Par Andréa Deslacs
Heaven Forest
Tome 1
Edité par :
Hydralune,
La Fabrique à Chimères
Darkwood
Heaven Forest - Tome 1
© Andréa Deslacs.
ISBN 9782322114214
Dépôt légal : septembre 2016
Hydralune, la Fabrique à Chimères
2, rue Horace Bertin, 13005 Marseille
Alouette, gentille alouette. Alouette, je te plumerai.
Je te plumerai les ailes, je te plumerai les ailes !
Et la tête ? Et la tête.
Alouette ? Alouette.
Alouette, gentille alouette. Alouette, je te plumerai.
Pour les Hydres lunaires de la fabrique à chimères,
les Bahamutiens du Val d’Ether,
les Grenouilles de la Mare,
les Conteurs de l’Orée,
un infini merci !
La chienne à ses pieds gronda.
Lancet n’en tint pas compte. Il poursuivit la lecture du journal ramassé un peu plus tôt sur le banc où il s’était installé. L’article portait sur le lancement du paquebot transocéanique, le Breytainic, prévu d’ici à la fin du mois d’octobre 1889. L’information ne l’intéressait pas particulièrement, mais il fallait bien tuer le temps. Le grognement de l’animal gagna en intensité, alors il délaissa enfin sa page pour voir ce qui causait la colère sourde de la bête. La chienne ne montrait pas encore les crocs, mais elle s’était redressée, les oreilles en arrière, les muscles contractés. Son pelage noir se hérissait un peu plus chaque seconde. Il soupira, abandonna une fois pour toutes son journal et plaqua une main autoritaire sur son échine. Le geste visait moins à la rassurer qu’à l’empêcher de se jeter sur l’un des nombreux passants de la rue.
Il était assis à vingt yards de l’arrière de la gare centrale de Darkwood. Or, en ce lundi après-midi, six heures, la fin des cours avait sonné depuis longtemps et les enfants du voisinage jouaient sur les trottoirs. Les vauriens se poursuivaient en zigzaguant entre les livreurs et les manœuvres occupés à transvaser les marchandises en provenance ou à destination des trains. De façon régulière, la porte numéro 4 libérait un flot de voyageurs hagards. Ils erraient le long du trottoir, perdus et surpris devant les hauts bâtiments gris de la capitale du duché. Ils finissaient par suivre les habitués des lieux, des mineurs au pas pressé, et découvraient ainsi la contre-allée qui les menait à la grande place située devant la station ferroviaire. Parmi ces silhouettes confuses ou pressées, aucune ne justifiait l’irritabilité de la chienne. Ni les visages noirs de suie ni même les gueules de travers de certains passagers.
— Qu’as-tu donc remarqué, vilaine ? demanda Lancet à mi-voix.
Il balaya une nouvelle fois les environs du regard et accorda toute son attention au moindre détail. Deux conducteurs d’attelage s’insultaient pour que chacun cède la priorité aux chevaux de l’autre. Un homme s’escrimait sur la manivelle du moteur de son automobile. Une commerçante au joli fessier remettait en place les beaux fruits de son étalage. Sur le trottoir juste en face, devant un immeuble que Lancet identifia à son fronton comme une annexe de l’université de Hollow College, des jeunes gens bavardaient et s’esclaffaient à vive voix. Lancet se concentra et, les sens aux aguets, il tendit l’oreille pour saisir leurs propos. La bande d’étudiants tentait de détendre un thésard à la robe en soie amarante rehaussée par les trois rangs d’hermine des scientifiques. Vu les rires crispés du futur diplômé, il faudrait plus qu’une plaisanterie salace de la part de ses amis pour chasser ses angoisses.
Le roulement dans la gorge de la chienne gagna en intensité. Le gantelet de cuir noir de Lancet se raidit sur le cou de l’animal. Sa poigne la retint de bondir.
Pourquoi est-elle aussi excitée ?
L’ébène des pupilles de Lancet tomba dans les iris argentés d’un jeune homme blond à moins de quatre yards de lui. Le trentenaire au beau visage fin arborait d’élégants vêtements gris et noirs, il s’appuyait sur une canne ouvragée et se tenait juste à côté du groupe d’étudiants. Le bellâtre fixait Lancet depuis le trottoir d’en face. En se voyant repéré, l’individu lui sourit et lui adressa un salut de la main.
Sans réfléchir, Lancet leva la sienne pour rendre le bonjour amical, puis s’immobilisa à mi-course, stupéfait de sa réaction, lui si méfiant d’habitude. Le blond ne se formalisa pas du geste avorté. Il hocha la tête d’un air entendu, puis reporta son attention sur le thésard et ses compagnons. Il s’immisça dans la discussion et glissa une remarque qui apaisa enfin l’étudiant en toge et qui suscita l’approbation de ses proches.
Le grognement de la chienne descendit d’un cran et Lancet relâcha la pression sur la nuque de l’animal. Sa main se déplaça et il gratta la bête entre les oreilles, ce qui la calma.
— Quel étrange oiseau est-ce là ? murmura-t-il pour eux deux.
Perplexe sur ce qui venait de survenir, il garda son attention braquée sur l’inconnu. Son inattendu élan de sympathie envers cet élégant le surprenait. Éveillait sa curiosité. Rendait sa main fébrile de se refermer sur une arme plutôt que sur du vide, ou sur un cou, mais autre que celui de son animal. Un sourire mauvais pointa sur ses lèvres, dévoila ses dents blanches, souligna son regard désormais brillant. Sa chienne approuva son changement d’humeur et son excitation naissante. Elle battit de la queue et alla frotter sa tête contre les genoux de son maître pour l’inviter à se lever. Il resta cependant assis, pris par ses réflexions :
— Cet homme nous a repérés. Il semble même me connaître. Charmant et honorant ! Que penserais-tu, ma vilaine, si nous allions discuter seul à seul avec ce mignon dans un endroit tranquille ? Après tout, celle que nous étions venus attendre nous a posé un lapin…
Il n’avait pas fini sa phrase qu’une calèche se garait juste en face, lui coupant la vue sur l’annexe de l’université. Il reconnut à son blason le véhicule du fils aîné de l’un des principaux exportateurs de manaschiste de la région, et soupira en avisant le visage de la passagère à travers la fenêtre.
— Ah ! les femmes… si expertes dans l’art de lambiner, puis de s’imposer dès qu’on décide de passer à d’autres réjouissances. Un peu comme toi, hein, fille ? Allez, fini les câlins, vire de mes jambes que je me lève.
La chienne s’exécuta et il se redressa, l’œil toujours aux aguets. Un gentleman brun en costume et haut-de-forme noirs contourna le véhicule, puis ouvrit la portière que Lancet fixait. Sortit du véhicule une magnifique jeune femme rousse dont la robe de soie blanche dévoilait sans honte la gorge et les épaules. La séductrice entreprit de rectifier l’angle de son extravagant chapeau à plumes, le temps que l’aristocrate donne au conducteur quelques instructions, puis revienne lui offrir son bras. D’une mélodieuse voix de soprano, elle s’enquit de la direction à prendre et il répondit en pointant vers le bas de la rue. Ils se mirent en marche tandis que la calèche repartait, dévoilant ainsi que les étudiants et l’étrange blond souriant étaient rentrés dans l’annexe de l’université d’Hollow. Lancet les oublia pour se concentrer sur les deux nouveaux arrivés. Malgré ses habits à la coupe parfaite et son port de tête droit, l’homme paraissait bien pataud et guindé aux côtés de sa fée à la chevelure de flamme et à la provocante robe virginale. Le couple s’éloigna. D’un pas raide pour lui, de danseuse pour elle.
Peu désireux de perdre de vue celle qu’il avait tant attendue, Lancet prit la même direction. Sa chienne sur les talons, il suivit le couple de loin, lorgnant par habitude les porches sombres et les rues perpendiculaires d’où pouvait surgir une menace. Au premier croisement, son œil acéré repéra un tatouage de serpent marin sur le bras d’un matelot au crâne dégarni.
Un Léviathan ?
Lancet ralentit le pas et son regard s’attarda sur l’individu et ses trois compagnons. Un petit blond à droite du marin glissa une remarque à son camarade en désignant du menton deux policiers en patrouille. En réponse, le chauve descendit précipitamment les manches de sa marinière jusqu’aux poignets, ce qui masqua ses tatouages. Un autre type, un roux aux épaules carrées, se tenait aux aguets à leur côté. L’alerte l’avait conduit à jeter un coup d’œil du côté de la gare. Une fois les agents de l’ordre passés, il retourna guetter les ombres de la ruelle derrière eux. Le dernier membre du quatuor, un grand brun à la joue barrée d’une cicatrice sombre, lâcha l’épaule d’un gamin des rues. Il lui remit une enveloppe d’un geste et lui ordonna de s’éloigner.
Quatre membres du Léviathan ? Ici ?
La présence en plein centre-ville de quatre trafiquants du port le surprit tant que seul le coup de museau de sa chienne contre sa cuisse lui évita de heurter un passant. Par la porte numéro 4 de la gare, un nouveau flot de passagers venait d’envahir le trottoir, lui coupant la route. Le voyageur qu’il avait manqué de bousculer lui adressa un regard d’abord courroucé, puis craintif. Peut-être à cause de la fugace contrariété qui s’afficha sur le visage pourtant avenant de Lancet. Peut-être à cause des longues canines blanches et de la taille impressionnante de la chienne grondant entre eux…
Face aux crocs, le voyageur n’osa pas bouger et balbutia une série d’excuses. Lancet ne lui accorda aucune attention, occupé à tourner la tête à droite et à gauche. Sa proie avait disparu : la catin rousse était sans doute entrée avec le nobliau dans l’un des hôtels à proximité. Plus de traces non plus des quatre truands dans leur ruelle. Disparus depuis longtemps le blond et les étudiants.
La foule se dispersa. Devant la sortie de la gare, il ne resta plus que lui, sa chienne et le type bredouillant que Lancet avait manqué de renverser et qui n’avait pas osé partir sans réponse de sa part. Lancet tapota donc l’épaule de ce pauvre hère désolé, en veillant à contrôler sa force pour ne pas lui déboîter le bras. Il nota que son immense sourire aux dents blanches ne rassurait en rien son interlocuteur, cela l’amusa beaucoup. Il ne put alors résister à lancer d’un ton badin :
— Il n’y a pas de mal, l’ami ! Se cogner, ça arrive tous les jours à Darkwood ! Bienvenue d’ailleurs dans notre port minier ! Ici, sur la terre où les sols regorgent de manaschiste. Ici, sur la Terre où rien n’est ce qu’il paraît être de prime abord… Oui, bienvenue en Heaven Forest, étranger.
~ Lundi, mardi, mercredi ~
Le trajet s’avérait épouvantable et sans fin. Épuisé, Rhys passa une main dans ses courts cheveux bruns et plaqua son front contre la fenêtre de la cabine du train. Dehors s’étalait un paysage gris et morne de bruyère. Il défilait à toute vitesse dans le souffle haletant des pistons. Le jeune homme ferma les yeux, focalisé sur le contact apaisant du froid de la vitre contre sa peau. Il soupira.
Dire que je voyage depuis l’aube… songea-t-il avant de se laisser emporter par le tournoiement affolant des roues de la locomotive lancée à plus de trente-cinq miles par heure.
Il avait en effet pris le départ, en ce lundi, sur le coup de trois heures du matin. La voiture, dans laquelle il était monté, était sous-divisée en petites cabines à deux bancs en vis-à-vis, soit six places assises. Au moment de ranger sa valise dans les filets au-dessus de sa tête, il s’était retrouvé seul et avait choisi de s’installer contre la fenêtre dans le sens de la marche.
En cours de matinée, son train avait marqué un arrêt imprévu dans une gare de campagne. Rhys avait étendu les jambes sur sa banquette afin de patienter de façon confortable. Puis, ils étaient repartis. Pour à peine deux heures, malheureusement. Une seconde pause était survenue en pleine nature et le temps s’était écoulé avec lenteur. Midi était passé, la locomotive avait redémarré. À la troisième immobilisation sur les rails, Rhys avait poussé un gémissement désespéré. Du fait de la présence de quelques voyageurs, montés en cours de route dans son wagon, dont un vieillard assis en face de lui, il ne pouvait plus se mettre à son aise. Dans la gêne des regards muets échangés et la chaleur que générait la promiscuité, trois heures entières s’étaient égrenées, l’aiguille de la montre empiétant alors sur l’heure de prendre le thé.
Les contrôleurs, d’un air désolé, avaient expliqué que des trains étaient restés bloqués dans les tunnels du Cratère suite à des pannes mécaniques. Tout le réseau en avait pâti.
Darkwood, sa destination, se situait dans le duché exclavé de Heaven Forest. La région se situait dans la partie ouest de l’île principale de l’archipel de Double Breytain. Isolée du reste du pays par un arc de cercle de hautes crêtes, cette terre boisée s’ouvrait de l’autre côté sur l’océan. Pendant longtemps, la voie maritime avait été la seule empruntée par les commerçants et les rares voyageurs pour s’y rendre. Avec, trois décennies plus tôt, le percement de six longs tunnels ferroviaires à travers le massif du Meteorite Crater, une nouvelle ère s’offrait aux habitants. La richesse en combustible fossile des sous-sols de la contrée intéressait la capitale et ses usines. Région autarcique jusqu’au milieu du XIXe siècle, le duché s’ouvrait désormais au monde.
Quant à la locomotive de Rhys, elle avait finalement redémarré avec un sifflement triomphant au bout de plus d’une heure. Rhys aurait dû atteindre sa destination depuis le milieu d’après-midi. Quand on voyageait loin, on savait à peu près quand on partait, mais jamais vraiment quand on arrivait. S’il parvenait à Darkwood avant que les cloches ne sonnent les sept heures du soir, il se sentirait béni.
Sa cabine s’était progressivement vidée lors de cette seconde partie du trajet. Il se trouva seul pendant les six interminables nuits qui signèrent son passage sous la chaîne montagneuse. Dans cette pénombre, que les ampoules jaunes du wagon ne rendaient que plus inquiétante, il s’endormit d’instinct, évitant ainsi un sentiment de claustrophobie. À son réveil, un ciel gris avait remplacé la pierre des tunnels, de hauts arbres s’élevaient par la fenêtre et un long sifflement annonçait l’arrivée dans la première gare de Heaven Forest.
Les retards accumulés sur la ligne redirigèrent de nombreux travailleurs et mineurs vers ce véhicule providentiel. Quelques gisements d’importance se situaient près des voies et, en moins de deux arrêts, son compartiment se retrouva bondé.
Quand va-t-on enfin arriver ? se demanda-t-il avec une pointe de désespoir.
Malgré sa volonté de se perdre dans le contact froid de la vitre et dans le vacarme extérieur de la locomotive, il ne parvenait pas à se laisser hypnotiser par le paysage. Impossible d’oublier qu’il était désormais tassé au bout de sa banquette, là, collé contre la fenêtre. Il ignorait comme il le pouvait le brouhaha des discussions dans la cabine et les gloussements gras de son nouveau voisin de siège. Rhys sentit son genou droit bousculé par l’un des individus debout dans le compartiment. L’homme s’excusa et, afin d’améliorer son équilibre, adjoignit une seconde main à l’une des poignées qui pendaient depuis le plafond bas. Malgré cette précaution, les cahots de la voie malmenaient les passagers debout, qui parfois se retrouvaient propulsés vers les cinq personnes assises.
Cinq, car à part Rhys coincé contre la vitre, personne n’avait pu prendre place à droite de l’immense ouvrier chauve, avachi à côté de lui. Rhys redoutait que la banquette finisse par céder sous le poids de ce géant aux vêtements gris de suie. À coup sûr, l’homme pèserait encore plus lourd à sa sortie du train, car il possédait un appétit d’ogre et dévorait à pleines dents l’opulent contenu d’un grand panier de victuailles. Il buvait au goulot, ce qui amenait son vin bon marché à l’odeur écœurante à ruisseler sur la peau jaunâtre de son cou. Quand il ne se remplissait pas la panse, il postillonnait gaiement en riant aux blagues de ses deux amis debout devant lui. Son double menton dansait au rythme de ses éclats d’hilarité et la graisse de ses monstrueux bourrelets tapait alors rudement dans le flanc de Rhys. L’ouvrier n’avait pas l’air de s’apercevoir de la gêne qu’il lui occasionnait. Quand Rhys voulut enfin s’en plaindre, le géant se tourna vers lui pour le prendre à témoin de l’un de ces « bons mots ». Le jeune homme crut périr sous le souffle à l’haleine avinée. Il opina vilement du chef et se tassa près de la fenêtre avec l’espoir qu’on le laisse désormais tranquille. Le front contre la vitre, il tenta de retrouver un peu d’apaisement dans la contemplation du paysage monotone.
Sans y parvenir.
Même si son éducation l’enjoignait à faire preuve de retenue, il ne pouvait s’empêcher d’observer la famille qui avait pris place dans le compartiment lors de l’arrêt précédent. Il était sûr que la gamine, assise en face de lui, le dévisageait. Avec son chapeau rond vissé bas sur le front, ses mèches devant le regard et son châle rouge enroulé jusqu’à hauteur de nez, il ne pouvait croiser les yeux de la petite, mais il demeurait persuadé qu’elle le fixait. Il tenta de sourire à cette enfant timide, mais il ne parvint qu’à la faire se ratatiner davantage. Sa sœur, par contre, ne se privait pas de remuer sur son siège et de jacasser d’une voix suraiguë. Sans doute pour l’amener à se taire, sa mère, une paysanne à la robe en jute brun, déballa de quoi goûter. La bavarde cessa ses commentaires pour se jeter sur son encas. Le second enfant se vit remettre une grosse miche de pain, mais n’osa pas la grignoter. Rhys lui adressa un signe de tête pour l’encourager. Sans succès. La mère nota sa tentative amicale et lui demanda si elle pouvait lui offrir quelque chose à manger. Il refusa d’un mot poli. Tandis que la première fillette répandait des miettes partout, l’autre tenait toujours son goûter en mains.
— Plus qu’une gare avant Darkwood, indiqua un voyageur à l’ami debout à ses côtés.
À ces mots, le petit chapeau en face de Rhys se redressa. Les doigts enfantins remontèrent le rebord de la coiffe, chassèrent les cheveux de son front et tirèrent l’étole rouge vers le bas de son cou. Une bouche emplie de dents pointues s’ouvrit en grand pour mordre dans le pain. Une lueur de plaisir jaillit dans l’œil unique et central du visage de celui qui s’avérait un garçonnet.
Choqué, Rhys ne put s’empêcher de battre de paupières, mais au moins retint-il une exclamation de stupeur ou d’horreur. Son éducation soignée faisait honneur au réputé flegme breytain de son peuple, et il resta lèvres closes. Dès lors, il feignit d’ignorer qu’il se tenait devant une sorte de petit cyclope, et veilla à ne pas dévisager ni à se détourner de façon trop ostentatoire de l’enfant anormal.
Il accueillit avec joie l’arrivée dans la gare suivante. Peut-être que le flot montant et descendant de passagers permettrait d’apporter quelques divertissements ou du soulagement à sa nervosité.
Par malheur, la famille ne quitta pas le train à cet arrêt-là ni aucun des ouvriers de leur cabine. En revanche, un petit homme difforme et trapu de moins d’un mètre de haut s’extirpa d’entre les personnes compactées dans le couloir afin de pénétrer dans leur compartiment, espérant sans doute y trouver un peu plus de place. Aucune réaction particulière ne vint du nouveau venu en découvrant la présence du cyclope, et sincèrement, Rhys ne s’était pas attendu à ce qu’il en manifestât. De toute manière, dans le wagon, nul ne paraissait très ému par les traits singuliers du garçon abâtardi. Inutile d’imaginer un signe d’étonnement ou une attitude interrogative de la part du glouton stupide assis à ses côtés. Ses deux compagnons, aux jeux de mots éculés, n’avaient pas l’air plus choqué par l’œil unique de l’enfant que par les dimensions colossales de leur ami ou par celles, réduites, du nouveau voyageur.
Rhys avait entendu des rumeurs au sujet des effets mutagènes de l’exploitation du manaschiste sur la population de la région de Heaven Forest. Pour une fois, les ragots correspondaient à la réalité. Vu le comportement accommodant des passagers du coin, côtoyer des personnes aux allures si singulières ne relevait pas d’une exception. Ces individus difformes s’avéraient-ils féconds ? Risquait-on d’ici plusieurs générations de ne plus croiser que des êtres semblables – voire encore plus inhumains – dans les trains du duché ? Rhys se posa la sinistre question. Au nom de l’argent dégagé par l’exploitation du manaschiste, et surtout à cause des incroyables propriétés de ce combustible fossile, pouvait-on accepter de telles conséquences sur les gens ?
Il balaya d’un coup d’œil circulaire les occupants de la cabine. Ils riaient, s’interpellaient, bavardaient chaleureusement. Ils avaient l’air heureux. Alors, après tout…
Il réprima cependant un frisson. Il songea qu’avec sa nomination à Darkwood, lui-même allait se retrouver à vivre et à fonder un jour une famille dans cette région sinistre où la santé publique passait au second plan derrière les intérêts économiques et collectifs. Le manaschiste… Leur train en utilisait pour s’élancer à cette vitesse démente sur les rails, les ampoules des plafonniers de la première classe en contenaient sans doute aussi. Celles de la cabine étaient éteintes à cette heure, et Rhys se perdit de nouveau dans la contemplation du paysage. Les premières fumées noires apparurent dans le ciel morne, puis se dressèrent les cheminées de quelques maisons aux pierres anthracite. Les gisements de manaschiste étaient rares au monde. On comptait à peine une soixantaine de sites d’exploitation à travers tout l’Irop, l’Asfri et l’Alsi. Plus que l’or, il faisait la fortune de ceux qui en découvraient sur le Nouveau Continent ou sur les îles lointaines de Maréanie.
Ici, dans la région de Heaven Forest, il abondait presque à fleur de sol, même si les couches superficielles ne donnaient qu’un minerai de basse qualité, d’une couleur grisâtre. Des strates plus profondes, on tirait des éclats blancs, plus précieux. Les propriétés de cette matière avaient révolutionné la planète entière depuis qu’on s’était lancé dans son exploitation massive, trente-cinq ans plus tôt. Le XIXe siècle avait commencé sous les auspices du dieu charbon, produit cousin de la tourbe. Aux Pays-Unis, on avait donné un sens à la fée électricité en s’en servant pour l’éclairage, mais encore fallait-il alimenter en énergie les fours des turbines et des dynamos qui la généraient. Quelques savants avaient vanté les qualités d’une huile épaisse et noire qui s’appellerait le pétrole, ou un nom dans le genre, Rhys ne s’en souvenait plus. Cependant, ce nouveau produit avait vite été abandonné, balayé par la découverte des propriétés exceptionnelles de l’ange manaschiste. Quelques grammes à peine brûlaient d’une façon constante et puissante pendant des heures. Sa combustion engendrait des vapeurs âcres, lourdes et noires. Il générait cependant plus de chaleur et d’énergie que n’importe quelle autre substance. Il était stable, léger, facile à transporter sous forme de galettes, aisé à transformer en huile ou en un matériau lisse et solide dont on se servait de plus en plus pour créer des objets du quotidien. En cette fin de siècle, désormais surnommé siècle de la Vapeur et de l’Éclat, le manaschiste s’était imposé sur tous les continents. Son coût et les difficultés de son approvisionnement l’amenaient encore à côtoyer le charbon et l’électricité hydraulique dans les chaumières du reste du pays, cependant, les perspectives que ce minerai ouvrait paraissaient infinies.
Sans prix.
Sauf celui de la vie ? Rhys ne put réprimer un nouveau coup d’œil aux occupants de la cabine et à leur corps déformé.
— On arrive en ville ! cria la sœur du cyclope en pointant vers la fenêtre.
Rhys ramena son attention vers l’extérieur. Pris par ses réflexions sur la marche du monde, il n’avait finalement pas accordé beaucoup d’attention aux modifications du paysage. Il se souvenait vaguement de hameaux isolés et de maisons perdues dans la forêt. À présent se dressaient des habitations déglinguées et agglutinées, amalgames de planches ternes et de pierres sombres mal taillées. La variété de leurs matériaux et leur aspect misérable témoignaient de l’anarchie la plus totale des quartiers champignons qui grandissaient en périphérie des capitales ducales. Puis, ils entrèrent dans les quartiers plus anciens de la ville de Darkwood. Les rails s’engouffraient entre des immeubles de trois étages aux façades sobres et noircies.
Le long sifflement de la locomotive s’éleva. On arrivait enfin en vue du terminus. Déjà bruyante et dense, la foule dans le wagon sembla prise de fébrilité. Rhys se serra dans son long manteau et se colla davantage contre la vitre. Il allait finir avec le visage couvert de cendre à cause des fumées qui traversaient les joints lâches de la fenêtre. Dans un crissement de roues contrariées, le train à grande vitesse freina. Les derniers yards alternèrent entre ralentissements brutaux et glissades vers l’avant. Les personnes debout manquèrent plusieurs fois de choir. Excuses et rires résonnaient de toute part. Les gens étaient heureux et soulagés d’arriver, enfin.
La gare principale de Darkwood était bâtie sur une légère butte au cœur de la ville. En consultant à l’avance une carte, Rhys avait noté la position stratégique du bâtiment. Au sud et à l’est s’étendait toute une zone résidentielle et commerciale, sans compter la prestigieuse université de Hollow. Au nord, la principale mine de la région bénéficiait d’une ligne spéciale de rails qui la reliait directement à la gare centrale, aussi bien pour transporter ses employés que pour conduire ses marchandises vers le port.
La ville s’enorgueillissait de son trafic maritime et les embarcadères ne se trouvaient pas loin de la gare, juste au bout de la grande avenue à l’ouest qui descendait vers l’océan. Le commerce dans la région était d’autant plus florissant qu’en échange de ses navires aux cales pleines de manaschiste, des merveilles venues de tous les continents affluaient ici.
Bien entendu, la plupart des pierres de manaschiste tirées des entrailles du duché étaient d’abord destinées aux besoins des habitants de l’empire de Double Breytain. Mais Darkwood vendait son minerai aussi bien à ceux nés sur leur très cher archipel qu’à ceux vivant de l’autre côté de la Tranche ou dans les lointaines colonies. On exportait même vers des pays amis ou bons payeurs une partie des pierres de qualité inférieure.
Comme Rhys avait grandi et exercé dans des villes de moindre importance, il ne put manquer de s’interroger sur l’étendue de Darkwood en voyant que leur train n’arrivait toujours pas à quai. La cité avec ses hautes demeures lui sembla immense. Peut-être sa taille égalait-elle celle de Thames, la capitale impériale située au sud-est ? La mégalopole portuaire de Darkwood serait désormais sa nouvelle maison, son nouveau… terrain de chasse ?
La locomotive parvint enfin en gare dans un hoquet de sifflements et d’effroyables bruits de pistons à bout de souffle. Rhys laissa les autres voyageurs descendre. Il avait besoin d’air, besoin d’être seul. Il ramassa dans le filet au-dessus des banquettes sa petite mallette. Celle qu’il avait refusé de placer en wagon bagage avec le reste de ses affaires. La valisette ne contenait rien de très précieux, juste quelques bricoles et souvenirs de sa vie passée à Soontime. Son existence dans la campagne du Sud avait été douce, tandis qu’il appréhendait ce qui l’attendait dans ce nouvel univers de l’Ouest urbain.
Il boucla son grand manteau brun, d’autant que le froid automnal était vif sous cette latitude. Il vissa son chapeau melon sur le haut de son crâne et descendit sur les quais. Ces derniers restaient bondés. Il dut patienter pour accéder au wagon des bagages et s’aperçut qu’on avait largué sans ménagement ses trois malles au-dehors. Il en conçut une vive irritation. Au moins, personne ne les lui avait volées ! Cela aurait été un comble ! Il se sentit trop fatigué pour sourire à cette pensée. Dans le lointain, des cloches sonnaient. Il se fixa sur le timbre d’un unique carillon et compta dix-neuf coups. Abattement et épuisement tombèrent sur ses épaules.
— Vous avez votre billet pour vos bagages ? Vous voulez que je vous les fasse porter quelque part, monsieur ?
Un adolescent d’une quinzaine d’années, en livrée de porteur, s’adressait à lui. Rhys tendit le ticket prouvant la possession de ses malles. Le jeune homme opina après avoir procédé à une vérification et commença à réitérer sa seconde question, puis s’arrêta en pleine phrase.
— Souhaitez-vous que je vous fasse appeler un cocher à l’extérieur de la gare et que j’y fasse installer vos malles ? s’enquit-il avec un bon sens que Rhys se promit de récompenser d’un bon pourboire.
Il hocha simplement la tête. Ses mouvements lui parurent lents, ses muscles lourds. De plus, ses yeux et sa gorge le grattaient. Sans doute un effet de l’air pesant et pollué de la ville.
— Attendez-moi devant l’entrée numéro 4, proposa le jeune livreur. À cette heure, elle est plus tranquille que la porte principale ; nous ne gênerons personne en montant vos bagages dans une calèche. Je m’occupe de tout, monsieur.
Rhys murmura un remerciement et du soulagement devait se lire dans ses yeux bleus. Il adressa au jeune homme un signe d’accord et glissa une première pièce dans sa main avec la promesse d’une seconde, une fois sa tâche achevée.
Rhys traversa comme dans un rêve éveillé le hall de la gare, populeux et agité. Trouver la bonne sortie ne s’avéra pas très difficile et il émergea dans une rue assez calme. Il s’étonna de respirer plutôt facilement. Soit les maisons du quartier bénéficiaient de l’électricité issue du manaschiste, soit les cheminées du centre-ville semblaient mieux ramonées que celles des faubourgs extérieurs. Peut-être aussi que le vent frais en provenance de la mer chassait plus loin une partie de la pollution aérienne. En ce mois de septembre, le soleil dardait encore quelques rayons rouges à cette heure tardive. Il ferma les yeux et se laissa bercer par ces derniers rais de chaleur.
Voilà, il était arrivé dans son nouveau chez lui.
— M’sieur ! M’sieur !
Ses paupières papillonnèrent. Alors qu’il s’attendait à découvrir le jeune porteur et le coche à ses côtés, il ne vit nulle calèche parmi les rares véhicules qui circulaient devant la porte annexe de la gare. L’appel provenait d’un garçonnet âgé d’une dizaine d’années. Une casquette en biais surmontait sa chevelure brune mal coiffée. Son gilet, trop grand pour lui, béait sur une chemise blanche et laissait voir les lacets de son pantalon court. L’enfant braquait ses yeux clairs sur lui et brandissait une enveloppe. Rhys tendit la main pour s’en saisir.
— M’sieur !
Le gamin le dépassa, effectua un véloce demi-tour et s’arrêta devant la personne qui venait juste de passer derrière Rhys.
— Pour vous ! expliqua le porteur de la missive à l’inconnu.
— Pour moi ? s’étonna l’interpellé. Merci, mon garçon.
L’homme adressa un sourire au petit coursier et récupéra le courrier. Il lut l’inscription à son dos, hocha la tête, puis retourna le pli. Aucun cachet ne scellait la lettre. Le gentleman cala son élégante canne en métal ouvragé sous son bras afin de libérer ses mains, puis il retira d’un geste expert ses gants et les glissa dans ses poches. Il enfila alors un doigt dans la fente prévue sur le côté de l’enveloppe. Il la déchira et prit connaissance de son contenu.
— Qu’est-ce que…
Dans un mouvement surpris, l’homme pivota à cent quatre-vingts degrés : le garçonnet avait disparu. Sa brutale rotation amena les pans de son long manteau à fouetter violemment les jambes de Rhys. Le bout de la canne frappa sa rotule et le coup lui arracha un cri tandis qu’il ployait. Il lança les mains vers l’avant et attrapa l’avant-bras droit de l’inconnu pour s’empêcher de tomber, ce qui déstabilisa à son tour l’individu. Il leur fallut une seconde pour rétablir leur équilibre mutuel.
— Pardon, je suis confus !
— Ce n’est rien, l’excusa Rhys alors qu’ils mettaient fin à leur embrassade accidentelle.
Il entreprit de réajuster sa tenue : il réaligna les plis de son manteau brun au-dessus de sa chemise et repositionna son chapeau melon qui avait glissé lors du heurt. L’inconnu par contre ne s’était pas occupé de son apparence, son regard gris balayait la rue.
— Disparu… souffla-t-il. Une vraie ombre.
— Il aura déjà reçu sa pièce pour vous donner ce courrier, suggéra Rhys en ramassant l’enveloppe.
Elle avait échappé aux mains de son propriétaire lors de leur bousculade. Elle n’avait aucune particularité à part la blancheur parfaite de son papier et le tracé élégant de deux mots à l’encre d’un violet sombre. Else Other, quoi que cela puisse signifier.
— Mon fils, lui, se serait fait tout d’abord payer pour apporter cette lettre, puis aurait soutiré un pourboire à la personne à qui il l’aurait remise. Un vrai diable. Merci, s’acquitta-t-il en récupérant son bien tendu par Rhys.
L’inconnu lui adressa un grand sourire et soudain, une crispation vint animer d’un spasme l’une de ses paupières. Ils se dévisagèrent.
Tous deux portaient des manteaux aux coupes similaires, mais brun pour Rhys et d’un mélange élégant de gris argenté et de noir profond pour l’autre. La matière du vêtement du passant semblait également plus lourde et résistante. Au gilet et à la chemise écrue de Rhys répondaient une sous-veste d’ébène avec des boutons bombés à l’éclat poli ainsi qu’une chemise dentelée d’une blancheur impeccable.
Au-delà de leurs tenues qui témoignaient d’un décalage de niveau social, mais d’un certain goût commun, Rhys se sentit troublé par le visage de son… alter ego ? Un passant aurait pu croire, en les voyant côte à côte, à deux cousins ou à deux frères.
Si semblables et pourtant si différents…
Tous deux paraissaient âgés d’une trentaine d’années. Leur taille était comparable, cependant Rhys présentait une silhouette quelconque tandis que l’allure de l’inconnu s’avérait plus élancée et ses mouvements plus graciles. Ils étaient imberbes tous les deux alors que l’usage dans le Sud-Ouest prônait la moustache ou le bouc. Ils arboraient presque les mêmes formes de nez, de sourcils, de bouche, de contour des joues et du menton. Néanmoins, les traits de son vis-à-vis relevaient d’une délicatesse et d’une perfection du grain qu’il ne possédait pas.
Rhys était fier de ses cheveux châtain clair très fins, mais à cause des affres de la mode, la gomina et sa coupe tirée en arrière sous son chapeau ne lui rendaient pas justice face à l’aspect aérien de la tignasse blonde de son interlocuteur. Ce rideau doré cascadait librement jusqu’au haut de ses épaules et aucune mèche ne venait barrer son front même quand présentement il inclinait la tête, absorbé dans leur contemplation mutuelle.
Le sourire permanent de l’inconnu et la flamme douce dans ses yeux gris pur éclairaient son visage pâle. Rhys avait une peau aussi blanche, mais, chez lui, elle invitait à croire qu’il travaillait nuit et jour dans de sombres bureaux poussiéreux. De plus, il se sentait actuellement si fatigué que sa bouche aux coins immobiles devait lui conférer un air réservé, voire morne. Que de différences induites par le jeu d’un simple pli des lèvres !
S’ils avaient vraiment été frères, leur mère aurait vibré d’amour pour un fils aussi beau que le blond et Rhys n’aurait jamais tenu la comparaison. Les sœurs de leurs amis se seraient languies pour cet élégant au visage ouvert. Cet homme devant lui incarnait ce qu’il aurait pu être en naissant avec une sublimation de son propre physique.
— Vous avez des yeux magnifiques. Ensorcelants.
Rhys sursauta.
Il ne s’attendait absolument pas à ce type de commentaire de la part de cet inconnu qui lui paraissait tant supérieur. Le blond sembla réaliser ce qu’il venait de murmurer, en public, avec un air conquis. Il éclata de rire. Un rire franc, brillant, spontané, aussi musical que le timbre doux de sa voix.
Il plaça le dos de sa main devant sa bouche et son nez afin de contenir son hilarité. Cependant, de l’amusement dansait toujours dans ses yeux gris limpides.
— Je suis désolé de ma réflexion ! Je suis tête en l’air et il advient fréquemment que j’exprime tout haut le cours de mes pensées. Je ne vous ai pas choqué au moins ?
— Ce n’est pas le genre de remarque qu’un homme me fait d’habitude dans la rue.
— Certes, certes, concéda l’autre.
Il semblait goûter l’attitude en retrait de Rhys avec un humour que ce dernier ne partageait aucunement.
— Mais, c’est que vous avez vraiment des yeux superbes. Magiques.
Cette fois, Rhys se demanda comment réagir, il scruta les environs à la recherche de son fiacre.
— Je vous effraie ? s’inquiéta le blond dont l’attention se porta sur la porte numéro 4 de la gare. Vous venez d’arriver dans notre ville ? Les gens d’ici risquent de vous paraître un peu étranges, vous savez ?
— C’est le moins que l’on puisse dire, laissa échapper Rhys.
— Je le conçois en effet ! rit l’élégant. Et je suis sans doute un des pires cas. Enfin, ne m’en veuillez pas pour mes paroles de tantôt. C’est simplement que vous avez les mêmes yeux que mon épouse. Quoique, si ceux de ma Lisbeth sont d’un bleu céruléen identique aux vôtres, ses iris sont pailletés d’argent alors que je note plutôt une nuance d’or chez vous.
— Sans doute, concéda Rhys en se demandant comment couper poliment court à cet échange.
— Je vous inquiète vraiment… remarqua son interlocuteur. Dommage, car je vous aurais volontiers invité dans un salon pour un thé afin de discuter un peu. De vous. De tout, de rien. Et aussi pour m’excuser de notre bousculade…
— Vous êtes tout pardonné, coupa Rhys.
— M’sieur Rhys ? Vous êtes le type qui va à Overlake ?
— Oui, c’est bien ce monsieur-là !
Au son des deux voix, ils avaient tourné la tête et Rhys soupira de soulagement. Enfin, le jeune porteur de la gare se tenait là, juste à côté d’une calèche dont le conducteur avait chargé ses malles à l’arrière.
— Mais Overlake, c’est son nom, pas sa destination, expliqua l’adolescent au cocher.
— Mon véhicule, s’excusa Rhys pour prendre congé.
— Je vois, approuva le blond qui sortit soudain de sa poche un étui argenté.
Rhys prit sans y penser la carte de visite qu’on lui tendait. Le rectangle blanc ne comportait aucune indication. Par contre, le carton était épais et, en son centre, un cercle en relief mettait en évidence une gravure : un cerf qui fixait l’observateur, la patte avant relevée, les bois hauts et fiers.
— Et puis, conclut le blond, ce n’est pas comme si moi-même je n’avais pas un rendez-vous ce soir.
Il jeta un coup d’œil à l’enveloppe et à la missive qu’il avait reçues, puis les enfourna dans sa poche où il récupéra ses gants. Le blond les enfila et, sa canne de nouveau en main, s’apprêta à partir.
— À plus tard, Rhys Overlake ! Je ne doute pas que nous nous reverrons très bientôt ! Si vous avez besoin d’aide ou de guidance dans cette ville, n’hésitez pas à me quérir à l’atelier Spirit oak.
Le blond s’était déjà retourné et lui adressait un dernier salut tandis qu’il s’éloignait.
— Et je demande qui ? s’enquit Rhys sans savoir pourquoi.
— Le nom que vous avez lu sur l’enveloppe avant de me la rendre ! rit l’inconnu.
Else Other ?
Rhys ne put demander confirmation, car la silhouette de l’élégant se perdit dans la foule. L’écho de son rire se noya dans le brouhaha qui emplissait désormais la rue. Un train avait dû arriver, car une masse compacte de voyageurs émergeait par la porte annexe de la gare. Rhys s’écarta de quelques pas pour éviter d’être bousculé par les plus pressés d’entre eux.
Le chauffeur du coche, d’un ton un peu rude, demanda à Rhys s’il était enfin prêt à partir. Il marqua son accord d’une inclinaison du chef et donna un généreux pourboire au jeune porteur qui fondit en remerciements. En montant dans le véhicule, Rhys ne put se défaire d’un ultime regard en arrière, mais impossible d’apercevoir à nouveau cet étrange individu.
— Et alors, grogna le conducteur, vous allez où ? Pas dans le quartier d’Overlake ?
— Non, confirma-t-il en revenant à la réalité. Amenez-moi au poste de police central.
*
— Vous m’avez fait demander, Superintendant Goose ? C’est que je dois partir remplacer l’un de mes hommes en planque pour la nuit.
— Votre équipe patientera quelques minutes encore, lieutenant. Entrez donc et fermez la porte derrière vous. Merci. En fait, Johan, je vous ai fait mander afin de vous présenter votre nouveau collègue, le lieutenant détective Rhys Overlake.
— Il est enfin arrivé ? Ce n’est pas trop tôt ! C’est qu’on l’attend depuis le milieu de l’après-midi. Alors, Overlake ? l’interpella Johan en cessant de feindre qu’ils ne se tenaient pas, tous deux, debout devant le bureau de leur supérieur hiérarchique. Vous vous êtes perdu ? Pas habitué aux grandes villes, hein ? J’ai lu votre dossier, et franchement, je me demande pourquoi la capitale nous envoie un campagnard afin de renforcer nos effectifs !
La mine agressive du lieutenant de Darkwood reflétait à merveille son hostilité envers un nouveau venu. L’homme n’était guère plus vieux que Rhys, cela aurait dû les rapprocher. Pourtant, une petite moustache peignée avec soin appuyait la moue désapprobatrice de l’inspecteur darken et accentuait son air hargneux. Ses cheveux bruns ondulés et tirés en arrière encadraient un visage triangulaire au ténébreux regard dédaigneux. Un détective, comme Rhys, vu qu’il était vêtu en civil. Johan portait un costume de tweed à rayures et tenait un épais paquet de feuilles manuscrites qui servait à montrer ô combien il avait été occupé avant que le superintendant ne le fasse appeler.
Les traits de ce dernier ne laissaient rien paraître suite aux aboiements de son second. Assis de l’autre côté du bureau dans un confortable fauteuil de cuir, il scrutait Overlake de son regard noisette. Rhys, d’ailleurs, ne s’était vu offrir aucun siège depuis son arrivée dans la pièce, dix minutes plus tôt. Le superintendant Goose caressait, d’un geste lent, sa barbiche aussi blanche que sa chevelure et attendait la réponse du nouveau venu à la provocation de son autre officier.