Ami, te souviens-tu qu'en route pour Cologne,
Un dimanche, à Dijon, au coeur de la Bourgogne,
Nous allions admirant clochers, portails et tours,
Et les vieilles maisons dans les arrière-cours?
SAINTE-BEUVE.—Les Consolations.
Gothique Donjon
Et Flèche gothique[1].
Dans un ciel d'optique,
Là-bas, c'est Dijon.
Ses joyeuses treilles
N'ont point leurs pareilles;
Ses clochers jadis
Se comptaient par dix.
Là, plus d'une pinte
Rat sculptée ou peinte;
là, plus d'un portail
S'ouvre en éventail.
Dijon, moult te tarde![2]
Et mon luth camard
Chante ta moutarde
Et ton Jacquemart!
J'aime Dijon comme l'enfant sa nourrice dont il a sucé le lait, comme le poète la jouvencelle qui a initié son coeur.—Enfance et poésie! Que l'une est éphemère, et que l'autre est trompeuse! L'enfance est un papillon qui se hâte de brûler ses blanches ailes aux flammes de la jeunesse, et la poésie est semblable à l'amandier: ses fleurs sont parfumées et ses fruits sont amers.
J'étais un jour assis à l'écart dans le jardin de l'Arquebuse,—ainsi nommé de l'arme qui autrefois y signala si souvent l'adresse des chevaliers du Papeguay. Immobile sur un banc, on eût pu me comparer à la statue du bastion Bazire. Ce chef-d'oeuvre du figuriste Sévallée et du Peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait à son costume. De loin, on le prenait pour un personnage; de près, on voyait que c'était un plâtre.
La toux d'un promeneur dissipa l'essaim de mes rêves. C'était un pauvre diable dont l'extérieur n'annonçait que misères et souffrances. J'avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa rodingote* râpée qui se boutonnait jusqu'au menton, son feutre déformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, paeilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu'effilait une barbe nazaréenne; et mes conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes aux petit-pied, joueurs de violon et peintres de portraits, qu'une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir le monde sur la trace du Juif-errant.
Nous étions maintenant deux sur le banc. Mon voisin feuilletait un livre des pages duquel s'échappa à son insu une fleur desséchée. Je la recueillis pour la lui rendre. L'inconnu me saluant la porta à ses lèvres flétries, et la replaça dans le livre mystérieux.
—«Cette fleur, me hasardai-je à lui dire, est sans doute le symbole de quelque doux amour enseveli? Hélas! nous avons tous dans le passé un jour de bonheur qui nous désenchante l'avenir.
—Vous êtes poète? me répondit-il en souriant.»
Le fil de la conversation s'était noué: maintenant, sur quelle bobine allait-il s'envider?
—«Poète, si c'est poète que d'avoir cherché l'art!
—Vous avez cherché l'art! Et l'avez-vous trouvé?
—Plût au ciel que l'art ne fût pas une chimère!
—Une chimère!... et moi aussi je l'ai cherché!» s'écria-t-il avec l'enthousiasme du génie et l'emphase du triomphe.
Je le priai de m'apprendre à quel lunetier il devait sa découverte, l'art ayant été pour moi ce qu'est une aiguille dans une meule de foin....
—«J'avais résolu, dit-il, de chercher l'art comme au moyen-âge les rose-croix cherchèrent la pierre philosophale; l'art, cette pierre philosophale du dix-neuvième siècle!
«Une question exerça d'abord ma scolastique. Je me demandai: Qu'est-ce que l'art?—L'art est la science du poète.—Définition aussi limpide qu'un diamant de la plus belle eau.
«Mais quels sont les éléments de l'art? Seconde question à laquelle j'hésitai pendant plusieurs mois de répondre.—Un soir qu'à la fumée d'une lampe je fossoyais le poudreux charnier d'un bouquiniste, j'y déterrai un petit livre en langue baroque et inintelligible, dont le titre s'armoriait d'un amphistère déroulant sur une banderolle ces deux mots: Gott—Liebe. Quelques sous payèrent ce trésor. J'escaladai ma mansarde, et là, comme j'épelais curieusement le livre énigmatique, devant la fenêtre baignée d'un clair de lune, soudain il me sembla que le doigt de Dieu effleurait le clavier de l'orgue universel. Ainsi les phalènes bourdonnantes se dégagent du sein des fleurs qui pâment leurs lèvres aux baisers de la nuit. J'enjambai la fenêtre, et je regardai en bas. O surprise! rêvais-je? Une terrasse que je n'avais pas soupçonnée aux suaves émanations de ses orangers, une jeune fille vêtue de blanc, qui jouait de la harpe, un vieillard vêtu de noir qui priait à genoux!—Le livre me tomba des mains.
«Je descendis chez les locataires de la terrasse. Le vieillard était un ministre de la religion réformée qui avait échangé la froide patrie de sa Thuringe contre le tiède exil de notre Bourgogne. La musicienne était son unique enfant, blonde et frêle beauté de dix-sept ans qu'effeuillait un mal de langueur; et le livre par moi réclamé était un eucologe allemand à l'usage des églises du rite luthérien et aux armes d'un prince de la maison d'Anhalt-Coëthen.
«Ah! monsieur, ne remuons pas une cendre encore inassoupie! Elisabeth n'est plus qu'une Béatrix à la robe azurée. Elle est morte, monsieur, morte! et voici l'eucologe où elle épanchait sa timide prière, la rose où elle a exhalé son âme innocente.—Fleur desséchée en bouton comme elle!—Livre fermé comme le livre de sa destinée!—Reliques bénies qu'elle ne méconnaîtra pas dans l'éternité, aux larmes dont elles seront trempées, quand la trompette de l'archange ayant rompu la pierre de mon tombeau, je m'élancerai par-delà tous les mondes jusqu'à la vierge adorée, pour m'asseoir enfin près d'elle sous les regards de Dieu!...
—Et l'art, lui demandai-je?
—Ce qui dans l'art est sentiment était ma douloureuse conquête. J'avais aimé, j'avais prié. Gott—Liebe, Dieu et Amour!—Mais ce qui dans l'art est idée leurrait encore ma curiosité. Je crus que je trouverais le complément de l'art dans la nature. J'étudiai donc la nature.
«Je sortais le matin de ma demeure et je n'y rentrais que le soir. Tantôt, accoudé sur le parapet d'un bastion en ruines, j'aimais, pendant de longues heures, à respirer le parfum sauvage et pénétrant du violier qui mouchète de ses bouquets d'or la robe de lierre de la féodale et caduque cité de Louis XI[3]; à voir s'accidenter le paysage tranquille d'un coup de vent, d'un rayon de soleil, ou d'une ondée de pluie, le bec-figue et les oisillons des haies se jouer dans la pépinière éparpillée d'ombres et de clartés, les grives accourues de la montagne vendanger la vigne assez haute et touffue pour cacher le cerf de la fable, les corbeaux s'abattre de tous les coins du ciel, en bandes fatiguées, sur la carcasse d'un cheval abandonnée par le pialey[4] dans quelque bas-fond verdoyant; à écouter les lavandières qui faisaient retentir leur rouillot joyeux au bord de Suzon[5] et l'enfant qui chantait une mélodie plaintive en tournant sous la muraille la roue du cordier.—Tantôt je frayais à mes rêveries un sentier de mousse et de rosée, de silence et de quiétude, loin de la ville. Que de fois j'ai ravi leurs quenouilles de fruits rouges et acides aux halliers mal hantés de la fontaine de Jouvence et de l'ermitage de Notre-Dame-d'Étang, la fontaine des Esprits et des Fées, l'ermitage du Diable[6]! Que de fois j'ai ramassé le buccin pétrifié et le corail fossile sur les hauteurs pierreuses de Saint-Joseph, ravinées par l'orage! Que de fois j'ai pêché l'écrevisse dans les gués échevelés des Tilles[7], parmi les cressons qui abritent la salamandre glacée et parmi les nénuphars dont bâillent les fleurs indolentes! Que de fois j'ai épié la couleuvre sur les plages embourbées de Saulons, qui n'entendent que le cri monotone de la foulque et le gémissement funèbre du grèbe! Que de fois j'ai étoilé d'une bougie les grottes souterraines d'Asnières où la stalactite distille avec lenteur l'éternelle goutte d'eau de la clepsydre des siècles! Que de fois j'ai hurlé de la corne, sur les rocs perpendiculaires de Chèvre-Morte, la diligence gravissant péniblement le chemin à trois cents pieds au-dessous de mon trône de brouillards! Et les nuits mêmes, les nuits d'été, balsamiques et diaphanes, que de fois j'ai gigué comme un lycanthrope autour d'un feu allumé dans le val herbu et désert, jusqu'à ce que les premiers coups de cognée du bûcheron ébranlassent les chênes! Ah! monsieur, combien la solitude a d'attraits pour le poète! J'aurais été heureux de vivre dans les bois et de ne faire pas plus de bruit que l'oiseau qui se désaltère à la source, que l'abeille qui picore à l'aubépine et que le gland dont la chute crève la feuillée!...
—Et l'art, lui demandai-je?
—Patience! l'art était encore dans les limbes. J'avais étudié le spectacle de la nature, j'étudiai les monuments des hommes.
«Dijon n'a pas toujours parfilé ses heures oisives aux concerts de ses philharmoniques enfants. Il a endossé le haubert—coiffé le morion—brandi la pertuisane—dégaîné l'épée—amorcé l'arquebuse—braqué le canon sur ses remparts—couru les champs tambour battant et enseignes déchirées, et, comme le ménestrel gris de la barbe qui emboucha la trompette avant de racler du rebec, il aurait de merveilleuses histoires à vous raconter, ou plutôt, ses bastions croulants, qui encaissent dans une terre mêlée de débris les racines feuilleuses de ses marronniers d'Inde, et son château démantelé dont le pont tremble sous le pas éreinté de la jument du gendarme regagnant la caserne,—tout atteste deux Dijons: un Dijon d'aujourd'hui, un Dijon d'autrefois.
«J'eus bientôt déblayé le Dijon des quatorzième et quinzième siècles, autour duquel courait un branle de dix-huit tours, de huit portes et de quatre poternes ou portelles;—et enfin avec ses faubourg populeux dont l'un, celui de St-Nicolas, étalait ses douze rues au soleil, ni plus ni moins qu'une grasse truie en gésine ses douze mamelles.—J'avais galvanisé un cadavre et ce cadavre s'était levé.