Papa
-« T’es balancé Jo ! »
C’est en gros pour résumer ce que le boss m’avait, laissé entendre, non, mais fait comprendre, oui.
Ce soir- là je me suis tapé trois tours de rocade, j’avais besoin de réfléchir, j’aurai pu me poser sur le parking d’un supermarché mais il me fallait du mouvement et surtout de la solitude, il fallait que cela bouge, que le paysage défile sous mes yeux en même temps que les idées trottaient dans ma tête. Bon, me suis-je dit, t’es dans ton zing, ton moteur droit est H.S, ton compte en banque à sec, et voilà qu’à la fin du mois le gauche va te lâcher, tu vas être viré, bon sang ! Il faut que tu te trouves une zone de crash, et vite ! Il faut que tu poses ce putain de zing sans trop de casse, pour l’instant tu planes, tu fais encore illusion, t’es encore en l’air, mais cela ne va pas durer, réfléchis, il te reste la radio. C’est comme cela que j’ai appelé Peggy.
-« Ma Chérie, j’ai…, j’ai envie de…
-Quoi encore !?
-Bah voilà, j’ai envie de…
-Pas ce soir.
-Non, pas ce soir, mais demain peut-être, ou… ou dans quelques jours…
-T’es vraiment terrible, toi quand t’as une idée en tête !
-Justement non, en ce moment je n’ai plus trop d’idées en tête, voilà Ma Chérie, tu restes Ma Chérie mais… mais j’ai envie de tout arrêter.
-Et bien vas-y, si cela peut te faire du bien.
-Tu n’as pas bien compris, j’ai dit tout. Tout c’est tout.
-Tout ? Tout ?
-Vraiment tout, tu comprends ?
-Qu’est-ce que je dois comprendre Mon Amour ?
-D’abord qu’il ne faut plus m’appeler Mon Amour, mon vrai nom à partir de maintenant c’est Jo. Tous les gens qui se font virer s’appellent Jo, c’est bizarre hein, on se demande bien pourquoi, ça te plaît toi de vivre avec quelqu’un qui s’appelle
Jo ? C’est quand même pas terrible comme nom, tu te vois raconter à tous nos amis que j’ai changé de prénom, qu’il n’y a plus de Max, ni de Mon Amour, que je me suis fait balancer comme un malpropre… »
A ce moment-là je vois débarquer un sms sur l’écran de mon smartphone : Max ton père est mort. Il ne manquait plus que cela.
Du coup il a fallu que je prenne l’avion dare-dare, le salaud qui m’avait balancé l’info était mon oncle, il avait toujours détesté son frère, l’avion est resté un bon quart d’heure coincé en bout de piste, je l’imaginais sourire en agitant ses petits doigts boudinés sur le clavier de l’écran pour m’annoncer sa bonne nouvelle. Bien sûr Peggy ne m’avait pas accompagné, elle détestait mon père. A sa place j’avais hérité à mes côtés d’une femme noire de forte corpulence qui n’a pas quitté son imperméable durant les deux heures du vol et commandé un whisky au steward. Je n’avais pas envie de boire, je me suis rabattu sur un album de coloriage et un étui de sept crayons de couleurs, soudainement je suis devenu l’attraction du vol, le personnel de cabine pour un oui ou pour un non, se déplaçait dans l’allée et ostensiblement orientait le visage vers ce type adulte qui… c’était moi, qui soudainement était redevenu un petit enfant.
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Livie, c’est comme cela qu’elle était étiquetée, on dit personnel navigant, je préfère hôtesse de l’air.
Intriguée, Livie m’a demandé dans un sourire timide :
-« C’est… ?
-Donald Duck, oui c’est bien lui, on peut dire que vous êtes physionomiste, est-ce que la coul…
-Vous ne voulez vraiment rien boire ?
-Non, rien, merci, la couleur vous plait ? Vous savez ce que je vais faire, je vais arracher la page et la glisser dans la pochette du siège, là devant, si vous voulez en savoir plus vous n’aurez qu’à la récupérer à la fin du vol, à l’intérieur je vais écrire quelque chose, vous n’aurez qu’à lire… »
Ma voisine nous a interrompu d’un bref soupir, j’ai regardé s’éloigner Livie, elle avait les jambes fines, elle est vraiment grande me suis-je dit.
Je n’ai pas trop d’expérience sur le sujet mais c’est toujours quand les gens meurent que d’autres ressuscitent, il y avait foule dans l’église, j’étais dans les bons derniers rapport au taxi qui m’avait baladé, des visages que je pensais avoir oubliés pour toujours m’attendaient imperturbables assis sur les bancs de bois, silence de mort, naturellement. A ma droite deux mains jointes semblaient prier, le bracelet noir de la montre captait toute mon attention.
-« C’est vraiment du croco ? Excusez-moi, hein, moi c’est Jo.
-Oui, c’est du croco, du vrai de vrai, celui-là vient du lac Togo.
-Mon père avait le même.
-Je suis ton père.
-Quoi !!!! Merde alors !
-Jo ! On est dans une église !
-Mais… tu n’es pas mort alors… tous ces gens…
-Des connards.
-Papa !
-Alors comme ça tu t’appelles Jo maintenant ?
-Oui, figure-toi que je vais finir par me faire virer, alors forcément…
-Bon, t’as bien les alliances ?
-Les alliances !?
-Jo, on va se marier, on est là pour ça, tu vas être mon fils et je vais être ton père pour la vie, la vie, tu comprends ! Toute la vie !
-Mais alors vrai, tu n’es pas mort !
-Mort ! Mais bon Dieu, pourquoi veux-tu que je meure ! Qui est-ce qui t’a raconté ces conneries ?
-Bah tonton Jean, il m’a envoyé un sms, tiens, regarde ! »
Je sors mon smartphone et je m’aperçois que j’ai un nouveau message :
Je peux appeler ?
-« Papa, je suis désolé, il faut que je sorte, c’est une hôtesse de l’air, j’ai colorié un canard dans l’avion et mis mon numéro de portable dans une bulle, tu comprends ? Et elle appelle, c’est important, et en plus j’ai une sacrée envie de pisser.
-Je comprends Jo, je comprends, je suis ton père.
Je ne suis jamais retourné dans cette église, Livie est entrée dans mon monde avec une facilité déconcertante.
-« Allo, je voudrais parler à Donald Duck…
-Donald ? C’est de la part de qui s’il vous plaît ?
-Euh… Jo, c’est de la part de Jo, Donald m’a laissé un message, il attend mon appel
-Ah, désolée, il n’y a pas de Jo sur la liste des passagers, il y a un certain Max Crump…
-C’est moi ! »
-Alors monsieur Crump il faut vous présenter d’urgence au pré-comptoir d’embarquement, café Chez Steiner, sur la grande place, à gauche de la cathédrale, je suis au premier étage devant un chocolat chaud, mon avion repart dans trois heures . Jo, c’est bizarre.
-Oui mais pas tant que ça, je vais me faire virer, alors Jo, forcément hein, je vous expliquerai. »
Toujours cette sacrée envie de pisser, avant de grimper à l’étage je suis descendu aux toilettes pour me soulager un bon moment.
Livie avait gardé son manteau, légèrement échancré en haut, personne ne pouvait deviner sous lui l’uniforme de la compagnie aérienne, elle était assise sur la banquette d’angle d’une table ronde en bois clair, au-dessus de ses cheveux bruns était accroché au mur blanc un tableau représentant un chalet auberge entouré de sapins au bord d’un lac de montagne, c’était l’été, des enfants se baignaient, elle ne lisait pas, ne tripotait pas l’écran de son smartphone, elle attendait.
J’ai commandé un demi pression, en consultant ma montre j’ai calculé qu’il nous restait à peu près une heure, ce qui est à la fois beaucoup et très peu, surtout angoissant. Vu le temps imparti j’ai décidé sur le champ de me jeter à l’eau :
-« Vous… tu, on peut se tutoyer ? Livie tu préfères Max ou Jo ?
-Oui, on peut se tutoyer, tu n’es pas encore viré comme tu dis, Max c’est pas mal, Jo aussi, enfin c’est comme tu veux.
-Non, c’est toi, tu décides. C’est quand même bizarre tout cela, tu invites souvent des passagers à boire un verre entre deux vols ?
-Non, jamais, c’est la première fois, c’est la première fois aussi qu’un adulte me demande un album de coloriage, la vie est parfois soudainement très étrange, qu’est-ce que vous venez faire ici ?
-Tu, Livie, on peut se dire tu.
-Oui, bien sûr.
-Ici, là ? Et bien parler, te rencontrer.
-Oui, ici, mais dans cette ville ?
-Tu ne vas pas me croire, une chose complètement dingue, je suis venu aux obsèques de mon père mais en réalité il n’était pas mort. »
Livie a eu du mal à maîtriser un éclat de rire.
-« Ah ! C’est plutôt une bonne nouvelle ! Toute la famille était là ?
-Oui, et mon père aussi bien sûr, je me suis retrouvé par hasard assis à côté de lui dans l’église, finalement ce n’était pas un enterrement mais un mariage, notre mariage.
-Tu n’es pas marié ?
-Si, enfin non, pas tout à fait, je vis avec quelqu’un, je suis vraiment désolé de t’embêter avec tout cela mais…
-Non, non, c’est un peu…
-Un peu quoi ?
-Un peu… ? Un peu… loufoque, voilà ! Mais alors tu devais épouser qui ?
-Encore plus loufoque, mon père ! Il me disait qu’il allait devenir mon père pour la vie, comme si cela n’allait jamais s’arrêter, toute la vie !
-Et alors ?
-Et alors ton sms est arrivé. Et toi, tu es mariée ?
-Non.
-Bon, tu vis avec quelqu’un ?
-Non.
-Tu retournes sur Paris ?
-Oui, dans deux heures, et je reviens dormir ici, très tard, et toi ?
-Moi ? »
Jamais je n’aurai dû boire de la bière, cette satanée envie de pisser m’a repris, je résiste un peu, je me tourne et retourne en essayant de me rendormir, puis je me dis que c’est trop con de me gâcher le sommeil, alors je me lève avec précaution pour ne pas réveiller Peggy, j’ai toujours mon iPhone posé sur un livre par terre au pied du lit, je me sers de la lueur de l’écran de veille pour trouver mon chemin vers les toilettes le plus discrètement possible. Cette nuit-là Peggy avait le sommeil léger, elle a posé sa main sur mon épaule lorsque je me suis glissé à nouveau sous la couette.
-« Tu ne dors pas ma chérie, je t’ai réveillée ?
-Non, je suis bien, et toi ?
-J’ai fait un rêve, cela m’a réveillé.
-Tu as rêvé à quoi ?
-C’est drôle, que j’avais envie de pisser, c’est ce qui m’a fait me lever.
-Et c’est tout ?
-Non, plein de choses, j’étais viré, enfin pas si sûr, presque, mais tout le monde m’appelait Jo, mon père était mort mais c’était une farce, il m’attendait dans l’église avec sa montre en croco, on allait se marier…
-Se marier ? Qui ?
-Mon père et moi, et puis après j’ai été boire une bière dans un pub, j’ai rencontré une hôtesse de l’air avec un prénom étrange… je ne me souviens plus, Lydie, Elvire un truc en i comme ça, elle faisait l’aller et retour deux, trois fois par jour. Voilà, il est quelle heure… ? Trois heures passé, il faut se rendormir.
-C’est ton travail qui te tracasse ?
-Je ne sais pas.
-En tous cas tu te lèves souvent, de plus en plus, tu devrais consulter mon chéri, c’est pas normal, des nuits hachées comme ça, cela va te fatiguer.
-Il n’y a pas que la nuit, le jour c’est pareil, je pense à des trucs c’est plus fort que moi, il n’y a rien à faire, plus je résiste et plus ça pousse derrière, alors je vais au toilettes, j’ai besoin de pisser, c’est vraiment comme une envie de pisser.
-Justement, tu devrais consulter, tu te lèves combien de fois la nuit ?
-Quatre fois, quelque fois plus, cinq.
-Bonne nuit Jo, mon amour, rendors toi. Jo ? , c’est drôle Jo. »
Vendredi midi le boss m’a convié à déjeuner.
-« Le monde a changé monsieur Crump, les affaires ce n’est plus comme avant, comment préférez-vous la viande ? L’entrecôte est délicieuse ici.
-A point.
-Voilà, excellent, c’est une bonne réponse, elle arrive à point, vous m’auriez dit saignante cela m’aurait mis dans l’embarras.
-Ah, qu’est-ce que cela aurait eu d’embarrassant ?
-Le mot, le mot saignant, il faut que… voilà, il est préférable que l’on parle calmement.
-Il n’y a aucune raison.
-Si, il peut y en avoir une, voilà…
-ça c’est drôle. Excusez-moi, vous savez comment je vous ai toujours appelé, comme ça, en moi, pour rigoler, votre surnom si vous voulez ?
-Non monsieur Crump, on peut en reparler à la fin du repas, voilà…
-Et bien voilà ! C’est Voilà, ce n’est pas la peine d’aller plus loin, vous allez me dire que je suis viré ?
-Viré, viré, ce n’est pas le bon terme. Humm, humm, voilà, hier j’étais en Allemagne et…voilà ils m’ont…
-Ils vous ont demandé de me virer !
-Non, ils ne m’ont rien demandé du tout, c’est moi que me suis demandé si… voilà, vous savez si tout à l’heure je vous ai dit que les affaires n’étaient plus comme avant, c’est que, entre autre, l’Allemagne à l’œil sur tout, et… voilà, en matière de reporting vous n’êtes plus dans les clous, ils voient et calculent tout, vous devez vous en douter, et… voilà, avec les moyens modernes…
-Les moyens modernes ! Vous vous êtes demandé quoi ?
-Voilà, il ne s’agit pas d’être viré, il faut étudier, d’un côté comme de l’autre, vous et moi, quelle peut être la bonne solution. Voilà, c’est ça que je me suis demandé.» Pendant de longues secondes aucune parole n’est sortie de nos bouches, des conversations feutrées de la salle n’émergeait dans nos têtes que le bruit des deux mastications, chacun broyait l’autre en silence avec méthode, application.
-« Qu’est-ce que vous en pensez monsieur Crump ?
-Excellent.
-Ah, son visage s’est illuminé, vous trouvez que c’est une bonne idée ?
-Excellent, cette viande est vraiment excellente, pour le reste je pense qu’il faut réfléchir.
-Voilà monsieur Crump ! C’est ça ! Il faut réfléchir ! »
Monsieur Voilà avait communiqué des éléments de réflexion au Directeur Administratif et Financier, sa taille était inversement proportionnelle à la longueur de son titre, il était vraiment petit et dans sa catégorie très, très bon, il ne disait jamais : voilà ! Mais : bon ! A tout bout de champ, essentiellement au début et à la fin de chaque phrase.
-« Bon, monsieur Crump, vous avez réfléchi ? Bon, vous savez il faut regarder les choses posément, prendre du recul, bon. »
Grand silence, il ouvre une chemise cartonnée rose épaisse comme une tranche de jambon.
-« Bonnnn…..bon, bon, bon….
-Euh, excusez-moi, vous ne trouvez pas que l’on est un peu minables, là, tous les deux ?...
-Minables ? Monsieur Crump ? Je ne comprends pas…
-Oui, là à tourner autour du pot, on ne pourrait pas faire ça un peu à l’américaine, vous savez les types qui en deux minutes se retrouvent sur le trottoir avec des années de travail sous le bras enfermées dans une boite en carton, moi j’ai rêvé, c’est vrai ça en plus, j’ai rêvé que l’on me disait : « T’es balancé Jo ! » comme dans les films, enfin, les livres, les histoires quoi, vous comprenez ?
-Euh, bon, ça ce sont les anglo-saxons. Bon, pour en revenir à… »
Ma boite en carton était assez bien garnie, six mois de salaire, je pouvais garder mon smartphone et mon ordinateur, il a fallu signer une à une toutes les feuilles de la chemise rose.
-« Bon, c’est parfait, tiens monsieur Crump, a- t-il dit en examinant mon paraphe, vous avez changé de signature ?
-Oui, Jo, c’est pas mal hein ?
-Bon, l’important c’est de signer. »
Je n’ai rien eu besoin de dire à Peggy, elle avait remarqué, l’heure d’abord, je n’étais jamais rentré à la maison en début d’après-midi, et…
-« Tiens, tu as des nouvelles chaussures ? »
Le midi en quittant la brasserie j’avais essayé trois paires de pompes, comme à l’accoutumé je n’avais écouté que mes doigts de pieds, le petit orteil surtout, très bon conseiller, et opté pour des semelles de crêpe, l’impression de marcher sur un nuage, se réapproprier ma vie, Voilà et Bon m’avaient rendu ma liberté, je m’en étais emparé et filais à grandes enjambées.
-« Comment tu les trouves ?
-Très bien, le daim c’est chic et sport. »
Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas fait de câlins en milieu d’après-midi. Nous nous sommes embrassés appuyés contre la table ronde de la salle à manger, puis elle s’est assise à même la nappe, je lui ai caressé les jambes, les mollets, les cuisses, elle m’a aidé à relever sa jupe, s’est légèrement soulevée pour laisser filer sa petite culotte, elle se laissait faire, s’abandonnait, ses sandalettes battaient l’air, durant de longues minutes j’ai goûté, savouré, fourré, suçoté, léché, lampé son petit triangle blanc jusqu’à le faire ruisseler.
-« Continues mon amour, c’est bon ! Ne t’arrête pas…
-S’il te plaît, dis- moi Jo, appelle moi Jo, dis- moi c’est bon Jo, oui, encore Jo !
-Max mon amour, tu veux jouer.
-Non ma chérie, non ce n’est pas un jeu ! Ils m’ont viré, je suis Jo !
-Viré ! Max, tu déconnes là !
-Quoi je déconne, est-ce que j’ai une tête à déconner, est-ce que j’ai une bite à déconner ? »
Je me suis relevé et sans la quitter du regard je me suis vu disparaître au fond de ses yeux, me terrer, m’ensevelir dans l’indicible douceur de ce rivage du monde chaud, humide, tropical, emporté par le flot tumultueux de sa moiteur sucrée-salée.
-« Ô mon amour ! Maaa…
-Jo, Jo ma chérie ! Max c’est fini.
-Mon amour, oui, oui
-Imagine que tu as un amant.
-Oh Max ! Mon amour, dis pas ça !
-JO !
-« Tu es bien dans tes chaussures ?
-C’est tout ce que tu trouves à me dire…
-Mais non, je te fais marcher…oh ! pardon ! Je dis cela parce que c’est la première fois que tu gardes tes chaussures.
-Toi aussi tu as gardé les tiennes. »
Il m’est subitement venu l’idée d’aller ce soir dîner au restaurant, nous avions quitté la table pour le canapé du salon, Peggy les jambes en crochets avait reposé sa nuque sur mon ventre, je lui caressais les cheveux en les peignant de ma main ouverte, je pouvais observer le mouvement de ses yeux au fil de notre conversation.
-« Ce soir on sort, je t’invite, j’ai envie d’un bon poisson, d’une sole grillée, d’ac ?
-« D’ac. Alors tu es vraiment viré ? C’est ce que tu avais rêvé ?
-Tu te souviens de ça ?
-Oui, et de ton père mort, pardon Max, et de…
-Jo.
-Bon, j’ai du mal à m’y faire, je vais finir par ne plus t’appeler que mon amour
-Tu fais comme tu veux, c’est toi qui décide, je ne t’en parlerai plus, mais pour moi dans ma tête maintenant c’est Jo. Oui, c’était un peu comme dans mon rêve.
-Et le reste alors ?
-Quoi le reste ?
-Du rêve, ton Père ? Tu l’as appelé ?
-Non, je n’ai appelé personne.
-Et l’hôtesse ?
-Tu te souviens de ça aussi, l’hôtesse, pfffeeet… elle je n’ai pas son numéro.
-Elle était comment dans ton rêve ? Tu te souviens ?
-Non, pas vraiment.
-Blonde, brune ?
-Plutôt brune, enfin châtain, et grande, mince. Je me souviens aussi d’un tableau accroché au-dessus d’elle, un paysage de montagne, avec un lac.
-Un tableau dans l’avion ?
-Non, dans le café, à l’étage.
-Tu te souviens qu’il y avait un étage ?
-Je me souviens surtout d’être descendu pour aller aux toilettes, toujours cette sacrée envie de pisser, d’ailleurs j’ai appelé, j’ai rendez-vous dans deux jours, c’est plutôt rapide, ils n’ont pas l’air bousculé, lundi dix-sept heures, tu te souviendras ?
-Avec qui ?
-Aberlour, c’est le premier de la liste, j’ai pris ça par ordre alphabétique.
-On dirait une marque de whisky.
-Oui, c’est ce que je me suis dit, et du bon. »
Il y avait ce soir-là un concert au palais des congrès, la ville était blindée, on a tourné pendant une demi-heure à chercher en vain une place où se garer pour finalement s’enterrer au troisième sous-sol du parking central. Peggy avait gardé la robe de cet après-midi, enfilé une paire de collants et changé de chaussures, elle était plutôt craquante dans la lumière de la boite à gants où je cherchais une pochette d’allumettes, en réalité le numéro de téléphone inscrit dessus.
-« Vu l’heure c’est plus prudent de réserver tout de suite, après le spectacle cela va être la ruée.
-On va où ?
-Au bout du monde.
-La Marine ?
-Non, le bout du monde, maintenant c’est le bout du monde, maintenant je veux savoir s’il y a une vie après la Compagnie, cette putain de Compagnie, Voilà et Jambon, ouais, en plus le D.A.F, monsieur Bon, il s’appelle Jean.
-Quelque chose ne va pas Max ?
-Tout va bien mon amour, n’oublie pas Jo. »
Peggy a baissé la tête et fixé ostensiblement ses deux mains jointes sur le bas de sa robe tirée au maximum, on se serait cru dans la pénombre d’une église.
Il y avait bien de la sole à la carte mais le filet de lieu jaune, de ligne, était fortement conseillé, avec le Pouilly Fumé les esprits se sont détendus et les langues déliées.
-« Excuse-moi pour tout à l’heure.
-C’est oublié ma chérie.
-Oublié quoi ?
-Tout, je ne sais même pas de quoi tu veux parler, j’ai l’esprit ailleurs en ce moment.
-ça me fait drôle… Jo !
-Ah ! Tu vois ! Qu’est-ce qui te fait drôle ?
-Ton licenciement, je suis bien là, tout est parfait, mais c’est quand même drôle de fêter un licenciement au restaurant.
-On aurait dû prendre du champagne, plus fort encore ! Il faut profiter ma chérie, profiter, après il ne reste plus rien, ce dessert c’est une vraie tuerie, je n’ai jamais mangé un tiramisu aussi bon, mais après, tout ça, le foie gras, le homard, le caviar, les truffes, tout ce qui coûte une fortune, au bout de quelques heures cela devient de la… de la merde. Le matin t’as l’impression de chier des billets de banques, on dit que l’argent n’a pas d’odeur, mais c’est complètement faux, hein ?
-Quand même, six mois c’est court…
-Oui et non, cela te travaille c’est normal, moi je trouve que c’est parfait. »
Comme je disposais d’un peu de temps avant mon rendez-vous, j’avais décidé de m’asseoir au soleil sur la place pour mettre au net tout ce que j’allais bien pouvoir raconter au docteur Aberlour lors de notre premier entretien. Ce jour-là des bouquinistes avaient déployé leurs étals, j’ai papillonné de ci de là jusqu’à ce que je tombe par hasard sur ce petit fascicule racorni estampillé deux euros avec pour titre étrange : La Vie Sexuelle Chez les Hampton-Martin.
J’ai toujours pour habitude d’arriver dix bonnes minutes en avance à mes rendez-vous médicaux, plutôt que de me jeter sur Paris Match j’ai débuté une lecture curieuse de ma dernière acquisition.
Les Hampton-Martin nichent principalement dans les régions tempérées de l’hémisphère nord. C’est une espèce protégée par la régulation des marchés financiers ainsi que la manipulation du cours des matières premières et agroalimentaires.
Le Hampton-Martin appartient à la catégorie des mammifères vertébrés omnivores, il se déplace dressé sur ses deux membres inférieurs.
Les Hampton-Martin ont généralement la peau claire, revêtue chez les mâles d’un duvet de poils pouvant parfois être abondant. Le haut du crâne est toujours recouvert d’une épaisse protection capillaire les mettant à l’abri des variations thermiques.
Le Hampton-Martin femelle a une espérance de vie légèrement supérieure à celle du mâle, la moyenne pour l’espèce s’établit aux alentours de quatre-vingt-cinq années, elle est inversement proportionnelle à celle d’autres espèces d’apparence similaire que l’on peut trouver dans les caves du sud-est asiatique ou dans les bidonvilles de certaines régions chaudes de l’hémisphère sud. En effet, un des secrets de la longévité du Hampton-Martin réside dans le fait que les petits des autres espèces sont précocement attelés au travail répétitif que constitue la fabrication d’objets manufacturés que les Hampton-Martin sont très fiers d’arborer au cours de leur vacation quotidienne. Il est assez fréquent de croiser le chemin nocturne d’un Hampton-Martin porteur d’une paire de lunettes de soleil de marque Raymond Banco fabriquée en Chine. De même que l’affichage ostentatoire de ces signes forts va servir à identifier l’appartenance à l’une ou l’autre des trois grandes castes qui segmentent et structurent la communauté des Hampton-Martin, c’est pourquoi on distingue les Hampton-Martin Intello, les Hampton-Martin Bobo et les Hampton-Martin Prolo ; ainsi le processus de reconnaissance sociale est à la fois très simple et très élaboré, on ne verra que très rarement un Hampton-Martin Intello sapé Hilfiger nicher avec une Hampton-Martin Prolo fringuée Célio. Pour en arriver au sujet principal de ce recueil il est tout à fait improbable de découvrir qu’une femelle Hampton-Martin Bobo Louboutin se fait régulièrement culbuter par un mâle Hampton-Martin Prolo La Halle aux Chaussures…
-«Monsieur Crump, s’il vous plaît, c’est à vous, le docteur vous attend. »
Aberlour se tenait debout devant la porte de son bureau, il consultait un document et ressemblait à tout sauf à une bouteille de whisky, après avoir esquissé deux pas dans ma direction il m’a vigoureusement serré la main comme si nous ne nous étions pas vus depuis très longtemps.
Le bureau était vaste, une porte coulissante donnait sur un petit cabinet d’examens attenant, les deux pièces baignaient en sourdine dans un léger fond sonore, du jazz, il fallait vraiment prêter l’oreille pour identifier le morceau.
Ainsi c’était donc lui, celui à qui j’allais confier ce qui me tourmentait depuis des nuits, au point de m’en faire perdre le sommeil, et la raison, ce que je finissais parfois par me demander. Tu deviens fou ! Comment as-tu pu accepter de te faire licencier aussi facilement ? Et comment peux-tu t’en réjouir aussi ouvertement ? Ce sont les pensées qui me traversaient la tête en prenant place dans l’un des deux imposants fauteuils face au bureau. Je devais avoir l’air hagard, mes yeux zigzaguaient d’un mur et d’un objet à l’autre, ils ont fini par se fixer sur un énorme bouquet de fleurs posé à même le sol dans un seau d’eau en plastique blanc.
-« Surprenant hein ? Normalement les plantes et les fleurs sont interdites dans le service, ce sont les nouveaux usages, parfaitement ridicules, là je suis pris de court, c’est un patient qui les a faites livrer ce matin, c’est rare qu’un homme offre des fleurs à son toubib, non ? Le vase n’est pas terrible mais ce soir elles vont commencer une nouvelle vie chez mon assistante, c’est délicat pour moi de les ramener à mon épouse, mettez-vous à ma place, vous comprenez ? »
J’étais complètement estomaqué, à peine assis je n’avais pas encore prononcé la moindre parole, Aberlour me fixait en souriant, il avait sortie de la poche frontale de sa blouse blanche un stylo de marque et s’apprêtait à remplir la jaquette d’un chemise cartonnée beige.
-« Beaucoup moins bucolique, qu’est-ce qui vous amène vers moi monsieur Crump ? »
J’avais par le passé suivi avec d’autres commerciaux une formation sur la prise de parole en public, il y était beaucoup question de la gestion du stress, surtout ne pas le rejeter, l’accepter, sans quoi il reviendra toujours plus fort au plus mauvais moment, et à cet instant je me suis retrouvé en proie à un stress énorme, comparable à celui que j’avais ressenti lorsqu’il avait fallu annoncer aux parents de Peggy que nous attendions un enfant, je me suis souvenu aussi que la prise de parole devait être une prise de pouvoir, alors je suis résolument monté à l’assaut, d’une voix calme, en respirant par le ventre, les deux mains croisées posées sur mes genoux, j’ai laissé sortir un à un de mon cerveau les mots qui allaient raconter mon histoire, je les ai écoutés prendre leur envol et se poser sur le visage refermé, soudainement attentif et impassible du docteur Aberlour.
-« Et bien voilà Docteur, effectivement beaucoup moins bucolique comme vous le dites, je suis en passe de perdre le sommeil, depuis quelques temps je suis réveillé au-milieu de la nuit, et je me lève, de plus en plus fréquemment, je vais au toilette, une fois, deux fois, puis j’ai de plus en plus de mal à me rendormir, les pensées qui m’ont réveillé me font me tourner et retourner dans mon lit, parfois je parviens à me rendormir juste avant que le réveil sonne. Au début je n’y…
-Il remonte à quand ce début monsieur Crump ?
-Je me suis toujours levé la nuit, mais depuis un an et demi environ le rythme s’est accéléré, c’est ma compagne qui me l’a fait remarquer, et… et depuis un mois cela devient vraiment infernal.
-Monsieur Crump, qu’est-ce qui vous réveille selon vous ? Les pensées dont vous me parlez, ou l’envie d’uriner ?
-Quelque fois je me le demande…
-Cette nuit par exemple, vous avez eu une période d’insomnie ?
-Oui, tout à fait.
-Ce qui veut dire qu’après avoir été uriner quelque chose vous a tenu éveillé, vous n’êtes pas parvenu à retrouver sereinement le sommeil, pendant longtemps ? Vous avez une idée ?
-Pour cette nuit oui, très précise, tenez, regardez. »
J’avais sorti de ma poche le post-it carré de couleur verte que chaque soir je déposais avec un crayon à papier sur l’étagère en bois du miroir des WC, j’y notais scrupuleusement depuis cinq jours l’heure précise de mes apparitions et leur nombre.
-« La nuit dernière je me suis levé cinq fois, la deuxième à une heure vingt-huit très précisément… »
Aberlour tournait et retournait le papier vert entre ses doigts, il n’ y avait à peine jeté un coup d’œil.
-« Et, lorsque vous êtes retourné dans votre lit, vous vous souvenez des pensées qui vous ont empêché de dormir ?
-Oui.
-Et à partir de ces pensées, en les remontant si je puis dire, est-ce que vous pouvez parvenir à vous souvenir de la pensée, de l’image que vous aviez en tête lorsque vous vous êtes réveillé avec cette envie pressante d’uriner ? Plus clairement pour résumer les choses : pensez-vous que ce qui vous tient éveillé est la même chose que ce qui vous a réveillé ? Désolé hein, monsieur Crump, cela peut paraître compliqué. Cette nuit par exemple, vous vous souvenez de ce que vous aviez en tête lorsque vous tentiez de retrouver le sommeil ?
-Oui je me souviens, je me souviens très bien.
-Ah, c’était quoi ?
-Une chanson.
-Une chanson ? »
Aberlour a lentement rejeté son buste vers l’arrière du fauteuil et délicatement posé son stylo sur le côté droit du bureau, puis le regard fixé sur ses deux mains croisées il a ostensiblement laissé un blanc s’installer, un long silence, je me suis mis mentalement à compter dans ma tête les secondes, à cinq il a relevé les yeux et s’est inquiété, je pensais qu’il allait me demandé le titre de la chanson, mais non.
-« Monsieur Crump, cette chanson, c’était un air ou vraiment une chanson avec des paroles et de la musique ?
-Les deux, une vraie chanson.
-Et il y avait des images qui défilaient dans votre tête ? Comme dans un clip ?
-OUI Docteur ! Un clip ! C’est ça ! C’est parfaitement cela, un clip ! »
Ma réaction l’avait fait sursauter, les images me revenaient, je me suis penché en avant, j’ai tendu mon cou vers lui et tout excité je lui ai demandé ;
-« Vous voulez savoir quoi Docteur, cela vous intéresse les images qu’il y avait sur cette chanson ? »
Lui aussi tout en restant assis avait rapproché son visage du mien, prêt à recueillir une confidence.
-« Oui, cela peut être intéressant, pour la suite, pour le traitement, toutes les informations sont bonnes à prendre.
-Alors écoutez, j’occupe un appartement au quatrième étage, au cours de mes insomnies il m’arrive de me lever et de me balader d’une pièce à l’autre, dans le noir, sans jamais allumer de lumière, pour passer le temps je me mets aux fenêtres et je jette un coup d’œil dans la rue, en face il y a un autre immeuble, plus haut que celui où j’habite, c’est stupide ce que je vous dit, cela n’a aucune importance puisque cela se passe au troisième étage, c’est dire que là où je suis j’ai une vue plongeante, tous les jours, enfin toutes le nuits, une jeune femme faisait sa gymnastique sur le tapis de son salon, dans le noir, ainsi elle croyait ne pas être vue, il y avait juste une faible lueur dispensée par une porte entrebâillée sur une pièce éclairée, assez de luminosité je pense pour qu’elle ne se cogne pas aux meubles au cours de ses exercices et assez aussi pour que je puisse la regarder, la contempler, elle était nue, vous comprenez, entièrement nue. Sa séance d’étirements durait un bon quart d’heure, elle procédait avec méthode, c’était toujours les mêmes exercices, de la base du cou jusqu’aux orteils. Elle démarrait les jambes écartées, désolé, hein, je n’y peux rien, c’est comme cela, les mains sur les hanches elle effectuait de longs et lents balancement du thorax de l’avant vers l’arrière, puis elle s’échauffait les épaules avec des petits cercles les coudes repliés, la même chose les bras tendus, dix rotations dans un sens, dix dans l’autre la paume des mains tournée vers le ciel. Vous voyez, je connais par cœur. Ensuite venait le moment que je préférais, celui où dix fois de suite, je les comptais, elle allait toucher le sol du bout des doigts, sans plier les genoux, il y avait dans la pièce un grand miroir accroché au mur, elle se positionnait toujours de manière à pouvoir s’y regarder, alors je pouvais admirer tout son corps, je ne faisais rien de mal, j’étais tranquillement chez moi à regarder la nuit dehors. Un matin de très bonne heure il s’est passé la chose suivante, on était au cœur de l’été et il faisait en ville une chaleur étouffante, plutôt que de reproduire ses traditionnels exercices elle s’est mise à danser nue devant la glace sur une chanson, sa fenêtre était grande ouverte ce qui me permettait de percevoir nettement la musique, Happy de Pharrel Williams, vous connaissez ?
-Parfaitement, je connais bien. Vous racontez bien monsieur Crump.
-Et bien la chanson, cette chanson dont je vous parlais tout à l’heure c’était elle, elle qui me tenait éveillé, un clip, vous l’avez bien dit, un clip dans lequel je pouvais voir défiler tous ces souvenirs de ce qui n’a jamais existé…
-Ce ne sont pas des souvenirs monsieur Crump, ils n’ont jamais existé !
-Si ! Si je m’en souviens c’est qu’ils ont bien existé. Ils ont disparu, c’est moi, je me suis mal exprimé, j’aurai dû dire : « jamais dû exister. »
-Pardonnez-moi mais l’on s’égare du sujet de la consultation, néanmoins…
-Vous voulez que je vous dise, c’est tout à fait possible que l’on pense que des choses n’auraient jamais dû exister, mais si elles viennent cogner à ma porte toutes les nuits c’est sûrement pour revivre, pour renaître, enfin, c’est comme cela que je les vois, moi, vous ne croyez pas ?
-Oui, cela peut être une explication, néanmoins j’aimerai vous poser une question.
-Allez-y Docteur, vous voulez savoir quoi ?
-Cette femme, cette femme dont vous me parlez, vous l’avez revue ?
-C’est une longue histoire vous savez, une très longue histoire…
-Et vous pensez que c’est cette histoire qui vous réveille la nuit et vous empêche de dormir… »
Tout en parlant Aberlour avait décapuchonné son stylo et commencé à prendre des notes sur la chemise cartonnée, il écrivait lentement, avec application.
-« Bon, Max Crump, né le onze avril mille neuf cent soixante-deux, c’est bien cela ?
- Oui, euh… enfin non…
-Non ! Il y a une erreur ?
-Non, non, pas une erreur, mais enfin voilà, maintenant c’est Jo.
-Jo ? Jo le prénom ?
-Oui, j’ai perdu mon emploi et depuis je m’appelle Jo, cela me va bien, cela me plaît bien, tous ceux qui m’aiment m’appellent Jo, d’ailleurs, vous aussi vous pouvez m’appeler Jo, cela me ferait plaisir, si cela ne vous dérange pas ?
-Ecoutez, si vous me le demandez, pas d’inconvénient de mon côté Jo, mais pour tout ce qui est papier officiel vous restez Max Crump, cela ça ne peut pas bouger, on est bien d’accord Jo ?
-On est bien d’accord Docteur.
-Jo s’il vous plaît, nous allons passer dans la pièce à côté, vous vous déchaussez, retirez tout le bas, pantalon et sous-vêtements, ensuite vous vous asseyez là, sur ce fauteuil en laissant reposer vos jambes sur les étriers. »
Après s’être lavé les mains Aberlour m’a appliqué une pellicule de gel sur le bas ventre, je l’ai observé enfiler un gant de latex sur sa main droite, ce faisant son regard était posé sur mon petit tas d’affaires empilées sur un tabouret couronné au sommet par ma dernière acquisition.
-« La Vie Sexuelle chez les Hampton-Martin ? Pas banal ça Jo, vous l’avez trouvé où ?
-Il y a peine une heure chez les bouquinistes de la place.
-Vous connaissiez ? Détendez-vous, respirez bien.
-Non, par hasard, ouuuupps…
-Pas très agréable, mais nécessaire, palpation et échographie, voir un peu ce qui se passe là-dedans, vous avez commencé à le lire ?
-Quelques lignes dans la salle d’attente.
-Pas de douleur là ?
-Bah, un peu quand même.
-Oui normal, mais là, quand j’appuie précisément là ? Vous ressentez quelque chose ?
-Non. »
Sa main gauche faisait décrire à une sorte de souris informatique des mouvements concentriques sur la peau de mon pubis tandis que son index droit explorait une partie de mes entrailles.
-« Là, continuez à bien respirer, restez détendu, voilà, soufflez bien Jo. Cela ressemble à quoi un Hampton-Martin ? -C’est, c’est une espèce qui ressemble à la nôtre… Ouuh !
-C’est douloureux là ?
-Oui, un peu, ouuuuhh ! Oui, là, là.
-Bon, on va photographier tout cela. Qui ressemble à la nôtre Jo ?
-Je viens de démarrer, deux pages au plus, ils ont deux jambes, des cheveux, des poils sur le corps et… et un stylo comme le vôtre, un bille Montblanc Meisterstück.
-Alors non, désolé, je suis recalé chez les Hampton-Martin ce n’est pas un Meisterstück, c’est un StarWalker ! Intéressant tout cela Jo, tenez, rhabillez-vous et revenez-vous asseoir à côté. »
Aberlour avait étalé devant lui des vues en trois dimensions du paysage de l’intérieur de mon corps, il continuait à prendre des notes et sans relever la tête a entamé d’une voix rassurante une série d’explications.
-« Jo, admettons pour faire simple que tous vos souvenirs, tout ce que vous avez pu emmagasiner durant toute une vie se trouve rangé, stocké dans un endroit de votre corps, une pièce très élastique, un peu comme une vessie, élastique mais pas extensible à l’infini. Imaginez maintenant qu’au contact de cette vessie se trouve un autre organe dans lequel s’accumulent au fil du temps ce que l’on pourrait appeler les remords, les regrets, les frustrations, bref, les pensées en rapport avec tout ce que l’on regrette d’avoir fait ou de ne pas avoir fait, ou encore d’avoir mal fait, tout ce que l’on n’a jamais osé faire. Avec l’âge Jo, ces regrets, ces remords, s’accumulent, s’additionnent, et il arrive un moment où l’endroit dans lequel ils sont enfermés devient hypertrophié, à force de grossir et d’enfler il finit par compresser les parois de cette vessie dans laquelle sont confinés tous vos souvenirs, et vous continuez à vivre, à avoir des émotions, à faire des rencontres, il y a donc de plus en plus d’entrées et de moins en moins de place à cause de l’espace occupé par ces remords qui grandit et grandit, vous comprenez Jo ? Vous me suivez ?
-Alors c’est très banal ce qui m’arrive ?
-Fréquent, fréquent, arrivé à un certain âge, la cinquantaine passée…
-Et pourquoi pas tout le monde ?
-Tout le monde n’a pas la même vie Jo, il y a des gens qui mènent une existence…comment expliquer ? J’allais dire beaucoup moins riche, mais non, ce n’est pas le bon terme, une existence beaucoup moins agitée, plus linéaire que d’autres, des gens aussi qui se posent moins de questions que d’autres, qui ont moins de scrupules, l’endroit des remords et des regrets n’est pas surdimensionné, quelque fois il est même quasiment vide, vous avez des gens qui ne regrettent rien. »
Aberlour parlait d’une voix calme, son StarWalker avait regagné la poche de sa blouse, ses deux mains étaient posées bien à plat devant lui, ce qu’il me disait des centaines d’autres personnes avaient déjà dû l’entendre, il faisait son show, sereinement, en y prenant beaucoup de plaisir, ses yeux posés sur moi avaient quelque chose d’affectueux, de rassurant, le fait qu’il se soit mis si rapidement à m’appeler Jo m’avait installé dans un climat de confiance et me poussait à aller plus loin dans le questionnement.
-« Vous allez penser que je fais partie des gens qui se posent trop de questions ?
-Je ne pense rien Jo, je constate. »
Il avait soulevé une des photos prise durant l’examen échographique et déployé devant moi ce paysage lunaire, ce chaos souterrain ;
-« Vous ne pouvez pas rester ainsi, regardez, là, cette vessie oppressée, vous voyez ici cette forme de gondolement, elle laisse échapper des souvenirs, c’est plus fort que vous, vous avez beau résister Jo, rien n’y fait, c’est comme une envie pressante, vous vous levez la nuit pour aller uriner mais en réalité ce qui vous réveille ce sont les souvenirs auxquels vous vous mettez à penser sans vraiment le vouloir, cela ne va pas aller en s’arrangeant, cela peut même devenir intenable, il faut intervenir Jo.
-Une opération ? C’est à cela que vous pensez ?
-Oui, il existe des traitements à base de plantes, certains ont fait leur preuve sur des formes bénignes, ce qui n’est pas votre cas, il faut tout de même savoir que cela existe.
-Des plantes ? Quelles plantes ?
-Il y en a plusieurs, des graines de courge par exemple, ou encore des racines d’ortie, les fruits du palmier nain ont bonne réputation également, c’est un arbre que l’on trouve en Floride, plus près de nous il y a l’épilobe, une petite fleur rose des montagnes, vous voyez l’éventail est large, tout ceci se prend essentiellement sous forme de tisane, mais bon…encore une fois…
-Docteur, il peut y avoir des effets secondaires ?
-A l’intervention ?
-Oui.
-Oui, il peut, bien sûr, j’allais y venir, plus de remords, moins de regrets, les souvenirs sont toujours là, mais ils restent en eau calme, clairement cela ne déborde plus, votre vie devient plus… plus tranquille, à l’image de vos nuits, plus paisibles. Naturellement vous allez devoir renoncer à certaines choses…
-Je vais renoncer à quoi ?
-Tout dépend des individus Jo, de leur caractère, de leur mental, si vous êtes ici en ce moment dans ce bureau c’est que vous aspirez à une vie plus tranquille, il y a un trop plein que vous souhaitez évacuer, oublier. Est-ce qu’une vie plus tranquille vous fait peur Jo ?
-Excusez-moi mais j’ai du mal à comprendre ce que vous entendez par vie plus tranquille, comme je vous l’ai annoncé je viens d’être viré, alors…
-Oui tout ça c’est ce que l’on pourrait appeler l’écume des jours Jo, c’est le présent, ce n’est pas cela qui nous intéresse, la cause de vos tourments c’est le passé, pour poser ma question différemment : est-ce que vivre avec une conscience très, très atténuée du passé est une idée angoissante pour vous ? Vous m’avez parlé d’effets secondaires, c’est mon devoir de praticien de vous prévenir, vous allez oublier des choses, oublier le terme n’est pas tout à fait exact, ces souvenirs seront toujours là rangés dans un coin de votre mémoire mais vous allez cesser d’y penser, comme un objet que vous avez rangé quelque part et dont vous ne vous souvenez plus où exactement. Une partie de votre vie passée va être mise en sommeil, la partie la plus agitée, voilà comment l’on pourrait résumer les choses.
-C’est bien de sommeil qu’il s’agit, j’en ai marre de me lever six, huit, dix fois par nuit, alors on y va docteur. »
Aberlour a chaussé des lunettes et s’est mis a pianoter sur le clavier de son ordinateur, ses gestes étaient lents, il était calme, précis. Je regardais ses mains, fines, soignées, sans alliance, je les imaginais, c’était elles qui allaient inciser, fouiller, découper, instinctivement je me suis tâté le ventre, puis cette question qu’il devait attendre est venue :
-« Concrètement cela va se passer comment ? »
Il a relevé la tête et tout en gardant un œil sur son écran m’a annoncé dans un large sourire :
-« Jo, nous avons un créneau dans deux semaines exactement, j’opère le jeudi, vous entrez la veille dans l’après-midi et logiquement vous êtes de retour chez vous le lundi suivant, si c’est bon pour vous il faut prévoir dès maintenant un rendez-vous avec l’anesthésiste, mon assistante vous expliquera.
-L’anesthésie est générale ?
-Elle peut l’être, dans la configuration où nous sommes je pense qu’il est préférable d’opter pour une péridurale, on peut aller chercher ce qui nous intéresse en incisant la peau et la paroi du ventre, ce qui nécessite une anesthésie générale, mais le mieux est d’utiliser les voies naturelles, dans ce cas-là il n’y en a pas trente-six, c’est le canal de votre urètre, l’intervention est réalisée sous endoscopie, une fois atteint l’endroit où se situe la source de votre mal être on découpe au laser par petites tranches ce que l’on doit éliminer, en réalité ce sont de minuscules copeaux qui sont aspirés et évacués. Quelques-uns vont être récupérés et soigneusement analysés, c’est la règle, c’est pour cela qu’il vous faudra bien signer tous les documents du dossier médical que vous présentera mon assistante…
-Analysés pour quoi ?
-Humm, Humm, c’est une forme de décharge, d’autorisation pour nous à étudier ce que l’on pourrait considérer comme certains éléments de l’intimité de votre passé, nous sommes tenus à une obligation de confidentialité, nous faisons cela dans un but purement thérapeutique, au même titre que si après une ablation nous analysions un organe pour y rechercher d’éventuelles cellules cancéreuses, là il ne s’agit pas de cancer bien entendu mais quelque fois il arrive que l’on détecte des choses graves…
-Des choses, des choses, qu’est-ce que vous entendez par là ?
-Jo, c’est notre devoir de vous prévenir si certaines analyses révèlent des remords, des regrets si violents qui même diminués, amputés, peuvent encore présenter le danger d’un réveil brutal, d’une éruption pour prendre l’image d’un volcan. S’ils entrent en éruption ils peuvent doubler voire tripler de volume, et les désagréments que vous subissez aujourd’hui ne sont rien à côté de l’enfer qui vous attend si le cas était avéré. Pour nous praticiens il s’agit simplement de vérifier si le volcan est bien éteint ou encore en activité, voilà, vous comprenez ?
-Et il vous est déjà arrivé de tomber sur des volcans encore en activité ?
-Oui, cela arrive.
-Et qu’est-ce que l’on fait dans ces cas-là ?
-On n’en est pas là Jo. Reposez-vous pendant ces deux semaines, puisque vous le pouvez, si vos nuits sont trop… hachées, essayez de dormir un peu le jour. »
De retour à l’appartement. Peggy en s’attablant a prononcé des paroles qui m’ont secoué.
-« De toutes manières tu ne risques rien, tu n’as rien à te reprocher. »
Elle commentait mon licenciement déguisé en départ volontaire, le mot magique étant rupture conventionnelle. Après avoir quitté la clinique j’ai fait un stop chez le caviste et longtemps hésité entre un château Haut Brion ou un Pape Clément, finalement c’est le mot ‘clément’ qui avait fait pencher la balance du bon gosier.
-« Ma chérie, on va se soigner, il n’y a aucune raison de sombrer dans la déprime ! »
Cette expression ‘rien à se reprocher’ m’a poursuivi durant tout le repas et au-delà, jusque sous la couette. Pendant que Peggy était sous la douche j’ai repris ma lecture à l’endroit où je l’avais laissé dans la salle d’attente.
Peggy en sautillant est venue se glisser nue dans le lit, elle avait encore la peau humide et des gouttelettes sur les cheveux.
-« Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
-Un livre.
-Je vois bien.
-Un livre de cul.
-Je vois bien aussi.
-Pas si bien que tu ne le penses.
-Toi alors ! »
Elle avait déposé un baiser sur ma poitrine, appuyé sa cuisse fraîche contre la mienne et s’était plongée dans le labyrinthe de son iPad.