I
Trouville est un hameau à quelques lieues de Honfleur, que je ne crois célèbre dans aucune histoire. Aujourd'hui, il est encombré, à la saison des bains, par des gens qui trouvent la vie trop chère à Dieppe; et la plage est décorée de cinq cabanes en osier, recouvertes de toiles grises, où se déshabillent les baigneuses. Mais, à l'époque où se passe notre récit (il y a une vingtaine d'années), Trouville n'avait encore été ni découvert ni dénoncé par les peintres de paysage, et n'était habité, l'été comme l'hiver, que par des pêcheurs et des paysans, qui cultivaient assez péniblement les terres jaunes et marneuses qui s'élèvent en amphithéâtre derrière le pays.
Devant Trouville, la mer s'étend immense et découvre, à la marée basse, une plage d'un quart de lieue, d'un sable plus fin que du grès pulvérisé. Quand on regarde la mer, on a à sa gauche une petite rivière qui descend du pays haut, et vient se jeter dans la mer. Quand le flot remonte, il envahit le lit de la Touque, qui rebrousse vers sa source et se répand au delà de ses rives dans les endroits où elle n'est pas suffisamment encaissée.
C'était à la fin d'une chaude journée de juin: le soleil était descendu dans la mer; une teinte d'un orange vif s'étendait sur le ciel, depuis la mer jusqu'à une ceinture de gros nuages noirs qui pesaient à l'horizon. Cette teinte allait se dégradant à mesure qu'elle s'éloignait des points où le soleil avait disparu, et passait par toutes les nuances du jaune jusqu'au nankin et à la couleur du saumon pâle. Des flocons grisâtres qui roulaient sur les nuages les plus solides prenaient, du jaune du ciel et du noir de ces nuages, des tons d'un vert sinistre.
Le galet s'agitait au fond de la mer et faisait entendre comme un bruit de chaînes.
Le vent soufflait par bouffées et par rafales; le soleil, ou plutôt le reflet qu'il laissait après lui à l'horizon, dorait encore les toits des maisons de Trouville, placées à l'opposite; mais la mer était sombre, et surtout elle paraissait toute noire sous la large bande orange du ciel; seulement, le vent enflait les lames, et les pointes des vagues plus élevées, traversées par les derniers rayons, étaient vertes et transparentes. De petits navires se découpaient en noir sur le ruban orange: la coque des bâtiments, les voiles, les mâts, jusqu'aux gros cordages, se distinguaient ainsi à une grande distance.
La plage était couverte de monde: des pêcheurs avec le bonnet de laine rouge et la chemise de laine bleue. Ils interrogeaient l'horizon d'un regard avide. Une des silhouettes noires se détacha du fond orange; d'abord elle se présenta plus confuse et plus étroite; le bâtiment virait de bord: on n'eût pu dire s'il marchait vers la terre ou s'il s'éloignait plus au large. Mais bientôt on le vit moins noir et moins distinct; il était alors évident qu'il venait à terre, et qu'à mesure qu'il s'éloignait du foyer de la lumière du soleil couché il s'éclairait comme s'éclairaient les maisons de Trouville, et que la teinte mixte qu'il prenait ne faisait plus une opposition aussi tranchée avec la lumière.
«Il vient! dit un des pêcheurs.—La marée baisse, dit un autre, et il n'y a pas moyen d'entrer en rivière.—Les rafales deviennent plus violentes et plus fréquentes en même temps.—La mer ne montera que dans trois heures.—Il se passera plus de cinq heures avant qu'on puisse entrer en Touque.—A leur place, j'aurais autant aimé tenir la mer. Leur bateau est neuf, et résistera mieux à la lame qu'à la côte, où on risque de se briser en y venant comme ça par la marée basse.—Avec ça qu'il paraît venter fort à la mer.—Il n'y a pas un navire qui ait une voile dehors.—Ils ne sont pas maintenant à plus d'un demi-quart de lieue!—Oui, mais la lame brise furieusement, et ils commencent à rouler.—Ils n'approchent plus!—Non, même ils s'éloignent.—Je savais bien qu'ils ne pourraient pas aborder.—Ils vont aller au Havre.—Mais qu'est-ce que je vois flotter?—Il m'avait semblé voir, en effet, quelque chose tomber du bateau.—Ça ne peut être un homme; le bateau ne s'éloignerait pas.—C'est pourtant un homme tout de même.—Pas possible!—Baisse-toi sur le sable jusqu'à ce que tes yeux soient à la hauteur de la bande orange.—C'est un homme!—Comment! le bateau l'abandonne donc?—Le bateau ne fait peut-être pas tout ce qu'il veut.—Il nage.—Et vigoureusement, car il est contre le flot, et il a l'air de se rapprocher un peu.—Il approche en effet.—Voilà une lame qui le recule.—Il n'est pas du tout sûr qu'il arrive.—J'aimerais mieux faire trois lieues avec le flot.»
Tout le monde avait alors suivi le conseil donné par l'un des pêcheurs, car la nuit approchait, et, quand on était debout, l'homme qui était à la mer ne ressortait en rien sur le flot: mais, quand on le regardait de bas et obliquement, il formait une aspérité qui le dessinait sur l'horizon déjà bien pâli.
L'émotion était au plus haut degré; le nageur courait évidemment les plus grands dangers. Il n'y avait pas moyen de mettre une chaloupe à la mer: elles étaient à sec, vu la marée basse, à plus de deux cents pas de la mer; et, d'ailleurs, quand on eût pu en traîner une jusqu'à la mer, à force de bras et avec des rouleaux, elle n'eût probablement pas pu revenir à terre sans avoir, comme le bateau plus fort et mieux gréé, la chance d'aller aborder au Havre ou à Fécamp.
Par moments, le nageur semblait maîtriser la mer: il plongeait comme une mouette sous les lames qui brisaient en écume blanche, ou glissait sur les autres et s'avançait assez rapidement; mais, d'autres fois, plusieurs lames successives le repoussaient, l'entraînaient et lui faisaient perdre en peu d'instants le trajet qu'il avait mis un quart d'heure à faire.
Cependant, quoiqu'il avançât avec lenteur, il avançait toujours, et on ne tarda pas à le distinguer assez pour s'apercevoir que, de temps en temps, il relevait avec la main ses longs cheveux, et les rejetait en arrière; ce qui, par une mer aussi clapoteuse, annonçait une grande liberté de mouvements et d'esprit.
«Ah çà! dit un des pêcheurs, est-ce que maître Tony était à la mer?—Sans doute, il ne manque guère de monter le bateau de son père, et il aime le mauvais temps comme un goéland.—C'est que, Dieu me pardonne, je crois que c'est lui.—Comment! lui?—Oui, je crois que c'est lui qui est à la mer.—En effet, il n'y a guère que lui et le patron de son père qui soient capables de faire un semblable trajet par une mer houleuse, et Jean n'a pas les cheveux aussi longs. Ma foi, le voilà qui va aborder.—La lame le remporte, en passant par-dessus lui.—Le voilà revenu sur l'eau.»
A ce moment, le nageur fut jeté sur le sable, où il se cramponna contre une nouvelle lame, qui, cette fois, ne réussit pas à l'emporter. Il fit quelques pas et sortit de l'eau; il était nu jusqu'à la ceinture et avait pour tout vêtement un large pantalon de toile. L'eau dégouttait de ses cheveux; les galets, lancés par la mer, lui avaient écorché la poitrine et les épaules. Il se secoua, donna la main aux pêcheurs qui l'attendaient sur la plage, et, empruntant le paletot de l'un d'eux, il se dirigea vers le bourg. C'était, en effet, maître Tony Vatinel, qui revenait à Trouville pour faire une partie de loto chez M. de Sommery, colonel de cavalerie en retraite, retiré à Trouville depuis quelque temps.
II
Il y avait alors à un quart de lieue de la plage, sur la hauteur, une maison assez belle, bâtie sur l'emplacement d'un château depuis longtemps détruit, et qu'à cause de cela on continuait à appeler le château.
C'était la demeure de M. de Sommery, colonel retiré du service en 1815 avec une fortune plus que suffisante, qui lui avait permis jusqu'alors de passer les hivers à Paris, et les étés seulement dans son château de Trouville.
Madame de Sommery, qu'il avait épousée en 1808, à l'époque où les femmes n'aimaient que les militaires, et où ceux-ci ne traitaient en pays conquis aucun pays autant que la France, madame de Sommery avait vu succéder à une beauté assez commune un excessif embonpoint. Elle s'était aperçue, depuis quelques hivers, qu'elle ne comptait plus dans le monde, où elle avait cependant continué à aller pour marier sa fille, qui, cette année, venait d'épouser un M. Meunier. M. Meunier était riche, et donnait à sa femme une existence élégante et confortable, et madame Meunier se consolait de la vulgarité de son nom en rédigeant ainsi les billets d'invitation à ses bals et à ses soirées:
«M. Meunier et madame Meunier, née Alida de Sommery, prient M... de leur faire l'honneur, etc. etc.»
M. et madame de Sommery avaient décidé qu'ils passeraient à l'avenir toute l'année à Trouville, autant que madame de Sommery pouvait décider quelque chose dans la vénération, dans la religion qu'elle avait pour son mari, qui était à ses yeux le plus grand homme des temps modernes, simplicité dont je n'ai pas trop le courage de rire.
Pour M. de Sommery, c'était tout autre chose. Il n'avait avec sa femme qu'un point de contact: c'était la profonde admiration qu'il professait pour lui-même et l'importance qu'il attachait à son moindre geste, à la plus simple syllabe qui tombait de ses lèvres. C'était un de ces composés de croyances bêtes et d'incrédulités systématiques qui seraient bien extraordinaires s'ils n'étaient si communs aujourd'hui. Il avait pour Voltaire le culte qu'il refusait positivement à Dieu. Il se piquait de ne pas saluer les morts ni le saint sacrement, et de traverser la procession de la Fête-Dieu le chapeau sur la tête. Le but de ses attaques était perpétuellement l'abbé Vorlèze, le curé de Trouville, avec lequel il jouait cependant aux échecs tous les soirs. Mais l'abbé se défendait si peu, qu'il ne servait qu'à faire briller son adversaire. M. de Sommery avait souvent bien de la peine à lancer dans la discussion l'abbé, semblable à ces daims d'un parc royal où l'empereur Napoléon voulut un jour chasser, et que des piqueurs étaient obligés de poursuivre à coups de cravache pour les faire courir.
M. de Sommery n'était pas moins absolu en politique qu'en religion; il détestait tout pouvoir, quel qu'il fût et quoi qu'il fît. Il ne parlait qu'avec un souverain mépris de tout ce qui avait avec lui le moindre rapport. Quand il séjournait à Paris, il grommelait entre ses dents s'il passait près d'un balayeur ou d'un allumeur de réverbères, parce qu'ils ont le malheur d'être sous l'administration de la police. A Trouville, il appelait l'afficheur de la mairie «suppôt du pouvoir,» et ne voyait pas le maire pour ne pas avoir l'air «d'aduler l'autorité.»
En littérature, il connaissait M. de Béranger, et le mettait sans hésiter au-dessus d'Horace, qu'il n'avait jamais lu, et aussi Désaugiers, dont il savait plusieurs chansons grivoises. C'était à table surtout qu'il se manifestait dans toute sa splendeur. Il parlait des folies de sa jeunesse, des femmes de chambre de sa mère, ravissantes créatures qui l'adoraient, des petites cousines, aux maris futurs desquelles il avait joué de bons tours, etc. etc.
Mais tout cela ne sortait pas du fond du personnage, il avait eu soin de faire baptiser ses enfants et de leur faire faire leur première communion, parce qu'il faut «faire comme tout le monde.» Il se soumettait scrupuleusement à toute mesure émanée de la mairie; et son fils, ayant voulu prendre à la lettre les principes professés par son père, s'en trouva plus d'une fois fort mal. La première fois, pour avoir, à l'âge de douze ans, fait dans l'église des petites galiotes de papier, et les avoir fait flotter sur l'eau du bénitier, il fut puni du fouet et du pain sec pendant huit jours. Une autre fois, il avait dix-sept ans, il s'avisa de suivre au grenier une grosse servante de la maison, et de vouloir l'embrasser: la servante cria, le père survint, souffleta son fils, et lui demanda s'il prenait sa maison pour un mauvais lieu.
Il se piquait principalement de n'avoir jamais changé d'opinion, c'est-à-dire d'avoir toujours été de l'avis du Constitutionnel d'alors, journal audacieux pour l'époque, et qui rendait ses abonnés l'objet d'une surveillance toute spéciale de la part de l'administration.
Il était ce qu'était alors la moitié de la France, à la fois libéral et bonapartiste; c'est-à-dire quelque chose d'absurde, attendu qu'il n'est pas douteux que Bonaparte, s'il fût resté empereur, n'eût fait aux idées dites libérales une guerre plus hardie et plus efficace que n'osa jamais la leur faire la Restauration. En religion, il faisait l'éloge de la religion protestante, parce qu'elle permet l'examen des dogmes et la discussion. En politique, au contraire, il n'eût pour rien au monde consenti à lire un autre journal que le sien.
Il était toujours de la même opinion, en cela qu'il était toujours contre le gouvernement. Si le gouvernement faisait alliance avec l'Angleterre, il s'écriait: «Perfide Albion!» mais, dans tout autre cas, l'Angleterre était la terre classique de la liberté et le berceau du gouvernement représentatif.
Au fond de tout cela, c'était le meilleur homme du monde. Il chérissait sa femme et ses enfants, et il avait généreusement pris soin de la fille d'un de ses compagnons d'armes, qui était mort en la laissant sans aucune ressource. Marie-Clotilde Belfast avait été élevée avec les enfants de son bienfaiteur, Arthur et Alida. Les domestiques n'avaient jamais été admis à faire entre eux la moindre différence, et il n'existait nullement de distinction entre elle et les enfants de la maison, que la déférence que Clotilde, qui était une fille adroite et perspicace, manifestait pour eux sans que personne eût jamais eu l'air de l'exiger. Ainsi, quand il s'agissait d'une promenade, et que les trois enfants devaient donner leur avis sur le lieu et l'heure du départ, elle était toujours de l'opinion des autres; en fait de parure, sans affectation, elle savait ne rien choisir qu'après qu'Alida avait laissé percer son goût, pour lui laisser ce qu'elle préférait. Elle avait une fois renoncé à une coiffure qu'elle aimait, parce qu'on lui avait dit qu'elle lui allait mieux qu'à mademoiselle de Sommery.
Depuis le mariage d'Alida, les deux jeunes filles avaient cessé de se revoir, et, d'ailleurs, Alida, avait changé d'idées à son égard.—Dès le lendemain de leur mariage, il se révèle aux filles une foule d'idées dont elles ne paraissaient pas même avoir le germe. Alida se rappelait avec inquiétude que son père devait doter Clotilde, et que cette dot serait prise sur la fortune dont une partie devait lui revenir. Ses lettres à Clotilde devinrent froides; puis elle n'écrivit plus.
Arthur de Sommery était alors surnuméraire à Paris, au ministère des finances; c'était une épreuve nécessaire, après laquelle les protecteurs de M. de Sommery devaient le pousser aux plus hauts emplois de l'administration; car ce bon M. de Sommery, malgré sa haine et son mépris pour les courtisans, choyait fort les gens qui pouvaient être utiles à lui ou à ses enfants.
Arthur était fort amoureux de Clotilde, qui n'avait rien négligé pour augmenter cette passion, quoique le jeune homme ne lui plût pas. Arthur, bon, spirituel à un certain degré, n'avait pas la dose d'énergie nécessaire pour dominer une femme comme Clotilde; les femmes n'aiment réellement que les hommes qui sont plus forts qu'elles.
Car, si leurs plaisirs les plus vifs sont de plaire et de commander, leur bonheur est d'aimer et d'obéir.
Mais Clotilde était ambitieuse; l'affection de M. et de madame de Sommery lui avait enflé le cœur, et, d'ailleurs, elle était jalouse d'Alida; elle ne voulait entrer dans le monde que sur un pied au moins égal au sien, et elle caressait avec un bonheur caché l'idée de prendre ce nom de Sommery qu'Alida avait quitté, et qu'elle regrettait. Les déclamations de M. de Sommery contre la vanité des castes nobles tombaient dans son cœur, et elle les prenait malgré elle au sérieux.
Les dispositions qu'elle avait apportées à Trouville avaient été un peu altérées depuis quelque temps par la présence de Tony Vatinel. Ce jeune homme, fils d'un patron de barque, maître Vatinel, maire de Trouville, assez riche pour l'endroit et pour la profession, avait été par son père envoyé à Paris pour y faire ses études. Tony était revenu cette année et avait revu avec enthousiasme la mer et les bateaux. Il avait reconnu tous les pêcheurs et tous les marins de Trouville, et il passait sa vie avec eux, se promettant bien de ne plus remettre les pieds à Paris. C'était une nature vigoureuse et absolue; il lui fallait l'Océan, le vent, les dangers. Le curé l'aimait beaucoup et l'avait fait inviter chez M. de Sommery, où il passait presque toutes ses soirées. Il n'avait pas tardé à devenir amoureux de Clotilde.
Clotilde, en effet, était une ravissante créature; elle était surtout bien complétement femme.
Nous l'avons dit ailleurs: «La nature n'avait fait que des femelles; c'est l'homme qui a créé la femme.»
Les femmes des marins, hâlées, robustes, hardies comme leurs maris, avec les jambes nues et rouges, les mains noires et calleuses, la voix haute et éclatante, la démarche ferme et assurée, buvant de l'eau-de-vie et du genièvre, mettant la main à la manœuvre et portant des fardeaux, sont des femelles que les mâles de leur espèce caressent une fois au printemps, pour leur faire un petit qu'elles mettent bas au commencement de l'hiver. Mais il n'y a pas moyen de les aimer, de les adorer, de déposer devant elles la riche offrande des prémices du cœur.
Clotilde, au contraire, était remarquablement petite, svelte, légère; ses pieds étroits semblaient si peu faits pour marcher, qu'on lui cherchait presque des ailes.—D'épais cheveux blonds tombaient en flocons des deux côtés de son visage, si fins, si déliés, que l'haleine de la personne qui lui parlait les agitait et les faisait frissonner. Sa voix était harmonieuse et douce; ses pas aussi peu bruyants que ceux d'un chat; simple, naïve, ignorante en apparence, elle était réellement pleine d'adresse et d'une pénétration infinie. Tony n'eût pas osé l'aimer; il l'adorait. Elle subissait l'influence de ce jeune homme si beau, si fier, si robuste, si audacieux, et devant lui elle se sentait troublée et dominée. Seulement, elle l'aimait en femme, c'est-à-dire tel qu'il était.
Lui aimait en elle tous les rêves de son cœur et de son esprit, tout ce qu'il y a de beau sur la terre et dans le ciel, tout ce qu'elle n'était pas.
Voilà au milieu de quels personnages entra Tony Vatinel, après être allé s'habiller chez lui et avoir de son mieux essuyé ses cheveux noirs tout empreints de l'eau salée.
La pièce où entra Tony Vatinel était au premier étage, grande mais basse. Une poutre peinte en blanc, comme le plafond qu'elle soutenait, la traversait dans toute sa largeur. Elle était tendue de grandes tapisseries à personnages, représentant le jugement de Pâris d'un côté, et de l'autre Hercule filant aux pieds d'Omphale. Les fenêtres étaient arrondies par le haut; entre les deux fenêtres était une console autrefois dorée et recouverte d'un marbre rouge et blanc. La cheminée, faite du même marbre, était large, médiocrement élevée, et contournée dans le style d'ornement du temps de Louis XV.
Deux grands fauteuils en tapisserie restaient comme vestiges de l'ameublement du château. Ils étaient placés aux deux coins de la cheminée, et servaient de guérite à M. et à madame de Sommery. Quand il venait une visite peu habituelle, M. de Sommery offrait son fauteuil; mais, si on avait le malheur de l'accepter, il ne le pardonnait jamais. L'abbé Vorlèze, en homme de sens, l'avait refusé positivement à la première visite. Il savait que «les petites choses font les grandes;» que Louis VII, en coupant sa barbe, attira sur la France trois cents ans de guerre, et fit périr trente et un millions de Français, ainsi que nous l'avons démontré dans notre livre intitulé Einerley, que l'on a jusqu'ici, nous ne savons pourquoi, négligé d'imprimer en lettres d'or.
Madame de Sommery, à laquelle son mari permettait d'avoir de la religion, parce que c'était un contraste qui donnait plus d'éclat à son affectation d'impiété, souffrait intérieurement de se voir mieux assise que l'abbé, car le reste de l'ameublement se composait de chaises modernes.
Elle avait tenté, par toute sorte de moyens, de lui donner son propre fauteuil; mais M. de Sommery lui avait dit: «Ne ramenons pas, par un fanatisme aveugle, la suprématie du clergé.» Il avait ajouté à cette phrase de journal l'anecdote de café des moines espagnols, qui laissent leurs sandales à la porte des femmes, pour avertir les maris qu'ils ne doivent pas entrer. Il n'y aurait eu dans la maison que Clotilde pour trouver ridicule qu'on traitât de fanatisme aveugle le désir d'offrir un fauteuil au curé, et qu'on craignît de voir séduire les femmes l'abbé Vorlèze, qui n'avait, de sa vie, jamais distingué les femmes des hommes que par ce signe qu'elles ont des jupes et pas de chapeaux ronds.
M. et madame de Sommery tenaient donc les deux coins de la cheminée, et chacun d'eux avait devant lui une table et deux bougies. Sur la table de M. de Sommery était un échiquier, et en face de lui l'abbé Vorlèze. A l'autre table, Clotilde, Alida Meunier et Arthur de Sommery.
Aussitôt qu'on vit entrer Tony Vatinel, Arthur se rapprocha de Clotilde assez pour qu'elle fût obligée de se reculer un peu; cela la contraria. Elle avait ménagé entre elle et madame de Sommery une place destinée à Tony, et cette place n'existait plus. Son côté droit, défendu par Arthur, était également inabordable. Tony s'assit en face d'elle, entre Arthur et madame Meunier (née Alida de Sommery).
L'abbé Vorlèze avait une sorte de redingote violet foncé; cette redingote sans taille, serrée au corps, le faisait paraître encore plus long et plus mince qu'il n'était, quoiqu'il le fût extrêmement. Sa figure pâle et maladive avait une sérénité, une bonhomie, qui le faisaient aimer à première vue. Il avait la voix calme et peu sonore. Il fallait l'écouter pour l'entendre dans les discussions que M. de Sommery avait quelquefois avec lui; M. de Sommery n'entendait jamais un mot de ce que lui répondait l'abbé; de sorte qu'au lieu de lui répondre à son tour, il réfutait non l'argument qu'énonçait l'abbé, mais celui auquel lui, M. de Sommery, croyait avoir la réplique la plus triomphante.
M. de Sommery avait les cheveux gris, ramenés et collés sur les faces, le teint un peu rouge, les sourcils habituellement froncés, non que cela peignît rien de féroce qui se serait passé au dedans de lui, mais c'était une suite de l'habitude qu'ont beaucoup d'anciens militaires de se donner un air sévère et méchant qui impose singulièrement au bourgeois. D'épaisses moustaches, plus noires que ses cheveux, cachaient entièrement sa bouche et tout ce quelle eût exprimé de bonté.
Il était vêtu d'une redingote bleue descendant presque jusqu'à terre, d'un gilet jaune pâle et d'un pantalon de la couleur de la redingote, tombant sur les bottes, sans être retenu par des sous-pieds. Le ruban de la Légion d'honneur couvrait tout l'espace compris entre les deux boutonnières d'en haut du revers gauche de la redingote; il portait, même à la maison, un très-haut et très-inflexible col noir en baleine avec un liséré blanc.
Madame de Sommery avait une robe de mérinos amarante, à taille courte et à manches étroites; un faux tour de cheveux noirs, un bonnet surchargé de rubans jaunes. Jamais une figure ne peignit plus d'apathie; elle n'avait de force que pour exister et faire à peu près mouvoir ce gros corps qui semblait n'avoir pas été prévu dans ce que la nature lui avait donné de puissance motrice.
Madame Meunier, née Alida de Sommery, était une femme quelconque, avec une robe, une figure, des poses, des gestes, une voix également quelconques; mais le tout, robe, gestes, voix, figure, à la dernière mode de Paris.
Elle était en cela toute pareille à monsieur son frère, Arthur de Sommery.
C'est ce qui m'empêche, ô ma belle lectrice! d'insister sur le portrait de ces deux personnages. Si je les peignais exactement, ils seraient costumés à la mode de 1815, ce qui ne vous représenterait nullement des dandys; si, au contraire, pour vous mieux représenter la chose, je les habillais à la mode d'aujourd'hui, ce serait mentir à l'histoire...
III
Il y a là un trait que plus de trois millions de personnes trouveraient spirituel, et dont je me prive, ô ma belle lectrice! parce que vous ne seriez peut-être pas de cet avis.
Je pourrais, je devrais ajouter: «Et, pendant que je peindrais la mode d'aujourd'hui, elle aurait déjà changé.»
Je n'ajoute pas cette ligne et demie, et voici mes raisons:
J'ai commencé à regarder la mode en France comme on regarde tout, avec une idée toute faite sur les choses que l'on va voir:—déesse inconstante, capricieuse, bizarre, etc. etc.;—de même que, pendant plusieurs centaines d'années, on n'a vu dans une tempête que Neptune en courroux, dans une moisson jaunie que la blonde Cérès; c'est-à-dire que les descriptions ne se font pas d'après les objets eux-mêmes, mais d'après d'autres descriptions. Mais, en examinant de plus près, j'ai vu qu'il n'y a rien de si peu mobile que la mode, que l'on peut la figurer, comme l'éternité, par un serpent qui se mord la queue. En effet, voici, depuis que j'existe, les audaces que j'ai vu faire à la mode:
Une année, on porte les gilets trop longs, l'année d'après on les porte trop courts; la troisième année, trop longs, et la quatrième, trop courts. Les pantalons trop larges deviennent trop étroits, pour redevenir trop larges. Le chapeau élargit et rétrécit ses bords.
Les femmes passent des tailles longues et des manches larges aux manches justes et aux tailles courtes, pour revenir l'année prochaine à ce qu'elles ont abandonné cette année.
La passe des chapeaux, comme disent les journaux de modes, se porte très-large, puis très-étroite, puis très-large, etc.
Si quelqu'un s'avise de vouloir sortir de ce cercle, on crie haro sur lui.
On n'a jamais osé changer les formes des hideux chapeaux des hommes. Celui qui l'essayerait risquerait d'être lapidé et déchiré par le peuple le plus poli et le plus changeant de la terre.
En 1832, des jeunes gens se sont grisés pour se donner l'audace de porter des chapeaux roses. C'était fort laid, il faut le dire; et lesdits jeunes gens pensaient par là, tant le moindre changement a de gravité, renverser le gouvernement, si tant est qu'il y ait un gouvernement en France. Eh bien! le peuple les a battus et la police les a plongés dans des cachots; sans cela, ce seul changement de couleur d'une douzaine de feutres eût inévitablement ramené les horreurs de 1793.
Il est difficile de voir un pays plus attaché à la forme de son chapeau.
Je n'admets donc pas que la mode soit si capricieuse et si mobile qu'on le prétend. Loin d'être une déesse légère, fugitive, prismatique, avec une écharpe couleur arc-en-ciel, c'est une vielle sibylle, radoteuse et monotone.
Voilà pourquoi je me suis abstenu du trait en question.
IV
Clotilde avait une robe d'un vert, très-foncé. Tony Vatinel, un paletot large de gros drap bleu; ses cheveux n'étaient pas encore séchés; aussi, quand il entra, Clotilde lui dit: «Oh! mon Dieu! comme vous venez tard, et comme vous voilà fait!»
Tony conta qu'il avait monté sur un des bateaux de son père, qui devait rentrer de bonne heure; mais que, le vent ayant obligé le patron d'aller relâcher à Fécamp, il s'était fait approcher le plus près possible de la plage et était venu en nageant, ce qui lui avait pris un peu de temps, parce que la mer était assez mauvaise.
La manœuvre d'Arthur n'avait pas échappé à Tony, et il avait vu s'évanouir comme des ombres légères toutes les espérances qu'il était venu chercher à travers un si grand péril.
La veille, en effet, deux fois en remettant dans le sac les boules du loto, après les parties jouées, sa main avait touché celle de Clotilde, et il lui avait semblé que Clotilde apportait à ramasser ces boules une lenteur affectée qui prolongeait ce contact de leurs deux mains. Ç'avait été pour Tony Vatinel une impression si neuve et si ravissante, que sa vie n'avait plus pour but que de la retrouver. Clotilde, pour lui, était quelque chose de si prodigieusement au-dessus de l'humanité, que le soupçon seul d'être aimé d'elle l'élevait lui-même à ses propres yeux.
Depuis la veille, il avait vu se reculer l'horizon de sa vie. Tout avait changé d'aspect: ce n'était plus la même terre sur laquelle il marchait; ce n'était plus le même soleil qui l'éclairait; le ciel était d'un autre bleu. Tout ce qui l'intéressait auparavant s'était rapetissé ou avait complètement disparu. Il ne s'agissait plus que d'une chose, c'était de sentir la main de Clotilde toucher la sienne.
Il s'assit assez triste à la place que lui avait assignée la stratégie d'Arthur, n'attendant du jeu de loto, pour ce soir-là, que la somme de plaisirs qu'il renferme réellement en lui-même.
A ce moment, M. de Sommery commença à élever la voix et à rompre le silence qu'il gardait depuis un quart d'heure. Il venait de tirer d'affaire sa dame, tenue opiniâtrement en échec par le cavalier de son adversaire. La bataille changea de face; il prenait à son tour l'offensive, et il accablait de sarcasmes l'abbé en péril. «L'abbé, j'ai l'honneur de vous prendre ce pion. L'abbé, c'est bien malgré moi que je dis échec au roi. Votre roi n'est plus en échec; mais il faut sacrifier ou la tour ou le fou. Décide si tu peux, et choisis si tu l'oses. Vous sacrifiez la tour, abbé démantelé que vous êtes.—Mais nullement, reprit l'abbé.—La tour sera à moi dans trois coups, vénérable prélat.—Je ne crois pas.—Vous allez voir, martyr très-illustre, intrépide défenseur de la foi.—Je le crois bien maintenant, dit l'abbé Vorlèze; mais vous me troublez par vos plaisanteries; on ne peut jouer aux échecs en parlant ainsi. Le jeu d'échecs doit avoir tout le sérieux d'une bataille véritable.—Mais, cher abbé, soldat du Dieu des armées, le combat n'exclut pas le discours. Voyez les héros d'Homère et de Virgile: ils ne manquent jamais de se lancer chacun une trentaine de vers à la tête avant de se porter d'autres coups; que diriez-vous donc si je vous traitais seulement comme Turnus traite le pieux Énée?—Je vous ferais, dit l'abbé en souriant, ce qu'Énée fit à Turnus, je vous gagnerais la partie.—Vous voyez bien, apôtre, que vous n'êtes pas insensible aux douceurs de la réplique; mais, puisque cela vous trouble, je ne vous dirai plus un mot.»
Le silence se rétablit pendant quelques instants; mais, l'avantage demeurant toujours au colonel, il ne tarda pas à trouver un nouveau moyen de harceler le curé sans sortir des termes de la capitulation.
Il se mit, selon la circonstance et la pièce menacée, à fredonner des airs dont les paroles étaient assez connues pour que l'air les rappelât sans qu'on eût besoin de les dire, et il chantonna tour à tour entre ses dents:
La tour, prends garde...
Où allez-vous, monsieur l'abbé...
Viens, gentille dame...
Le bon roi Dagobert...
«Échec au roi, abbé, je suis forcé de le dire. Vous ne m'en voudrez pas pour le mot, le seul que j'aie prononcé depuis vos plaintes.»
M. Vorlèze fit faire à son roi un pas de côté pour le tirer d'échec, et M. de Sommery continua à chanter:
Malbroug s'en va-t-en guerre...
God save the king.—Domine salvum fac regem.
Mais la confiance de M. de Sommery lui devint fatale, et ce fut bientôt lui qui, à son tour, eut à défendre son roi. Il redevint alors morne et silencieux; et, quand l'abbé s'avisa de fredonner, par représailles et en prenant une tour, l'air:
La tour prends garde...
le colonel fit avec la langue un claquement d'impatience et de mauvaise humeur, et il renvoya du pied Baboun, qui était resté au coin du feu toute la soirée.
Je n'ai pas encore parlé de Baboun. Baboun était un petit chien anglais noir, à poil ras, le museau et les pattes orange; Baboun avait servi avec son maître, M. de Sommery, dans les carabiniers. Né au régiment, véritable enfant de troupe, Baboun avait six ans de services, trois campagnes, une blessure et des rhumatismes; les soldats prétendaient que Baboun avait le rang de brigadier dans le régiment. Baboun avait quitté les drapeaux en même temps que le colonel, et tous deux étaient venus prendre leurs invalides à Trouville.
Baboun était vieux; le jais de son dos et de ses tempes était mélangé de poils blancs. Il restait volontiers couché une partie du jour sur un coussin de velours d'Utrecht vert, au coin du feu et assis entre les jambes de M. de Sommery; ce n'était plus, à beaucoup près, le Baboun d'autrefois, leste, fringant, le premier levé quand on sonnait le réveil, toujours prêt à monter sur le cheval de son maître pour le mener à l'abreuvoir; toujours sautant, courant, rentrant exactement à l'heure des repas et à celle de la retraite. Baboun était devenu lourd et paresseux. Si on l'appelait, il détirait ses pattes, bâillait, prenait la plus renfrognée de ses mines, et s'avançait au pas. Je dirai plus, Baboun devenait morose et humoriste, si on l'éveillait sans ménagement. Il grommelait entre le reste de ses vieilles dents, qu'il montrait en rechignant et retirant ses babines. Il devenait difficile et dédaignait des mets qu'il n'eût pas osé rêver quand il était au service. Il n'aimait pas à être réveillé de bonne heure, et s'endormait aussitôt le dîner fini. Si le chat de la maison s'avisait de vouloir jouer et venait se frotter contre lui en faisant le gros dos, ce qu'autrefois Baboun eût pris parfaitement, un sourd grognement annonçait qu'il ne voulait pas être troublé dans sa méditation, et, si le chat insistait, il ne devait pas tarder à faire un bond en arrière, pour éviter un coup de croc que le pauvre Baboun donnait dans le vide. Ses dents claquaient les unes contre les autres, et ses yeux mornes se ranimaient un moment et lançaient des éclairs qui ne tardaient pas à s'éteindre. Si Baboun eût su parler, il eût radoté.
Néanmoins, la fin de la vie de Baboun devait être douce; il était aimé de tout le monde et respecté des domestiques. Il n'était pas permis de le tutoyer, et, en parlant de lui, on devait dire monsieur Baboun. Le médecin de la famille donnait des soins à Baboun, car M. de Sommery n'eût jamais consenti à le livrer à un simple vétérinaire. Baboun adorait M. de Sommery: quand celui-ci sortait pour une course que le grand âge de Baboun ne lui permettait pas d'entreprendre, le pauvre chien se tournait et se couchait du côté de la porte d'entrée du salon, et, longtemps avant qu'on pût entendre le moindre bruit, il sentait l'approche de son maître, il redressait les oreilles, agitait son nez noir, se levait et allait renifler par-dessous la porte; et, quand M. de Sommery entrait, c'étaient des trémoussements, des souvenirs de bonds et de sauts, de petits cris de joie. M. de Sommery alors le faisait sauter par-dessus sa canne, mais il avait soin de la mettre très-bas et de la baisser encore si le saut de Baboun paraissait manquer. Hélas! quelques années auparavant, Baboun sautait ainsi plusieurs fois de suite et à une grande hauteur par-dessus le sabre du colonel. Maintenant, un saut l'essouffle, et il ne tarde pas à aller se coucher sur son canapé, où il reste quelques minutes la langue pendante, la respiration fréquente et le flanc agité.
Baboun, poussé du pied par son maître, se lève et le regarde tristement. «Viens, viens, dit M. de Sommery, viens mon vieux camarade, reviens prendre ta place. C'est l'abbé qui me met de mauvaise humeur. Reviens à ta place.» Baboun revint en remuant la queue; il lécha la main de son maître qui le flattait, et se remit sur son coussin de velours vert, et il ne tarda pas oublier ce petit chagrin dans un sommeil profond et bienfaisant.
«Colonel, dit l'abbé Vorlèze, j'aurai la douleur de vous enlever ce fou.—Comment! comment! monsieur Vorlèze?—Hélas! oui, monsieur de Sommery, votre fou blanc est perdu.—Il me semble, l'abbé, que vous pourriez dire simplement que vous me prenez un fou, si toutefois vous pensez que je suis aveugle ou que je ne sais pas le jeu, sans faire des plaisanteries inutiles, et que ne comporte pas un jeu sérieux. J'ai la douleur,—hélas! etc.—Hélas! mon bon monsieur du Sommery, dit le curé, je n'ai pas l'imagination assez féconde pour avoir inventé ces plaisanteries que je croyais innocentes, et que je n'hésiterai pas à déclarer mauvaises, puisqu'elles vous contrarient, sans cette circonstance embarrassante que je ne fais que répéter ce que vous me disiez il y a un quart d'heure.—Il y a un quart d'heure, reprit M. de Sommery, la partie n'était ni si intéressante, ni si avancée.»
L'abbé ne répondit pas et continua à jouer. Deux coups après, il prit avec sa reine un cavalier qui s'était aventuré aux alentours de la résidence royale, et avec lequel M. de Sommery comptait, le coup suivant, mettre en échec le roi de son adversaire. L'abbé prit le cavalier sans rien dire, et mit sa dame sur la case du vaincu. «Mais que faites-vous, l'abbé?»
L'abbé, sans parler, replaça le cavalier et la reine sur les cases qu'ils occupaient avant le coup, et le recommença. «C'est juste, mais on ne prend pas ainsi sans rien dire: il n'y a pas moyen de contrôler les coups; c'est une véritable surprise, et il ne doit pas y en avoir au jeu d'échecs.—Mais, colonel, vous vous fâchez quand je parle et aussi quand je ne parle pas.—Je me fâche, je me fâche! je ne me fâche pas, ou plutôt je me fâche, c'est vrai, mais avec raison: parce que vos paroles, comme votre silence, sont une plaisanterie de mauvais goût et un sarcasme déplacé. Ou vous m'enlevez les pièces sans m'en avertir, ou vous me dites: J'ai la douleur de vous prendre,—hélas!—Monsieur de Sommery, dit l'abbé confus, j'aime mieux vous rendre votre cavalier.—Tenez! voilà bien les gens d'Église, dit M. de Sommery; avec leur fausse humilité, on croirait qu'ils cèdent, et cette parole soumise qu'ils laissent dévotement tomber de leur lèvres, les yeux baissés et la voix tremblante, n'est autre chose qu'une nouvelle insulte.»
Ici, le regard et la voix du colonel reprirent de la douceur et de l'enjouement; il était content de sa phrase et de son attaque si bien amenée contre l'Église; il triomphait. Il ajouta en souriant: «Allons, allons, l'abbé, ne soyons pas Tartufe, même aux échecs.» Et il se mit à rire de tout son cœur, d'un rire bruyant, d'un rire de maître de maison prenant d'avance pour lui seul toute la gaieté que pouvait produire le mot qu'il croyait avoir dit. Il était tard. L'abbé se retira. «J'espère, l'abbé, que vous n'êtes pas fâché?» dit M. de Sommery, et il fit répéter plusieurs fois une réponse négative; il se leva pour lui souhaiter le bonsoir en lui serrant les mains. L'abbé se retira touché de ces manifestations inusitées. S'il fût resté, je crois que M. de Sommery l'eût fait asseoir dans son fauteuil, tant le brave colonel était bon homme au fond, et, tout en aimant à sabrer, était désolé de la pensée d'avoir blessé quelqu'un. Néanmoins, quand l'abbé fut parti, il reprit sa thèse contre les gens d'Église. Il fit l'éloge de la religion protestante, qu'il ne connaissait pas, et de l'abbé Châtel, qui venait, à Paris, de se faire sacrer évêque par un ancien évêque assermenté, devenu épicier rue de la Verrerie, et qui avait pris, rue de la Sourdière, une église de garçon garnie, au premier au-dessus de l'entre-sol, où la cheminée servait d'autel, et le portier, sexagénaire, d'enfant de chœur; puis il finit par un discours sur le fanatisme et la tyrannie du clergé; le tout à propos du pauvre abbé Vorlèze, qui, depuis deux ans, demandait inutilement qu'on fit au presbytère quelques réparations dont l'urgence l'eût rendu inhabitable pour un homme moins simple et moins craintif. On finit alors la partie de loto, et Tony Vatinel se retirait fort triste, quand Clotilde s'approcha de lui, saisit sa main et y glissa un papier fort petit, sur lequel il lut, quand il fut sorti de la maison: «Cette nuit, à une heure, à la niche de la Vierge.»
V
Quand Clotilde se fut retirée dans sa chambre; quand elle se fut assurée qu'elle possédait la clef de la maison pour pouvoir sortir et rentrer; quand elle n'eut plus à lutter contre les difficultés de son entreprise; quand elle ne vit plus d'obstacles à sa volonté, elle eut peur. Seulement alors, elle aperçut tous les inconvénients et toute l'imprudence de sa démarche; la résistance que lui avaient opposée les habitudes de la maison avait irrité sa volonté et l'avait affermie dans une résolution qui l'épouvantait depuis que cette sorte de lutte avait cessé.