© 2017 by Meyniel Joël
Éditeurs: BoD- Books on Demand GmbH,
12/14 rond-point des Champs Elysées, 75 008 Paris.
Impression: BoD- Books on Demand GmbH, Norderstedt Allemagne.
ISBN : 9782322087136
Dépôt légal : septembre 2017
Pèlerinage mortel, Chroniques criminelles I, Paris 2017.
« Souvent le vrai résonne comme le faux et le faux comme le vrai. »
LAO TSEU.
Le vocabulaire
Un certain nombre de mots ont une graphie médiévale.
C’est une orthographe intentionnelle.
Cette histoire est une fiction, mais le nom des lieux, des rues et ruelles sont authentiques, ainsi que certains faits sociétaux.
Le décompte des heures au Moyen Âge
La perception du temps au Moyen Âge est très différente de notre conception actuelle, réglementée et universelle.
Les heures canoniales correspondent aux offices liturgiques qui sont consacrés à la prière, en plus de la messe quotidienne, au sein des ordres religieux aussi bien que pour le clergé séculier. Elles correspondent à une division du temps où la journée et la nuit sont divisées en quatre parties alors que les heures du monde romain dont elles sont issues se basaient sur une division en douze de la journée de lumière et également en douze de la nuit. Au Moyen Âge, le temps et la vie sociale sont essentiellement rythmés par la sonnerie des cloches dans les clochers qui marque les différentes heures canoniales.
Traditionnellement, la journée comporte sept heures canoniales et la nuit une :
Différentes réformes liturgiques modifient la répartition de ces heures au long de la journée, ainsi du XIe au XIVe siècle les heures canoniales se sont décalées progressivement vers le matin, none se retrouvant à midi.
En l’absence de soleil ou par mauvais temps on utilise des bougies qui brûlent approximativement en 3 ou 4 heures. Des sabliers et des clepsydres sont aussi employés.
Famille Guibert
Geoffroy, marchand de vinaigre à Orléans, père adoptif de Joaven.
Joaven, vinaigrier à Tours.
Aude, femme de Joaven.
Famille de Boischarlet
Jehan, baron, seigneur de la Challerie.
Ann, née Boillesve, baronne, femme de Jehan.
Henrick dit Marco, le fils aîné des Boischarlet.
Bénédicte et Florine, les bessonnes.
Mathias, le dernier né.
Léothéric, chapelain de Dame Ann.
Famille Rimorini
Giovann, le père.
Élia, la mère.
Lorenzo, le fils.
Annabella et Amalia, les filles.
Orlando, neveu de Giovann.
Famille de Conty
Anseau de Conty de Boves dit « le vaillant », nobliau de Picardie, ami de Joaven, capitaine chevalier du guet de la ville de Tours, futur époux de Luciane.
Luciane de Barbezieux, la future épouse de Anseau.
Bourgeois du guet assis.
Adelbert Sébaste, Barnoin Anselin, Fleuret Alleaume, Flodoard Bahutier, Francaire Gerbert, Sicard Fulbert, Marcuard Roscelin, Vantelme Ernold.
Bourgeois dizainiers des patrouilles mobiles.
Frajou Euric, Savetier Egfroi, Le Fevre Foulque, Peignerand Cybard, Agrimenteur Burchard, Calamier Lambert.
Hommes de la patrouille de Burchard.
Gislebert Authaire, Ermengaud Dacien, Taurin Clothaire, Raimbert Adelin.
Autres personnages
Agrange Bertille, la cuisinière des Guibert.
Aicard dit « tranche sans escart », bourrel.
Amina, une prostituée.
Anselme dit le Borgniat, un faux pèlerin et envoyeur, compagnon de Longpieux.
Avold, un routier mercenaire.
Bernardon de la Salle dit Chicot, chef d’un groupe de routiers.
Conrad, dit Longpieux, un faux pèlerin et envoyeur, compagnon du Borgniat.
Éliette, une prostituée.
Étiennette, une prostituée.
Floberte, la souillon de l’auberge de la « Gore Pissouse ».
Floriane, une prostituée.
Foulque, barbier de la morgue.
Gebétrude, une tenancière de clapier.
De Haumière Isambert greffier assermenté en ce tribunal de Tours.
Hatton Héribert, un avocat.
Garréjade Adalric, orfèvre.
Haumière Isambert d’, greffier du tribunal de Tours.
Héribert, dit le Duc, le chef de la pègre, roi des argotiers de Tours.
Hugonette, une prostituée.
Jacquemin, un homme du guet.
Jekethiel, l’aesculapius.
Lancelin surnommé Pinceculs, en raison de ses fréquentations des clapiers, sergent et homme de main de baron Jehan de Boischarlet.
Maïeul, le colporteur.
Milon, un souteneur.
Myriam, la menestresse.
Patfol, un souteneur.
Pelletier Agilbert, Maître en cyrurgie.
Pellot Bénédict, un puritain de la secte des « abeilles hérétiques ».
Picardie Huguenin de, clerc de notaire à la cour de Messire le prévôt.
Pulcelle, la tenancière de l’auberge la « Gore Pissouse ».
Ranulfe, curé en la ville de Tours.
Roland, le sergent-chef de Anseau.
De Saint-Douan Jean, lieutenant général.
Saint-Hilaire Ignace de, prévôt de la ville de Tours.
Tailleferre Adelin, un avocat.
Willibert, un sergent de Anseau.
En ce dimanche 9 octobre 1373, sur les conseils de son chapelain Léothéric, la baronne Ann de Boischarlet fit réunir toute la communauté dans l’église. Toute la famille était présente. Les vilains étaient tous venus et même de loin, trop heureux de se repaître des malheurs qui touchaient leur seigneur et ses proches. C’est dans l’ordre des choses.
L’église était bondée. Rarement, elle avait contenu autant de personnes, vous pensez, assister à la disgrâce du fils aîné du baron et de la baronne de Boischarlet, seigneur de la Challerie.
C’était jour de fête pour tous ces gueux
Le curé et le chapelain étaient aux anges… Les sots.
Aux dires du chapelain, chaque délit avait son masque : une langue pendante à l’égard des clabaudeurs, une tête de cochon pour les ivrognes, de coq pour les orgueilleux, avec des clochettes et des formes étranges pour les sorcières…
Pour lui ce serait le supplice du masque d’infamie1.
Le fils de Boischarlet était installé sur une sellette2, au centre de la nef, nu, juste couvert d’un linceul, comme un mort, avec un trou pour la tête, et deux pour les bras. Le visage serré dans un masque rehaussé de grandes oreilles pour évoquer la bêtise. Porter ces longues oreilles était vécu comme une véritable humiliation. L’ensemble était surmonté d’une une perruque rousse sur le chef : la couleur des bordelières. La marque des rusés, des menteurs, des déloyaux, des perfides, des traîtres, des félons.
À la main, on lui avait glissé un cierge et accroché un escriptel3 au cou où il était écrit :
« Je suis un être sans honneur. »
Pas de nom, rien, juste une ombre.
Après la messe, ce fut un long défilé devant lui, des serfs et des vilains de son père, puis de sa famille ensuite.
Chacun clamait son origine et ses qualités avant de lui cracher au visage en signe de rejet.
À la fin, ce fut le tour de ses sœurs, les seules qui pleuraient, de son frère et pour finir de son père et de sa mère.
La baronne fière, se tenait droite devant l’assistance. Sa voix forte et claire résonnait sous les voûtes de l’église Il arrivera souvent à son fils de l’odir encore résonner dans sa tête.
Immobile devant lui, elle le contemplait avec une moue de dégoût sur les lèvres. Elle cracha droit devant l’atteignant au front. En recevant la salive de tous ces gens qui le méprisaient, il n’avait jamais cherché à se soustraire. Il avait reçu leur mépris, tête basse, fuyant leurs regards.
À la fin du cérémonial, sa mère, après en avoir fait des gorges chaudes, lui dit, et ce, devant la communauté rassemblée pour la circonstance :
— À présent, disparais de notre vue, tu n’es plus la chair de ma chair, je te renie à jamais.
C’était une mort civile, une éradication du monde, la mise au ban de la société.
C’était ce que l’on appelle la loi de l’oubli.
Mais lui oublierait-il ?
Il n’y avait plus qu’une seule voie pour renaître, partir vers la ville et être quelqu’un d’autre.
1 Le masque d’infamie ou de dérision au Moyen Âge avait pour but d’exposer les contrevenants aux règles élémentaires de l’ordre social.
2 La sellette était le petit banc de bois sur lequel s’asseyait l’accusé interrogé par ses juges. Le siège était très bas pour des raisons psychologiques et symboliques. L’accusé se trouvait dans une posture tout à la fois inconfortable et humiliante.
3 Écriteau.
Jeudi 15.
Dès la fin de l’été de l’an dernier, plusieurs signes auguraient un autre hiver dur, le départ prématuré des hirondelles, la triple pelure des oignons, la livrée particulièrement épaisse des loups, l’abondance de noisettes, les feuilles des hêtres humides et molles à la Toussaint.
À plusieurs reprises, on avait entendu des louves et leurs louveteaux hurler sous les remparts de notre « bonne ville », blottie entre les bords de la Loire et du Cher. Ils avaient faim et venaient près des hommes à la recherche de nourriture. De fait, une froidure mordante nous confina souvent dans nos logis.
L’hiver fut si long et sa vigueur si grande qu’on ne moissonnerait qu’en août et septembre en bien des endroits. Le temps n’avait cessé d’empirer de mois en mois. La ville s’était habituée à vivre cernée par le froid, écrasée par un ciel de plomb qui ne laissait passer que de très rares rayons de notre flambeau du jour.
Comme un homme de guerre qui connaît l’importance du moral de l’ennemi, le froid avait attaqué sans relâche, rendant chaque jour, plus agressive une population déjà grandement mise à cran par les événements qui s’étaient déroulés dans nos murs.
Chassant la saison des frimas, juin apparut un matin, alors que personne ne l’espérait plus. Les nez cessèrent d’être congestionnés, les yeux larmoyants s’emplirent d’une nouvelle lumière. On revit des sourires sur les visages.
Juin était enfin là.
Juin torride.
À présent, l’air était épais, palpable, moite et visqueux.
Un soleil implacable éclaboussait la ville.
Les ruelles étaient silencieuses.
Nulle brise n’arrivait pour vous câliner le minois en apportant un peu de fraîcheur.
Du linge immobile séchait sur des fils tendus entre les fenêtres des maisons.
Mon nom est Joaven, je suis le fils de Maître Guibert, et j’exerce le métier de mercanti vinaigrier. Mon commerce est situé place Saint-Pierre-le-Puellier, l’ancien carroi aux Chapeaux dans le bourg et je loge avec ma femme Aude rue des Amandiers, à l’est de la ville.
La Loire, par son inflexion du nord vers le sud de son cours devenant d’est en ouest, joue un rôle essentiel dans nos échanges commerciaux. Deux ports jouxtent la cité ; le port de la Coherie et celui de la Foire-le-Roi.
En cette matinée, personne sans une bonne raison ne serait sorti de chez lui pour affronter ce feu céleste.
Pourtant je me devais d’aller vérifier s’il y avait eu un arrivage de gabares provenant de Nantes, chargées de sel breton de Guérande et de vin du val de Loire. Mes espoirs étaient minces, car en bien des endroits les fortes gelées de septembre et octobre furent si fréquentes que les vendanges furent dans les faits négligeables.
Après une longue attente vaine, n’y tenant plus et dans le seul but de fuir cette fournaise et me désaltérer, je me réfugie à l’intérieur d’une taverne, située sur la place : l’auberge du port.
À l’intérieur, le lieu est faiblement éclairé, les sensations y sont surtout olfactives : fumées diverses, musc de graisse des peaux tannées, odeur de barils. Hormis les conversations de ce qui semble être des familiers, les principaux bruits sont le bourdonnement constant des mouches et les ronflements provenant des ivrognes endormis.
Je m’assieds à une table au fond du mastroquet, où pénètre une avare lumière. La fièvre des cieux se perd dans la douce fraîcheur des lieux.
Les cloches appellent les courageux paroissiens à affronter l’enfer pour se rendre à l’office. La lourdeur de l’atmosphère ne portera pas loin leur message sonore qui reste plat et sans joie. Il faut reconnaître qu’il n’y en a pas eu beaucoup ces derniers temps.
Soudainement, je sens une faible circulation de l’air. Un individu vient d’entrer à l’intérieur de l’estaminet.
J’ai l’étonnement de voir Maïeul, un ami camelot, dont je fis la connaissance lors de mon pèlerinage à Compostelle4.
Les yeux mis clos, je l’observe. Trapu, l’allure souple, c’est un de ces hommes qui semblent nés aux fins d’être toujours en contact avec un achalandage. Il s’achemine vers ses trente ans. Son visage, reflet de sa sincérité et son bon cœur ont fait de lui une personne respectable.
À l’instar de beaucoup de ses acolytes, il vient d’un pays de montagnes. Il apporte du cuir, de la laine, des toiles et il remporte de la mercerie, du sel, des peignes, des remèdes, des gravures et surtout des nouvelles, et aussi les modes et les cansons aux gens qui vivent loin des échoppes. Une tournée peut l’amener à parcourir sept lieues5 par jour. Aux ressentis des sédentaires sur son aspect rustique dû à son origine paysanne, se conjugue son apparence qu’il doit à son errance pour composer un gaillard très proche du bohémien, cet éternel réprouvé.
Son regard de fouine a tôt fait de me repérer. Il s’approche et s’assied près de moi, non sans avoir commandé au préalable un grand pichet de vin frais.
— Joaven ! Pour une surprise…
— Loué soit Jésus, Maïeul.
— À jamais soit-il ! Je suis heureux de te revoir l’ami.
— Je n’aurais jamais pensé te trouver dans un endroit pareil.
— La chaleur, mon ami, la chaleur a eu raison de moi.
J’avais la gorge sèche et la tête en feu.
— Tu paies là ton goût pour la nouvelle mode de la chevelure libre. Si tu courais les chemins comme moi, tu comprendrais que la coiffe est indispensable contre les feux et les déluges du ciel. Comment te portes-tu ?
— À merveille. Quel bon vent t’amène ! Cela doit bien faire deux ans à présent que tu n’es pas venu traîner par ici ?
— Un an et cinq mois précisément. Quant au vent, parlons-en, j’aimerais bien qu’il vienne celui-là. À cause de la chaleur, les gens se terrent chez eux aussi parfaitement que des renards.
— Ou à l’exemple des lapins !
— Des lapins, pourquoi des lapins ? Tu veux dire qu’ils sont apeurés par mon arrivée ?
— Non, grand benêt. Je devine là ton ignorance de ce qui s’est passé ici ces derniers mois.
L’hiver, comme un seigneur sanguinaire, n’a pas été le seul à déchaîner sa soldatesque de violence, les hommes ont également engendré leur folie meurtrière.
— Oui et non. J’en sais ce que l’on en a dit dans le milieu des colporteurs. Tu les connais, c’est une bande d’incorrigibles bavards.
— Oh là oui ! Je sais.
— Autrement dit, j’ai des versions peu ou prou fantaisistes. Ici on parle de dizaines de morts, là, d’une attaque de loups, j’en passe et des meilleures. Rien de fiable.
Y aurait-il eu, encore, des ennuis avec nos porteurs de calottes ?
— Oh non ! Ce fut une épreuve beaucoup plus empoignante, plus monstrueuse.
— Plus monstrueuse ? Là, tu me mets l’eau à la bouche, je vais être obligé de te bataculer6 pour savoir la suite.
— Ce n’est pas Dieu possible, tu ne changeras jamais !
— Que veux-tu, je suis colporteur, il faut que je colporte, non ?
— Les chalands aiment ça ?
— Cela ne leur déplaît pas, c’est ma foi vraie et cela aide le commerce. Mais toi, tu m’as l’air de savoir le fin mot de cette histoire, je me trompe ?
— Non. Je la connais pour l’avoir suivie de très près.
— Alors, raconte-moi un peu ce qui s’est passé.
— Entendu. Tâche d’écouter et de ne pas mettre en capilotade7 ce que je vais te raconter.
— Allons, Joaven, tu me connais !
— Justement.
— Allez, tu me fais languir et ne te soucies pas de ta gorge sèche, je m’en occupe.
— Tu n’es pas sans être au fait que la situation n’a guère évolué, c’est toujours le broullis8. Jusqu’à présent notre roi9 n’a rien fait. Sa fratrie a violemment critiqué sa tactique temporisatrice et le fait qu’il n’écoute que « son » : Du Guesclin, qui lui serine sans cesse : « Mieux vaut pays pillé que pays perdu, majesté. »
— J’en ai eu des échos. N’ayant pas les moyens de soutenir la guerre de siège que lui imposait notre roi, Édouard III d’Angleterre a tenté de nous affaiblir en Guyenne par l’ouverture de nouveaux fronts, et son fils10 a conduit à travers la France une chevauchée très dévastatrice. Du côté des marchands ambulants, ce fut une véritable ruine.
— Je m’en doute.
— Déçu par les maigres résultats dont se solda sa chevauchée, Lancastre très las, arrêta ses expéditions et revint à Bordeaux. Or un bruit se répandit vite, affirmant que le Prince Noir, hydropique, usé, était incapable de poursuivre la lutte. Vrai ou faux, on ne le saura jamais.
— Quoi qu’il en soit, il accepta de conclure une suspension d’armes jusqu’au 21 mars 1374, par l’entremise du Saint-Père Grégoire XI. Il faut avouer que cette cessation des actions de guerre n’engageait aucun des deux camps, puisque, les armées ne se battent pas en hiver. Néanmoins, nous étions tous heureux de pouvoir, enfin, profiter d’une période de tranquillité. Beaucoup espéraient même qu’elle marquerait la fin des affrontements.
— Cela est bel et bien, mais je ne vois pas le lien avec les crimes11 dont tu m’as parlé ?
— J’y viens Maïeul, j’y viens. Les Tourons 12 s’employèrent à faire respecter ce compromis. Ils facilitèrent la rencontre dans nos murs des commissaires anglais, logés à Marmoutier, et des François, qui se tenaient à Tours. Évidemment, ces efforts, ces sacrifices visaient primordialement à préserver nos intérêts directs, car nous vivons en union avec le plat pays qui nous entoure. Il fallait obligatoirement assurer la sécurité des campagnes proches et la liberté des communications fluviales sur la Loire et le Cher, nos artères nourricières.
Les nautoniers les empruntent afin d’amener par le ruau Sainte-Anne jusqu’à la porte de la Coherie, le blé, le bois de chauffage, les pierres de taille, le foin ou le vin qui proviennent autant des varennes proches, que de terres situées à plus de cent soixante-deux lieues13.
Hélas, on se faisait des illusions.
— La joie fit long feu.
— Absolument.
— Curieusement, on est plus en tranquillité en temps de guerre qu’en période de paix. Les godons ne nous tourmentent pas trop. Quant aux virulents conflits, entre les habitants du Bourg de Châteauneuf, de la Cité et du bourg des Arcis, qui ont à plusieurs reprises demandé l’arbitrage des rois de France, les hostilités ont eu, au moins, l’avantage de les mettre en suspend. Seules les compagnies de routiers, isolées les unes des autres, profitent du désarroi général et de la trêve pour ravager le pays.
— Et leurs proies d’élection sont les bourgades mal gardées, car agréables à piller. Comme d’autres communautés urbaines, je devine que Tours n’y a pas échappé.
— Tout juste. Dès l’arrêt des combats, des bandes furent signalées partout. Quand ce n’était pas les Bretons qui apparaissaient, menaçants, la ville était sous la menace d’une bande de Gascons, venant de Beaugency. L’ennemi était signalé partout, du côté de Chinon comme à Azay-sur-Indre et ses batteurs d’estrade venaient jusque sous les murs de Tours, pour « grever icelle ». Dès lors la principale préoccupation fut d’assurer notre propre défense, souci qui, dans les premiers temps, confinait à l’angoisse, tant le péril était grand et total notre isolement.
Certes, au moment où surgirent les compagnies, les fortifications de la ville étaient déjà assez avancées, la protégeant convenablement au sud et à l’ouest. Restait à en poursuivre activement l’achèvement.
— Moi qui pérégrine beaucoup, la place me semble pourtant forte.
— Les fortifications nous couvrent assez bien, c’est vrai, et nous mettent à l’abri d’une surprise en cas d’une lutte d’embûche n’exigeant pas de gros effectifs. Nous étions donc certains d’échapper aux plus rudes sévices, à condition, toutefois, de ne pas franchir l’enceinte protectrice, les chemins et les rivières, appartenant aux « Anglais », et uniquement si nous nous entendions aux fins d’assurer une bonne garde et d’avoir une discipline qui faisait défaut aux citadins.
— C’est pendant cette période que les crimes ont été commis ?
— Oui. Des événements horribles, des coups du sort morteux sont advenus ici même, l’hiver dernier.
— Horribles, morteux ! Mais encore !
— Des forfaits de coureuses de rempart.
— Tu dis « des », dois-je en déduire qu’il y en a eu plusieurs ?
— Il y en a eu plusieurs.
— Tu dois absolument me pourvoir en informations en prévision de mes futures tournées, alors, ne lésine pas sur les détails. Je sens que ton évocation va quelque peu multiplier mon achalandage et les exalter.
— Tu es vraiment un clabaudeur14, tu sais !
— Tu vas l’assavoir, pour cela, il nous faudra remonter huit mois en arrière.
Auparavant, il faut que tu saches en premier lieu que la protection de notre cité est tributaire des liens qui se créent entre les habitants d’une rue ou d’un quartier. Or, ici, la tâche est complexe, du fait de la tripartition de l’espace. Il nous fallait absolument un responsable pour assurer notre sécurité, un gentilhomme disposé à prendre la charge d’être capitaine de la ville. Le roi, qui se devait d’en nommer un, ne l’avait pas fait. Or, trouver cette perle rare est une mission très difficile.
— Vous êtes pourtant relativement loin de zones de combat, sinon libres de toute inquiétude, ici ?
— Je te l’accorde, mais depuis trois ans la ville subit l’invasion de petites compagnies isolées qui s’enfoncent dans le territoire. Elles s’accrochent à quelques forteresses et ravagent le pays.
— D’où viennent ces bandes ?
— Du Berry. En 1356, la ville a entamé la réparation des vieux murs de défense, mais cela était insuffisant pour se protéger des Godons15, des compagnies et des brigands. Il fallait édifier de nouveaux murs. Ce fut un travail hâtif, les matériaux furent pris à proximité. Commencée par le sud, là d’où provenait la plus sérieuse menace, l’enceinte, d’une longueur considérable 2 280 toises, ne fut terminée en 1368.
Les fortifications étaient déjà assez avancées et couvraient parfaitement la ville au sud et à l’ouest.
Restait à poursuivre activement l’achèvement des murs et à les munir d’artillerie : un gros trébuchet, une espringale, des martinets et de grosses arbalètes avec leur provision de viretons, et cinq canons 16 . La guerre d’embûche, n’exige pas d’importants effectifs, néanmoins elle demande un équipement, plus un entraînement et avant tout de la discipline.
— Et elle faisait défaut ?
— Hélas oui. Nous n’avions pas de meneur d’hommes.
L’administration militaire habituelle avait disparu. Le château n’avait pas de garnison et le bailli n’y résidait pas. Jean de Saint-Douan, son lieutenant général, personnage exigeant et encombrant, gagnait ses deux cents écus par an, avec en tout et pour tout deux archers dans sa retenue. Utile pour diriger la construction d’une enceinte fortifiée, il avait la possibilité de ne rien faire d’autre, si ce n’est conduire une reconnaissance armée aux alentours et encore.
Le conflit a eu le mérite de provoquer l’alliance de nos deux noyaux de la cité. Ces noyaux furent longtemps indépendants, voire rivaux, mais les nécessités nous amenèrent à nous enfermer derrière le même rempart, même si les rivalités demeuraient profondes.
Un régime démocratique s’est mis en place, reposant sur une large participation de l’ensemble de la population, réuni, périodiquement, en « assemblées générales » où étaient évoquées les essaines.
À sa tête, il n’y avait pas une simple commission spéciale de défense, mais une véritable administration municipale.
Or l’autorité réelle reposait entre les mains d’une poignée de personnes qui se substituaient ordinairement à l’assemblée.
Les affaires concernant l’administration générale, comme l’entretien de la voirie, l’approvisionnement, la tenue des marchés, les réquisitions, la lutte contre les épidémies, l’enseignement, la surveillance des lieux à risques et de la prostitution, étaient examinées en assemblée.
Les prérogatives d’imposer les ordonnances nécessaires au maintien de l’ordre public et de veiller à l’application des édits royaux, l’organisation du guet la nuit, la garde des portes le jour, appartenaient au prévôt.
Le problème de notre sûreté était prioritaire. La réapparition de la menace des compagnies, jointe à l’accroissement de la population et de la fréquentation de Tours, surtout avec les roumiers17 faciles à duper, attirait une faune douteuse, le tout générait des nuisances : ordures, exhalaisons, agitations continuelles, bruyantes, débordements parfois très violents. Ces importunités instauratrices d’une grande insécurité firent l’objet de nombreuses plaintes de la part d’une bonne partie des paroissiens. Les objets de litiges, les sujets de querelles, les procès se multiplièrent par trois.
Souvent, un seul mot ou un regard de travers était à la naissance de conflit.
S’y ajoutaient l’absence ou le non-respect des règles.
Le calme ne revenait d’ailleurs pas forcément avec le couvre-feu. Les nuits étaient parfois tout aussi agitées, sinon plus.
Le roi se devait de fournir un capitaine, mais cela lui était impossible, toute l’organisation militaire habituelle ayant disparu.
De 1362 à 1367, on se passa donc de capitaine, mais dès que les menaces reparurent, il y eut presse à se mettre en quête d’un gentilhomme disposé à « prandre les fes et la charge d’estre cappitaine de ladicte ville ».
De novembre 1367 à la fin de 1369, on vit se succéder à la tête de cet office Raoul de Mer, dit « contestable pour la ville », Jean Roigebec, Jean de Crémilles et enfin Geoffroy de la Celle. Aucun ne s’y attarda, préférant les hasards des chevauchées aux gages fixes qu’on leur offrait. En attendant, notre prévôt18, Ignace de Saint-Hilaire, représentant de l’autorité du roi et du duc Louis Ier, avait mission de faire appliquer la justice et de contrôler
l’administration. Inutile de te dire que ce dernier n’aime guère les manifestations bruyantes, et les troubles sur la voie publique qui le rendent encore plus tendu et irascible.
Sa femme, non plus, ne les aime guère, car elle subit, à chaque fois, les conséquences de sa mauvaise humeur.
— Mais que pouvait-il faire ?
— À la vérité peu de chose. Trop de charges pesaient sur ses épaules. Oh, ce n’est pas qu’il soit un mauvais prévôt, nonobstant, mais il était dépassé par sa lourde tâche et était surtout fort mal épaulé par ses troupes, sans véritable chef. Sa compagnie d’archers, formée de braves bourgeois, était de bonne volonté. L’entraînement à berser 19 dans l’enclos 20 ou tirer à l’arbalète ne leur déplaisait pas, au contraire, trop contents de se retrouver entre voisinages, toutefois, ils trouvaient infiniment moins amènes les interventions d’intérêt collectif sur le terrain.
Quant à ses troupes urbaines, constituées de miliciens indisciplinés, à quelques exceptions près peu motivées, ni efficaces, elles étaient sous la responsabilité de dizainiers, hélas, peu obéis.
La visite annoncée pour le mois d’avril 1374, du prince Louis Ier, duc d’Orléans, de Valois et de Blois, frère cadet du roi Charles VI, n’était pour ces hommes, que l’occasion d’une partie de gaillardise bien arrosée au désespoir du prévôt.
— La ville avait besoin d’un capitaine chevalier du guet21, d’un meneur d’hommes capable d’assurer l’ordre et la tranquillité, d’un battant blanchi sous le harnais pour mettre au pas tous ces drôles22, y compris les bourgeois et notables.
— Mais les prétendants étaient rares.
— Tu peux le dire. On pria chaque jour que Dieu fît pour qu’il nous envoie ce courageux et dur à cuire providentiel.
— Vous avez fini par en dénicher un ?
— Oui, nous l’avions près de nous.
— Comment cela, près de vous ?
— Te souviens-tu d’Anseau?
— Anseau… Anseau… Oui, Anseau de Conty, dit « le vaillant », le petit nobliau de province, originaire de Picardie qui montait un cheval d’Orient à la robe de neige, le front ridé et les lèvres épaisses, les cheveux bruns, hirsutes qui n’avaient pas dû voir un peigne depuis longtemps, il portait une moustache pour se vieillir un peu. Il s’exprimait avec le verbe haut et sec, comme les gens qui ont l’habitude de donner des ordres.
— C’est lui. Quelle mémoire ! Figure-toi que cela faisait cinq semaines, qu’il était là. Il avait accepté l’invitation que je lui avais faite au retour de notre pèlerinage de s’installer à Tours. Tu imagines bien qu’il n’était pas question pour lui de rester sans rien faire d’autant qu’il envisageait de prendre Luciane, la fille qu’il a connue lors du pèlerinage, pour épouse d’ici la fin de l’an.
— Je me souviens d’elle aussi. Une chanteresse, je crois.
— Exact. Nous les hébergeons, mais il fallait lui trouver une charge. Il n’avait jamais travaillé, ce qui rendait difficile de lui trouver un office afin qu’il garde sa dignité.
En tant que noble, il ne savait rien faire d’autre que le métier des armes.
C’est Geoffroy, mon père, qui eut l’idée d’utiliser ses compétences. Il alla voir le prévôt et lui parla d’Anseau.
C’est avec une joie non feinte que le prévôt accepta de le rencontrer.
— Quand était-ce ?
— À la mi-octobre 1373.
— Anseau fut reçu chaleureusement par Ignace de Saint Hilaire, trop heureux d’avoir enfin un postulant.
Le prévôt est un homme courtois. Sa petite taille fait ressortir son embonpoint, trahissant son amour de la bonne chère. Son chef est toujours couvert d’un chaperon coiffé en bonnet avec cornette pendante et guleron. Deux disques de cristal couleur eau de mer sont suspendus à son cou et retenus par une chaîne en or qu’il triture sans cesse trahissant un caractère nerveux.
— Un joyau ?
— Non. Ces pierres sont différentes de ce que l’on voit ordinairement. Elles sont taillées en forme de disque très fin, avec une face presque plate et l’autre arrondie.
Quand on les approche d’un objet, comme, par miracle, on le voit s’agrandir.
— À quoi ça sert ?
— Ces pierres transparentes servent pour lire. Elles grossissent les caractères. On en porte lorsque la vue baisse. On appelle cela des besicles23.
Revenons à nos moutons, veux-tu ?
Assis dans un faux d’esteuil, après l’avoir inspecté des pieds à la tête à travers ses besicles, le prévôt s’adressa à Anseau en ces termes :
— Vous m’avez été chaudement recommandé par Maître Geoffroy, vinaigrier de son état. D’où le connaissez-vous ?
Messire, j’ai connu son fils, Joaven, sur les chemins de Compostelle en 1367. Au retour, Joaven m’avait proposé de rester à Tours et de m’y installer. Originaire de Picardie, je tenais à y retourner voir mes parents, après ma longue absence, avant de prendre une décision.
— Et…
— Mes parents sont morts pendant mon absence, plus rien ne me retenait. Après avoir mis mes essaines en ordre, trois semaines plus tard, nous étions de retour. En attendant de trouver une maison plaisante, nous logeons chez notre ami.
— Nous ?
— Avec ma compagne Luciane que je dois prendre pour femme. Elle est chanteresse. Son frère Jauffré est ménestrel. Ils sont allés jusqu’en Irlande.
— En Irlande ?
— En Irlande, Messire, ensuite en Écosse, en Angleterre, puis sont revenus en France après un séjour au Mont-Saint-Michel. Nous nous sommes connus sur les chemins de Compostelle.
— Quel était l’allégeance votre père ?
— Il possédait une seigneurie à Boves, au sud-est d’Amiens. Il était le vavasseur d’Enguerrand VII de Coucy, seigneur de Coucy, de La Fère, de Crécy-sur-Serre, d’Oisy, comte de Soissons. Autour de notre maison forte, nous ne possédions pas de château, une partie du domaine était exploitée en faire-valoir direct, une autre, divisée en tenures ou fermes et confiée à des paysans locataires et une dernière, tenue par des alleux.
— Dans ce cas, que n’avez-vous repris la seigneurie.
Elle vous revenait de droit comme hoir, je pense, à moins que vous ne soyez le cadet ?
— Que nenni, Messire, je suis le fils aîné. En tant que tel, j’avais bien l’héritance de mon père. Étant d’une noblesse de campagne, nous ne sommes donc pas très en fortune. Mon père s’investissait beaucoup sur cette exploitation. Il étudiait toujours par souci d’améliorer les rendements.
— C’est tout à son honneur.
— Il avait réussi à se procurer, par l’intermédiaire d’un Anglais, avant le conflit je vous rassure, un manuel d’agriculture24 sur les meilleures conditions de sol pour différentes cultures. Mais le domaine était trop petit, il ne comptait que cinquante-deux feux et ne rapportait pas assez, malgré tous ses efforts. Loin de la cour, ma famille était peu reconnue, et la vie était plutôt rude. Je voulais un autre destin.
— L’avez-vous vendu ?
— Hélas oui, Messire. Mes parents avaient un intendant qui s’occupait de tout pendant nos absences, mon père et moi étions souvent à guerroyer auprès du suzerain de mon père. J’ai toujours été plus près des armes que de la terre. En 1346, à l’âge de douze ans, j’étais écuyer, chez mon parrain d’armes, lorsque nous avons été envahis par ces bastes de Godons. En compagnie de mon père, j’ai dû suivre notre suzerain et rejoindre l’ost du roi. C’était pour moi, une belle occasion de faire mes armes et de prouver de quoi j’étais capable. La bataille eut lieu à Crécy. ?
— Vous étiez à Crécy
— Oui Messire. Comme vous le savez, les Godons nous ont complètement défaits. Ce fut une déroute totale. Une
sacrée traverse. Le roi blessé au visage par un archer anglais s’était enfui.
Devant cet abandon de la part de notre souverain, mon père, ne se sentant plus tenu par ses devoirs vassaliques, décida de retourner sur nos terres. À partir de ce moment, la vie fut encore plus dure, car, beaucoup considérèrent notre départ comme une félonie.
Nous aurions dû mourir dans l’honneur sur le champ de bataille. Mon père, vu son âge, n’avait plus rien à prouver, ni à perdre.
Mais, en attendant, que faire dans un pays envahi par les Godons et avec un honneur bafoué ?
— Vous auriez pu contracter un bon mariage avec une jouvente bien dotée et auriez coulé des jours paisibles occupés entre la chasse, ses terres et quelques petites fêtes.
— Peut-être, mais qui aurait voulu du fils d’un félon, félon lui-même ?
Grâce à Dieu, l’épidémie de 1348 nous a épargnés, malheureusement, pas nombre de nos vilains. Cela n’a guère arrangé nos pécunes et, comme si cela ne suffisait pas, il y a eu la flambée des prix du blé. S’il était bon exploitant agricole, mon père était piètre à tenir des comptes et dresser des bilans. À seule fin de survivre, il a dû vendre une partie du domaine à un bourgeois de la ville qui a profité de nos déboires financiers. On devait s’estimer heureux, il aurait pu être confisqué pour félonie.
En ce qui me concerne, il n’y avait aucun avenir dans la seigneurie, ou plus exactement dans ce qu’il en subsistait.
— Quelle a été votre gouverne ensuite ?
— Je suis parti. À quoi bon rester ? J’ai réussi à m’engager dans l’ost du roi Jean, en tant que mercenaire.
Ce ne fut pas difficile, à cette époque, personne ne commandait à personne et compte tenu des pertes subies, on n’était pas très regardant sur le passé des hommes qui voulaient se battre. C’était ma seule chance d’être réhabilité auprès de mes pairs.
À Maupertuis, en 1356, nous avons été écrasés, encore une fois, le roi fait prisonnier, et amené en chétivaison en Angleterre retenu captif par le Prince Noir. Le trésor royal était à nouveau vide. Une fois de plus, je me suis retrouvé livré à moi-même et non soldé. Je n’avais pas d’autre choix que de me joindre à une compagnie de routiers par mesure de survie.
Mes chevauchées de rapines m’ont conduit dans les environs de Chartres. Là, je suis entré en contact avec des roumiers et j’ai pris conscience que je faisais fausse route.
Il me fallait réagir pour pouvoir me regarder dans un miroir25 sans rougir de honte.
Mon père m’a inculqué des principes moraux que j’avais un peu oubliés. Souillé de sang et de vol, il me fallait accomplir un acte fort pour qu’on me pardonne. Je suis allé me confesser et le prêtre m’a proposé d’entreprendre le pèlerinage de repentance à Compostelle.
— Et votre mère ?
— Morte elle aussi. Elle a suivi mon père, peu de temps après.
— Messire Anseau, je vous ai écouté avec beaucoup d’attention, vous me semblez correspondre à la personne que je cherche.
Votre passé plaide à votre faveur et je n’en doute pas, vous avez acquis assurément une expérience certaine du métier des armes et du commandement.
Je ne vous cacherai pas que la tâche n’est pas aisée. La première qualité que l’on demande à un capitaine chevalier du guet est physique, car vous devrez être capable de riposter à ceux qui viendront à la rescousse du ou des coupables. Vu vos antécédents je ne me fais guère de souci de ce côté-là.
Vous devrez également faire preuve de finesse et de raisonnement pour débrouiller des histoires parfois compliquées, rechercher les auteurs de délits et les conduire en justice. Vos pouvoirs s’étendent à tous les domaines et doivent assurer la sécurité publique comme l’harmonie sociale.
Vous serez assisté du sergent-chef Roland, un honnête homme, sérieux et compétent et aurez sous vos ordres dix hommes à cheval et treize piétons, qu’il faudra, vous me pardonnerez cette métaphore, mettre au pas. Après plusieurs mois sans véritable chef, ils en ont pris un peu trop à leur aise.
Ah, j’allais oublier, ce que je viens de vous faire assavoir concerne la milice municipale, mais vous aurez aussi sous vos ordres la milice bourgeoise.
Vous en sentez-vous capable ?
— Tout à fait, Messire. Je pense que mes connaissances peuvent vous être d’une bonne aide.
— Vous m’en voyez fort comblé. Je vous nomme sur-le-champ capitaine chevalier du guet. Mon secrétaire va immédiatement vous préparer la lettre de provision de votre office. Vos gages s’établiront, pour commencer, à 70 livres tournois26. Cela vous convient-il ?
— Fort bien, Messire.
— Un dernier point, je tiens à ce que l’on applique ma règle des quatre « C ».
— De quoi s’agit-il, Messire ?
— C’est fort simple. Lorsque mes agents me font leur rapport, j’exige qu’ils soient à la fois :
Court. Concis. Clair. Complet.
Voilà les quatre « C » en question.
— Fort bien Messire, j’en prends acte. »
— C’est ainsi que mon ami Anseau devint capitaine chevalier du guet de la ville et c’est le même mois que nos ennuis ont commencé.
— Raconte, tu as toute mon attention.
4 “Pèlerinage mortel” du même auteur, même éditeur.
5 Environ 21 kilomètres.
6 Bataculer ou Boteculer, bousculer.
7 Mettre en capilotade : réduire en ragoût, ici : transformer en ragot.
8Époque trouble.
9 Charles V.
10 Jean de Gand duc de Lancastre, lieutenant spécial et capitaine général.
11 Le mot crime apparaît au XIIe siècle et il est utilisé pendant tout le Moyen Âge sous sa forme latine « crimen ». D’une façon générale, les mots crime et crimen sont rarement employés, y compris dans les traités juridiques. On leur préfère les mots : excès, méfaits, maléfices, forfaits, auxquels le mot crime peut être accolé. Le vocable crime peut également être confondu avec le péché, qu’il soit ou non puni par les tribunaux ecclésiastiques.
12 Tourons ou Turons nom utilisé au Moyen Âge pour désigner les habitants de la ville de Tours.
13 50 kilomètres.
14 Un aboyeur hors des sentiers.
15 Les Anglais.
16 Les canons sont en fer forgé, ils tirent des boulets de pierre et leur portée est de quelques centaines de mètres. Ils éclatent souvent après 10 à 12 coups.
17 Pèlerins.
18 Le prévôt était l’intendant d’un domaine seigneurial et avait pour rôle d’administrer, de juger et de percevoir les taxes. Il était subordonné au bailli. Le prévôt est devenu progressivement le représentant du roi et de son pouvoir dans une fraction du domaine. Au XIVe siècle, les prévôts voient leur pouvoir judiciaire s’étendre pour représenter la juridiction de première instance, d’un point de vue civil comme criminel.
Le bailli était, le représentant de l’autorité du roi ou du prince, chargé de faire appliquer la justice et de contrôler l’administration en son nom. Il s’agissait de l’équivalent de nos actuels Préfets.
19 Tirer à l’arc.
20 Lieu où l’on pratique le tir à l’arc.
21 Corps de police créée en 1254 par Saint Louis.
22 Mauvais sujets. (Péjoratif)
23 Les premiers verres ont été taillés au IXe siècle par Abbas Ibn Firnas, berbère andalou.
24 Ces manuels, encyclopédiques et pratiques à la fois, précédèrent en Angleterre, d’environ un siècle, ceux écrits pour les marchands à Florence, Venise ou Gênes.
25 Au Moyen Âge les miroirs sont, soit en métal poli, comme ceux de l’antiquité, soit et seulement à partir du XIIIe siècle, constitués par une plaque de verre derrière laquelle, une feuille d’étain est appliquée à la colle transparente. L’étamage des glaces avec un amalgame de mercure et d’étain ne se fera qu’au XVIe siècle.
26 Environ 882 de nos euros.
Vendredi 28.
Au rythme des saisons, les nautoniers avaient transporté les fûts sur la Loire et le Cher avant que les rivières ne gèlent et que la neige ne revienne alimenter les prochaines inondations.
Le temps tournait en rond. Il n’y avait ni commencement ni fin, et, comme toutes choses dans l’univers, nous étions indissolublement liés au cycle éternel du temps… C’est à cette époque qu’une petite troupe de saltimbanques, les « Rimorini Comédie » avait quitté Orléans, ils avaient passé le « clos de la mouche » sous un ciel chargé de nuages gris floconneux. Le fil blanc de l’aube se distinguait du fil noir de la nuit, la cloche de prime rendait grâce à Dieu pour avoir heureusement traversé les tentations de ce monde nocturne dangereux et rempli d’hallucinations.
Un pâle soleil levant se tenait en retrait, s’excusant de ne pouvoir réchauffer les hommes.
La douceur mentholée de cette fin de nuit caressait les joues de Giovann Rimorini, qui menait, si l’on peut dire, à moins que ce soit le cheval qui le fît, une des trois roulottes du convoi vers l’étape suivante, Tours. Le limonier connaissait son affaire. Il avançait, d’une allure sûre et modérée, sans toutefois flâner, malgré les chemins détrempés par la pluie ne facilitant pas le roulage, car il était pressé de retrouver une écurie et de l’avoine. Quant à l’ours, passablement énervé de ne pouvoir hiberner, il suivait en grognant.
Dans la maison roulante, Élia, la femme de Giovann, ses deux filles Annabella et Amélia dormaient à poings fermés. Le fils, Lorenzo, menait la deuxième. La troisième, transportant le matériel, était conduite par Orlando, un neveu du côté d’Élia.
Indépendamment de quelques forêts, ils parcouraient une lande qui occupait la majeure partie du terroir. C’était une terre gaste27 là où se perdaient les pistes et où commençaient le merveilleux, les incertitudes et les embûches.
En règle générale dans l’esprit des gens, la réalité est plus autrement banale, sauf peut-être tout ce qui se rapporte aux dangers. Ce monde est composé de terres incultes définitivement abandonnées à la ronce et au buisson, de friches temporaires dues à cette fichue guerre.
Ensuite, jusqu’à Saint-Pierre, il leur fallait traverser la zone des marais au-dessus desquels flottaient des nappes de brume moite donnant l’illusion du jour. Les dernières rainettes coassaient avant de se mettre à l’abri sous des pierres humides.
C’est probablement un des endroits les moins accueillants de la région. Mais il fournit en profusion du gibier, du poisson et procure aussi les joncs, les roseaux et surtout la tourbe, précieux charbon végétal dont le ramassage est réglementé.
À l’humidité du sol s’ajoutait la fraîcheur de l’air pour vous geler les os.
Était-ce là, le contraire de l’enfer ?
Je l’ignore, mais ce que je sais, c’est qu’avec ses trouées de mares saumâtres, c’est déjà le paradis des oiseaux et autres bestioles plus ou moins gluantes et fréquentables, à défaut d’être celui des hommes.
Mieux vaut connaître le terrain, au travers de cette couverture duveteuse et silencieuse donnant à l’atmosphère un environnement soporifique.
Giovann n’en avait vraiment pas besoin, s’étant, lui et les siens couchés, fort tard après une ultime représentation, à laquelle s’était ajouté le rangement du matériel.
La famille Rimorini était saltimbanque de père en fils depuis cinq générations.
Ce nom de saltimbanques ils le tiennent du fait qu’ils se produisaient, il y a bien longtemps de cela, souvent sur des bancs, et exhibaient un sauf-conduit du roi de Bohème afin de se voir ouvrir les portes de riches demeures.
Ils payaient les passages des ponts, les entrées des cités, les octrois en « monnaie de singe »28.
Pour l’heure, après être allés de châteaux en foires, de foires en cohues29, de parvis de ville en places de village, les Rimorini se préparaient à prendre leurs quartiers d’hiver à Tours. Ils devaient y donner un certain nombre d’exhibitions et préparer de nouveaux spectacles pour la prochaine saison.
La seule grande richesse des saltimbanques est le talent, et les Rimorini en avaient à revendre, malgré un fourniment réduit à la plus simple expression, des tréteaux, des accoutrements colorés, et des animaux dressés, chèvres, marmions30, sans oublier l’incontournable ours.
Il avait coûté très cher à Giovann, car obtenir un ours est très difficile. Il doit être enlevé tout bébé dans la grotte où sa mère l’a mis au monde. On repère les grottes habitées par les plantigrades au ronflement des adultes, et on marque l’endroit afin de revenir au printemps enlever les petits affamés par le jeûne de l’hibernation pendant que les adultes vont chercher de la nourriture à l’extérieur.
Cet ours est sa fierté.
Naturellement forgerons, les Rimorini avaient fabriqué les anneaux et autres chaînes nécessaires à l’entrave de l’ourson. Giovann l’avait dressé pour l’obliger à se mettre debout sur ses pattes postérieures, au son d’un tambourin de façon à ce que la musique soit l’ordre d’action. S’il lui prenait l’envie de se repositionner sur ses quatre pattes, les deux antérieurs retombaient sur une large pièce de métal brûlante préalablement rougie au feu.
Après quelques tentatives hautement douloureuses, l’ours avait fini par obéir sans adversité au tambourin.
Une pluie fine, de manière à ne pas déranger, se décida à tomber. Même en somnolant, Giovann restait sur le qui-vive et écoutait le moindre bruit, car il avait à l’esprit toutes les mises en garde entendues çà et là, concernant les marais.
Il craignait d’être suivi par la Dame Blanche.
— On affirme que les flaques, laissées derrière soi, sont les marques de la Dame Blanche, qui suit et entraîne les voyageurs dans les profondeurs de ce pourrissoir.
— Va savoir. Aux dires de certains, elle est le fantôme d’une épouse, qu’un mari jaloux avait emmurée vivante en son château, attaché sur une chaise devant une table où étaient posés des couverts d’argent.
Métamorphosée en libellule, elle apparaît, vous annonçant une naissance ou un décès.
— Que ne dit-on pas ! À moins que cela ne soit la guivre31 ? Elle est encore plus dangereuse.
Elle ressemble à une femme avec une tête de serpent, un diamant incrusté au milieu du front. Elle l’ôte à seule fin de boire. Si on lui vole, on devient riche et elle, aveugle.
Privée de sa vue, elle meurt.
Ah, ce diamant, que ne fait-il pas rêver les hommes ?
— Il se dit qu’au cœur de ces maremmes, vivent beaucoup d’autres créatures fantastiques à l’exemple des fées32