« Je n’ai pas échappé à la mort, c’est la mort qui s’est échappée de moi… »
A ma mère,
A mon père,
Mes frères.
Cher lecteur,
Pour la première partie de ce recueil, nous avons voulu vous faire plonger au plus profond d'une réalité difficile, vécue par les héros de la Nouvelle Ère.
Combattant avec honneur et fierté, ils ont su prendre en main le destin de tout un peuple, ils ont su se montrer forts et confiants pour sauver une espèce et ainsi sauvegarder leur, notre monde.
Par respect pour ces héros, nous avons voulu retranscrire les quelques fichiers audio de leurs journaux intimes, retrouvés dans les archives de la famille Cross, ainsi que des pages écrites par certains d'entre-eux.
Il était de leur volonté que nous sachions la vérité.
Ainsi, parmi toutes ces archives, se mêlent leurs propres expériences racontées en direct, ou encore des récits contés aux cours des années qui suivirent, des souvenirs à partager…
En exclusivité, également, l'interview du gouverneur qui nous a livré en direct ses impressions et ses souvenirs.
Tous ces fichiers, audio, visuel et écrit, ont été regroupés dans un ordre précis, afin que vous puissiez connaître l'histoire de notre Nouvelle Ère.
***
Ce siècle est révolu, ces années sont passées.
Dans ce livre sont contées les prémices d’une nouvelle ère, celle de notre survie.
Héros de guerres, anges gardiens, dieux… Plusieurs noms peuvent leur être donnés, à eux, nos sauveurs.
Ceux qui ont su agir, ceux qui ont su se rebeller, ceux qui furent remplis de courage et ceux qui furent remplis de haine.
Les deux se rejoignent, pour le pire et le meilleur. Ici, ils nous ont permis de recouvrer liberté et dignité face à un souverain un peu trop impérialiste.
À chaque bouleversement, renversement, chacun choisit de raconter ce qu’ils vécurent. Ils ont énoncé de diverses manières leur histoire, leurs aventures, leurs déboires, leurs batailles, leur vie…
Certains sont morts, d’autres racontent encore.
À la mémoire de nos héros…
***
Le temps d’une nouvelle ère est venu.
Assénés de coups par cette lutte perdue , les prémices d’un nouveau monde se dévoilent.
Depuis maintes années déjà, hybrides et humains se côtoient. Durant ces saintes années de mortels, tous sont morts pour la gloire éternelle.
En ces mots se résume une guerre, un massacre sans raison.
Archives publiques
Date inconnue
Léphyria Crow de Livaray
***
La foi pousse autrui à réagir et les lois les en empêchent.
Le jour est venu où la loi ne sera plus, et où la foi dominera les hommes.
Et en ce jour, une nouvelle ère s’apprête à venir au monde.
Voici les prémices de celle-ci…
Livre des damnés
Verset VXIII
Parole de Samaël
28 Septembre 2257
2h00
Il est deux heures du matin. Un de mes contacts m’informe qu’une cargaison entre dans le port de Chine 1 . Une livraison d’armes du XXème siècle, destinée au souverain.
Je m’y rends sur le champ. Je dois me procurer de la poudre à canon pour une cliente dont le dessein est honorable.
2h34
Le port est un immense chantier naval, où le souverain essaie désespérément de construire de nouveaux bateaux, et d’en réparer d’autres. Il s’y passe aussi l’entretien de ceux qui partent encore en mer et effectuent des échanges commerciaux. À quai, de nombreuses carcasses sont échouées, passé de la guerre. Je dois réussir à me faufiler entre les centaines de containers qui encombrent une partie du port.
La cargaison se trouve à bord d’un ancien chalutier industriel qui appartenait à une compagnie au nom sordide de « EFOD » ( Eat Fish Or Die ) ; pas vraiment de très bon goût ! C’était l’époque où seuls les poissons subsistaient comme nourriture, tous les autres animaux ayant disparu.
Je dois à tout prix monter à bord.
Auparavant, je fais un repérage des environs ; comme à mon habitude, j’ai laissé une planque dans les docks. Sous les eaux, une bouteille d’oxygène, et non loin, un vieux zodiac caché sous une bâche ; à première vue, il y est encore.
Par moments, je me félicite d’être aussi paranoïaque et avisé, quoique parfois cela me fasse défaut.
2h47
Une dizaine d’hommes seulement comme équipage pour cet ancien cargo de pêche. Les soldats d’Altan sont aux quatre coins des quais et des ponts, sûrement dissimulés également derrière les immenses containers. Je réfléchis à un plan…
2h54
Je dois me constituer prisonnier pour entrer plus facilement. Une fois près du bateau, je sauterai à l’eau. Il ne reste plus qu’à espérer que je puisse me défaire de mes liens rapidement.
3h18
Les soldats ont bien cru que je m’étais noyé. Mais, bon nageur, j’ai rapidement retrouvé mes aptitudes, et ma bouteille d’oxygène de réserve.
J’arrive au bateau.
Je grimpe à l’échelle qui pend le long de la coque ; je ne dois pas faire de bruit pour ne pas attirer l’attention.
Il y a des tireurs postés à l’avant et à l’arrière, mais il semble qu’aucun ne soit à l’intérieur. Je dois à présent me faufiler jusqu’à la soute.
Tout se déroule parfaitement.
3h22
Je crois que j’ai parlé trop vite, je n’avais pas pensé à la présence de chiens... ( Note : Quadrupède à la fourrure ocre, canines affûtées, odorat très fin et ouïe surpuissante... ). Je me trouve face à une horde de canidés clonés qui semble être très affamés.
3h41
Maudits clébards !!
Ces bestioles ont réussi à me renifler à des kilomètres. À peine arrivé sur le bateau j’en ai deux à mes trousses, ce qui affole l’équipage qui se met à me tirer dessus.
Acculé, un subterfuge est devenu indispensable à ma survie : j’analyse la horde de chiens. Connaître leurs faiblesses est une des premières choses à savoir. Bien sûr, je ne suis qu’un humain, mais je vis parmi des hybrides qui peuvent être quelquefois dangereux. Et je peux vous dire qu’il faut vite apprendre à se défendre. Et puis avec la peur, vos sens se multiplient grâce à l'adrénaline, et si votre concentration est poussée au maximum, il est facile de les trouver, ces faiblesses.
Ces chiens, quasiment aveugles, étaient âgés de quatre, voire cinq ans ; clones de type 2 (les premiers clones avaient été un échec ; trop violents, le gouvernement les avait tous exterminés). Heureusement pour moi, ceux-là présentaient des anomalies visuelles ; il me suffisait de ne faire aucun bruit qui puisse les alerter.
Je m’étais embarqué dans une sacrée histoire pour cette fille ! Les chiens étaient restés calmes, le vent ne soufflait pas, aucune odeur ne filtrait.
Le capitaine mangeait dans sa cabine, certains des clébards s'y étaient même invités. Je me faufilais sur la pointe des pieds vers une des entrées qui menaient aux cales. Les bêtes n’avaient pas bronché, mais cette satanée porte a grincé, ironique. Aussitôt, les chiens furent là, prêts à me sauter dessus !
Les gardes ont commencé à tirer à tout va ; tête baissée, j’ai dévalé les escaliers aussi vite que possible et je suis entré dans la première cale ouverte. Par chance, cette dernière était remplie de nourriture, des corps d’animaux qui devaient servir pour les repas de l’équipage. Très peu pour moi...
Ces horribles cabots affamés m’avaient suivi ; ils se jetèrent sur les carcasses. J’en ai profité pour passer par la lucarne, accédant ainsi à la seconde cale dont la porte était fermée. Les gardes avaient rattrapé les chiens et les regardaient dévorer leur futur repas. Mais ceux-ci, en les voyant, proies bien plus appétissantes, ont abandonné les carcasses pour attaquer leurs maîtres.
Deux d’entre eux ont été dévorés... Quelle mort horrible !
Les hommes rescapés ont fini par enfermer les monstres dans une cale.
J’avais atterri dans la bonne soute : elle regorgeait d’armes et de poudre ; j’ai dérobé tout ce qui pouvait être utile : des grenades, des armes, et bien sûr les deux barils de poudre à canon pour Léphyria.
4h15
J’avais tout ce pourquoi j’étais venu.
Je me suis servi de bombes fumigènes pour sortir. Après tout, ces hommes ne faisaient que défendre leur cargaison, et tout comme moi pour un salaire de misère. Tout juste de quoi nourrir leur famille... Chacun sa manière.
À bord du zodiac, sous les tirs ennemis, je regagne la terre ferme, sans aucune difficulté puisqu’ils n’engagent pas de poursuites, trop occupés sans doute à se défendre contre d’autres attaques...
Les vols sont de plus en plus fréquents, chacun survit comme il le peut.
4h27
Je suis à terre, j’ai atteint la ville sans problème. Je suis en route pour l’entrepôt, le début de la mission est un succès. J’ai du temps devant moi.
5h01
Les rues sont désertes, calmes. Seul le piétinement des soldats au rythme militaire me rappelle que nous sommes en guerre.
5h20
Je suis chez moi ; le hangar est sombre, la lumière ne fonctionne pas, comme toujours. Je pose mon sac ; il me reste deux heures avant l’arrivée de Léphyria, je vais me reposer un peu. L’idée de pouvoir nourrir ma fille Maëllie me réconforte ; les temps sont durs.
7h00
Le soleil se lève, c’est un jour calme, sans nuage, couleur émeraude.
Je l’attends avec impatience.
Extrait du journal audio de Léphyria:
Nous sommes le 28 Septembre 2257, il est quatre heures du matin et j'utilise pour la première fois l'appareil que m’a offert Halthaos, il y a un an de cela. Il m'avait dit qu'ainsi je pourrais partager une partie de l'histoire avec le monde... C'est ridicule...
4h34
Je me nomme Léphyria et je suis une Corvus, un être mi-humain, mi-animal. Je fais partie d'une race légendaire, et je suis la seule survivante d’un peuple autrefois respecté.
Nous allons entrer en guerre.
7h02
Je suis fatiguée, j'ai fui toute la nuit ces soldats d’infanterie qui ruinent désespérément ma vie. J'ai rendez-vous dans deux heures avec Halthaos, un humain qui m'aide à préparer ma vengeance. Il s'est chargé de récupérer des armes pour moi, et en contrepartie je lui procure de la nourriture.
Je me suis assoupie, un peu trop longtemps à mon goût, dans cet endroit où règne une odeur fétide, où flottent les relents de l’usine chimique de notre cher souverain. Tout est trop calme… Bien trop calme…
M****! La cloche sonne, je suis en retard.
7h30
Le temps est calme, le vent ne souffle pas trop. Je déploie mes ailes et saute dans le vide.
7h45
J’arrive aux remparts et je dois à présent marcher pour ne pas me faire prendre par les soldats. Halthaos réside dans un entrepôt où je vais le rejoindre.
Enregistrement automatique ON:
« Il est tard, je ne m’attendais plus à te voir.
– J’aime que les hommes m’attendent ; tu as ce qu’il me faut?
– Comme toujours. Tu sais que tu peux me faire confiance. As-tu la monnaie de notre échange?
– De la nourriture et de l’eau, cela te convient-il? »
...
« Je vois que tu prends des notes.
– Je trouvais ça un peu ridicule de parler dans ce truc... Mais les générations futures ont le droit de connaître la vérité, et qui mieux que nous, les initiateurs du projet « destruction », serait plus apte à la raconter.
– Au moins, ainsi, rien ne sera caché. Si tu veux détailler ce que nous faisons, je t'en prie.
– Oh non, je ne veux pas avoir l'air plus ridicule que je ne le suis déjà.
– Alors tu ne diras pas ; « L’entrepôt est vaste et sombre, encombré de vieilles carcasses de voitures et de motos qui s'entassent là, sur un sol poussiéreux. Je m'approche lentement du bureau où il entrepose les armes. Je reste derrière lui afin de pouvoir profiter de la vue que m'offre son corps musclé.
– Son sourire charmeur me fait craquer, (continue Léphy) mais je dois penser à l'avenir de notre monde, avant de pouvoir m'emparer de son âme à jamais.
– Son odeur m'enivre de mille pensées ardentes, (enchaîne Halthaos) elle s'approche de moi, et délicatement, m'effleure le bras.
– Elle voit dans son regard les flammes de la passion se consumer, elle ne rêve que d'une chose... (murmure Léphy) »
– Il se voit déjà l'enlacer et la couvrir de baisers, (persiste Halthaos). Elle se place face à lui, déboutonne sa veste, ouvre son sac...
– Et pose sur la table la nourriture, en attendant de voir ce pour quoi elle est venue. (Sourit Léphy)
– Aoutch, touché...
– Voilà donc ce que je t'avais promis, Léphy : deux barils de poudre noire. Et un cadeau, un petit sac de poudre blanche volé sur un cadavre.
– Je croyais que tu ne tuais pas.
– J'ai seulement laissé des chiens dévorer les matelots.
– Si je ne me trompe pas, elle est deux fois plus explosive que la noire.
– Oui et j’aurais pu en tirer un bon prix, mais ton dessein est plus honorable que celui des individus à qui je pourrais la vendre. Quand comptes-tu pénétrer dans le palais ?
– Je commence mon offensive dans quelques semaines, quand je serai prête.
– Tu ne devrais pas faire ça seule.
– Je dois encore me procurer des virus synthétiques et des armes électroniques. Le système de la centrale aux portes du palais est fonctionnel, tout est régi par informatique… Je vais faire une descente cette semaine dans les quartiers désaffectés. Si tout se passe bien, chacun pourra retrouver la paix de l’âme… Pourquoi ce sourire et ce regard Halthaos?
– La paix de l’âme, vraiment ? Venant de toi, je trouve ça plutôt ironique.
– Et pourtant je n’en pense pas moins. Espérons que mon plan marchera.
– Espérer ne sert à rien ; je serai toujours à tes côtés Léphy. Si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver...
« Je brise enfin ce long silence (poursuivit Halthaos) qui s’était installé et qui commençait à nous mettre mal à l'aise tous les deux, en me dirigeant vers mon ordinateur.
– Tu utilises ça, toi?
– Et bien oui, pourquoi?
– Je ne t'imaginais pas travailler sur ces vieilles machines.
– Elles sont plus utiles que tu ne le crois ; cet « ordi » est une mine d'or, il contient de très vieilles informations.
Tiens, pour toi. »
D'un geste délicat il effleure sa main et y dépose un lecteur de musique...
« J’ai réussi à le charger, j’ai trouvé des morceaux que tu devrais apprécier, j’ai essayé de deviner tes goûts, ainsi tu penseras à moi en les écoutant.
– C’est en quel honneur?
– Parce que cela fait un an, jour pour jour, que nous nous sommes rencontrés.
– Merci. T'es plutôt mignon sous tes airs de « bad boy », un vrai petit ange ! (sourit Léphy)
– Non, non, ne dis pas ça ; ça enregistre. Qu'est-ce qu’ils vont penser de moi si tu dis que je suis un ange ? ( Rire) Il faut que tu fasses une petite description de moi, rattrape le coup. Je compte sur toi.
– Très bien. Alors : Halthaos, grand, crâne rasé, sourire charmeur, barbe d'un jour ou deux. Un regard malicieux, rusé… Musclé avec quelques petits tatouages, du peu que j’aperçois par l’échancrure de sa chemise. Vraiment un très beau jeune homme.
– Tu veux que je l’ouvre pour que tu puisses mieux « observer » mes tatouages? Aucun détail ne t’échappe. »
« Chuuut! (coupa Léphy) J'entends des bruits au dehors.
– Baisse-toi !
– Je vais sortir par l’arrière, j’ai dû être suivie !
– Passe par l’ouverture, sur le toit.
– Si tu crois que vais te laisser te battre seul ! Halthaos! Reviens!
– Envole-toi, je les retiens, ce n'est pas comme si je n’avais pas d'armes. Léphy! Pars!
– Halthaos! Attention! »
Enregistrement interrompu...
Extrait du journal intime écrit par Léphyria:
Les ennemis engagèrent les hostilités en envoyant des bombes fumigènes dans l’entrepôt. Halthaos s’occupa de les retarder. Il chargea une arme et tira sur le plafond vitré.
« Je ne peux pas te laisser les affronter, objectai-je, ce n’est pas ton combat, c’est le mien !
– C’est notre combat à tous ! Tu es la seule Corvus encore vivante à pouvoir faire quelque chose contre cet homme, maintenant sauve-toi ! »
Il me poussa alors qu’une grenade venait d’être lancée à notre hauteur ; je déployai mes ailes et passai par l’ouverture sur le toit. Je le vis prendre ses armes et sortir par l’arrière. La grenade explosa et détruisit dans un immense souffle une partie du hangar. Je m’apprêtais à le laisser se battre seul quand je fus atteinte par un projectile, une de leurs nouvelles expériences, chargé de nano particules ayant pour fonction de stopper les effets de la métamorphose chez les hybrides. Mes ailes se refermèrent et il me devint impossible de m’envoler. Je continuai donc à courir sur les toits des habitations, tout en suivant du regard Halthaos qui avançait dans les rues.
Je ne lui voyais que quelques égratignures. Je descendis de plusieurs étages en passant par les balcons d’immeubles, franchissant les murs et d’autres obstacles. Prise de panique, je stoppai net : Halthaos était piégé dans une impasse. Je parvins sur un immeuble en ruine ; je sautai et allai à sa rencontre. J’atterris à ses côtés en silence ; il me prit par la taille :
« Léphyria, murmura-t-il, tu dois partir. »
Nous entendîmes des bruits de pas provenant de la ruelle, preuve qu’ils arrivaient sur nous. Halthaos me plaqua contre le mur, dans une vaine tentative pour nous dissimuler. Nos regards se croisèrent et durant une fraction de seconde j’eus l’impression de lire en lui. Nous échangeâmes un court mais fougueux baiser.
Les soldats nous cernaient. Halthaos se plaça devant moi pour me servir de bouclier. Alors qu’il m’ordonnait de partir, il reçut en pleine poitrine une balle tirée par un des soldats.
Désemparée, je vis son corps s’écrouler au sol. Son sang se répandit sur les pierres, coulant lentement, formant une vaste flaque. Mes nerfs me lâchèrent, je vacillai et tombai à genoux. Mon regard croisa alors celui de l’assassin. Celui-ci n’eut pas le temps de crier victoire qu’il était déjà allongé à terre, une balle entre les deux yeux.
Je devais partir.
Mes forces, brisées par la terrible perte d’Halthaos, revenaient peu à peu.
Une solution s’imposa à moi pour m’échapper : entrer en zone interdite. Je poursuivis ma route en courant aussi vite que je pus. Je me dirigeai vers le centre de la Ville, où, à cette heure-là se tenait le marché, où toutes les races se côtoyaient. Les soldats firent appel à des chasseurs qui me prirent en ligne de mire. Acculée, je lançai, comme notre race avait l’habitude de le faire devant le danger, un appel à l’aide que seuls les corbeaux et les miens pouvaient entendre.
Dans ma fuite, je bousculai par inadvertance un jeune homme. Je n’eus pas le temps de m’excuser, mais notre rencontre, je le sentis, allait m’apporter beaucoup. Cet homme m'était familier...
J’avais ralenti ma course et les chasseurs, juste sur mes talons me tenaient. Toujours impossible de déployer mes ailes, j’étais prise au piège. Je ne sus, alors, pour quelle raison le jeune homme m’aida. Il envoya un objet, non identifiable à mes yeux, sur les chasseurs. Leurs machines se télescopèrent en plein vol. L’une d’elles effectua un violent virage à gauche en entraînant une seconde ; elles se mirent toutes les deux à faire des tonneaux, arrivant sur moi à toute allure. Je me baissai juste au bon moment pour voir les motos projetées et soulevées pour finir contre le mur du marché couvert. Je lançai un rapide coup d’œil par-dessus mon épaule et je regardai l’Humain, mais les soldats arrivaient rapidement ; je repris ma course et me dirigeai vers la zone interdite.
Je franchis le mur sans difficulté. La zone était toujours contaminée ; je sortis de ma poche un masque que je plaçai sur mon visage, et je courus aussi vite que possible pour me réfugier dans un immeuble non loin de là. Des larmes roulèrent sur mes joues embrasées…
Ici, c’était chez moi. J’avais installé un laboratoire dans un appartement où j’avais fabriqué des antidotes pour pouvoir y vivre sans être atteinte par les virus. Les cobayes étaient mes compagnons volatiles, les corbeaux. Et aucun d’entre eux n’était mort, les produits utilisés pour mes expériences n’étant pas nocifs.
Arrivée dans l’appartement au quatrième et dernier étage de l’immeuble, je m’injectai immédiatement l’antidote. Une fois l’adrénaline redescendue, mon cœur reprit un rythme correct. Soudain, je sentis une douleur intense m’envahir. Titubant, je laissai glisser mon manteau sur le sol ; mon t-shirt était humide. Soulevant délicatement le tissus collé à ma peau, je tâtai ma blessure avec précaution et en retirai ma main pleine de sang.
Une balle perdue avait traversé ma poitrine, heureusement sans endommager un organe vital pour ma survie. Nous, les Corvus, n’avons pas la même morphologie que les autres races restées au stade « anatomie humaine ».
La douleur augmentait à chacun de mes gestes. Je ressentis un léger étourdissement, et une grande faiblesse s’empara de moi. J’essayai de garder mes paupières ouvertes, mais la douleur était trop intense. Tout devint flou et sombre. Je tombai, sentis la fraîcheur du sol carrelé sur ma peau, puis plus rien.
Extrait du journal numérique 2 de Jayd :
28 Septembre
9h00
C’est un doux matin ; le ciel, comme à son habitude, est couleur émeraude ; inhabituel ? Pas pour nous. Les émanations des produits chimiques provenant de la centrale en sont la cause. La nuit a été courte, mais pour une fois depuis très longtemps, le sommeil m’a envahi pendant quelques heures.
Je suis ce que l’on peut appeler un chercheur, et enfin mes théories aboutissent à quelque chose de satisfaisant. J’étudie les nano particules de bactéries provenant des nouvelles armes des soldats (fantassins du souverain Altan traquant et tuant tous les hybrides se promenant dans la Ville). Un de mes camarades, qui vit avec moi dans ce repaire, a été touché par l’une d’entre elles. Ses capacités de métamorphose ont été réduites à néant en l’espace de quelques secondes. Les effets des ces armes ne durent pas plus de trois heures, mais c’est déjà trop, surtout quand vous êtes dans la ligne de mire des sentinelles. Ma trouvaille est un sérum de micro particules, contraire de leur procédé : des bactéries qui s’incrustent sur les nanos et les détruisent. Elles sont inoffensives et disparaissent d’elles-mêmes, quand les nanos sont réduites en poussière.
Mon repaire est un vaste château, à la limite des zones interdites ; ni les soldats, ni le souverain ne connaissent son existence. Il nous sert tout à la fois d’hôpital, de laboratoire, de prison et de logement. J’y recueille les hybrides qui veulent se battre contre les lois que nous impose Altan Esvere. La plupart ont été sauvés par mes soins. Nous sommes cinq leaders encore en vie.
Je suis Jayd, miraculé humain de la guerre ; à dire vrai j’ai perdu tous souvenirs précédant mes dix-neuf ans ; je me suis réveillé un soir dans les rues de la Ville qui grouillaient de races inconnues à mes yeux, mi-humaines, mi-animales.
Je ne me suis pas trop posé de questions et j’ai rejoint un groupe qui se tenait près d’un feu ; c’est ainsi que j’ai rencontré Liang, un type charmant, qui a retenu mon attention, avec sa queue de félin, des griffes tout aussi affûtées que l’arme qu’il portait, un regard perçant ; et je ne vous parle pas de ses capacités physiques ! Il était accompagné de son amie Lin-Yao, féline elle aussi. Leur histoire est assez complexe et bien trop longue à vous expliquer… Nous avons erré de nombreux mois à la recherche d’un abri et nous avons enfin trouvé ce château habité par Éléane, une louve, et Trey, un reptile.
Ce matin, je dois descendre au marché récupérer de la nourriture et les matériels avec lesquels je pourrais construire d’autres armes. Je prends avec moi ma plus fidèle invention. Peut-être aurai-je l’occasion de l’essayer.
10h00
J’ai fait le trajet dans une voiture, un véritable trésor, une des seules qui fonctionne encore ; le plus difficile a été de trouver l’essence pour la faire rouler. Son coffre est rempli d’armes et de masques à gaz, en cas de fuite précipitée, si Altan venait à nous retrouver. Arrivé non loin du marché couvert, je l’ai laissée à proximité de l’entrée sud.
J’ai parcouru chaque stand avec la plus grande attention pour ne rien rater de ce que les commerçants proposaient, m’arrêtant toutes les trente secondes, pour vérifier l’état des marchandises exposées, subjugué par les trésors que je voyais sur les étals.
Je suis sorti de ma stupéfaction quand une jeune femme m’a bousculé. J’ai entendu très distinctement, sans qu’elle ne bouge les lèvres : « Aide-moi ». Tout d’abord je n’y ai pas prêté attention, mais lorsque nos regards se croisèrent ce fut comme si je la connaissais. Ses yeux vert amande sont devenus noir ébène tandis qu’elle répétait ces deux mots : « Aide-moi ».
Elle s’est enfuie à toutes jambes ; deux chasseurs à moto la tenaient en joue. Sans réfléchir, j’ai pris mon arme, la hache taser, et je l’ai envoyée sur l’une des machines.
Je la suivis.
19h47
La nuit est tombée depuis une heure déjà. Je l’ai installée dans le laboratoire qui sert également d’infirmerie. J’ai soigné sa blessure, elle a perdu beaucoup de sang.
Je me suis assoupi (léger sursaut de Jayd ; debout devant lui, elle le toise).
« Bonjour… je suis Jayd… euh… je vous ai…
– Je sais ; je suis Léphyria (e lle observe la pièce, étudiant l’agencement du laboratoire ).
– Vous vous sentez bien ?
– Je pourrais me sentir mieux.
– Pourquoi vous poursuivait-on ?
– Parce que l’on désire ma mort.
– Qu’avez-vous fait pour que l’on veuille votre mort ?
– J’existe… On se connaît, non ?
– Non, je ne crois pas… juste… votre regard me semble… euh… familier. Mais je suis un humain et vous une hybride. Et euh… De… à quelle… rac… groupe appartenez-vous ?
– Une race méprisée par Altan. Je dois partir sur le champ, avant que les soldats ne me repèrent ici. Je vous remercie de m’avoir aidée bien que je ne sache pas pourquoi vous l’avez fait… mais je vous en suis reconnaissante.
– Vous me l’avez demandé, je ne sais pas comment, mais vous l’avez fait.
– Vous êtes sûr d’être humain ? … Je ne peux pas rester ici. Merci.
– Mais vous avez été touchée par une balle à nano particules .
– Les effets ne durent pourtant que quelques heures.
– Je vois que vous êtes au courant. Ils ont dû les armer spécialement pour vous. Les balles « classiques » sont remplies de quelques milligrammes de nano . S’il y en a plus, les effets durent plus longtemps.
– Merveilleux ! »
(Elle revient s’asseoir sur la table de soins. Jayd la regarde, elle l’observe également)
« Auriez-vous de quoi me sustenter ?
– Tu es une femme bien étrange. Puis-je te poser une question Léphyria ?
– Je t’en prie.
– Tu es de quelle race exactement? Je ne voudrais pas me tromper, mais Altan ne méprise qu’une seule race, du moins, méprisait.
– Méprise toujours…, méprise toujours… »
(Petit rire ironique de Jayd, il murmure :
« Ce n’est pas La Corvus, non, de la race maudite ; la plus puissante, la plus… recherchée du Continent…
– Et si mon gars, je suis une Corvus, la dernière de ma race, l’unique résistante d’Altan.
– Ah oui, une Corvus chez moi ! Pas étonnant les corbeaux après tout…
(Grand moment de silence)
« Oh excuse-moi, euh…les Corvus ça mangent quoi ?
– Des humains.
– Des humains ! Drôle en plus ! Ouais, euh… désolé je n’en n’ai pas en réserve.
– Dommage, je me contenterai de viande rouge alors.
– Ben oui… c’est… ce sera beaucoup plus simple… »
(Éclat de rire de Léphy)
« T’inquiète, je vais m’en charger.
– Tu vas chasser ?
– Non. Ils vont chasser. »
(D’un geste, elle me montre par la fenêtre, le nuage de corbeaux qui se dirige vers la ville.)
« Bien sûr, oui…»
« Comment m’as-tu trouvée ? Me demande-t-elle.
– Je t’ai suivie dans la zone interdite. Je me suis retrouvé à la porte d’un immeuble très bien conservé. Il n’y avait pas d’alarme à l’ouverture de la porte ; juste quelques corbeaux amassés çà et là sur le comptoir du concierge, à me regarder sans m’attaquer. Un de ces oiseaux s’est posé sur mon épaule ; j’ai eu un geste de recul, pourtant son attitude n’était pas agressive. Je leur ai donné le pain que j’avais trouvé sur le marché, ils semblaient ravis de ce mets. J’ai cherché un moyen pour monter te rejoindre au quatrième, d’ où provenait la lumière que j’avais vue à l’extérieur; et là, pourquoi prendre les escaliers quand un ascenseur se présente devant vous ? Et en plus il fonctionnait !
Je me suis dit que tu devais vivre ici depuis un bon moment. Les volatiles me regardaient sans broncher, en picorant leur pitance.
L’ascenseur était vaste, et l’odeur y était nauséabonde. Le sang séché sur les murs devait y être depuis un bout de temps.
Arrivé au dernier étage, je me suis méfié, je ne savais pas ce que j’allais trouver. La porte de l’appartement était ouverte, et tu étais étendue sur le sol. Plusieurs corbeaux se tenaient près de toi et t’observaient, comme s’ils te veillaient. Chacun était à sa place. Lentement, je me suis avancé, contrôlant mes gestes pour ne pas les effrayer.
Tu étais toujours vivante. J’ai tout de suite vu le sang sur tes mains, je t’ai examinée rapidement. La blessure était profonde. J’ai mis ton sac sur mon dos, je devais vite réagir ; je t’ai portée sans mal jusqu’à ma voiture, direction le château. Les corbeaux nous ont suivi. »
( Léphy sourit ; une présence étrangère vient déranger la conversation. Les habitants du château viennent examiner l’inconnue. La Corvus est sur le qui-vive ; affamée elle peut ne faire qu’une bouchée d’eux. Les légendes sur les Corvus rapportent qu’ils sont de vrais sanguinaires, féroces et puissants. Elle s’accroupit sur la table. Liang et Lin-Yao, prêts à bondir, stoppent à quelques mètres. Trey, lui, observe la scène avec intérêt ; quant à Éléane, l’odeur de la Corvus l’incommode grandement.)
« Jayd !
– Oui Éléane?
– ( Léphy aux autres ). Salut ! »
( Un salut collectif lui répond. Léphy ne lâche pas du regard, Liang et Lin-Yao, les deux amants. Un sourire étire les lèvres de la Corvus. Les légendes ne se trompent pas sur sa puissance et sa férocité, ses yeux noirs s’éclaircissent et reprennent leur couleur verdâtre. )
« Je vous présente Léphyria. Léphy, voici Liang et Lin-Yao ; comme tu as pu le remarquer, ce sont des félins ; Éléane est une louve et Trey un lézard. C’est une Corvus, ajoute Jayd .
– T’es dingue ! Crie Éléane , on ne peut pas garder une Corvus ici, Altan doit la rechercher, ils vont nous trouver !
– Mais non…
– Ne vous inquiétez pas, intervint Léphyria , s’ils viennent pour moi j’en fais mon affaire.
– Eh, doucement Jayd, intervint Trey , je croyais que les Corvus étaient un mythe, une légende et … morts.
– Ils le sont tous, je suis la seule survivante. »
(Elle se lève doucement, sans geste brusque pour n’en n’effrayer aucun, et se dirige vers la fenêtre ouverte ; le regard perdu au loin, elle reprend.)
« Un jour, on se lève et tout bascule. On ne demande rien à personne ; nous sommes nés de la folie des hommes… Nous sommes faits pour survivre à ce monde. Puissants, féroces, nous nous délectons des humains. Moi, je me délecterai d’Altan (elle se tourne vers le groupe). Vous ne voulez pas de moi, soit, nous sommes à égalité, je ne veux pas de vous. On se retrouvera quand mon dessein sera accompli. Pour l’heure, je me restaure, je reprends mes forces, et je m’envolerai loin de vous dès que possible.
– Léphy, ils n’ont rien contre toi, reprit Jayd, ils ont seulement peur, ils ne veulent pas tomber entre les griffes d’Altan.
– Moi non plus ; et pourtant, serais-je la seule à vouloir m’opposer à lui ?
– Nous préparons quelque chose, nous aussi !
– Liang ! S’exclame Éléane. Ne parle pas devant elle, c’est possible qu’elle soit de mèche avec eux. Jayd, c’est une Corvus ! Tous les autres sont morts, Altan doit la garder en vie pour nous espionner, elle est peut-être son jouet. »
(Le regard de Léphyria fixé loin au dehors se braque sur Éléane. Ses pupilles se dilatent, le vert devient sombre, obscurcissant son visage.)
« Éléane, c’est ton petit nom ? (Léphy s’approche d’elle et poursuit.) Votre plan est de les attaquer au palais ? De tuer les soldats ? De vous faire prendre un à un et de lui servir pour ses expériences ? »
(Éléane est prête à se défendre à la première menace, une main posée sur le manche de son arme. Jayd se place entre elles et intervient :
« Léphy, écoute-moi. Je sais que l’on ne se connaît pas, je comprends que tu sois seule et que tu veuilles le rester. Nous sommes un groupe de résistants. Comme tu le décris toi-même, nous avons prévu ce plan pour nous débarrasser d’Altan… et à dire vrai… c’est à peu près ce que tu as dit, mais on évitera de lui servir de cobayes pour ses expériences. »
(Sourire ironique de Léphy).
« C’est ce qui vous attend pourtant. ( Le constat de Léphyria est dur et sans équivoque. Un corbeau tenant un morceau de viande sanguinolente dans son bec entre par la fenêtre et se pose sur l’épaule de la Corvus.) Je m’excuse mais je meurs de faim, dit-elle en léchant le sang qui dégouline de ses doigts.
– Tes forces te reviennent ? demande Jayd.»
(Elle déploie lentement ses ailes pour ne pas renverser ce qui se trouve à proximité. Elles sont immenses ; et l’enveloppent totalement. Spectacle troublant et stupéfiant, la chair de son dos se déchire en deux fentes parfaites, comme si l’on incisait sa peau à l’aide d’un scalpel, pour laisser pousser des os, se recouvrant d’un tissu veineux, et pour finir, de plumes d’un noir de jais.)
« Cette fille était une énigme… »
(Son dîner fini, elle s’est levée, leur adressant un :
« Je reviendrai », puis elle a quitté la pièce par la fenêtre.)
21h49
Nous n’avions pas eu le temps de lui dire quoi que ce soit. Éléane, très en colère, regagna sa chambre rapidement.
Lin-Yao et Liang avaient fait de même ; quant à Trey, il était resté avec moi. Sans dire un mot, il a continué de regarder Léphyria s’éloigner. Je repris mes activités, mais quelque chose me disait que nous allions très vite la revoir.
Extrait du journal audio de Léphyria:
28 Septembre 2257
22h02
Ah ! Ces hybrides toujours prêts à se faire la guerre ! Des animaux, de purs animaux ! Et je me surprends moi-même à dire ça… Ils peuvent participer à mon plan après tout, s’ils sont partants.
Eh oui, autant les empêcher de se faire tuer si je suis là pour tout régler.
Je suis la dernière de ma race ; le seul homme que j’ai aimé est décédé, alors pourquoi ne pas tenter ma chance à ce jeu idiot ? Personne ne connaît le fin mot de l’histoire, personne ne peut rien prédire à ce stade…
Je suis sur le chemin de mon appartement ; mes corbeaux m’ont rapporté quelques morceaux de viande fraîche volés sur les stands du marché. Aider à ma survie c’est contribuer à ma liberté ! Mais qui s’en soucie ? Seul ce Jayd m’a aidée ce matin, pourquoi ? Je ne le sais toujours pas. Tous m’ont vue en danger et personne n’a réagi ; dans ce monde tout semble normal, même dans le pire des cas. Souverain de pacotille, cet humain qui s’est proclamé roi de ce monde ! (Pff…)
Ça va changer, ça doit changer ! Et je vais faire de mon mieux pour les en convaincre, en éliminant l’homme responsable de la destruction des hybrides. L’homme responsable de l’anéantissement de ma race !
22h34
Je range quelques vêtements dans mon sac ; je dois établir un plan et leur en parler. Les barils de poudre sont restés chez Jayd. Je prends quelques armes et les notes sur mes recherches. Le reste de mes affaires est à « la grotte »3.
22h55
Le silence règne. Jayd s’est endormi sur le clavier de son ordinateur ; mon attention est attirée par un tatouage dans son cou. Je pose mon sac sur la table de soins. ( Fracas… )
« Oups… Désolé de te réveiller…
– Tu comptes t’installer ici ?
– Là où tu auras de la place pour moi.
– Tu as décidé de te rallier à nous ?
– Non, pas de me rallier, mais réussir mon plan ; donc au lieu de vous laisser vous faire tuer un par un, je suis venue solliciter votre aide.
– Tu n’as pas confiance en nous, affirma Éléane .
– La confiance se mérite, Éléane. Celle des hybrides se mesure…
– Et que comptes-tu faire ? Demanda-t-elle .
– Exterminer Altan, et faire de ce monde un monde libre pour tous, humains comme hybrides.
– Tu veux nous utiliser ! Hurla-t-elle .
– Fais un pas de plus Éléane, et tu regretteras de ne pas t’allier à moi… Tu peux me scruter autant que tu veux avec cet air dédaigneux, mais sache que lorsque je me bats ce n’est pas juste pour blesser... Je veux vous garder en vie ! C’est autre chose que d’utiliser quelqu’un, non ?!
– Éléane, intervint Jayd , montre-lui sa chambre.
– Bien ! »
23h12
« Eh bien ! Quelle charmante discussion ! Au moins je sais qu’Éléane ne me porte pas dans son cœur ! Nous avons traversé une bonne partie du château. Tous les murs sont vides, nus, ternes, dépourvus de tableau ou même de tapisserie. Les plafonds sont assez hauts, recouverts d’une couleur sombre, bleu nuit, d’où émane un sentiment de liberté. C’est une étrange sensation. Elle m’a laissée plantée là, me montrant du doigt la porte de ma chambre. Je n’ai toujours pas bougé. Mon cœur qui bat étonnement plus vite que la normale, pourtant reste stoïque. Ce que je vois sur le mur en face de moi me tord les tripes. Il y a un tableau, le seul de la demeure...
Je reste là, immobile, j’ai peur d’avancer, peur que ce visage ne soit qu’une illusion…
Je me décide ; je passe la porte de ma chambre, jette violemment mon sac sur le lit, et je sors de la pièce. Je contemple le tableau. Il s’agit d’un magnifique portrait, celui d’un homme au visage marqué par son règne, visage que je connais par cœur. Ces traits que je reconnaîtrais entre mille, et ce regard dont j’ai hérité. La tristesse m’envahit soudainement, mes yeux débordent de larmes. Cela fait près de dix ans que je n’ai pas contemplé le visage de mon père. Le premier Corvus Corax hybride.
Les humains au début de la révolution le respectaient ; il était comme un chef de meute, un seigneur à sa façon. Personne ne le défiait, tous en avaient peur. La paix entre nos deux peuples perdurait. Jusqu’au jour où apparut cet homme, Altan, qui mit fin à la quiétude de notre vie, amenant peur et révolte. Les guerres éclatèrent. Renversant le gouvernement, il imposa ses règles, sa propre dictature. Redoutant que son plan n’échoue, il fit exterminer les Corvus, brûlant les maisons, massacrant les familles, réduisant la race la plus puissante en cendres. Ce jour maudit, j’étais présente.
Nous n’étions que des enfants. Prise au piège avec mon ami, nous fûmes transpercés comme la plus répugnante des vermines ; nous eûmes du mal à nous dégager de cet immense pieu d’acier qui traversait nos corps. Le feu consumait avec avidité les ailes de Josh qui se roulait sur le sol pour éteindre les flammes qui léchaient sa peau.
Étouffant ses cris, les soldats le firent prisonnier. Mon père vint me tirer de leurs griffes, et fut mortellement blessé. Avec le peu de souffle de vie qu’il lui restait il m’emmena à notre grotte. Il mourut cette même nuit. Je n’eus plus aucune nouvelle de ma mère. Livrée à moi-même, j’enterrai mon père et jurai de venger mes parents et mes congénères. »
23h20
Je suis accroupie en face du tableau, observant le visage de l’homme qui me réconfortait lorsque j’étais enfant ; ma tête se remplit de vieux souvenirs.
23h35
Ma chambre, pièce immense aux allures royales: lit surdimensionné à baldaquin rouge carmin, rideaux épais dissimulant de grandes fenêtres. Une table ovale trône en face du lit ; à côté, une magnifique coiffeuse d’un bois sombre et rayonnant ; accroché au dessus, un miroir dont le cadre est couvert d’une fine couche d’or. ( Est-ce véritablement de l’or ?) J’ouvre les fenêtres, laissant entrer la brise fraîche qui traverse la pièce. Je m’installe, jambes sur le rebord, regardant au loin, cherchant le réconfort parmi les nombreux points lumineux qui éclairent le ciel, étoiles multiples perdues au tréfonds d’un immense gouffre.
(Bruit, rugissements)
C’est impossible ! Je croyais Exa en sécurité !
Extrait du journal intime écrit par Léphyria
Je me rendis tout de suite dans la pièce principale. Jayd, prévenu par Liang qui avait également entendu le cri d’Exa, me regarda disparaître par la fenêtre. Mon envol fut rapide, je la sentais en danger et je ne pouvais pas l’abandonner sans rien faire. J’entendis aussitôt le moteur de la voiture de Jayd qui me suivait comme il le pouvait à travers la forêt. Son aide me sera précieuse pour ramener le félin. J’arrivai au pied de la grotte, rejoignant Jayd à son véhicule. Les lieux avaient été piégés par les soldats d’Altan. Depuis des années des radars y étaient placés afin d’éviter la présence de volatiles près de ce site. L’entrée était cachée par un système de vision holographique grâce à un petit appareil solaire, placé derrière quelques pierres, qui projetait l’image d’un énorme caillou sur la façade, là où en réalité il n’y avait rien.
Je passai devant Jayd, en faisant attention à ne pas nous faire repérer. J’aperçus Exa, ma lionne, enfermée dans une cage. Deux hommes essayaient de lui injecter un produit ; elle crachait, griffes sorties, se débattant. Je chuchotais à Jayd que je devais la délivrer.
J’interpellai les hommes : « Eh ! Les gars ! Ça vous dirait de jouer un peu ?! » Ils se jetèrent sur moi sans attendre et le combat s’engagea.
Des drones qui surveillaient la pièce signalèrent notre présence. Des soldats firent feu ; les balles étaient remplies de milliers de micro nanites4 . J’entraînais à l’abri dans un recoin, Jayd, blessé par l’une d’elles, et je lui ordonnai de retirer sa chemise ; tout d’abord surpris, il l’enleva quand il la vit se réduire à une vitesse incroyable. Je fis de même avec ma veste rongée par ces satanées particules. Je pris une bombe nocive pour les humains sur une étagère. ( Elle était peut-être dangereuse pour Jayd, mais j’avais encore un léger doute le concernant ).
Je n’hésitai pas ; dégoupillée je la lançai à terre.
Les humains absorbèrent le gaz mortel. Je plaçai sur le visage de Jayd un morceau de tissu afin qu’il en soit protégé. Les soldats laissèrent tomber leurs armes ; leur mort fut instantanée. Mon Beretta5 en main, je visai les caméras.
Jayd me fixait, déboussolé :
« C’est pour un lionceau toutes ces histoires ? s’écria-t-il. Ils n’étaient là que pour lui, enfin, pour elle ?
– Non, ils venaient juste pour obtenir des informations sur moi ; ils en auraient profité pour lui faire subir tout un tas d’expériences. »
J’ouvris la cage ; toute excitée de me voir, Exa me sauta dessus, léchant mon visage que j’essayais d’écarter le plus possible de sa gueule. Elle tourna sa frimousse vers Jayd, qui lui caressa la tête d’un geste tendre.
« Il veut absolument te trouver… murmura-t-il.
– Il le désire ardemment.
– Ne crois-tu pas qu’en livrant bataille contre lui, il obtiendra ce qu’il cherche, ta mort ?
– La mort n’est qu’une porte à franchir. Il ne veut pas m’en donner la clé.
– Il t’enfermera, te torturera…
– Peut-être bien ; je ne peux compter que sur moi-même pour ramener la paix. »
L’alarme résonna à travers la forêt.
« Il faut partir, soufflai-je. Ils ont été prévenus, ils ne vont pas tarder.
– Ok, donne-moi le « chat », je le prends avec moi.
– Je fais en sorte de les ralentir pour vous protéger.
– Fais attention. »
Premier signe d’affection d’un homme autre que Halthaos.
***
Je n’avais plus le temps de rassembler mes affaires. Je me métamorphosai : ma main devint plus forte, plus résistante, mes griffes se formèrent. Je portai un coup très violent contre la roche qui se brisa, laissant apparaître une cachette ; j’en retirai un sac. À l’extérieur la nuit était sombre, la pluie commençait à tomber, ma vision était floue. Je m’envolai. Je ne vis pas le soldat à l’armure noire qui sauta sur moi. Mes ailes ne supportèrent pas un tel poids et nous nous écrasâmes dans la forêt.
Mes ailes redéployées, je m’apprêtai à repartir. Le soldat qui se tenait en face de moi n’avait aucune arme. Je me souvins de rumeurs entendues dans les rues. Il existait donc bien un soldat humain, élevé par Altan pour exterminer tous les hybrides. Je ne voyais que son regard rempli de haine à travers la fente de son casque. Je ne comprenais pas cette haine qui le dévorait. Je repliai mes ailes.
« Tu veux te battre ! Criai-je. Alors allons-y ! »
L’homme, surpris, se mit en position, il ne s’attendait pas à ce que je prenne forme humaine. Le combat débuta.
Fort, agile, puissant, il était tel un animal sauvage libéré de sa cage pour chasser. À maintes reprises il me mit à terre, j’en fis de même avec lui. La fatigue s’emparait de moi. Le désir de vouloir remporter ce combat m’aurait amenée à me métamorphoser, mais je sentis autre chose que de la haine émaner de cet homme ( un destin s’offrait à lui ). Je stoppai ce duel ; des coups de feu s’entendaient non loin de nous. Le soldat à terre se releva, attendant sa fin. Il posa son regard sur moi, impatient mais débordant de peur et de honte. Je m’envolai. Son regard suivit ma trace dans le ciel, je le laissai là, étonné.