pêche qui seuls d'ordinaire sillonnent une mer le plus souvent calme ou ridée par une douce brise—semblables avec leurs voiles blanches à de grands cygnes glissant sur l'eau.—Les gigantesques vaisseaux cuirassés rompent les dimensions et l'harmonie; notre baie paraît plus étroite, les collines et les montagnes qui la bornent à l'ouest et au nord-ouest semblent moins élevées, et nos deux îlots de porphyre rouge ne paraissent plus que comme deux gros cailloux.
Sur le sable, au pied du talus sur lequel repose la cabane, deux jeunes hommes étaient couchés et devisaient ensemble:—l'un que je connais de vue était un jeune professeur aspirant aux hauts grades universitaires, l'autre était un marin qui était venu en congé de convalescence se «refaire» dans sa famille à Saint-Raphaël.
—Que c'est donc beau! disait le marin,—en désignant les vaisseaux à son compagnon,—voici l'Indomptable,—voici la Dévastation,—voici le Courbet et voici le mien, le Richelieu, sur lequel, après demain, j'irai remonter à Toulon. Est-ce assez beau, assez chic ces grands cuirassés!
—Tu ne te fâcheras pas, reprit l'autre, si je te dis que, pour les yeux, pour la beauté, pour la magnificence, je préfère de beaucoup ces anciens vaisseaux à voiles, dont on voit encore les modèles à l'arsenal de Toulon et des autres ports de mer.
—Peut-on dire! s'écria le marin indigné; préférer ces beaux fichus bateaux à voiles à nos cuirassés, à nos torpilleurs, à nos citadelles d'acier;—mais, en comparaison, c'étaient des joujous, tes bateaux à voiles.
—Ah! dit le professeur, je respecte tes cuirassés, mais il faut avouer que ce n'est pas joli; au lieu de ces monstres, qui semblent peser sur la mer et la fatiguer, quel charmant spectacle ce serait que de voir glisser sur l'eau le vaisseau sur lequel Cléopâtre alla au-devant d'Antoine!—Ah! si tu lisais Plutarque!
—Plutarque? je ne connais pas.—J'ai quitté l'école où nous étions ensemble pour m'embarquer, je savais mon alphabet—et je dois l'avoir un peu oublié.
—Eh bien, dit le professeur, voici ce que dit Plutarque de la belle reine d'Égypte et de son navire:
«Elle se mit sur le fleuve Cydnus en une nef dont la poupe était d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent qu'on maniait au son et à la cadence d'une musique de flûtes, hautbois, cithares, violes et autres tels instruments dont on jouait dedans; quant à sa personne, elle était couchée sous un pavillon d'or tissu, vestue et accoudée toute en la sorte qu'on peint ordinairement Vénus;—ses femmes et ses demoiselles semblablement estaient habillées en néréides.»
—Eh bien,—reprit le marin,—tout ça, c'est des bêtises;—on ne me fera jamais accroire que des «rames d'argent» soient bonnes à quelque chose et vaillent nos bons avirons de frêne. Mais, vous autres savants, vous vivez de préférence dans le passé, sans vous préoccuper du progrès; le progrès vous réveille, vous gêne et vous ennuie; mais, moi, je suis pour le progrès. Voici l'heure de la cambuse, allons déjeuner.—Mais ton Plutarque ni toi vous n'êtes ni marins ni malins.
Ils se levèrent, s'en allèrent, et moi, je restai pensif.
D'abord je rappelai à ma mémoire le passage de Plutarque que venait de citer le jeune professeur, d'après la traduction d'Amyot,—et je retrouvai trois lignes qui m'avaient toujours frappé par une observation intelligente sur l'influence des femmes.
«Quoiqu'elle eût chargé sa nef de présents, de force or et argent, elle ne portait rien avec elle, en quoi elle eut tant de fiance comme en soi-même et aux charmes et enchantements de sa beauté, en l'âge où les femmes sont en la fleur épanouie de leur beauté et en la vigueur de leur entendement.»
Certes, je ne dirai pas de mal de la virginité qui permet à l'amant d'avoir à soi seul la vie tout entière de la femme aimée et la possession avare et exclusive de sa beauté et des mystères de son beau corps;—mais, quant à l'esprit, au cœur et à l'âme, il est des richesses qui ne s'épanouissent que plus tard, et j'ai toujours préféré une femme de vingt-cinq à trente ans à une jeune fille, cependant avec un désir de temps en temps de l'étrangler pour avoir été à un autre et ne pas m'avoir attendu.
Puis je revins aux dernières paroles du marin: «le Progrès.»
Ce n'est que depuis quelque temps qu'on semble convenu de prendre le mot progrès dans le sens absolu de perfectionnement.
Étymologiquement «progrès» veut dire: marche en avant.
De même qu'on dit progrès dans le bien, dans la vertu, on dit progrès dans le mal et dans le vice;—on dit: les progrès de la maladie, les progrès de l'incendie, les progrès de l'inondation.
«Un si grand mal, dit Bossuet, faisait des progrès étonnants.»
Il est une école de philosophie qui professe que Dieu n'a fait qu'ébaucher le monde et qu'il l'a donné à l'homme à perfectionner; l'humanité, dit cette école, est perfectible, et va incessamment du moins bien au mieux, de l'ignorance à la science, de la barbarie à la civilisation.
C'est par erreur, ajoute-t-elle, qu'on a placé l'âge d'or dans le passé; il est dans l'avenir. Cette théorie est toujours soutenue par certains inventeurs de religions, certains fauteurs de révolutions qui offrent de nous conduire à ce but en s'en faisant les prêtres ou les guides—plus ou moins rétribués.
D'autres vous diront, au contraire, que le monde, en sortant des mains de Dieu, avait toute la perfection qu'il peut avoir et que c'est l'homme qui l'a gâté et détérioré. Les sociétés humaines sont-elles en marche incessante vers leur perfectionnement, vers leur bonheur?
—Nous marchons, nous allons en avant, du moins en apparence;—mais est-il bien certain que nous marchions—quand nous marchons—que nous fassions nos pas, c'est-à-dire nos progrès précisément dans la direction qui mène au perfectionnement et au bonheur?
Lorsque le petit Poucet, perdu avec ses frères dans la forêt, s'efforce de retrouver la maison; quand les oiseaux ont mangé le pain qu'il avait émietté et semé sur le chemin pour le reconnaître; lorsque, après avoir hésité, il s'engage dans un sentier qu'il pense être le bon, il s'est trompé, tourne le dos au but, chaque pas, chaque «progrès» l'en éloigne davantage; il voit une lumière, il se dirige sur la lumière et arrive... à
LA MAISON DE L'OGRE!
Il me revient, en ce moment, à l'esprit, Louis Blanc, dont la taille était exiguë jusqu'à l'invraisemblance. Un jour, du temps des Guêpes, il vint me voir rue de la Tour-d'Auvergne (à Paris); il était accompagné de ce farceur de Caussidière, qui était un géant. Ce charmant Gérard de Nerval qui se tenait debout devant une de mes fenêtres et qui jouait sur la vitre, avec les ongles, un air arabe,—s'écria en les voyant tous deux traverser la cour: «Tiens! l'Ogre et le Petit Poucet!»
En 1848,—Louis Blanc, lors de la nomination par acclamation du Gouvernement provisoire, avait été élu secrétaire avec Albert «ouvrier»; il avait tout doucement, sur les affiches, supprimé le trait, le filet—qui séparait les secrétaires des autres membres; puis, ce trait effacé, avait diminué, puis supprimé l'intervalle, et lui et Albert «ouvrier» s'étaient trouvés membres du Gouvernement comme les autres.
Comme il était fort effacé par l'éloquence et la bravoure de Lamartine, autant que par la taille du poète, par la faconde et la popularité de Ledru-Rollin, il voulut se faire une place à part:—il proposa à ses collègues d'instituer un
Ministère—du «progrès»,
dont il serait naturellement le ministre. Cette proposition n'étant pas acceptée, il se donna à lui-même des fonctions équivalentes: il ouvrit au Luxembourg une sorte de club qu'il présidait:—c'étaient des conférences sur le «progrès.»
Il se fit facilement un auditoire très nombreux de quinze cents ou deux mille ouvriers,—leur parla de leurs misères, de leurs droits,—nullement de leurs défauts et de leurs devoirs.—Beaucoup de droits étaient de son invention, entre autres, celui de l'égalité des salaires entre tous les ouvriers,—les ouvriers laborieux et habiles formant, au détriment des fainéants et des malhabiles, une aristocratie qui devait disparaître avec les autres.
Toujours au nom du progrès, il parla de «l'infâme capital»,—des bourgeois,—et, un jour qu'il sortait de la conférence et qu'il montait dans une des voitures du roi Louis-Philippe qu'il avait confisquée à son usage,—il fut un peu embarrassé de voir qu'un certain nombre de ses auditeurs l'attendaient à la porte pour lui faire honneur et l'acclamer.—Cette voiture, ces chevaux, ces laquais, ne sentaient guère l'égalité; mais il reprit vite son aplomb—et s'écria: «Mes amis, vous voyez cette voiture et ces chevaux! eh bien, dans la voie du progrès où nous marchons aujourd'hui, il viendra un jour où vous en aurez tous de semblables.»
Vous rappelez-vous où on arriva en marchant dans cette voie du «progrès?»
«A la maison de l'ogre»,
aux terribles et tristes journées de Juin d'abord, puis au despotisme du second Empire.
Il y aura cent ans dans quelques mois que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», la France est en révolutions, à travers des guerres civiles, des massacres, des misères et des crimes horribles;—et on ne s'aperçoit pas que l'on tourne bêtement en rond, de la monarchie à l'anarchie, de l'anarchie au despotisme, dont elle est la souche naturelle; puis combien de pas, de «progrès», avons-nous faits qui nous aient rapprochés du «perfectionnement» et du bonheur de l'humanité?
Moins bêtes étaient les bœufs de Memphis employés à faire tourner le manège d'une noria, machine hydraulique très commune en Italie et en Provence.—On ne leur faisait faire que cent tours;—ils ne manquaient pas de s'arrêter d'eux-mêmes au centième.
J'ai eu, à Nice, un grand mulet blanc, plus malin.—Les puits d'où on tire l'eau, au moyen de chapelets de godets, ne sont pas inépuisables; quand les godets remontent vides, on arrête, on dételle les bêtes et on laisse l'eau revenir dans le puits.—Tous les animaux, chevaux, ânes ou mulets, qu'on emploie à ce travail, sentent très bien, au poids diminué, quand il n'y a plus d'eau, et s'arrêtent d'eux-mêmes.—Ce mulet annonçait la chose par le cri—moitié hennissement, moitié braiment, auquel il a droit;—on allait donc, à ce signal, le dételer et le remettre à l'écurie; mais je m'inquiétais depuis quelque temps de voir l'eau moins abondante et le puits si promptement à sec.—Je finis par découvrir que le mulet avait remarqué que, lorsqu'il s'arrêtait et faisait entendre sa voix, on venait le dételer, et il avait jugé absurde d'attendre qu'il n'y eût plus d'eau et qu'il fût fatigué pour donner le signal du repos.
C'est ainsi que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», le peuple attelé à une noria, les yeux couverts d'une œillère comme les chevaux qui font le même métier, croit marcher et ne fait que tourner,—en faisant monter l'eau pour désaltérer ceux par lesquels il se laisse si sottement atteler.
J'ai lu, dans le très intéressant voyage que fit Tournefort dans le Levant, vers 1715,—une anecdote qui me semble venir à propos pour représenter, par une autre image, ce que c'est, jusqu'ici, que la marche du prétendu «progrès».
Tout le monde sait, au degré où on sait beaucoup d'autres choses, que, lors du déluge, l'arche construite par Noé s'arrêta au sommet du mont Ararat.—En Arménie, jamais mortel n'a pu parvenir au sommet neigeux de l'Ararat, où on dit que l'arche subsiste encore et subsistera toujours. Un religieux du monastère, appelé des Trois-Églises, qui est au pied de la montagne, résolut de tenter l'aventure; il s'y prépara par une année entière de jeûnes, de macérations et de prières, puis il se mit en route.—Ce n'était pas en un jour qu'on pouvait gravir la montagne. Le soir venu, il se coucha sur l'herbe,—dormit, et, le lendemain matin, se remit en route; à la fin du jour, il s'arrêta comme la veille, fit ses prières, se coucha et s'endormit.—Mais, le lendemain matin, quel fut son étonnement de se trouver précisément au point d'où il était parti la veille.
Et il en fut toujours ainsi pendant un mois; il marchait tout le jour, s'endormait le soir, et se réveillait toujours au point où il s'était endormi le premier jour. Enfin, au bout d'un mois, un ange lui apparut dans la nuit:
—Il est inutile, lui dit l'ange, que tu t'opiniâtres davantage; l'Éternel a décidé qu'aucun mortel ne parviendrait au sommet de l'Ararat et ne verrait l'arche.—Cependant, tes austérités et tes prières t'ont mérité une récompense.—Voici un morceau de l'arche que je t'apporte. Le religieux, nommé Jacques, qui fut plus tard évoque de Ninive, crut d'abord avoir rêvé; mais il trouva à côté de lui la planche que l'ange avait apportée, et l'emporta à son couvent, où cette précieuse relique a toujours, depuis, reçu les hommages et le culte qui lui sont dus.
C'est sous prétexte de «progrès», de marche en avant vers le perfectionnement et le bonheur de l'humanité, que l'on a poussé et entraîné un peuple, autrefois spirituel, à retourner à 1789, d'où l'on descend par une pente fatale à 1793, à la Terreur, à la guillotine permanente, aux mitraillades, aux noyades, aux assignats, à la ruine, à la Commune, parodie ridicule, triste et sanglante de la Terreur, à la multiplicité des tyrans, à l'anarchie, puis à un despotisme nécessaire, fatal, sortant de l'anarchie comme de sa souche naturelle, despotisme dont les soi-disant républicains s'empresseront de se faire les serviteurs dévoués.
Revenons à ces beaux vaisseaux cuirassés et au «progrès» dont notre jeune marin est si fier.
Le prix d'un grand vaisseau cuirassé est «officiellement» de quinze à seize millions;—mais, comme il faut quatre, cinq, six ans et quelquefois plus longtemps pour le construire, pendant cette construction, de nouveaux «progrès», de nouveaux systèmes, de nouvelles inventions, de nouvelles modes même ou de nouveaux engouements ont amené des changements dans les plans, dans les devis, partant des dépenses plus fortes, si bien qu'il est de notoriété qu'un grand cuirassé de premier rang revient à vingt millions, si ce n'est plus.
Une fois construit, vivant et en exercice, le monstre mange pour cinq à six mille francs de charbon par jour.
Ce n'est pas tout, ces ogres portent des canons; un de ces canons—de cent dix tonnes, par exemple, coûte quatre cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs,—tandis que, bien près de nous, en 1856,—le canon du plus fort calibre se payait deux mille huit cents francs.—Quel progrès!
Ce n'est pas encore tout:—les canons ne sont pas des monstres moins voraces que le bâtiment lui-même; grâce aux progrès de la poudre, de la poudre de coton, à la mélinite, à la roburite, etc., aux nouveaux boulets, etc., chaque coup de canon coûte quatre mille six cent soixante-quinze francs,—tandis qu'en 1856,—quels rapides progrès!—on satisfaisait un canon avec quatorze francs,—et ce n'est qu'un commencement. Combien d'esprits, de savants, d'inventeurs s'évertuent sans cesse à trouver de nouveaux «progrès.»
Par mon âge, par mes idées, par certains dégoûts, je ne suis pas de ce temps-ci:—j'y suis, pour ainsi dire, étranger;—je suis moins loin des anciens que de mes contemporains, et je vis beaucoup avec les anciens;—ils avaient certes leurs défauts, mais ils ne reste d'eux que ce qu'ils avaient de meilleur:—leurs livres—et c'est une bonne, saine et agréable société.
Je copie Florus:
«Lors de la première guerre punique, soixante jours après qu'on eut porté la hache dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux se trouva sur les ancres;—on eût dit qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de l'art, mais que les dieux protecteurs de Rome avaient métamorphosé les arbres en navires.—Près des îles de Lipari, cette flotte improvisée coula à fond et mit en fuite la flotte des Carthaginois.»
Tite-Live rapporte que, dans la guerre contre le roi Hiéron, deux cent vingt navires furent mis à la mer en quarante-cinq jours, depuis qu'on eut donné le premier coup de cognée.
Que coûtaient ces navires?—Rien; les soldats les construisaient eux-mêmes.—Le vent et les bras des hommes se chargeaient de la locomotion.
—Ah! s'écrierait mon jeune marin, vous nous parlez là de jolis sabots! des canots de sauvages!
Canots de sauvages et sabots,—je le veux bien, mais il n'en est pas moins vrai que ces canots de sauvages et ces sabots des Romains valaient bien vos cuirassés d'aujourd'hui, car leurs ennemis, les Carthaginois, n'avaient que des sabots semblables,—de même qu'aujourd'hui vos adversaires possibles ont des vaisseaux cuirassés pareils aux vôtres.
Il y a donc aujourd'hui grands et incontestables progrès dans l'art de travailler les métaux, progrès dans la chimie, progrès dans l'électricité,—science tout à fait nouvelle,—mais nul progrès, tant s'en faut, vers «le perfectionnement et le bonheur de l'humanité», les seuls dont il soit juste et sage de se féliciter.
Il n'y a même pas progrès dans l'art de s'entre-tuer: car, avec les sabots en question, les Romains et les Carthaginois réussissaient à s'enfoncer mutuellement des choses pointues dans le corps, à se briser les bras, les jambes et la tête, à se noyer... enfin tout ce qu'on peut désirer sous ce rapport. Peut-être même les combats sur mer de ce temps-là étaient-ils plus meurtriers qu'ils ne le seraient aujourd'hui. Les Romains se sentant, comme navigateurs, inférieurs aux Carthaginois, avaient imaginé des grappins qu'ils jetaient sur les vaisseaux ennemis et les accrochaient à leurs vaisseaux, de façon que les deux tillacs ne faisaient plus qu'un; ils sautaient à l'abordage et on se battait corps à corps (cominus), comme sur terre. Or, dans ces combats corps à corps, tous les coups portent, et il doit y avoir au moins la moitié des combattants tués ou blessés, résultat bien supérieur à celui qu'on peut obtenir en se battant de loin (eminus), même avec les engins les plus perfectionnés.
Le progrès consiste donc dans l'énormité des dépenses ruineuses que s'imposent réciproquement les peuples ou plutôt leurs soi-disant bergers, qu'il serait, en ce cas, plus justes d'appeler leurs bouchers.
Je parlais tout à l'heure du système, de l'engouement, de la mode qui pouvaient changer pendant le temps qu'on met à construire un vaisseau-cuirassé; déjà des objections se sont élevées contre eux,—quelques personnes très compétentes semblent regretter les navires légers et rapides.
Ouvrons Florus; nous y verrons les gros et lourds bâtiments d'abord en faveur:
«Nos pesants bâtiments arrêtèrent ceux des ennemis, qui, dans leur agilité, semblaient voler sur l'eau. Les Carthaginois, malgré leur science nautique, durent s'enfuir sur ceux de leurs vaisseaux que nous n'avions pas coulés.»
Mais, plus tard, en racontant la bataille d'Actium,—où Marc-Antoine fut vaincu par Octave,—voici comment il parle des gros vaisseaux:
«Nous n'avions pas moins de quatre cents vaisseaux, et les ennemis n'en avaient pas plus de deux cents;—mais la grandeur de ces vaisseaux compensait l'infériorité du nombre.
»Ils étaient surmontés de tours à plusieurs étages et semblaient des citadelles ou même des villes flottantes. La mer gémissait sous leur poids et le vent ne suffisait qu'avec peine à les faire mouvoir.
»Les navires d'Octave, légers et exécutant facilement toutes manœuvres, attaquaient, évitaient, se retiraient avec rapidité; ils se réunissaient plusieurs contre une seule de ces énormes masses et les accablaient de traits et de feux lancés de près.»
Il était réservé à l'Italie de fournir un argument aux détracteurs des vaisseaux cuirassés.
Le jeune empereur d'Allemagne, qui s'est montré naguère si désireux d'être empereur que ça ne lui a peut-être pas permis d'être aussi fils qu'il l'eût fallu, se plaît à se produire partout et à toutes les cours, comme une femme qui a une robe neuve et veut la montrer.
Philippe de Commines a dit: «Les accointances des rois ne valent rien pour les peuples».
«Les Sabéens, dit Diodore de Sicile, étaient fort de cet avis.—Le roi auquel ils laissaient un pouvoir absolu tant qu'il restait dans son palais, était assailli de pierres aussitôt qu'il en sortait». On ne voit pas bien quel avantage les rois en tirent eux-mêmes.—On a dit: «Au contraire des statues qui grandissent à mesure qu'on en approche, les hommes se rapetissent vus de trop près.»Cette maxime s'applique surtout aux rois, dont la grandeur doit beaucoup à l'imagination.—De deux souverains dont l'un fait une visite à l'autre, il y en a toujours un qui est plus ou moins humilié de son infériorité et désireux de la faire cesser.
Dernièrement, le jeune empereur d'Allemagne a été visiter et le pape et le roi d'Italie—et, assure-t-on, n'a satisfait ni l'un ni l'autre.
Pendant cette visite, l'Italie qui croit s'acquitter envers la France, à laquelle elle doit d'exister, en se montrant ingrate comme un débiteur qui déchirerait l'obligation qu'il a signée et dirait: «Je ne dois rien;»—l'Italie—qui croit se grandir en se faisant vassale de l'Allemagne, s'est mise en grands frais pour éblouir l'empereur.—Elle lui a fait passer en revue des troupes qui n'ont pas échappé à la critique des officiers prussiens—et a montré sa flotte—avec orgueil.
L'Italie qui, sous le ministère Crispi, s'évertue—ici à moi le latin, selon le précepte de Boileau, quoique les mots dont je veux me servir et que je ne traduirai pas, soient des mots autorisés, comme on dit aujourd'hui et que non-seulement Plaute, mais aussi Pline et Cicéron, les aient écrits—et Victor Hugo a dit bien pis;—l'Italie qui s'évertue à crepitare altius quam habet clunes—a voulu avoir et possède en effet le plus gros vaisseau cuirassé qui existe;—mais—dans l'exhibition qui a été faite à l'empereur d'Allemagne, ce vaisseau n'a pu ni avancer, ni reculer, ni tourner et a fait un fiasco complet.
Il en est de même de la guerre sur terre.—Pompée «le Grand», qui n'avait ni fusils ni canons, put faire inscrire dans le temple de Minerve qu'il avait tué deux millions quatre-vingt-trois mille hommes. Ça, c'est le nombre des adversaires; car il ne donne pas le compte des soldats de son armée tués sous son commandement.
Vous me direz que Napoléon—non moins «le Grand», a fait tuer cinq millions de Français, et on peut supposer un nombre au moins égal d'Autrichiens, de Prussiens, de Russes, d'Italiens, d'Espagnols, d'Égyptiens, etc.
Les armes à feu seraient donc un «progrès»; mais on pouvait se contenter de ce que tuaient Pompée, César, Alexandre et les autres «grands hommes» au moyen des anciens engins de guerre—épées, haches, lances, javelots, etc.
De ce temps-ci, la recherche des armes à longue portée a été due en grande partie à la rancune, à la haine, à la défiance que le règne de Napoléon avait éveillé dans la mémoire des autres peuples,—et c'est surtout contre la furia francese et la charge à la baïonnette qu'on s'est efforcé de combattre de loin.
Je ne sais si, avec les nouveaux fusils, les nouveaux canons, la nouvelle poudre, les nouveaux boulets, on tue plus de monde qu'autrefois;—mais les conditions de la bravoure militaire sont changées.
La victoire, autrefois, était au plus fort, au plus adroit, au plus brave.
Elle peut aujourd'hui encore, favoriser la bravoure, mais ce n'est pas la même bravoure qu'autrefois.—On tue des hommes si éloignés qu'on ne les voit pas et qu'ils ne vous voient pas, et on est tué par eux.
La bravoure doit se faire de résignation et de fatalisme, c'est un apprentissage que les Français avaient à faire et qu'ils ont fait tout de suite:—car la nation française est la gent porte-épée;—Nullum bellum sine milite gallo, disait César; mais vrai,—il n'y a plus de plaisir à être héros.—A quoi servent aujourd'hui la grande taille, le regard terrible, la voix formidable,—les armes brillantes?
Ecoutez Homère:
«Le casque et le bouclier de Diomède jetaient la flamme autour de lui».
Et Virgile:
«Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière s'agite semblable à la flamme, et son bouclier d'or vomit des éclairs.—Telle une comète lugubre lance ses feux rougeâtres, etc.»
Que sont devenus, dans nos vieilles histoires de chevalerie, ces hommes aux armures, aux panaches de couleur éclatante? A quoi serviraient aujourd'hui la Durandale, la fameuse épée de Roland,—la Joyeuse, l'épée de Charlemagne, avec laquelle il tua de sa main mille Sarrasins dans une seule bataille,—la Flamberge de Brodisart,—la Balisarde de Renaud,—la Courtène d'Ogier, l'Escalibor d'Artus, qu'en mourant il fit jeter dans un lac par un écuyer, pour que personne ne la possédât après lui?
Je sais bien que, lorsque M. Boulanger fit éclipse dernièrement,—lorsque les uns le disaient à Saint-Pétersbourg, les autres à Ville-d'Avray,—les autres à Paris,—on a dit qu'il était allé pour rechercher l'Escalibor du roi Artus.—Mais ce n'était pas vrai, et aucune, d'ailleurs, de ces épées triomphantes, grâce au «progrès», ne pourrait plus servir à rien.
Pas plus que la fameuse épée à deux mains de Godefroy de Bouillon, épée que l'on voit, dit-on, encore à Jérusalem,—épée avec laquelle d'un seul coup, il fendait et coupait en deux,—de la tête au bas des reins, un Sarrazin comme une pomme.
Et les écus, et les armoiries, et les devises?—A quoi bon aujourd'hui? Le chevalier Brandelis avait peint sur son écu—à fond d'azur, une épée dont la poignée était d'or—avec ces mots: Je pare, je brille, je frappe.
Arrodian de Coleih, chroniqueur et chevalier, portait pour armes, sur fond de sable (noir), un coq d'argent, et sa devise était: Plumes et ongles!
Le roi Pharamond portait un lion d'azur à trois fleurs de lis d'or et ces mots: Que de beaux fruits de ces fleurs doivent naître!
Aujourd'hui, toujours grâce au «progrès», Ulysse et Ajax ne se disputeraient plus les armes d'Achille, qui ne seraient d'aucun usage.
J'ai publié, il y a longtemps, un Dialogue des morts qui m'avait été révélé en songe—il y a si longtemps et c'est si vieux que ça serait nouveau si je le reproduisais aujourd'hui,—mais la place me manque.
Au moment où une grande guerre éclate, Mercure, par l'ordre de Jupiter, descend aux enfers, appelle les héros et demande quels sont ceux qui veulent remonter sur la terre et reprendre leur métier.—Tous refusent en haussant les épaules et en ricanant.
Où est le temps où Homère disait:
«Le bouclier soutenait le bouclier, le casque s'appuyait contre le casque, l'homme contre l'homme; on voyait alors à qui on avait affaire.
»Par Hécate, dit Léonidas, que ferions-nous avec nos épées si courtes dont nous étions fiers contre des ennemis invisibles!»
«J'ai pu, dit Horatius Coclès, empêcher les Étrusques de franchir un pont, mais je ne pourrais empêcher une bombe venant d'un point que je ne verrais pas, de passer par-dessus.»
«Je ne pourrais, dit Arnold Winkelried, comme à la bataille de Sempach, ouvrir un chemin à mes compagnons à travers les phalanges autrichiennes—en m'enfonçant dans la poitrine une brassée de piques des ennemis—les ennemis aujourd'hui seraient à une demi-lieue.»
«Il n'y aurait pas moyen, dit Condé, de jeter mon bâton de commandement au milieu d'ennemis si éloignés.» Et comment, dit le maréchal de Saxe, inviter, comme nous fîmes à Fontenoy—Messieurs les Anglais à tirer les premiers?—Aujourd'hui, notre voix se perdrait dans l'espace, et nous ne pourrions pas voir si nos adversaires sont des Anglais.»
«Pour moi, dit Turenne, j'avoue que je ne saurais pas commander et conduire une armée de plus de 30,000 hommes.—Cependant, en ce temps-là, nous faisions de grandes choses avec de petites armées.»
Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'armées, de science, d'art militaire,—ce sont des invasions de sauterelles.
«Les anciens Romains, dit Varron, n'avaient qu'un seul mot—Hostis—pour dire ennemis et étrangers.»
Il faut en revenir là.—Aujourd'hui, dans cette Europe qui prétend être au plus haut point de la civilisation, un peuple doit se tenir sur ses gardes, croire possible que, sans raison, sans motif,—un peuple voisin se précipite sur lui comme un oiseau de proie ou un brigand.
Aujourd'hui, la guerre est aussi odieuse, aussi féroce, aussi sauvage qu'autrefois;—il n'y a qu'une différence, c'est qu'elle est beaucoup plus bête.—Autrefois, le vainqueur dépouillait entièrement le vaincu et emmenait les hommes, les femmes, les enfants en esclavage. Aujourd'hui, on doit se contenter d'une certaine partie des dépouilles—et s'en retourner chez soi.—Or, le vainqueur n'a pas fait ses frais.—Avec nos cinq milliards, l'Allemagne n'en est pas moins ruinée, surtout par la préoccupation d'une revanche qui l'oblige à se tenir sur un pied de guerre qui absorbe toutes ses ressources et au delà.
Il faut donc avouer que, si les canons Krupp, les fusils Gras, les poudres nouvelles sont un «progrès», une marche en avant,—ce ne sont point des pas sur le chemin du perfectionnement et du bonheur de l'humanité.
C'est au nom du «progrès» que tant de villes en France veulent s'élargir et demandent des autorisations qu'on ne leur refuse jamais, de faire des emprunts qui obèrent le présent et engagent l'avenir.
Toutes veulent avoir de grandes rues, le gaz, la lumière électrique, des théâtres, des casinos, à «l'instar» de la capitale—grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf;—ce qu'on appelle par habitude et plutôt par antiphrase «le gouvernement» les provoque à bâtir des monuments pour des écoles laïques; puis vient un jour où les villes et les communes n'ont plus d'argent pour des besoins impérieux.—En attendant, la vie y est plus chère, plus difficile, les mœurs plus relâchées.
«Les maisons, dans la ville, disait Henri IV, se bâtissent avec les débris des chaumières.»
Autour de chaque ville règne une zone pestiférée, dont les habitants n'aspirent qu'à quitter les champs et la terre, pour venir habiter la ville, s'y livrer à des métiers moins rudes, plus rétribués et surtout à des amusements plus ou moins malsains.—Les garçons, ouvriers ou domestiques, les filles servantes en attendant pis.—Par suite de quoi, un tiers des terres si riches de ce beau pays de France, si favorisé du ciel, est aujourd'hui sans culture;—et l'on va bêtement et criminellement dépenser des centaines de millions et des milliers d'hommes pour conquérir des colonies, quand il y aurait une si belle colonie à faire en France: mettre le pays en état de culture et de production.
C'est au nom du «progrès» qu'on couvre la France d'écoles laïques où l'on enseigne principalement l'indiscipline, l'irréligion, les ambitions effrénées de sortir de sa sphère, de se jeter dans des professions dites libérales, et depuis longtemps encombrées.—«Il ne faut pas, dit Richelieu dans son testament, profaner les lettres à toutes sortes d'esprits; vous produiriez ainsi beaucoup de gens plus propres à faire naître les difficultés qu'à les résoudre.»—Depuis soixante ans, la moitié des jeunes hommes se faisaient médecins, l'autre moitié avocats.—Comme il y en avait beaucoup plus que la société n'en pouvait nourrir, on a augmenté graduellement les difficultés de l'admission, mais absurdement et sottement on a placé ces difficultés,—ces obstacles, ces banquettes irlandaises à la fin de la carrière au lieu de les mettre au commencement et de ne pas laisser s'y engager les concurrents trop nombreux.—De là des intelligences surmenées, des générations exténuées, anémiques, malheureuses, désabusées trop tard;—de là cette foule de déclassés qui se jettent dans la politique au grand détriment du pays.—Une nouvelle carrière s'est ouverte, c'est celle des ingénieurs;—mais comptons combien s'y sont déjà jetés et combien sont en route.
Quant aux filles, le «progrès» consiste à les faire savantes; on ne tient aucun compte de ce que disait un ancien des enfants, et qui doit s'entendre aussi bien des filles que des garçons: «Que doit-on enseigner aux enfants? Ce qu'ils auront à faire étant hommes, étant femmes.»—On tend à ne faire qu'un sexe; on a vendu longtemps, on vend encore un peu, à l'usage des femmes, une «poudre épilatoire» pour faire disparaître le duvet trop prononcé des bras, des joues et de la lèvre supérieure.—Si le «progrès» continue, nous verrons bientôt annoncer une pommade pour faire pousser la barbe au menton des femmes.
En attendant, pour les provoquer à cette instruction pour le moins inutile, on leur fait des promesses qu'on ne peut pas tenir.
Pendant quatre années, 1882, 1883, 1884, 1885, il a été délivré à des jeunes filles soixante-dix mille brevets élémentaires et sept mille trois cent cinquante brevets supérieurs;—un peu plus de soixante-dix-sept mille institutrices.
Un inspecteur primaire du Dauphiné disait dernièrement aux maîtres d'école: «La carrière de l'instruction est encombrée; pour une place, il y a cinquante individus. Prévenez vos élèves, et qu'ils portent ailleurs leurs ambitions.»
Cette observation peut s'appliquer à toutes les carrières pour lesquelles on quitte l'agriculture et le métier de son père,—les postes, les télégraphes, les contributions, les douanes,—les écoles militaires et maritimes;—tout est encombré.
De là tant de désappointements, de désespoirs, d'ouvriers sans ouvrage de toutes les classes;—de là aussi les tribuns de brasserie, les hommes d'État de café, les politiques de cabaret;—de là, comme je le disais dernièrement,—les trottoirs devenus trop étroits pour les filles qui n'ont que cet équivalent de la politique qu'ont les garçons.
Le philosophe Momentus s'était efforcé de scruter et de dévoiler les secrets des mystères religieux et d'en «désabuser» les femmes.
Les déesses honorées à Éleusis lui apparurent en songe—et lui dirent qu'il les avait offensées;—étonné de les voir vêtues du costume des courtisanes et debout sur le seuil d'un lieu de prostitution, il leur demanda la cause de cet avilissement. «Ne t'en prends qu'à toi, lui dirent-elles en courroux:—tu nous a arrachées avec violence de l'asile que s'était ménagé notre pudeur.»
Comme «progrès», nous avons les chemins de fer; où est le temps où Tournefort écrivait à M. de Pontchartrain qu'il avait quitté à Paris: «Ne nous arrêtant pas, nous sommes arrivés à Lyon en sept jours.»
Je sais tout ce qu'on a dit et tout ce qu'on peut dire relativement au commerce, à l'industrie, etc.
Mais j'applique à bien des choses ce que Pascal disait des individus:
«La plupart de nos malheurs viennent de ce qu'on ne sait pas rester dans sa chambre.»
S'il est un peuple qui aurait pu se passer des autres et rester paisiblement chez lui, c'est le peuple français. «Toutes les nations voisines, disait le roi de Pologne Stanislas Leczynski,—doivent devenir tributaires du peuple cultivateur d'un bon sol, s'il est encouragé et soutenu dans son travail.»