J'ai surtout fait usage, pour composer cette Vie de Franklin, de ses écrits, de ses Mémoires, de ses Lettres, publiés, en six volumes in-8°, par son petit-fils William Temple Franklin. Voici le titre de cette précieuse collection des oeuvres de ce grand homme «Memoirs on the life and writings of Benjamin Franklin LL. D. F. R. S., etc., minister plenipotentiary from the United-States of America at the Court of France, and for the Treaty of Peace and Independance with Great Britain, etc., written by himself to a late period, and continued to the time of his death by his grandson William Temple Franklin.» J'ai complété ce qui concerne ses ouvrages en me servant du recueil qui en a été formé à Londres en trois volumes, sous le titre de The Works of Benjamin Franklin. Les Mémoires ont été traduits et imprimés plusieurs fois; il en est de même de ses principaux écrits politiques, philosophiques, scientifiques.
J'ai eu recours également aux deux grandes collections publiées par M. Jared Sparks, au nom du Congrès des États Unis; l'une renfermant, en douze volumes, toutes les correspondances des agents et du gouvernement des États-Unis relatives à l'indépendance américaine (the diplomatic Correspondence of the american Revolution; Boston, 1829); et l'autre contenant, en douze volumes aussi, la vie, les lettres et les écrits de Georges Washington sur la guerre, la constitution, le gouvernement de cette république. (The Writings of George Washington, being his Correspondences, Addresses, Messages, and other Papers official and private, selected and published from the original Manuscripts, with the Life of the Author; Boston, 1837.) Je n'ai pas consulté sans utilité ce qu'ont dit de Franklin deux hommes qui ont vécu neuf ans dans son intimité lorsqu'il était à Passy: l'abbé Morellet dans ses Mémoires, et Cabanis dans la Notice qu'il a donnée sur lui (tome V des Oeuvres de Cabanis).
Enfin je me suis servi également, dans ce que j'ai dit sur l'Amérique avant son indépendance et pendant la guerre qu'elle a soutenue pour l'établir, de l'History of the Colonisation of the United-States, par M. George Bancroft; de Storia della Guerra dell' Independenza degli Stati-Uniti d'America (quatre volumes), par M. Botta, laquelle contient les principaux discours et actes officiels; de l'excellent ouvrage de M. de Tocqueville sur la Démocratie en Amérique, et de la Correspondance déposée aux Archives des affaires étrangères.
Enseignements qu'offre la vie de Franklin.
«Né dans l'indigence et dans l'obscurité, dit Franklin en écrivant ses Mémoires, et y ayant passé mes premières années, je me suis élevé dans le monde à un état d'opulence, et j'y ai acquis quelque célébrité. La fortune ayant continué à me favoriser, même à une époque de ma vie déjà avancée, mes descendants seront peut-être charmés de connaître les moyens que j'ai employés pour cela, et qui, grâce à la Providence, m'ont si bien réussi; et ils peuvent servir de leçon utile à ceux d'entre eux qui, se trouvant dans des circonstances semblables, croiraient devoir les imiter.»
Ce que Franklin adresse à ses enfants peut être utile à tout le monde. Sa vie est un modèle à suivre. Chacun peut y apprendre quelque chose, le pauvre comme le riche, l'ignorant comme le savant, le simple citoyen comme l'homme d'État. Elle offre surtout des enseignements et des espérances à ceux qui, nés dans une humble condition, sans appui et sans fortune, sentent en eux le désir d'améliorer leur sort, et cherchent les moyens de se distinguer parmi leurs semblables. Ils y verront comment le fils d'un pauvre artisan, ayant lui-même travaillé longtemps de ses mains pour vivre, est parvenu à la richesse à force de labeur, de prudence et d'économie; comment il a formé tout seul son esprit aux connaissances les plus avancées de son temps, et plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu'il a voulu enseigner aux autres; comment il a fait servir sa science inventive et son honnêteté respectée aux progrès du genre humain et au bonheur de sa patrie.
Peu de carrières ont été aussi pleinement, aussi vertueusement, aussi glorieusement remplies que celle de ce fils d'un teinturier de Boston, qui commença par couler du suif dans des moules de chandelles, se fit ensuite imprimeur, rédigea les premiers journaux américains, fonda les premières manufactures de papier dans ces colonies dont il accrut la civilisation matérielle et les lumières; découvrit l'identité du fluide électrique et de la foudre, devint membre de l'Académie des sciences de Paris et de presque tous les corps savants de l'Europe; fut auprès de la métropole le courageux agent des colonies soumises, auprès de la France et de l'Espagne le négociateur heureux des colonies insurgées, et se plaça à côté de George Washington comme fondateur de leur indépendance; enfin, après avoir fait le bien pendant quatre-vingt-quatre ans, mourut environné des respects des deux mondes comme un sage qui avait étendu la connaissance des lois de l'univers, comme un grand homme qui avait contribué à l'affranchissement et à la prospérité de sa patrie, et mérita non-seulement que l'Amérique tout entière portât son deuil, mais que l'Assemblée constituante de France s'y associât par un décret public.
Sans doute il ne sera pas facile, à ceux qui connaîtront le mieux Franklin, de l'égaler. Le génie ne s'imite pas; il faut avoir reçu de la nature les plus beaux dons de l'esprit et les plus fortes qualités du caractère pour diriger ses semblables, et influer aussi considérablement sur les destinées de son pays. Mais, si Franklin a été un homme de génie, il a été aussi un homme de bon sens; s'il a été un homme vertueux, il a été aussi un homme honnête; s'il a été un homme d'État glorieux, il a été aussi un citoyen dévoué. C'est par ce côté du bon sens, de l'honnêteté, du dévouement, qu'il peut apprendre à tous ceux qui liront sa vie à se servir de l'intelligence que Dieu leur a donnée pour éviter les égarements des fausses idées; des bons sentiments que Dieu a déposés dans leur âme, pour combattre les passions et les vices qui rendent malheureux et pauvre. Les bienfaits du travail, les heureux fruits de l'économie, la salutaire habitude d'une réflexion sage qui précède et dirige toujours la conduite, le désir louable de faire du bien aux hommes, et par là de se préparer la plus douce des satisfactions et la plus utile des récompenses, le contentement de soi et la bonne opinion des autres: voilà ce que chacun peut puiser dans cette lecture.
Mais il y a aussi dans la vie de Franklin de belles leçons pour ces natures fortes et généreuses qui doivent s'élever au-dessus des destinées communes. Ce n'est point sans difficulté qu'il a cultivé son génie, sans effort qu'il s'est formé à la vertu, sans un travail opiniâtre qu'il a été utile à son pays et au monde. Il mérite d'être pris pour guide par ces privilégiés de la Providence, par ces nobles serviteurs de l'humanité, qu'on appelle les grands hommes. C'est par eux que le genre humain marche de plus en plus à la science et au bonheur. L'inégalité qui les sépare des autres hommes et que les autres hommes seraient tentés d'abord de maudire, ils en comblent promptement l'intervalle par le don de leurs idées, par le bienfait de leurs découvertes, par l'énergie féconde de leurs impulsions. Ils élèvent peu à peu jusqu'à leur niveau ceux qui n'auraient jamais pu y arriver tout seuls. Ils les font participer ainsi aux avantages de leur bienfaisante inégalité, qui se transforme bientôt pour tous en égalité d'un ordre supérieur. En effet, au bout de quelques générations, ce qui était le génie d'un homme devient le bon sens du genre humain, et une nouveauté hardie se change en usage universel. Les sages et les habiles des divers siècles ajoutent sans cesse à ce trésor commun où puise l'humanité, qui sans eux serait restée dans sa pauvreté primitive, c'est-à-dire dans son ignorance et dans sa faiblesse. Poussons donc à la vraie science, car il n'y a pas de vérité qui, en détruisant une misère, ne tue un vice. Honorons les hommes supérieurs, et proposons-les en imitation; car c'est en préparer de semblables, et jamais le monde n'en a eu un besoin plus grand.
Origine de Franklin.—Sa famille.—Son éducation.—Ses premières occupations chez son père.—Son apprentissage chez son frère James Franklin comme imprimeur.—Ses lectures et ses opinions.
La famille de Franklin était une famille d'anciens et d'honnêtes artisans. Originaire du comté de Northampton en Angleterre, elle y possédait, au village d'Ecton, une terre d'environ trente acres d'étendue, et une forge qui se transmettait héréditairement de père en fils par ordre de primogéniture. Depuis la révolution qui avait changé la croyance religieuse de l'Angleterre, cette famille avait embrassé les opinions simples et rigides de la secte presbytérienne, laquelle ne reconnaissait, ni comme les catholiques la tradition de l'Église et la suprématie du pape, ni comme les anglicans la hiérarchie de l'épiscopat et la suprématie ecclésiastique du roi. Elle vivait très-chrétiennement et très-démocratiquement, élisant ses ministres et réglant elle-même son culte. Ce furent les pieux et austères partisans de cette secte qui, ne pouvant pratiquer leur foi avec liberté dans leur pays sous le règne des trois derniers Stuarts, aimèrent mieux le quitter pour aller fonder, de 1620 à 1682, sur les côtes âpres et désertes de l'Amérique septentrionale, des colonies où ils pussent prier et vivre comme ils l'entendaient. La religion rendue plus sociable encore par la liberté, la liberté rendue plus régulière par le sentiment du devoir et le respect du droit, furent les fortes bases sur lesquelles reposèrent les colonies de la Nouvelle-Angleterre et se développa le grand peuple des États-Unis.
Le père de Benjamin Franklin, qui était un presbytérien zélé, partit pour la Nouvelle-Angleterre à la fin du règne de Charles II, lorsque les lois interdisaient sévèrement les conventicules des dissidents religieux. Il se nommait Josiah, et il était le dernier de quatre frères. L'aîné, Thomas, était forgeron; le second, John, était teinturier en étoffes de laine; le troisième, Benjamin, était, comme lui, teinturier en étoffes de soie. Il émigra avec sa femme et trois enfants vers 1682, l'année même pendant laquelle le célèbre quaker Guillaume Penn fondait sur les bords de la Delaware la colonie de Pensylvanie, où son fils était destiné à jouer, trois quarts de siècle après, un si grand rôle. Il alla s'établir à Boston, dans la colonie de Massachussets, qui existait depuis 1628. Son ancien métier de teinturier en soie, qui était un métier de luxe, ne lui donnant pas assez de profits pour les besoins de sa famille, il se fit fabricant de chandelles.
Ce ne fut que la vingt-quatrième année de son séjour à Boston qu'il eut de sa seconde femme, Abiah Folgier, Benjamin Franklin. Il s'était marié deux fois. Sa première femme, venue avec lui d'Angleterre, lui avait donné sept enfants. La seconde lui en donna dix. Benjamin Franklin, le dernier de ses enfants mâles et le quinzième de tous ses enfants, naquit le 17 janvier 1706. Il vit jusqu'à treize de ses frères et de ses soeurs assis en même temps que lui à la table de son père, qui se confia dans son travail et dans la Providence pour les élever et les établir.
L'éducation qu'il leur procura ne pouvait pas être coûteuse, ni dès lors bien relevée. Ainsi Benjamin Franklin ne resta à l'école qu'une année entière. Malgré les heureuses dispositions qu'il montrait, son père ne voulut pas le mettre au collège, parce qu'il ne pouvait pas supporter les dépenses d'une instruction supérieure. Il se contenta de l'envoyer quelque temps chez un maître d'arithmétique et d'écriture. Mais s'il ne lui donna point ce que Benjamin Franklin devait se procurer plus tard lui-même, il lui transmit un corps sain, un sens droit, une honnêteté naturelle, le goût du travail, les meilleurs sentiments et les meilleurs exemples.
L'avenir des enfants est en grande partie dans les parents. Il y a un héritage plus important encore que celui de leurs biens, c'est celui de leurs qualités. Ils communiquent le plus souvent, avec la vie, les traits de leur visage, la forme de leur corps, les moyens de santé ou les causes de maladie, l'énergie ou la mollesse de l'esprit, la force ou la débilité de l'âme, suivant ce qu'ils sont eux-mêmes. Il leur importe donc de soigner en eux leurs propres enfants. S'ils sont énervés, ils sont exposés à les avoir faibles; s'ils ont contracté des maladies, ils peuvent leur en transmettre le vice et les condamner à une vie douloureuse et courte. Il n'en est pas seulement ainsi dans l'ordre physique, mais dans l'ordre moral. En cultivant leur intelligence dans la mesure de leur position, en suivant les règles de l'honnête et les lois du vrai, les parents communiquent à leurs enfants un sens plus fort et plus droit, leur donnent l'instinct de la délicatesse et de la sincérité avant de leur en offrir l'exemple. Et, au contraire, en altérant dans leur propre esprit les lumières naturelles, en enfreignant par leur conduite les lois que la providence de Dieu a données au monde, et dont la violation n'est jamais impunie, ils les font ordinairement participer à leur imperfection intellectuelle et à leur dérèglement moral. Il dépend donc d'eux, plus qu'ils ne pensent, d'avoir des enfants sains ou maladifs, intelligents ou bornés, honnêtes ou vicieux, qui vivent bien ou mal, peu ou beaucoup. C'est la responsabilité qui pèse sur eux, et qui, selon qu'ils agissent eux-mêmes, les récompense ou les punit dans ce qu'ils ont de plus cher.
Franklin eut le bonheur d'avoir des parents sains, laborieux, raisonnables, vertueux. Son père atteignit l'âge de quatre-vingt-neuf ans. Sa mère, aussi distinguée par la pieuse élévation de son âme que par la ferme droiture de son esprit, en vécut quatre-vingt-quatre. Il reçut d'eux et le principe d'une longue vie, et, ce qui valait mieux encore, les germes des plus heureuses qualités pour la remplir dignement. Ces germes précieux, il sut les développer. Il apprit de bonne heure à réfléchir et à se régler. Il était ardent et passionné, et personne ne parvint mieux à se rendre maître absolu de lui-même. La première leçon qu'il reçut à cet égard, et qui fit sur lui une impression ineffaçable, lui fut donnée à l'âge de six ans. Un jour de fête, il avait quelque monnaie dans sa poche, et il allait acheter des jouets d'enfants. Sur son chemin, il rencontra un petit garçon qui avait un sifflet, et qui en tirait des sons dont le bruit vif et pressé le charma. Il offrit tout ce qu'il avait d'argent pour acquérir ce sifflet qui lui faisait envie. Le marché fut accepté; et, dès qu'il en fut devenu le joyeux possesseur, il rentra chez lui en sifflant à étourdir tout le monde dans la maison. Ses frères, ses soeurs, ses cousines, lui demandèrent combien il avait payé cet incommode amusement. Il leur répondit qu'il avait donné tout ce qu'il avait dans sa poche. Ils se récrièrent, en lui disant que ce sifflet valait dix fois moins, et ils énumérèrent malicieusement tous les jolis objets qu'il aurait pu acheter avec le surplus de ce qu'il devait le payer. Il devint alors tout pensif, et le regret qu'il éprouva dissipa tout son plaisir. Il se promit bien, lorsqu'il souhaiterait vivement quelque chose, de savoir auparavant combien cela coûtait, et de résister à ses entraînements par le souvenir du sifflet.
Cette histoire, qu'il racontait souvent et avec grâce, lui fut utile en bien des rencontres. Jeune et vieux, dans ses sentiments et dans ses affaires, avant de conclure ses opérations commerciales et d'arrêter ses déterminations politiques, il ne manqua jamais de se rappeler l'achat du sifflet.—C'était l'avertissement qu'il donnait à sa raison, le frein qu'il mettait à sa passion. Quoi qu'il désirât, qu'il achetât ou qu'il entreprît, il se disait: Ne donnons pas trop pour le sifflet. La conclusion qu'il en avait tirée pour lui-même, il l'appliquait aux autres, et il trouvait que «la plus grande partie des malheurs de l'espèce humaine venaient des estimations fausses qu'on faisait de la valeur des choses, et de ce qu'on donnait trop pour les sifflets».
Dès l'âge de dix ans, son père l'avait employé dans sa fabrication de chandelles; pendant deux années il fut occupé à couper des mèches, à les placer dans les moules, à remplir ensuite ceux-ci de suif, et à faire les commissions de la boutique paternelle. Ce métier était peu de son goût. Dans sa généreuse et intelligente ardeur, il voulait agir, voir, apprendre. Élevé aux bords de la mer, où, durant son enfance, il allait se plonger presque tout le jour dans la saison d'été, et sur les flots de laquelle il s'aventurait souvent avec ses camarades en leur servant de pilote, il désirait devenir marin. Pour le détourner de cette carrière, dans laquelle était déjà entré l'un de ses fils, son père le conduisit tour à tour chez des menuisiers, des maçons, des vitriers, des tourneurs, etc., afin de reconnaître la profession qui lui conviendrait le mieux. Franklin porta dans les divers ateliers qu'il visitait cette attention observatrice qui le distingua en toutes choses, et il apprit à manier les instruments des diverses professions en voyant les autres s'en servir. Il se rendit ainsi capable de fabriquer plus tard, avec adresse, les petits ouvrages dont il eut besoin dans sa maison, et les machines qui lui furent nécessaires pour ses expériences. Son père se décida à le faire coutelier. Il le mit à l'essai chez son cousin Samuel Franklin, qui, après s'être formé dans ce métier à Londres, était venu s'établir à Boston; mais la somme exigée pour son apprentissage ayant paru trop forte, il fallut renoncer à ce projet. Franklin n'eut point à s'en plaindre, car bientôt il embrassa une profession à laquelle il était infiniment plus propre.
Son esprit était trop actif pour rester dans l'oisiveté et dans l'ignorance. Il aimait passionnément la lecture: la petite bibliothèque de son père, qui était composée surtout de livres théologiques, fut bientôt épuisée. Il y trouva un Plutarque qu'il dévora, et il eut les grands hommes de l'antiquité pour ses premiers maîtres. L'Essai sur les projets, de Defoë, l'amusant auteur de Robinson Crusoé, et l'Essai sur les moyens de faire le bien, du docteur Mather, l'intéressèrent vivement, parce qu'ils s'accordaient avec le tour de son imagination et le penchant de son âme. Le peu d'argent qu'il avait était employé à acheter des livres.
Son père, voyant ce goût décidé et craignant, s'il ne le satisfaisait point, qu'il ne se livrât à son autre inclination toujours subsistante pour la marine, le destina enfin à être imprimeur. Il le plaça en 1718 chez l'un de ses fils, nommé James, qui était revenu d'Angleterre, l'année précédente, avec une presse et des caractères d'imprimerie. Le contrat d'apprentissage fut conclu pour neuf ans. Pendant les huit premières années Benjamin Franklin devait servir sans rétribution son frère, qui, en retour, devait le nourrir et lui donner, la neuvième année, le salaire d'un ouvrier.
Il devint promptement très-habile. Il avait beaucoup d'adresse, qu'il accrut par beaucoup d'application. Il passait le jour à travailler, et une partie de la nuit à s'instruire. C'est alors qu'il étudia tout ce qu'il ignorait, depuis la grammaire jusqu'à la philosophie; qu'il apprit l'arithmétique, dont il savait imparfaitement les règles, et à laquelle il ajouta la connaissance de la géométrie et la théorie de la navigation; qu'il fit l'éducation méthodique de son esprit, comme il fit un peu plus tard celle de son caractère. Il y parvint à force de volonté et de privations. Celles-ci, du reste, lui coûtaient peu, quoiqu'il prît sur la qualité de sa nourriture et les heures de son repos pour se procurer les moyens et le temps d'apprendre. Il avait lu qu'un auteur ancien, s'élevant contre l'usage de manger de la chair, recommandait de ne se nourrir que de végétaux. Depuis ce moment, il avait pris la résolution de ne plus rien manger qui eût vie, parce qu'il croyait que c'était là une habitude à la fois barbare et pernicieuse. Pour tirer profit de sa sobriété systématique, il avait proposé à son frère de se nourrir lui-même, avec la moitié de l'argent qu'il dépensait pour cela chaque semaine. L'arrangement fut agréé; et Franklin, se contentant d'une soupe du gruau qu'il faisait grossièrement lui-même, mangeant debout et vite un morceau de pain avec un fruit, ne buvant que de l'eau, n'employa point tout entière la petite somme qui lui fut remise par son frère. Il économisa sur elle assez d'argent pour acheter des livres, et, sur les heures consacrées aux repas, assez de temps pour les lire.
Les ouvrages qui exercèrent le plus d'influence sur lui furent: l'Essai sur l'entendement humain de Locke, le Spectateur d'Addison, les Faits mémorables de Socrate par Xénophon. Il les lut avidement, et y chercha des modèles de réflexion, de langage, de discussion. Locke devint son maître dans l'art de penser, Addison dans celui d'écrire, Socrate dans celui d'argumenter. La simplicité élégante, la sobriété substantielle, la gravité fine et la pénétrante clarté du style d'Addison, furent l'objet de sa patiente et heureuse imitation. Une traduction des Lettres provinciales, dont la lecture l'enchanta, acheva de le former à l'usage de cette délicate et forte controverse où, guidé par Socrate et par Pascal, il mêla le bon sens caustique et la grâce spirituelle de l'un avec la haute ironie et la vigueur invincible de l'autre.
Mais, en même temps qu'il acquit plus d'idées, il perdit les vieilles croyances de sa famille. Les oeuvres de Collins et de Shaftesbury le conduisirent à l'incrédulité par le même chemin que suivit Voltaire. Son esprit curieux se porta sur la religion pour douter de sa vérité, et il fit servir sa subtile argumentation à en contester les vénérables fondements. Il resta quelque temps sans croyance arrêtée, n'admettant plus la révélation chrétienne, et n'étant pas suffisamment éclairé par la révélation naturelle. Cessant d'être chrétien soumis sans être devenu philosophe assez clairvoyant, il n'avait plus la règle morale qui lui avait été transmise, et il n'avait point encore celle qu'il devait bientôt se donner lui-même pour ne jamais l'enfreindre.
Relâchement de Franklin dans ses croyances et dans sa conduite Ses fautes, qu'il appelle ses errata.
La conduite de Franklin se ressentit du changement de ses principes: elle se relâcha. C'est alors qu'il commit les trois ou quatre fautes qu'il nomme les errata de sa vie, et qu'il corrigea ensuite avec grand soin, tant il est vrai que les meilleurs instincts ont besoin d'être soutenus par de fermes doctrines.
La première faute de Franklin fut un manque de bonne foi à l'égard de son frère. Il n'avait pas à se louer de lui. Son frère était exigeant, jaloux, impérieux, le maltraitait quelquefois, et il exerçait sans ménagement et sans affection l'autorité que la règle et l'usage donnaient au maître sur son apprenti. Il trouvait le jeune Franklin trop vain de son esprit et de son savoir, bien qu'il eût tiré de l'un et de l'autre un très-bon parti pour lui-même. Il avait en effet commencé vers 1721 à imprimer un journal intitulé the New England Courant. C'était le second qui paraissait en Amérique. Le premier s'appelait the Boston News Letter. Le jeune Franklin, après en avoir composé les planches et tiré les feuilles, le portait aux abonnés. Il se sentit capable de faire mieux que cela, et il déposa clandestinement des articles dont l'écriture était contrefaite, et qui réussirent beaucoup. Le succès qu'ils obtinrent l'enhardit à s'en désigner comme l'auteur, et il travailla depuis lors ouvertement au journal, au grand avantage de son frère. Or il arriva qu'un jour des poursuites furent dirigées, pour un article politique trop hardi, contre James Franklin, qui fut emprisonné pendant un mois. De plus, son journal fut supprimé.
Les deux frères convinrent de le faire reparaître sous le nom de Benjamin Franklin, qui en avait été quitte pour une mercuriale. Il fallut pour cela annuler l'ancien contrat d'apprentissage, afin que le cadet sortît de la dépendance de l'aîné, devînt libre de sa conduite et responsable de ses publications. Mais, pour que James ne fût pas privé du travail de Benjamin, on signa un nouveau brevet d'apprentissage qui devait rester secret entre les parties, et les lier comme auparavant. Quelque temps après, une des nombreuses querelles qui s'élevaient entre les deux frères étant survenue, Benjamin se sépara de James; il profita de l'annulation du premier engagement, pensant bien que son frère n'oserait pas invoquer le second. Mais celui-ci, outré de son manque de foi et soutenu par son père, qui embrassa son parti, empêcha que Franklin n'obtînt de l'ouvrage à Boston.
Franklin résolut d'en aller chercher ailleurs. Au tort qu'il avait eu de se soustraire à ses obligations envers son frère, il ajouta celui de quitter secrètement sa famille, qu'il laissa plongée dans la désolation. Sans le prévenir de son projet, après avoir vendu quelques livres pour se procurer un peu d'argent, il s'embarqua en septembre 1723 pour New-York. Ce fut dans le trajet de Boston à cette ville qu'il cessa de se nourrir uniquement de végétaux. Il aimait beaucoup le poisson; les matelots, retenus dans une baie par un grand calme, y avaient pêché des morues. Pendant qu'ils les arrangeaient pour les faire cuire, Franklin assistait aux apprêts de leur repas, et il aperçut de petites morues dans l'estomac des grandes, qui les avaient avalées. «Ah! ah! dit-il, vous vous mangez donc entre vous? Et pourquoi l'homme ne vous mangerait-il pas aussi?» Cette observation le fit renoncer à son système, et il se tira d'une manie par un trait d'esprit.
Il ne trouva point de travail à New-York, où l'imprimerie n'était pas plus florissante que dans le reste des colonies, qui tiraient encore tout de l'Angleterre, et le peu de livres dont elles avaient besoin, et le papier qu'elles employaient, et les gazettes qu'elles lisaient, et les almanachs mêmes qu'elles consultaient. Il était un jour réservé à Franklin de faire une révolution à cet égard; mais, pour le moment, il n'eut pas le moyen de gagner sa vie à New-York, et il se détermina à pousser jusqu'à Philadelphie. Il s'y rendit par mer, dans une mauvaise barque que les vents ballottaient, que la pluie inonda, où il souffrit la faim, fut saisi par la fièvre, et d'où il descendit harassé, souillé de boue, en habit d'ouvrier, avec un dollar et un schelling dans sa poche. C'est dans cet équipage qu'il fit son entrée à Philadelphie, dans la capitale de la colonie dont il devait être le mandataire à Londres, de l'État dont il devait être le représentant au Congrès et le président suprême.