William Wilberforce

Lettre à l'Empereur Alexandre sur la traite des noirs

Publié par Good Press, 2022
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EAN 4064066090166

Table des matières


LETTRE
SIRE!
RÉSUMÉ DU DISCOURS
FIN.

LETTRE

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À

L'EMPEREUR ALEXANDRE

SUR

LA TRAITE DES NOIRS;

PAR

WILLIAM WILBERFORCE,

MEMBRE DU PARLEMENT BRITANNIQUE.

SIRE!

Table des matières

Lorsque Votre Majesté apposait son nom à la mémorable déclaration promulguée, au sujet de la Traite des Noirs, par les Souverains assemblés au Congrès de Vienne, ce n'était pas pour se conformer à des actes diplomatiques que commandaient les circonstances: elle croyait, j'en suis convaincu, remplir un devoir solennel et sacré, dicté par les motifs les plus puissans de la morale et de la religion. Ce n'était point, j'en ai l'intime conviction, un vain mot dans la bouche de Votre Majesté, lorsqu'elle déclarait, de concert avec ses Puissans Alliés, s'acquitter d'un devoir pressant et impérieux. Cette conviction, je la tire de l'assurance gracieuse que daigna me donner Votre Majesté, lors de son séjour dans ce pays, de son zèle pour la grande cause de l'Abolition du Commerce des Esclaves; je la tire, surtout, de son respect pour les lois de Dieu et pour l'espèce humaine. Quoi qu'il en soit, des sentimens qui ont pu diriger quelques-uns des signataires de cette fameuse déclaration, Votre Majesté se rappellera qu'une sentence solennelle de condamnation fut, alors, unanimement prononcée contre ce système cruel et abominable qui, sous le nom de Traite des Noirs, a long-temps désolé le continent africain, et qui, sans parler des horreurs qu'il a entraînées à sa suite, a contribué, avec un si déplorable succès, à perpétuer l'ignorance et la barbarie de près d'un tiers du globe habitable.

Votre Majesté se rappellera également que la sentence prononcée à Vienne, fut prononcée de nouveau et confirmée à Aix-la-Chapelle. Plus d'une fois, sans doute, les regards de Votre Majesté se sont reportés, avec une bien douce satisfaction, vers cette partie des opérations du Congrès, comme vers l'une de ces circonstances si rares, mais si chères au coeur d'un Monarque chrétien, où l'autorité souveraine se voit investie du doux pouvoir de satisfaire et de surpasser, même, les voeux de la plus ardente et de la plus exigeante philanthropie. Dans la pensée que vous aviez complété la somme de bienfaits que vous étiez appelé à répandre sur l'Afrique, vous avez cru que vous pouviez enfin détourner vos regards de cette partie du monde, et reporter votre attention vers de nouveaux champs de bienfaisance et d'humanité. Votre Majesté s'attend que les rapports qui lui parviendront de l'Afrique, lui apporteront la consolante nouvelle que ses nobles efforts ont été couronnés de succès, et que les bienfaits semés par ses mains généreuses sur ces malheureux rivages, ont produit une moisson abondante et fortunée, dans l'intérêt de la civilisation et de la félicité sociale.

Hélas! pourquoi faut-il que je dissipe ces honorables illusions d'un Monarque philanthrope! Pourquoi faut-il que, par un pénible récit, j'afflige son coeur paternel! Sire! Préparez vous à apprendre que toutes les abominables horreurs dont l'Afrique avait été, si long-temps, le sanglant théâtre, et auxquelles vous avez cru avoir mis fin pour toujours, se renouvellent, aujourd'hui, avec plus de fureur et d'activité que jamais. Dans le récit que vous allez entendre, l'étonnement se joindra à l'horreur.

Et quel plus juste sujet d'étonnement que celui que nous offre la conduite de certains gouvernemens européens? Et en effet, si l'on pouvait craindre que quelque gouvernement persistât à jeter un regard avide sur les coupables gains de la Traite des Noirs, les craintes devaient naturellement se porter sur ceux dont les sujets, depuis long-temps engagés dans ce commerce homicide, auraient pu essayer de reculer l'époque de son abolition, afin de mettre ordre à leurs affaires, et de s'indemniser des pertes qu'allait leur causer cette grande mesure. On pouvait encore appréhender les peuples qu'une longue habitude de cet infâme commerce avait pu rendre insensibles aux horreurs qui l'accompagnent, ou ceux à qui leurs habitudes commerciales pouvaient avoir appris à ne juger d'un acte de spéculation, que sur les gains ou les pertes qui en résultent. Mais Votre Majesté ne pouvait s'attendre que des gouvernemens qui, jusqu'alors, étaient restés étrangers à la Traite, fermeraient les yeux sur les tentatives criminelles faites, à cet égard, pour la première fois, par leurs sujets respectifs. Aujourd'hui, surtout, que l'horreur et les cruautés de ce commerce ont été dénoncées au monde, pouvait-on s'attendre à y voir tremper une nation justement orgueilleuse de la générosité qui fait le signe distinctif de son caractère national?

Quelque pénible que soit cette assertion, elle n'est, malheureusement, que trop fondée. Nos regards vont encore être affligés et nos coeurs contristés, de nouveau, par le spectacle des fraudes et des barbaries dont nous croyions avoir vu, pour jamais l'humanité affranchie.

Il n'est pas nécessaire de mettre, de nouveau, sous les yeux de Votre Majesté, le détail de toutes les horreurs comprises dans ce seul mot de Traite des Noirs. Plût à Dieu que je pusse épargner à Votre Majesté la répétition pénible de ces horribles récits! Sans doute, ces détails, une fois imprimés dans la mémoire de l'homme sensible, ne peuvent plus s'en effacer; et ai je ne considérais ici que ce qui a rapport à Votre Majesté, je me contenterais De lui dire que toutes les anciennes abominations dont elle a déjà eu connaissance, n'ont subi aucune diminution, et, tout au contraire, se reproduisent avec une nouvelle violence, et avec des effets plus funestes que jamais.

Mais ce serait se tromper étrangement que de croire que le véritable caractère de la Traite et ses suites inévitables, sont universellement appréciés. Les débats mémorables qui se sont élevés, au sujet de la Traite, dans la Grande-Bretagne, les ouvrages lumineux qui ont été publiés sur ce sujet, ont rendu cette grande cause familière à tous les habitans des îles Britanniques; mais, sur le continent, et spécialement chez les nations auxquelles nous avons fait allusion plus haut, on ne saurait en dire autant. Dans ces pays, les particularités relatives au commerce homicide des esclaves, sont inconnues même aux classes éclairées et aux individus les plus remarquables par leurs talens, leur influence et leurs lumières. L'ignorance où l'on est encore sur cette grande question dans ces pays, peut seule faire excuser l'indifférence avec laquelle on l'envisage. Il faut donc revenir, de nouveau, sur les détails de ce pénible sujet. C'est ce que je vais faire d'une manière briève et sommaire. Il faut que, désormais, à tort ou à raison, nul ne puisse plus arguer du motif d'ignorance. Il faut que ce motif ne puisse plus être apporté pour excuse par ces hommes qui, engagés dans de coupables spéculations, ou intéressés à protéger les spéculations des autres et à servir leurs criminels projets, n'ont pas honte de se livrer à un commerce affreux qui déshonore le pays qui le tolère. S'ils continuent à se rendre criminels, ce sera, du moins, avec connaissance de cause, et l'histoire consignera leurs crimes dans ses pages inexorables.

Sans doute, c'est un avantage pour la Grande-Bretagne, que, parmi tous ceux de ses habitans qui ont pu entendre parler de la Traite, il n'en est pas un qui ignore la véritable nature de ce barbare commerce. Tous les subterfuges, tous les palliatifs, tous les mensonges ténébreux sous lesquels on avait voulu voiler ou défigurer les faits, ont été dissipés, et aujourd'hui ces faits sont établis d'une manière indéniable.

Mais, avant même que d'irrécusables témoignages fussent venus les appuyer de tout le poids de la plus complète évidence, il n'y avait, parmi nous, aucun esprit de bonne foi qui doutât de la vérité de ces faits. Il n'était pas nécessaire de dépositions légales, pour prouver les effets naturels et inévitables d'un commerce de chair humaine, particulièrement dans un pays, comme l'Afrique, divisé en un grand nombre de petites souverainetés, et plongé encore dans les ténèbres de l'ignorance et de la barbarie. Supposons qu'il existe un pays où des hommes, des femmes et des enfans sont échangés, non seulement contre les choses nécessaires à la vie, ou contre des objets de peu de valeur, mais encore contre des liqueurs spiritueuses, contre de la poudre et des armes à feu; tenez pour certain que ce pays doit être en proie à toute espèce de crimes, de pillages, de fraudes et de violence. Le chef d'une peuplade attaquera et ravagera le territoire du chef voisin. S'il se trouve trop faible pour attaquer ses voisins, sa fureur et son avidité retomberont sur les sujets placés sous sa garde et à l'abri de sa protection. Mais ces effets homicides et destructeurs ne se borneront point aux chefs: on verra se reproduire dans chaque individu les passions, les désirs coupables et la méchanceté de la nature humaine. Le résultat est inévitable et facile à deviner. La méfiance partout; la sécurité nulle part; l'homme redoute un ennemi dans l'homme; le plus fort dévore le plus faible, et bientôt la société ne présente plus qu'une vaste scène ou règnent l'anarchie, le brigandage et la terreur.

Les preuves et les faits viennent, en foule, confirmer ces données fondées sur la connaissance de la nature humaine, il a été établi, par d'irrécusables témoignages, que ce détestable commerce a fondé ses principales ressources dans les guerres ou excitées par les Européens, ou entreprises par les naturels du pays, à l'effet de faire des esclaves. Ces guerres ne manquent pas d'enfanter des représailles. De là d'interminables dissentions; de là un esprit d'hostilité et de vengeance, transmis entre les chefs, de génération en génération. En outre, il est prouvé que les esclaves qu'on se procure sont le résultat de déprédations exécutées par les petits souverains contre leurs propres sujets, lorsqu'ils sont trop faibles ou trop lâches pour attaquer leurs voisins: quelquefois ils saisissent indifféremment les premiers venus, qu'ils réduisent en esclavage; d'autrefois, on met, pendant la nuit, le feu à un village, et lorsque les habitans effrayés et à demi nuds s'arrachent de leurs toits embrasés, c'est alors qu'on les saisit et qu'on leur donne des fers.

La Traite est entretenue par des déprédations et des brigandages de toute espèce, depuis la troupe plus ou moins nombreuse qui attaque un village sans défense, ou une famille désarmée, jusqu'à l'individu qui se cache dans quelqu'endroit écarté, pour attendre, comme un tigre fait sa proie, une femme ou un enfant que le hasard aura conduit vers lui et dont il fera son esclave. Ce qui alimente surtout la Traite, c'est le Panyar. Cet acte devenu si fréquent, qu'on a été obligé de le désigner par un nom spécial, consiste à enlever des Noirs de toute tribu, de tout rang, de toute profession, de tout sexe et de tout âge, sans aucune distinction. Ces actes abominables sont, pour l'ordinaire, exécutés par les marchands noirs qui voyagent dans l'intérieur de l'Afrique pour le service des Européens; quelquefois par les capitaines et matelots européens eux-mêmes. L'arrivée d'un navire négrier sur la côte, est le signal immédiat de toute espèce de fraude et de rapine. Ainsi, ce n'est pas seulement de tribu à tribu, de village à village que règnent la méfiance et la terreur. Il n'arrive que trop souvent que, dans un accès d'emportement, de colère ou de jalousie, un mari vend sa femme, un père ses enfans, un maître ses domestiques; c'est vainement qu'ils font ensuite des voeux pour recouvrer ces êtres chéris.

Enfin, la Traite trouve aussi une ressource abondante dans la corruption de la justice pénale, l'esclavage étant la punition de presque tous les délits, et même des fautes les plus légères. Plus souvent c'est la punition de crimes imaginaires, tels que la magie, l'accusation de magie servant de prétexte ordinaire pour réduire un homme en esclavage, et, quelquefois même, pour faire partager le même sort à toute sa famille.

Il est aisé de concevoir la condition déplorable à laquelle tant d'atrocités ont dû, nécessairement, réduire tous les pays de l'Afrique qui bordent l'océan. Le manque absolu de toute sécurité individuelle, de toute confiance mutuelle, de tout bonheur domestique; le développement des passions les plus viles du coeur humain, la méchanceté, la fourberie, la cruauté, la haine, la vengeance, en ont été les résultats naturels. Ce n'est pas tout. Il est prouvé, d'une manière incontestable, que les institutions religieuses et civiles de l'Afrique ont été graduellement perverties et façonnées à l'usage de la Traite, de manière à fournir incessamment de victimes humaines les marchés d'esclaves. Les superstitions du pays, qui avaient souvent cédé à la faible lumière du mahométisme, loin d'être discréditées et combattues par les marchands négriers d'Europe, ont été entretenues avec soin, et ont fourni une source abondante à la Traite. L'administration de la justice a éprouvé les mêmes atteintes et a subi la même influence. Les historiens nous apprennent que les lois criminelles de l'Afrique étaient extrêmement douces; mais, insensiblement, tous les délits, mêmes les plus légers, ont été punis de l'esclavage: le juge a sa part de la vente du condamné: le créancier, faute de payement a le droit de vendre comme esclave son débiteur: s'il ne peut s'emparer de sa personne, il vend l'un de ses parens; à défaut de parens, il s'empare d'un habitant de la même ville, ou de la même nation que son débiteur, et le vend comme esclave.

En outre, les capitaines des navires négriers confient des marchandises à des facteurs Noirs qui les transportent dans l'intérieur des terres, et qui doivent revenir avec un nombre déterminé d'esclaves. Cependant ils ont soin de se faire remettre par le facteur, plusieurs de ses enfans, ou d'autres membres de sa famille, qui doivent répondre pour la valeur des marchandises confiées. Cela s'appelle des gages, en langue africaine Pawns. Alors les facteurs commencent leur tournée, pour exécuter les termes du contrat. Mais il arrive souvent qu'ils sont frustrés dans leur attente, et que le pays sur lequel ils comptaient pour se fournir d'esclaves, trompe les espérances qu'ils avaient conçues. Cependant le capitaine négrier devient pressant, le navire est prêt à mettre à la voile; d'une manière ou d'une autre, il faut que le malheureux fournisse le nombre d'esclaves qu'il est convenu de fournir, s'il ne veut voir ses parens emmenés en esclavage. Ainsi, grâce à l'influence coupable de la Traite, les affections domestiques et sociales, les liens même du sang et tous les sentimens les plus chers à la nature, deviennent des stimulans au brigandage et à la déprédation. Ainsi l'amour des parens, cette colonne de l'édifice social, sur laquelle sont fondés la sécurité et le bonheur de la grande famille des hommes, la Traite le change en instrument de cruauté et d'oppression. Tels sont les faits particuliers relatifs au fléau de la Traite. C'est dans l'histoire des Indes Occidentales par Mr. Bryan Edwards, qu'il faut lire le tableau général de la Traite, dans toute sa hideuse horreur. Quoique planteur et partisan de la Traite, il a eu la franchise de convenir, que, grâce à ce fléau, une grande partie du continent africain n'est qu'un vaste champ de carnage et de désolation, un désert où les habitans s'entre-dévorent comme des bêtes féroces, un théâtre de trahison, de fraude, d'oppression et de sang. C'est ainsi que la Traite a été appelée par l'un des premiers hommes d'Etat de la Grande-Bretagne, "le plus grand fléau qui ait jamais affligé la race humaine." Cependant nous pourrions en dire davantage encore que nous n'en avons dit.