À PARIS,
Chez LEDOUX, Libraire, rue Haute-feuille,
No. 31.
9. 1801.
Cette Correspondance écrite bien avant 1789, ne renferme rien de surnaturel, ni de contre nature. Le lecteur, quel qu'il soit, en fermant ce livre, ne sentira point son âme flétrie, ou péniblement affectée; il en sera quitte, peut-être, pour quelques douces larmes.
De Paris...
Ma bonne Zoé! je ne pourrai me rendre demain à ton agréable invitation. Je suis d'une cérémonie, d'une fête. Devine de quelle espèce. Un bal? non. Un repas d'accords? non. Un mariage? point du tout: je te fais languir, toi qui es si vive, si curieuse, et si attachée à tout ce qui me touche. Eh bien! je suis invitée à une première messe. Du moins, je ne puis me dispenser d'y accompagner ma bonne maman. Comme elle veut à peu près tout ce que je veux, tu le sais, je dois faire aussi quelquefois les volontés de celle qui me tient lieu de mère. Je te dirai après demain, si je me suis bien ennuyée. Plus heureuse que moi, tu respires hors de ce vilain Paris les premières haleines du printemps. Adieu, Zoé.
Oh! ma toute bonne amie! que j'ai de choses à te dire! j'en ai tant que je ne sais trop par où commencer. Écoute, ou plutôt lis-moi avec autant de patience que j'ai de plaisir à te faire cette lettre.
D'abord, il nous fallut aller chercher cette première messe à l'autre extrémité de Paris qui est si grand. Il y avait beaucoup de monde à cette fête religieuse, surtout bien des femmes, et de toute parure. L'église était pleine. Ce concours peu ordinaire me donnait à penser. Je suis un peu entichée de ce dont je te faisais un petit reproche. Nous sommes toutes curieuses. Je m'informai à plusieurs personnes de mon âge, de la cause de l'empressement qu'on paraissait manifester plus que de coutume pour le héros d'une solennité pareille. Une jeune blonde me dit à l'oreille: «L'ecclésiastique dont vous allez entendre la première messe, est une victime de l'amour. Il aimait éperdument une jeune personne, et s'en croyait payé de retour. Le malheureux avait affaire à une coquette indigne de lui; car on le dit fort bien, et de plus très-sensible, comme le prouve l'acte de désespoir dont nous allons être les témoins.»
Ce peu de mots m'intéressa beaucoup. Je m'avançai le plus possible vers l'autel, pour contempler la victime, et ne rien perdre du sacrifice. Je me trouvai au second rang des femmes qui bordaient le sanctuaire. Enfin, le cortège sortit de la sacristie, au bruit des orgues touchées par Miroir; car on mit beaucoup d'appareil à cette fête, et ce fut une messe haute que célébra le nouveau prêtre. Il arrive. Je le vois passer lentement, pour parvenir aux premières marches de l'autel. Ma chère Zoé! est-ce prévention? on dit que les femmes n'en sont que trop susceptibles; mais jamais je ne vis, je crus du moins n'avoir jamais vu une figure plus intéressante que celle de ce jeune lévite. Il a de plus une taille avantageuse et bien prise, autant qu'il m'a paru sous ses ornemens sacerdotaux. Il baissait les yeux, comme semble l'exiger le ministère qu'il remplissait. Il ne marchait point d'un pas sûr; et ce fut bien à propos qu'il fit une génuflexion sur le premier degré de l'autel. Il avait besoin de rencontrer un appui à ses jambes vacillantes. L'air d'abattement qui caractérisait toute sa personne fut remarqué de tous les assistans, et inspira le plus vif intérêt.
La messe haute commença. Au premier Dominus vobiscum qu'il fut obligé de prononcer, en se retournant devant nous tous, il se passa une scène fort étrange. Il leva un instant les yeux, et les referma presque aussitôt, en paraissant perdre connaissance. Les autres prêtres qui l'assistaient se rapprochèrent de lui pour le soutenir; l'un d'eux vint de mon côté pour demander un flacon. De toutes les femmes, je fus la plus habile à offrir le mien. On le fit respirer au jeune lévite qui reprit ses sens; mais une petite rumeur se faisait entendre du côté opposé à celui où nous étions. Plusieurs personnes se levèrent; l'une d'elles sortit, à la prière de ses voisines. La cause de ce mouvement ne tarda pas à être sue. J'appris que cette femme coquette, qui avait inspiré une funeste passion au trop sensible Saint-Almont, (c'est ainsi qu'on appelle le nouveau prêtre) était venue insulter au malheur, et jouir de son triomphe. Les yeux de Saint-Almont avaient reconnu cette femme; et cette rencontre inattendue produisit la crise que je viens de te décrire en peu de mots. Ma chère Zoé, souffre que je termine ici ma lettre. Mes doigts tremblans se refusent à t'en écrire pour cette fois davantage.
Je ne t'ai point achevé mon récit. Saint-Almont poursuivit sa messe avec assez de courage. Vers le milieu, un de ses collègues lui adressa une espèce de sermon que je trouvai trop court, quoiqu'il dura plus de la demi-heure; ce qui me donna tout loisir d'examiner Saint-Almont, assis dans un fauteuil, au-dessus de moi, sur le bord du sanctuaire. Il parut donner toute son attention au discours, qui roulait sur les ressources de la religion. «La religion, disait l'orateur sacré, et surtout le sacerdoce, est un asile contre les passions, et un port dans le naufrage. Que de honteuses faiblesses elle a su prévenir ou réparer! De toutes les sortes de philosophie, la religion est encore la plus puissante... etc.» Saint-Almont écoutait en fermant les yeux; de fréquens soupirs sortaient péniblement de ses lèvres. De temps en temps, il portait ses deux mains à son front.
Cet infortuné paraît avoir à peine atteint l'âge requis pour la prêtrise. J'aurais bien désiré voir et connaître la femme, auteur de son désespoir; mais je parvins, après l'office, à dire quelques mots à un ami intime de Saint-Almont. J'allai à lui, dans une pièce voisine de la sacristie; il était presque aussi abattu que son ami. Il me dit: «Saint-Almont eût fait un bon citoyen; il sera bon prêtre: quelque soit son état, il en saura remplir les devoirs en honnête homme.»
Je hasardai ce peu de paroles: «Mais il semble plutôt résigné à la profession qu'il embrasse, que bien convaincu qu'elle lui convient. Le ministère auquel il se voue, est-il bien de son choix?»
Il me fut répliqué: «L'honnête homme est fidèle à ses engagemens, de quelque nature qu'il les ait pris. Je réponds de mon ami.»
La plupart des assistans comptaient bien retrouver Saint-Almont, pour le féliciter comme c'est l'usage; mais il se déroba à nos empressemens, et je me retirai, toute rêveuse, avec ma grand'maman, qui me dit en route: «Ce jeune homme m'a édifiée; qu'en penses-tu?—Beaucoup de bien. Il donne de lui l'opinion la plus avantageuse.»
Rentrée chez nous, son image me suivit dans tous les recoins de la maison. Je descendis dans notre petit jardin; je n'y vis point les fleurs naissantes que le printemps, les autres années, ne faisait point éclore en vain pour moi. L'aventure de Saint-Almont m'occupait tout entière. Je redoutai l'approche de la nuit, et ce n'était pas sans fondement. Te le dirai-je, ma bonne Zoé! je ne pus fermer l'œil. Henri IV disait: Paris vaut bien une messe. Zoé va peut-être me répondre: «Voilà bien du bruit pour une messe!»
Adieu, ma toute bonne, ne me gronde point, ou attends pour cela que j'aille te voir sous ton joli berceau de lilas. Je t'en dirai peut-être encore davantage; mais n'en sonne mot à ton mari, il se moquerait de moi, et j'aime encore mieux être grondée que raillée. Adieu.
Ne manque pas de venir dans trois jours; je réserve pour ce moment ma réponse à ta dernière lettre. Ne manque pas, et arrange-toi pour passer une quinzaine au sein de l'amitié.
Pardonne-le moi, mon amie; mais je ne puis t'aller voir de sitôt. La santé de ma grand'maman est un peu altérée, et la mienne n'est pas des plus parfaites. Ainsi remettons la partie; mais je ne puis différer à t'écrire, au risque, non pas de te déplaire, mais de m'exposer à quelques petits reproches de ta part; mais je n'aime point à passer pour meilleure que je ne suis en effet. La bonne nature, en me donnant l'existence, n'a pas voulu faire de moi une prude ni une dévote, quoique depuis cette fatale grand'messe, je n'aie pas manqué d'en entendre une chaque jour.
Je te vois d'ici rire sous cape. Eh bien! me voilà! que veux-tu? Mais, écoute, il était bien naturel de désirer savoir des nouvelles de Saint-Almont depuis son nouvel état. Ma bonne maman m'avait instruite qu'il se bornait à être prêtre habitué dans la même paroisse où je l'avais vu débuter; en conséquence je dis à ma seconde mère: «Permettez-moi d'aller entendre sa seconde messe; je suis curieuse d'apprendre s'il est un peu revenu de cette révolution qu'il éprouva en montant pour la première fois à l'autel.» Ma bonne maman me répondit: «Va, mon enfant, suis ton bon naturel; tu es née sensible: quoiqu'on en dise, c'est être né heureusement.»
J'allai donc le lendemain de la première messe, en entendre une seconde. Saint-Almont me sembla remis de son émotion de la veille. Il s'acquitta avec dignité de son ministère. C'est aux Dominus vobiscum que je l'attendais pour lire sur sa physionomie. J'y remarquai une grande sensibilité, et un fond de chagrin que le temps aura, je pense, beaucoup de peine à dissiper.
Ô ma chère Zoé! il faut que je compte beaucoup sur ton indulgence pour t'ajouter ce que tu vas lire.
Croirais-tu que je désirai être homme, pour avoir le droit de servir la messe à Saint-Almont? J'enviai au jeune enfant de chœur qui l'assistait, le plaisir que je supposais à cet enfant, en versant quelques gouttes d'eau sur les doigts de Saint-Almont, en portant à ses lèvres l'extrémité de la chasuble de Saint-Almont. Qu'il est heureux, me disais-je!