En couverture, reproduction d'une œuvre originale de
Pierre Quiblier,
publiée ici avec son aimable autorisation
L'Université pour Tous de l'Artois avait ouvert sa saison 2013 avec une semaine exceptionnelle consacrée à Richard Wagner : un cycle de huit conférences, conclu d'abord par un concert Wagner de l'Orchestre National de Lille à Dainville ; puis mis à la disposition de tous grâce à la première publication des Éditions de l'Université pour Tous de l'Artois.
La même aventure méritait d'être tentée en faveur, cette fois, du plus grand musicien français, même et surtout si la France tarde encore à lui accorder la place éminente qu'il mérite et qui est déjà la sienne dans le monde. Entre deux années Berlioz, 2003 (bicentenaire de sa naissance) et 2019 (cent cinquantenaire de sa mort), c'est encore une fois à toute l'ouverture d'esprit de l'UPTA et de son Président Gérard Barbier qu'on doit le montage de ce second grand projet.
Ainsi il nous a semblé particulièrement bien venu et aussi inédit qu'enrichissant, de suivre les mêmes étapes que pour Richard Wagner. Huit conférences en une semaine, avec sensiblement les mêmes conférenciers internationaux (du moins dans la mesure du possible), qui comptent parmi les meilleurs spécialistes et les plus efficaces témoins de la vraie notoriété d'Hector Berlioz, mais aussi la proximité relative d'un concert Berlioz par l'Orchestre National de Lille, et la perspective d'une seconde publication.
A côté de Berlioz, peu de musiciens ont à ce point entretissé leur vie personnelle et leur création artistique, même si c'est de façon beaucoup plus complexe que ce qu'on répète encore trop souvent. Et aucun n'a atteint une telle perfection à la fois dans sa composition musicale et dans son écriture littéraire. Nos conférences attestent largement de cette triple dimension, en montrant soigneusement comment ces différents aspects sont en fait inséparables. La dominante tantôt biographique, tantôt littéraire, tantôt musicale, qui oriente chaque contribution, ne saurait en effet se déployer sans les harmoniques des deux autres dimensions. Chaque conférencier dévoile ainsi la richesse et l'intelligence de l'entrecroisement exceptionnel de ces trois composantes fondamentales dans toutes les œuvres de Berlioz.
A n'en pas douter, ce cycle reste l'occasion privilégiée de faire le tour de la puissante personnalité d'Hector Berlioz.
D.C.
Les conférences se sont tenues dans l’ordre suivant :
Mardi 13 octobre
-Introduction à Berlioz feuilletoniste par Anne Bongrain
-Berlioz, l’effet de vie et la Symphonie fantastique (version Charles Münch), par Marc-Mathieu Münch
Mercredi 14 octobre
-Pauline Viardot, muse et complice de Berlioz, par Patrick Barbier
-L'Opéra-Comique au regard de la critique berliozienne, par Marie-Hélène Coudroy-Saghaï
Jeudi 15 octobre
-Continent Berlioz, par Hermann Hofer
-Amour et musique, les deux ailes de l'âme, par Katherine Kolb
Vendredi 16 octobre
-Interview de Jean-Claude Malgoire, par Dominique Catteau
-Berlioz musicien d'église, par Matthias Brzoska
1803 : naissance à La Côte Saint-André (Isère). Père médecin (introducteur de l’acupuncture en France) qui rêvera de faire de son fils un médecin comme lui. Études à l'école de La Côte, puis chez lui pris en charge par son père. Apprentissage de la guitare.
1815 : premier amour (sans la moindre réciproque) pour Estelle Dubeuf, de 5 ans son aînée.
1821 : bachelier à Grenoble, puis départ pour Paris, en médecine.
1822 : rencontre avec Lesueur, qui le confirme dans sa vraie vocation de musicien. Premières compositions.
1827 : en septembre, tombe amoureux d'Harriet Smithson, actrice irlandaise venue interpréter Skakespeare à Paris.
1828 : révélation des symphonies de Beethoven, données pour la première fois à Paris par l'orchestre du Conservatoire.
1829 : 3e échec au Prix de Rome avec sa cantate La Mort de Cléopâtre.
1830 : il obtient enfin le Prix de Rome.
En décembre, création de la Symphonie Fantastique. Rencontre de Liszt.
1831 : séjour à la villa Médicis à Rome. Retour à Paris en mai 1832.
1833 : mariage avec Harriet (Henriette) Smithson, en présence de Liszt, Heine, Vigny, etc.
1834 : naissance de Louis, leur fils. Composition d'Harold en Italie, et des Nuits d'été (pour piano).
1835 : rentre comme critique musical au Journal des débats.
1837 : composition du Requiem, Grande Messe des morts.
1838 : création de son premier opéra Benvenuto Cellini (livret de Léon de Wailly et Auguste Barbier, et très vraisemblablement Alfred de Vigny). Échec retentissant. Hommage public (et pécuniaire) vibrant de Paganini à Berlioz.
1839 : achèvement de Roméo et Juliette. Il devient bibliothécaire-adjoint au Conservatoire, seul poste officiel qu'il occupera jamais.
1840 : Symphonie funèbre et triomphale.
1841 : il se lie avec Marie Recio…
1842 : voyage à Bruxelles et en Allemagne. Grands succès.
1843 : il y rencontre Wagner et rentre à Paris fin mai. Publication du Traité d'instrumentation et d'orchestration.
1844 : composition de l'ouverture du Carnaval Romain.
1845 : voyage à Bonn (Apothéose de Beethoven), puis à Vienne (rencontre avec Liszt).
1846 : Prague, Budapest, enfin l'Allemagne. Retour à Paris fin avril.
En juin, le Chant des chemins de fer à Lille.
En décembre, création à Paris de La Damnation de Faust.
1847 : voyage en Belgique, Allemagne, Russie. Retour en juillet. En novembre, départ pour Londres.
1848 : retour à Paris en juillet. Henriette est paralysée.
1850 : exécution du Te Deum à Paris.
1851 : de mai à juillet, Londres.
1852 : de février à juin, Londres. En novembre, Weimar, où il retrouve Liszt qui y monte (malgré l'opposition de Wagner) Benvenuto Cellini remanié.
1853 : de mai à juillet, Londres. D'août à décembre, l'Allemagne.
1854 : mort d'Henriette en mars. Voyage en Allemagne en avril, début de la rédaction des Mémoires, et mariage avec Marie Recio en octobre. L'Enfance du Christ en décembre.
1855 : Weimar, Gotha, Bruxelles, Londres (en juin, rencontre avec Wagner). Début de la composition des Troyens.
1856 : élu à l'Institut. Orchestration des Nuits d'été.
1858 : achèvement des Troyens. Second séjour à Bade (Baden-Baden)
1860 : concerts de Wagner à Paris. Critiques pondérées de Berlioz dans la presse.
1861 : Tannhaüser à l'Opéra de Paris. Amertume et silence de Berlioz.
1862 : achèvement de Béatrice et Bénédict, créé en août à Bade. Mort brutale de Marie Recio.
1863 : en novembre, représentation des Troyens à Carthage (soit la deuxième moitié seulement de l’œuvre entière Les Troyens) à l'Opéra-Comique.
1864 : retrouve Estelle, devenue depuis longtemps Madame Fornier. Démission du Journal des débats.
1867 : Autriche, Allemagne (Cologne).
Fin juin, mort de Louis à La Havane.
En novembre, second voyage en Russie.
1868 : séjour à Nice.
1869 : mort à Paris le 8 mars.
Si Berlioz est connu comme compositeur, il l’est beaucoup moins comme écrivain. Pourtant, il a produit pendant une quarantaine d’années des écrits remarquables, qui forment une fresque unique de la vie musicale à Paris, en province, et même en Europe, d’une grande partie du XIXe siècle. Ceci étant le résultat de la combinaison rare de compétences musicales exceptionnelles, d’un caractère imaginatif et flamboyant, d’une immense culture et d’un style littéraire personnel clair, précis et plein d’humour.
Avant de me concentrer sur les « feuilletons », je voudrais brièvement présenter l’ensemble de ses écrits, en mettant à part sa correspondance, abondante, qui, elle, ne s'adressait qu'à la sphère privée de sa famille et de ses amis1.
Ses autres écrits, concernant tous la musique et destinés à être lus par un large public, peuvent se diviser en deux grandes catégories : les articles publiés dans la presse, et les ouvrages. Il faut également mentionner plusieurs rapports auxquels Berlioz contribua, qui traitent presque tous des instruments de musique présentés à l’Exposition universelle de 1851.
Les écrits
Articles (1823-1863)
Rapports (1844, 1851, 1854, 1855)
Voyage musical en Allemagne et en Italie. Études sur Beethoven,
Gluck et Weber. Mélanges et nouvelles (1844)
Les Soirées de l’orchestre (1852), vingt-cinq « Soirées » où se mêlent esquisses biographiques, réflexions, nouvelles…
Les Grotesques de la musique (1859), anecdotes humoristiques en huit chapitres
À travers chants (1862), trente chapitres sur des sujets musicaux variés
Grand Traité d’orchestration et d’instrumentation moderne [1843]
Ajout à la seconde édition [1855]: Le chef d’orchestre, théorie de son art
Mémoires (1870)
En fait, tous ces écrits sont liés, un peu comme des vases communicants, car les ouvrages ont toujours été, en partie au moins, publiés d’abord dans des articles.
C’est, par exemple, le cas du Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, paru en 1841 et 1842 dans la Revue et gazette musicale de Paris en 16 articles réunis peu après dans un seul et même livre.
De même pour les Soirées de l’orchestre, ouvrage formé de 25 chapitres intitulés « soirées », dont certaines sont la reproduction fidèle de « nouvelles » d’abord publiées par Berlioz en feuilletons dans les journaux.
Enfin, troisième exemple, de nombreux passages des Mémoires2, qu’il ne voulait faire paraître qu’après sa mort, ont finalement, en 1858 et 1859, formé une série de 33 feuilletons du Monde illustré sous le titre « Mémoires d’un musicien ».
Même si dans cette « introduction à Berlioz feuilletoniste », je m’appuie sur l’ensemble des articles qu’il a écrits3, et non aux seuls « feuilletons », comme pourrait le laisser entendre le terme de feuilletoniste (auquel je donne en fait le sens plus large de « critique musical »), il est bon de rappeler la définition de feuilleton, qui est un article, tandis qu’un article n’est pas forcément un feuilleton.
Ce terme, qui vient de feuillet (petite feuille), peut être défini ainsi : « Dans un journal, article de réflexion critique, paraissant régulièrement sous la signature d’un même auteur, et occupant toute la largeur d’un bas de page4 ». C’est l’exacte définition des feuilletons de Berlioz publiés dans le Journal des débats.
Une autre définition du mot « feuilleton » s’applique aussi à Berlioz : « Chacune des parutions d'une œuvre littéraire publiée par fragments, au même emplacement, dans un journal, une revue. » C’est le cas des diverses nouvelles qu’il a publiées en plusieurs épisodes dans les journaux.
En fait, ce qui fait la différence entre article et feuilleton, c’est le mot « régulièrement ».
Et c’est ce mot « régulièrement » qui a transformé l’activité de feuilletoniste dans laquelle il s’est lancé spontanément, en corvée dont il s’est plaint bien souvent.
Les articles
12 août 1823 : premier article, dans Le Corsaire (« Polémique musicale »)
1834-1862 : articles pour la Revue et Gazette musicale de Paris
Production très abondante entre 1834 et 1842 (jusqu’à 40 articles dans l’année), rare ensuite (de 2 à 4 articles par an). Environ 250 articles en tout
1834-1835 : articles pour le Rénovateur
Environ 80 articles en deux ans
1834-1863 : articles pour le Journal des débats
Collaboration régulière (15 articles en moyenne par an). Environ 400 articles en tout
8 octobre 1863 : dernier article, dans le Journal des débats (« Première représentation des Pêcheurs de perles, Bizet »)
Le premier article de Berlioz date de 1823. Il paraît dans le Corsaire, « journal des spectacles, de la littérature, des arts et des modes », créé quelques mois auparavant. Son titre est évocateur : « Polémique musicale » : Berlioz n’a pas encore 20 ans, et, déjà, il montre un tempérament fougueux, et des convictions musicales exprimées avec beaucoup d’aplomb. Il s’agit de défendre La Vestale, un opéra du compositeur italien Spontini (qui obtint un très grand succès avec cette œuvre, créée à Paris en 1807) contre les « dilettanti » qui ne savent pas juger ce qui est « beau ».
La vestale, prêtresse romaine dont la vie est consacrée à la déesse Vesta (déesse du feu, du foyer, de la famille) doit surveiller le feu sacré qui, s’il s’éteint, l’expose à un châtiment terrible : être emmurée vivante. Dans l’œuvre de Spontini, c’est ce qui arrive ! L’extrait que je propose d’écouter est l’air que Julia, jeune vestale fautive, chante dans le deuxième acte, « Toi que j’implore ». Berlioz, qui manifestera à maintes reprises son admiration profonde pour l’œuvre et cet air en particulier, est sensible à la manière dont l’expression dramatique est rendue :
Le cor solo qui […] murmure en duo avec Julia l’air si douloureusement passionné : ‘Toi que j’implore’, donne bien plus d’intensité à l’accent de la partie vocale ; le timbre mystérieux, voilé et un peu pénible du cor en fa ne fut jamais plus ingénieusement ni plus dramatiquement employé5.
Extrait musical : Gaspare Spontini, La Vestale, acte II, scène 2, Giulia : « Tu che invoco con orrore » (Toi que j’implore), Orchestra e coro del Teatro Massimo di Palermo, Fernando Previtali direction, Leyla Gencer Giulia, Public performance 1969. MEMORIES (1993).
Le dernier article, un feuilleton du Journal des débats, date de 1863. Berlioz aura bientôt 60 ans. Il s’agit d’une autre œuvre lyrique, les Pêcheurs de perles, de Georges Bizet, qui, coïncidence amusante, raconte aussi une histoire de prêtresse, dont l’histoire d’amour se passe cette fois-ci à Ceylan. Mais là, le ton est assez neutre, Berlioz est lassé. Pendant ces quarante ans, il aura écrit plus de 900 articles.
Si les premières années voient fleurir un article de temps à autre, c’est en 1834-1835 que le nombre explose : plus de soixante ! pour rester très élevé jusqu’à la dernière année (une moyenne de 20).
Nombre d’articles
1823-1833, à peine 1 article par an, sauf exception
1834-1844, de 25 à 70 articles par an, sauf en 1843, année d’un long voyage en Allemagne
1845-1863, 15 à 20 articles par an, en moyenne, presque exclusivement dans le Journal des débats
Pour expliquer une telle profusion, il faut d’abord évoquer son implication en 1834 dans la Gazette musicale de Paris (qui deviendra l’année suivante la Revue et gazette musicale de Paris), périodique hebdomadaire édité par Maurice Schlesinger, l’éditeur de ses œuvres musicales. S’il n’y a pas d’emploi fixe, Berlioz y écrit pourtant de nombreux articles sur des sujets variés, jusqu’en 1846.
Il faut ensuite évoquer le Rénovateur, journal conservateur dans lequel deux amis de Berlioz officiaient, et pour lequel il écrit 80 articles en deux ans, en 1834 et 1835 (le Rénovateur fusionnera à la fin de 1835 avec un autre journal).
Il faut enfin et surtout évoquer ses ressources financières. Berlioz a trente ans, il vient d’épouser Harriet Smithson, une actrice irlandaise qu’il a vu jouer au sein d’une troupe anglaise quelques années auparavant à Paris dans des pièces de Shakespeare, et dont il est tombé follement amoureux. Mais Harriet ne parle pas français, donc ne joue pas et donc ne gagne pas d’argent. Elle a même des dettes au moment de son mariage. Quant à Berlioz, il dépense en concerts ruineux ce qu’il gagne. Il saisit alors l’occasion qui lui est donnée d’être engagé en 1835 au prestigieux Journal des débats pour s’assurer des revenus réguliers. (« […] je fais à présent les feuilletons de musique (des concerts seulement) dans les Débats », écrit-il à son ami Hubert Ferrand le 15 avril 1835. Il y restera 30 ans.
Il n’est pas question que je détaille l’ensemble de tous ces articles (qu’ils soient articles isolés, ou feuilletons d’un des grands journaux dont j’ai parlé), mais je voudrais donner un aperçu de la variété des sujets abordés et, par des extraits choisis, introduire le lecteur dans le monde littéraire de Berlioz à la fois sérieux et fantasque, documenté et plein d’imagination, mais toujours guidé par sa sensibilité et son expérience – heureuse ou malheureuse – de compositeur et de chef d’orchestre.
Si Berlioz a écrit ses premiers articles en toute liberté (personne ne les lui avait « commandés »), dès 1829, il se voit proposer d’être correspondant à Paris pour la Berliner Allgemeine Musikalische Zeitung et rend compte, en particulier, des représentations parisiennes de la troupe allemande d’Aix-la-Chapelle venue en mai et juin 1829. Mais c’est dans le Correspondant (qui deviendra la Revue européenne en 1831) qu’il va envoyer ses premiers articles de fond, « Considérations sur la musique religieuse », et « Biographie étrangère : Beethoven ». Le critique musical est alors lancé, et va utiliser sa plume dans tous les domaines de la diffusion musicale, spectacles (opéras, opéras-comiques), concerts de musique religieuse, symphonique, de plein air, de chambre, de « salon », et bien sûr concerts de la Société des concerts du Conservatoire qu’il admire tant, mais aussi grands festivals, expositions universelles (1851, 1855), publications de méthodes, partitions, « albums » de mélodies. S’y ajouteront des articles sur l’amélioration des instruments de musique et l’invention de nouveaux instruments (comme le saxophone dont Berlioz a tout de suite annoncé le brillant avenir), sur les voyages des chanteurs, pianistes et violonistes qui partaient en tournée, mais aussi sur ceux qu’il a lui-même effectués en province et dans plusieurs pays d’Europe. Enfin, Berlioz ponctuera ses feuilletons avec des articles de réflexions esthétiques et pédagogiques sur divers aspects de la musique, articles parfois déguisés en « nouvelles » pleines d’originalité et très révélatrices de ses convictions profondes.
Sujets principaux
Les créations ou reprises d’opéras et d’opéras-comiques
Les concerts
La Société des concerts du Conservatoire
Les traités, méthodes, albums
L’invention et l’amélioration des instruments de musique
Des articles de fond, des biographies et nécrologies
Le Prix de Rome
Les voyages
Des « nouvelles »
Je n’évoquerai pas tous ces sujets, mais plusieurs sont incontournables, comme les comptes rendus d’opéras et d’opéras-comiques. Ils forment la plus grande partie des feuilletons : Berlioz en a écrit pour le Rénovateur et la Revue et gazette musicale de Paris, et surtout, a été chargé, au Journal des débats, à partir de 1837, d’assister aux « premières représentations » des œuvres lyriques montées à l’Opéra et à l’Opéra-Comique.
Pour ce qui est des opéras-comiques, fort nombreux, je renvoie à l’article qui leur est dédié, de Marie-Hélène Saghaï.
Créations et reprises se sont succédé à un rythme soutenu : c’est l’époque des opéras de Donizetti, Rossini, Meyerbeer, Halévy, puis Verdi, Gounod et même Bizet.
Quelques créations d’opéras
Robert le Diable, Meyerbeer (1831)
Don Juan, Mozart, version française (1834)
La Juive, Halévy (1835)
Les Huguenots, Meyerbeer (1836)
Lucie de Lammermoor, Donizetti (1839)
La Favorite, Donizetti (1840)
Le Freischütz, Weber, version française (1841)
La Reine de Chypre, Halévy (1841)
Le Prophète, Meyerbeer (1849)
Sapho, Gounod (1851)
Louise Miller, Verdi (1853)
La Nonne sanglante, Gounod (1854)
Faust, Gounod (1859)
Roméo et Juliette, Bellini (1859)
La Reine de Saba, Gounod (1861)
Tannhäuser, Wagner, version française (1861)
Les Pêcheurs de perles, Bizet (1863)
Pour les comptes rendus de ces créations et reprises, Berlioz adopte en général la structure suivante : résumé du livret, puis analyse de la partition, enfin critique de l’interprétation. Cette succession est d’autant plus logique que Berlioz attache une grande importance aux livrets, qui sont à la base de la partition : ils vont nourrir l’imagination du compositeur, lui fournir la palette des sentiments à exprimer et des situations dramatiques à mettre en valeur. Voilà ce qu’il écrit dans la Revue et gazette musicale de Paris lors de la création des Huguenots de Meyerbeer en 1836, un des grands événements lyriques de ces années 1830 :
C’est lundi dernier [le 29 février 1836], qu’a […] eu lieu, devant un auditoire immense, la première représentation de cette encyclopédie musicale, sur laquelle les amis de l’art fondent de si grandes espérances. Le succès a été colossal, ainsi que s’y attendaient tous ceux qui avaient assisté aux répétitions. Dès les premiers actes, deux morceaux ont été redemandés, et l’enthousiasme croissant jusqu’à la fin, l’auteur lui-même n’a pu échapper, que par la fuite, aux cris de toute la salle, qui l’appelaient sur la scène. Plusieurs auditions attentives sont absolument nécessaires à la connaissance complète d’une telle partition ; aussi, pour aujourd’hui, nous bornerons-nous à l’analyse de la pièce, à quelques idées générales sur l’ensemble de la partition et l’évidente supériorité avec laquelle elle a été rendue par les exécutants.
[…]
Quoi qu’il en soit, le nouveau livret de M. Scribe nous paraît admirablement disposé pour la musique et plein de situations d’un intérêt dramatique incontestable. Dire le parti qu’en a tiré le musicien n’est pas l’affaire d’un jour ; il faut auparavant avoir eu le temps d’étudier à fond cette œuvre immense, dans laquelle M. Meyerbeer a semé des richesses musicales suffisantes pour la fortune de vingt opéras6.
Pour de tels comptes rendus, Berlioz prend son rôle très à cœur : « il faut auparavant avoir eu le temps d’étudier à fond cette œuvre immense », ou « plusieurs auditions attentives, sont absolument nécessaires à la connaissance complète d’une telle partition ». En cela, il diffère d’un certain nombre de ses congénères, moins soucieux d’aller au fond des choses. Non seulement, partition et livret sont souvent sur ses genoux, mais son oreille redoutable de compositeur est « tout ouïe » : il va d’ailleurs écrire cinq articles pour venir à bout de cet immense opéra.
Voici un extrait du troisième article7 dans lequel il montre, comme nous l’avions déjà remarqué pour La Vestale, sa sensibilité aiguë à l’expression dramatique, à l’instinct lyrique d’un compositeur.
Ce que j’admire le plus dans ces deux derniers actes, malgré l’immense effet purement musical qu’ils produisent, c’est le grand sentiment dramatique, c’est la vérité d’expression qu’on remarque dans les moindres parties, c’est la force prodigieuse qui se décèle dans chaque mouvement de la pensée. Ici le compositeur, qui dans les actes précédents avait de temps en temps sacrifié à des exigences, ou, si l’on veut, à des convenances dont la pureté de l’art souffre toujours plus ou moins, n’obéissant qu’à l’impulsion de son génie, s’est élevé à une hauteur, qu’il est donné sans doute à bien peu de ses rivaux de pouvoir jamais atteindre. Il ne s’agit plus de cavatines légères, ornées de fioritures, de traits vocalisés, etc. ; il ne s’agit plus même de ces brillantes et pittoresques combinaisons vocales ou instrumentales, qui pourraient être détachées du drame, sans que leur intérêt eût beaucoup à souffrir ; ce sont des passions effrayantes par leur énergie, qu’il va peindre ; c’est le drame tout entier, dont les trois premiers actes ne sont pour ainsi dire que le prologue, qui va se dérouler. Suivons comme nous pourrons l’auteur dans sa marche gigantesque. […] Le thème principal qui en domine l’ensemble, apparaît d’abord chanté par Saint-Bris seul ; c’est une grande adresse de la part du compositeur, d’avoir ainsi familiarisé d’avance l’auditeur avec le caractère solennel d’une mélodie, qui développée plus tard et présentée avec tout le luxe musical dont elle est susceptible prend, sans rien perdre de sa majesté, un aspect si sombre et si terrible.
Extrait musical : Meyerbeer, Les Huguenots, acte IV : « Gloire aux dieux vengeurs », Saint-Bris : Gabriel Bacquier, Ambrosian Opera Chorus, New Philharmonia Orchestra, direction : Richard Bonynge. DECCA 1970.
Quant aux chanteurs, Berlioz ne laisse rien passer de leur « méthode », comme on dit à l’époque, c’est-à-dire deleur façon de chanter : il est sensible à la justesse, au timbre, au respect de la partition et à l’expression dramatique qu’ils insufflent à leur rôle.
En marge des chanteurs qui ont des premiers rôles grandioses, dans ce genre d’opéras en quatre ou cinq actes avec décors et costumes splendides, mise en scène spectaculaire, ballets et effets de foules sur la scène, se sont développés quelques petits métiers que Berlioz a su dépeindre en conteur amusé : ce sont par exemple les « claqueurs », ces personnes appointées pour provoquer à certains moments les applaudissements du public, ou……. Dans ce savoureux dialogue truffé de piques acérées sur le monde de l’Opéra, Berlioz évoque deux autres « métiers » en vogue à l’époque :
J'étais ainsi plongé en de pieuses méditations [sur les affres d’un jeune compositeur pendant les dernières répétitions d’un opéra] quand on frappa légèrement à la porte de mon oratoire. Mon valet de chambre étant en mission dans une cour étrangère, je me demandai si j'étais visible, et sur ma réponse affirmative, je fis entrer.
Une dame parut, fort bien mise et point trop jeune, ma foi ; elle était dans tout l'épanouissement de sa quarante-cinquième année. Je vis à l'instant que j'avais affaire à une artiste ; il y a des signes infaillibles pour reconnaître ces malheureuses victimes de l'inspiration.
[…] « Je venais, Monsieur, vous prier de vouloir bien me recommander à M. Duponchel [le directeur de l’Opéra] : mon intention serait d'entrer à l'Opéra. J'ai été attachée au Théâtre-Italien jusqu'à la saison dernière, et certes je n'ai eu qu'à me louer des excellents procédés de M. Vatel ; mais […] comme mon fils et mes deux filles ont été engagés [à l’Opéra] l'an dernier par la nouvelle direction, à des conditions, je puis le dire, fort avantageuses, je serais bien aise d'y être admise, et je ne chicanerai pas sur les appointements. — Vous oubliez, je le vois, que MM. les directeurs de l'Opéra n'ayant que des connaissances excessivement superficielles et un sentiment très vague de la musique, ont naturellement au sujet de notre art des idées arrêtées, et qu'ils font en conséquence peu de cas des recommandations, des miennes surtout. Pourtant, veuillez me dire quel est votre genre de voix. — Je ne chante pas. — En ce cas, j'aurai bien moins de crédit encore puisqu'il s'agit de danse. — Je ne danse pas. — C'est seulement parmi les dames marcheuses que vous désirez être admise ? — Je ne marche pas, Monsieur, vous vous méprenez étrangement. (Souriant avec un peu d'ironie.) Je suis Mme Rosenheim. — Parente du pianiste ? — Non, mais Mmes Persiani, Grisi, Alboni, MM. Mario et Tamburini ont dû vous parler de moi, car j'ai, depuis six ans, pris une bien grande part à leurs triomphes. J'avais eu un instant la pensée d'aller donner des leçons à Londres, où l'on est, dit-on, assez médiocrement avancé ; mais, je vous le répète, mes enfants étant à l'Opéra..., et puis la grandeur du théâtre ouvert à mon ambition... — Excusez mon peu de sagacité, Madame, et veuillez enfin me dire quel est votre genre de talent. — Monsieur, je suis une artiste qui fit gagner à M. Vatel plus d'argent que Rubini lui-même, et je me flatte d'amener aussi sur les recettes de l'Opéra une réaction des plus favorables, si mes deux filles, qui déjà s'y sont fait remarquer, profitent bien de mes exemples. Je suis, Monsieur, jeteuse de fleurs.
[…]
— Monsieur votre fils est-il aussi dans les fleurs? — Oh! pour mon fils, il excite l'enthousiasme d'une autre façon : il a une voix superbe. — Alors, pourquoi son nom m'est-il encore inconnu? — Il n'est jamais sur l'affiche. — Il chante, cependant? — Non, Monsieur, il crie. — C'est ce que je voulais dire. — Oui, il crie, et sa voix a bien souvent, dans les circonstances difficiles, suffi pour entraîner les masses les plus récalcitrantes ; mon fils, Monsieur, est pour le rappel.8 »
Autre « obligation » à laquelle Berlioz devait se soumettre : faire le compte rendu des concerts parisiens. Il y avait les concerts qui l’émouvaient et ceux qui l’ennuyaient.
Les premiers concerts à évoquer sont ceux de la Société des concerts du Conservatoire. Depuis sa création, en 1828, cette société propose 6, 7 ou 8 concerts par an, entre février et mai. Formée au départ d’élèves et anciens élèves du Conservatoire, et, si nécessaire, de professeurs de l’institution, elle permet aux jeunes instrumentistes de s’exercer à leur futur métier en public, tout en offrant des programmes de qualité9.
Dès le début, Habeneck, le premier chef d’orchestre, introduit des œuvres symphoniques de Beethoven. Pourtant, c’est une musique très novatrice et le public doit se former l’oreille. Mais l’habitude sera vite prise et à chaque concert ou presque, on entendra du Beethoven.
C’est là que Berlioz découvre le « monde nouveau en musique » incarné par ce compositeur révolutionnaire qui va l’influencer profondément et ainsi lui permettre de s’aventurer à son tour dans de nouvelles voies d’expression musicale.
Dans les nombreux comptes rendus des concerts de la Société des concerts du Conservatoire, Berlioz ne ratera jamais une occasion de vanter la qualité exceptionnelle de l’orchestre et de souligner le génie de Beethoven.
2e séance de la Société des concerts
Dimanche 28 Janvier 1849
C’est ce qu’il fait, par exemple, à l’occasion du deuxième concert de la saison 1849 de la Société des concerts, profitant de ce que le programme propose d’entendre une symphonie de Beethoven et une de Haydn pour expliquer de façon très claire, très imagée et très amusante la « distance énorme » qu’il y a entre ces deux compositeurs10 :
Je ne crois pas que le compte rendu de cette séance puisse occuper longtemps l'attention de mes lecteurs (on suppose toujours qu'on a des lecteurs). Le concert a été charmant, c'est le cas de le dire, et l'orchestre a fait des miracles, surtout dans l'exécution de la première symphonie de Beethoven. Il faut entendre nos violons, les voir voler à tire d'ailes dans le scherzo de cette œuvre, pour croire à la possibilité de nuances pareilles obtenues de trente archets à la fois. C'est inouï. Je ne parle pas de ce trait qui serpente au travers de l'harmonie des instruments à vent, léger et rapide comme un souffle de la brise : on sait, en fait de mécanisme, de quoi nos violonistes sont capables. D'ailleurs ceci ne présente pas en soi de bien grandes difficultés ; c'est la délicatesse de ce legato qu'il faut louer, car il y a vingt manières d'exécuter correctement un tel passage, vingt manières passables ; celle-ci est la bonne, l'excellente, la merveilleuse. Le public transporté a redemandé le scherzo. Cette symphonie fut le point de départ de Beethoven. Elle est plus petite dans la forme, moins grande de style que celles qui l'ont suivie ; elle est même étrangère aux sublimes aspirations devenues plus tard familières à l'auteur, c'est incontestable ; telle qu'elle est pourtant, combien nous la trouvons supérieure à celle en sol majeur de Haydn (la 51e) qu'on a entendue dans la même séance ! Nous sommes bien loin de manquer de respect pour le génie de Haydn, plus loin encore de méconnaître l'art admirable qu'il y a dans cette même œuvre, dont l'andante est délicieux ; mais, en somme, il est impossible de méconnaître la distance énorme qui sépare la première symphonie de Beethoven de la 51e de Haydn. On trouve d'une part l'allégresse, le sang chaud, la force, le brillant regard de la jeunesse et une certaine virtuosité dans la manière d'employer l'orchestre ; de l'autre, on reconnaît la tranquillité, la sagesse, le calme de l'âge mûr, un peu trop mûr, et une pratique réservée des ressources instrumentales, comparable au jeu des anciens clavecinistes. La symphonie de Beethoven est fière, élégante ; elle marche droit, la tête haute ; elle commande l'attention. Celle de Haydn est plus humble ; elle s'avance modestement ; son regard est respectueux ; elle ose à peine élever la voix ; elle s'insinue ; elle est d'avance résignée à passer inaperçue et pleine de reconnaissance pour les honnêtes auditeurs qui voudront bien l'écouter. C'est de la musique de table, écrite pour faciliter la digestion du prince d'Esterhazy, le patron de Haydn. Le premier morceau était pour le bœuf rôti, l'andante pour le gibier, le menuet pour les entremets sucrés, et le finale pour le dessert. Le dernier accord frappé, le prince envoyait un verre de tokai à son maître de chapelle, quelques bouteilles de vin du Rhin aux exécutants, et se levait en faisant à tous un signe de satisfaction protectrice. Il me semble que les choses devaient se passer ainsi ; d'où l'on peut induire, sans m'offenser bien gravement, qu'elles se sont passées tout autrement.
Ceci nous fait comprendre sans peine que Beethoven ait produit neuf symphonies, quand Haydn en a écrit cent dix-sept. Cent dix-sept symphonies !! Cela fait trembler comme les Mille e tre de Leporello, ou comme les cent soixante-dix opéras de Paisiello. Une si foudroyante fécondité a quelque chose d'éblouissant au premier abord. Que de richesses ! quelle abondance ! quelle profusion ! C'est une inspiration à jet continu, une pluie d'idées ! Sous ces plumes infatigables, les mélodies s’amoncellent donc touffues et pleines de sève, comme tombent sous la faux les brins d'herbe d'une grasse prairie !... Oui, mais comme ces brins d'herbe aussi elles se fanent ; et se faner signifie devenir du foin. On ne coupe pas les chênes avec une faux. Et puis nous avons encore (fâcheuse comparaison !) ces diables de lapins qui font tant de petits, quand les lions en font si peu.
N'importe ! cent dix-sept symphonies, c'est un beau denier ; et si le prince d'Esterhazy les a toutes entendues, il faut qu'il ait été doué de facultés digestives peu ordinaires. Il est vrai qu'il dînait tous les jours, et qu'il en consommait peut-être plus d'une à chaque repas.
Extrait musical : Beethoven, Symphonie n° 1, « Menuetto (Allegro vivace) & Trio », Wiener Philharmoniker, Wilhelm Furtwängler direction. EMI 1986.
Mais, pour un concert que Berlioz apprécie, combien nombreux sont ceux qui l’auront ennuyé :
Jamais, ce me semble, Paris n’a tant cru s’occuper de musique ; jamais, par conséquent, la tâche des malheureux critiques ne leur a semblé plus rude, plus fatigante, plus difficile, plus décourageante, plus détestable, plus sotte et plus inutile. C’est une pluie d’albums, une avalanche de romances, un torrent d’airs variés, un cataclysme de fantaisies, une trombe de concertos, de cavatines, de scènes dramatiques, de duos comiques, d’adagios soporifiques, d’évocations diaboliques, de sonates classiques, de rondos romantiques, fantastiques, frénétiques, fanatiques, fluoriques. (Pour l’intelligence de ce dernier adjectif, consultez les éléments de chimie de Thénard ou de Gay-Lussac, vous trouverez que l’acide fluorique est un poison affreux, dont l’action corrosive est si forte qu’il ronge en fort peu de temps les fioles dans lesquelles on essaie inutilement de le conserver.)11