L’ÉMANCIPATION FÉMININE ET LES LIEUX DE SOCIABILITÉ AU XVIIIe SIÈCLE
JOËL MEYNIEL
Photographie de couverture
Portrait de famille. J.B. Van Loo. Londres 1740.
Réalisation de la maquette de couverture : Joël Meyniel.
© 2017 by Meyniel Joël
Éditeurs: BoD- Books on Demand,
12/14 rond-point des Champs Elysées, 75 008 Paris.
Impression: BoD-Books on Demand, Norderstedt Allemagne.
ISBN : 9 782 322 084 456
Dépôt légal : Octobre 2017.
« Une femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune »
Olympe de Gouges.
AVANT-PROPOS
Louis XIV a fait prévaloir une culture de cour. Versailles devient entre 1664 et 1680, un lieu culturel privilégié, où le roi rassemble les écrivains qui peuvent servir cette politique. Les sciences et la philosophie ne sont pas traitées autrement. La France sert alors de modèle à toute l’Europe par sa littérature, ses manières, ses modes, sa langue, son architecture. Le français est la langue de l’expression, Versailles sert d’idéal. Cette politique culturelle n’est pas dépourvue de lourdeur. Son objectif est de faire entrer dans son jeu tous les intellectuels, à savoir, servir la gloire du règne.
Dans les derniers mois de la vie de Louis XIV se pratique de plus en plus une forme de résistance à la volonté de puissance monarchique. Plus remarquable, du point de vue de l’autorité immédiate, la contestation s’est élevée à la cour, même jusque dans l’entourage du roi, telle que nous le révèlent à la fois les mémorialistes et les rapports du lieutenant de police sur les salons parisiens où la discussion politique tient une grande place. Les courtisans, que la vie de Versailles lasse et ennuie, s’échappent hors du carcan doré et vont chercher un souffle de liberté et s’amuser à Paris.
Pourquoi s’étonner, dans ces conditions, qu’un petit clerc de notaire, sans nom et sans titre, Arouet François Marie, ose publier en 1713, une « Ode sur les malheurs du temps » ?
Dans tous les domaines et à tous les niveaux, l’autorité monarchique se trouve remise en question, au moment où le roi tombe malade, et meurt le premier septembre 1715.
Son arrière-petit-fils doit lui succéder. Mais celui-ci, le futur Louis XV n’est pas en âge de régner, il n’a que cinq ans et neuf mois. Il est dans l’obligation d’attendre l’âge de sa majorité, fixée à treize ans et un jour.
Une telle situation est planifiée dans les testaments royaux. Dès le lendemain du décès, en séance solennelle du Parlement de Paris, le Régent désigné, neveu du défunt, Philippe d’Orléans, se fait lire le testament et en refuse les clauses qui limitent son pouvoir, sans ménagement, ni scrupule pour la volonté du roi disparu. Le testament prévoit, en effet, un Conseil de Régence qui laisse une place importante aux ducs de Maine et de Toulouse, bâtards légitimés du roi Louis XIV, fils de Mme de Montespan. Pour obvier à cette importunité, le parlement de Paris casse le testament.
Alors que la dépouille royale est conduite à Saint-Denis, sans grande pompe, toute une réorganisation se met en place et va remettre en question le modèle absolutiste louiquatorzien.
Un vent nouveau de liberté souffle sur la France.
La régence qui s’installe surprend les contemporains par sa liberté de critique dans la parole et l’écrit qui contraste, fortement avec la contrainte policière et les silences de l’époque précédente. Il est certain que les langues se sont déliées à l’automne de 1715, d’autant plus volontiers que le Régent n’affirme aucune morgue, ni un souci outrancier de l’étiquette. Bals et soupers sont certainement des invitations à parler librement, sinon écrire.
Opposé à l’absolutisme de Louis XIV, le Régent fort cultivé aime les sciences expérimentales, la musique. Il a des aspects de « despote éclairé ». Il donne plus de pouvoir aux nobles qui ont souffert de l’absolutisme, et crée des conseils, conseil du dedans, conseil du commerce, conseil des finances, conseil des consciences à vocation janséniste. Les parlements retrouvent leurs droits de remontrance, les jansénistes emprisonnés sont libérés, une alliance est conclue avec l’Angleterre.
En réaction contre l’austérité passée, le goût du plaisir, du luxe et de l’argent se déchaînent. À la faveur du pervertissement du pouvoir se répandent des idées nouvelles, aboutissant à une importante évolution des mœurs.
Déjà à la fin du règne de Louis XIV, « la frùhaufklärung » avec des personnalités aussi différentes que Perrault, Houdar de la Motte, Galland, Fontenelle, Bayle, est une illustration caractéristique, de ce qui peut être considéré comme le premier temps du rayonnement des Lumières en France. La Régence, avec la libéralisation de la politique et des mœurs qui la caractérisent, ne fait que renforcer l’épiphénomène.
Après trois ans de régence, Philippe d’Orléans doit supprimer les conseils et revenir à une politique apparentée de celle de Louis XIV. Il confie alors le pouvoir à l’abbé Dubois, devenu cardinal en 1722. Il le conservera jusqu’à 1723, date de sa mort. Homme vénal, libertin, hypocrite, intrigant, mais très intelligent, il est un habile diplomate. Pendant cette période se situe la faillite financière de Law, le financier écossais inventeur du papier-monnaie (billet de banque) et de la première inflation. C’est également le début de la colonisation de la Louisiane, La Nouvelle-Orléans.
Bourgeois et grands seigneurs rivalisent de luxe avec la cour. L’amour des fêtes et des divertissements (déguisements, pantomimes, concerts, comédies de salon) marque les années de la Régence.
La Régence a son agrément à l’élégance et au luxe du décor, mais aussi au raffinement extrême du savoir-vivre. Elle le doit aussi à cette politesse française alors admirée dans toute l’Europe et surtout au charme d’une conversation à la fois spirituelle et nourrie d’idées.
Cependant, les hommes de lettres ne participent guère à cette vie fastueuse. La condition des écrivains reste marquée, sur le plan matériel, par la médiocrité et l’insécurité, parce que la propriété littéraire ne fait encore l’objet d’aucune législation et que la censure et les persécutions constituent des risques très réels.
Les universités apparaissent plus somnolentes que jamais, n’assurant plus leur rôle de centre de la vie intellectuelle. D’autre part, Versailles, créé par et pour Louis XIV, ne représente plus le centre de la vie mondaine. La plupart des nobles y mènent, dans un décor artificiel, une vie de plus en plus difficile financièrement, gaspillant en fêtes et au jeu l’essentiel des revenus de leurs domaines, et les hommes de lettres ne fréquentent que très rarement la cour.
Les morts de Dubois et du régent à Versailles, en 1723, coïncident avec la majorité du roi. Louis XV devient roi régnant, mais en réalité, c’est le cardinal Fleury qui gouverne. À partir de son accession à la Couronne, c’est l’avènement d’une période de sacralisation où les hommes de lettres acquièrent un prestige social beaucoup plus suréminent qu’au dix-septième siècle. Ils deviennent les interprètes et les véritables orienteurs de l’opinion.
La vie mondaine prend alors un éclat inconnu jusque-là. Les gens qui se rencontrent se désignent par les termes de « monde », de « bonne compagnie », de « bonne société », voire tout simplement « la société ». Le « monde », ce sont ceux qui fréquentent le monde et, comme le précise le dictionnaire de l’Académie, « le grand monde » dans le langage familier signifie la société distinguée. Certes, le discours de légitimation met en avant la maîtrise des comportements comme fondement de cette « bonne société », mais cette importance des « manières » est elle-même circulaire puisque le « monde » est seul juge des manières du « monde ». Être poli consiste à faire ce que font les gens polis et, s’il existe des règles de politesse, chacun sait qu’on ne devient pas homme du monde en lisant des livres de civilité, mais par une longue socialisation au contact de la bonne compagnie.
Cet état de choses s’explique par l’apparition à Paris et dans les grandes villes de province, de nouveaux centres de sociabilité. Les hommes de lettres et leur public s’y sentent libres et y ont de l’influence.
Qu’entend-on par sociabilité ?
Un bref retour en arrière sur l’histoire de la notion de sociabilité servira de mise au point tout en soulignant d’emblée l’extension, mais aussi les dimensions sous-jacentes possédées par ce mot en français. Jusqu’au second tiers du XVIIIe siècle, les grands dictionnaires, celui de Richelet (1680,1732), celui de Furetière (1690), celui de l’Académie française (1695-1762) ou celui des jésuites de Trévoux (1701,1740), ne connaissent que l’adjectif « sociable ». Adjectif servant à qualifier ceux que la nature a gratifiés de l’aptitude et du goût à la vie en société. Ce n’est qu’avec l’Encyclopédie, article de Jaucourt (1765) que s’opère le passage de l’adjectif au substantif. Mutation sanctionnée avec le retard coutumier en ce genre d’évolution par le dictionnaire de l’Académie, en 1798-1799.
Entre ces deux dates, un ecclésiastique1, influencé par les Lumières, a publié le premier traité connu explicitement consacré à la sociabilité. Il la présente comme une composante essentielle, éthique et sociale, de la nature humaine. Rapportée aux évolutions historiques concrètes dégagées par les recherches récentes, cette apparition de la notion de sociabilité, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, ne laisse pas d’apparaître singulièrement tardive. Elle n’en est pas moins symptomatique d’une extension et d’une prise de conscience de besoins sociaux affectant à leur tour la réalité matérielle.
Cet essor de la sociabilité, souvent le reflet des déséquilibres et des heurts sociaux, reflète la capacité de la société à proposer en retour à la sphère publique un mode d’organisation plus harmonieux.
Ces foyers de sociabilité prolifèrent au XVIIIe siècle. Ils sont représentés par les salons, les académies, les cafés, les clubs, les loges maçonniques, le noble jeu de l’arc, la paume. Ces sociétés allient le plaisir de la convivialité, l’art de la conversation et de la réflexion.
Les salons, tenus par les femmes ont également joué un rôle important avant et sous la Révolution. Le salon est à la fois un espace privé et un espace public, lieu d’échange entre les sexes.
Si l’Histoire n’évoque que trop peu leur rôle, il fut essentiel dans l’évolution de la place de la femme dans la société, même si elles ont eu un rôle plus effacé que celui d’Olympe de Gouges, vouée à un destin tragique.
Née en 1748, sous le nom de Marie Gouze à Montauban, elle était connue comme la fille du boucher de la ville, mais était en réalité la fille du puissant Lefranc de Pompignan, noble influent.
Elle s’éduque seule, vite et mal, ne saura jamais ni bien parler ni bien écrire le français. Mariée à seize ans, elle devient presque aussitôt veuve. Avide de liberté et de célébrité, elle se rend à Paris avec son enfant.
Elle conservera dès lors sa liberté. À Paris, elle devient une femme galante. Elle se lance malgré son parler approximatif dans la littérature et entreprend la rédaction de pièces de théâtre, qui seront longtemps boudées par la Comédie Française, théâtre officiel sans l’aval duquel le dramaturge n’existe guère. Sans doute aussi parce qu’en plus d’être une femme, elle se positionne comme anticolonialiste et donc comme adversaire du racisme plus largement. Sensible aux injustices, elle ne peut que mener, à côté de ses combats politiques, économiques et sociaux un combat spécifique relatif à l’égalité des sexes. Elle choisit une voie pacifiste pour mener son combat, loin des Enragées de la Révolution auxquelles adhérent Claire Lacombe et Pauline Léon.
D’après elle, la femme doit être considérée comme citoyenne à part entière. Olympe de Gouges adresse à Marie-Antoinette le préambule du texte, l’implorant de défendre le « sexe malheureux ».
Mais les actions de cette femme ne se limitent pas à la condition de la femme. Olympe de Gouges s’était engagée dans la Révolution. De plus, elle soutiendra les Girondins à l’aide de ses écrits, et ira jusqu’à défendre le roi Louis XVI.
Ses actes la mèneront jusqu’à la guillotine, en 1793. Dans sa « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », elle affirmait « une femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune ».
Plus tard, elle sera considérée comme l’une des toutes premières « féministes ».
Mais malheureusement, la société n’évoluera pas immédiatement de concert avec Olympe.
Comment la femme est-elle perçue pendant le Siècle des lumières ?
I
LA CONDITION FÉMININE
AU XVIIIe SIÈCLE
Il n’entre nullement dans mes intentions d’avoir la prétention de retracer l’histoire des luttes des femmes pendant une période aussi fertile en événements, l’objectif tenté de faire un tour d’horizon des principales « actrices de cette libération, des principales revendications et des maigres résultats obtenus.
Le poids des préjugés au XVIIIe siècle.
Avant la Révolution de 1789, la société française ne voyait la femme que comme étant une propriété de l’homme. Jusqu’au XVIIIe siècle, cet état de fait est peu contesté.
C’est à partir du Siècle des lumières que la condition féminine est remise en cause par les femmes elles-mêmes, mais aussi par les hommes qui s’intéressent à la place des femmes dans la société comme Diderot et Voltaire.
Avec Olympe de Gouges, une autre femme des plus célèbres à défendre la condition féminine est Émilie Du Châtelet2. Émilie vit dans un milieu ouvert ; ses parents recevaient en effet Fontenelle et le poète Jean-Baptiste Rousseau dans leur salon parisien et elle connut ceux-ci dès l’enfance. Elle doit à son père une éducation qui n’est alors que rarement dispensée aux filles. Lui-même lui enseigne le latin le et, douée pour les études, elle apprend également le grec et l’allemand. Brillante aussi pour la musique, elle apprend à jouer du clavecin. Aimant la danse et le théâtre, qu’elle pratique en amateur, elle aime aussi chanter l’opéra.
Les questions qu’elles posent alors sont toujours d’actualité.
— Pourquoi les femmes sont-elles écartées des droits de l’humanité, et surtout pourquoi consentent-elles à être écartées ? Comment les hommes ont-ils obtenu cette hiérarchisation hommes/femmes ?
— Qui a justifié, qui a combattu cette hiérarchisation ? Quel est l’apport des philosophes des Lumières dans ce débat ?
— Face aux obscurantistes d’aujourd’hui, comment utiliser les Lumières ?
N’oublions pas que les femmes jouèrent un rôle important, et même souvent moteur, dans le processus révolutionnaire. Rappelons que c’est la marche de milliers de femmes sur Versailles, les 5 et 6 octobre 1789, qui ramena le roi à Paris et l’obligea à rectifier les décrets du 4 août (Abolition des privilèges).
Mais les partisans de l’égalité sociale et politique ne sont pas
nombreux avant et pendant la Révolution. Leur but est de passer de
la nature à la société pour comprendre la femme et dénoncer comme
de simples préjugés les descriptions traditionnelles de l’être
féminin.
Dès le XVIIe siècle, François Poulain de la Barre écrit dans
« De l’égalité des deux sexes » :
« Nous sommes remplis de préjugés. [De tous les préjugés, on n’en a point remarqué de plus propre que celui qu’on a communément sur l’inégalité des deux sexes. »
Malgré leur volonté de lutter contre l’obscurantisme, les philosophes des lumières restent étroits d’esprit quant à la condition de la femme et son accès à l’éducation. Dite inégale physiquement, elle le serait également intellectuellement. Les avis restent cependant partagés. Certains pensent que les femmes ont droit à l’éducation et qu’il n’y a pas de différences entre les deux sexes. D’autres restent sur des idées conservatrices : la femme est inférieure à l’homme et ne doit pas être instruite.
La condition des femmes au Siècle des lumières est d’un côté marqué par le fait que la plupart des gens du XVIIe siècle considèrent qu’une vie consacrée à tout type d’érudition est en contradiction avec les tâches domestiques que les femmes sont appelées à accomplir. D’un autre côté, plusieurs progrès sont notables, bien que, surtout pour les classes sociales élevées, dans certains domaines lettrés.
Les femmes étaient exclues des sociétés savantes, des universités et des professions érudites. Les femmes éduquées étaient soit autodidactes, ou avaient eu des tuteurs ou l’éducation d’un père à l’esprit libéral. À l’exception des filles d’artisans qui pouvaient assister leur père au travail, les femmes érudites faisaient aussi partie de l’élite sociale. L’inaccessibilité aux sociétés savantes a entraîné l’inaccessibilité aux instruments scientifiques, tel le microscope. Les restrictions au XVIIIe siècle étaient telles qu’on interdisait aux femmes, ainsi qu'aux sages-femmes, d’utiliser des forceps. Ceci explique que les hommes chirurgiens ont fini par dominer la gynécologie au cours de ce siècle.
Au XVIIIe siècle, la question de l’égalité des sexes est loin d’être neuve. Avant tout, il est essentiel de rappeler que la société occidentale du XVIIIe siècle est chrétienne. Les mentalités sont forgées de croyances anciennes, sur les femmes notamment. Elle a connu un très grand développement au XVIIe siècle, sur le thème de l’éducation à donner aux filles et la question de savoir si elles avaient une intelligence comparable à celle des garçons même si la société chrétienne européenne a quelque peu évolué, il est des mythes qui perdurent. Ainsi en est-il du mythe de la femme créée non en même temps que l’homme, mais à partir de l’homme… Sur ce mythe repose l’essentiel du comportement des hommes à l’égard des femmes : la femme doit tout à l’homme, elle lui est soumise… Sans oublier qu’elle est le symbole du malheur du genre humain : en effet, n’est-ce pas, Ève qui, dans la mythologie judéo-chrétienne, incita Adam à manger le fruit interdit ?
La femme, tentatrice, fatale, regardée comme faible est, depuis des temps très anciens, accusée comme cause de nombreux malheurs. À la veille de la Révolution française, les mentalités n’ont pas beaucoup changé…
Les femmes ne sont pas considérées comme de vrais individus pour les hommes de cette époque.
Elles doivent se contenter d’une activité domestique, extérieure à la société civile, et sont donc considérées comme des mères ou ménagères, loin des fonctions sociales que certaines désirent. Cette identification de la femme à la communauté familiale la dépouille de son individualité. La femme est le principe spirituel (l’âme) du foyer, l’homme en est le principe juridique. Le cantonnement de la femme à la sphère privée s’accentue lorsque l’homme est reconnu dorénavant, avec la Révolution, comme un sujet autonome, participant directement à la souveraineté politique.
Madame Roland3 disait :
— « En vérité, je suis bien ennuyé d’être une femme : il me fallait une autre âme, ou un autre sexe, ou un autre siècle. Je devais naître femme spartiate ou romaine, ou du moins homme français. [Mon esprit et mon cœur trouvent de toute part les entraves de l’opinion, les fers des préjugés, et toute ma force s’épuise à secouer vainement mes chaînes.]"Ô Liberté, idole des âmes fortes, aliment des vertus, tu n’es pour moi qu’un nom ! " »
Cette position n’est toutefois pas unanime. Certains, et ne venant pas nécessairement des bords les plus progressistes, mettent en avant les capacités intellectuelles et scientifiques des femmes, par exemple Richard de Bury dans son « Histoire abrégée des philosophes et des femmes célèbres. » (1773).
Quelques hommes et femmes des Lumières s’offusquent des discours discriminants. En 1759, d’Alembert dénonce « l’esclavage et l’espèce d’avilissement où nous avons mis les femmes ». De son côté, en 1772, Diderot (Sur les femmes) s’insurge contre le traitement qui leur a toujours été réservé :
« Dans toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie à la cruauté de la nature. Elles [les femmes] ont été traitées comme des enfants imbéciles ».
Avec Antoine Caritat, marquis de Condorcet, le mouvement féministe trouve dès 1787 son avocat le plus convaincant, mais aussi le plus décevant. Celui-ci proclame :
« Je crois que la loi ne devrait exclure les femmes d’aucune place. Songez qu’il s’agit des droits de la moitié du genre humain. »
Condorcet épouse avec ardeur la cause de tous les opprimés (esclaves, juifs, protestants) et notamment la cause des femmes. C’est que le marquis de Condorcet est fils unique et orphelin de père, et a été élevé et couvé par une mère aimante et exclusive. En 1789, il trouve une spécialité dans l’éducation dont il sera à la Convention l’avocat visionnaire. Il dit ainsi :
« Ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence […] il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits. »
L’inégalité apparente des femmes se fonde donc selon lui sur le manque d’instruction dont elles sont victimes. Condorcet ouvre ainsi la voie aux féministes du XIXe qui centreront leur lutte sur l’accession des filles à l’instruction. Parallèlement à son combat pour l’instruction des femmes, Condorcet met l’accent sur leurs droits politiques. Les femmes doivent voter, car aucune caractéristique naturelle ne peut constituer une contre-indication. Tous les féministes de la période révolutionnaire développent le même argument.
Ce qui est en cause dans les débats, c’est moins la question de l’égalité des droits que celle des relations sexuées dans la société et le mariage : comme le souligne Mme de Coicy dans les femmes comme il convient de les voir (1785), « Toute la différence qui est entre eux se trouve dans les organes qui sont nécessaires à la production de l’espèce, ce qui n’a rien de commun avec l’entendement ».
Refusant le diktat du corps et le déterminisme biologique, s’appuyant sur les nombreux exemples de femmes illustres, certaines soulignent les similitudes intellectuelles des hommes et des femmes et en déduisent des droits égaux à l’instruction, à la citoyenneté, à la gouvernance et à l’accès à tous les secteurs de la société (travail, arts, sciences). Plusieurs se retrouveront au cœur de la Révolution française, comme Olympe de Gouges, Germaine de Staël, Fanny de Beauharnais ou le marquis de Condorcet et son épouse, Sophie de Grouchy.
L’ouverture à tous des concours et l’anonymat obligatoire des soumissions garantissaient l’impartialité du jugement eu égard au sexe et au rang social des candidats. En dépit de l’appartenance de la « vaste majorité » des participants aux couches les plus riches de la société (« les arts libéraux, le clergé, la magistrature et la profession médicale »), il existe des cas de membres de la classe populaire à avoir soumis des essais, et même à les avoir remportés.
Un nombre important de femmes ont également participé et remporté des concours.
Sur un total de 2 300 concours dotés de prix proposés en France, les femmes en ont remporté, la majorité à des épreuves de poésie. Ce chiffre est certes faible par rapport aux normes modernes, mais très important à une époque où la plupart des filles ne recevaient pas de formation scolaire avancée sauf, justement, dans un genre comme l’art poétique.
Si les normes sont particulièrement contraignantes pour toutes les femmes, les pratiques sont moins rigides, car, dans toutes les classes sociales, des femmes ont essayé et ont réussi à échapper à l’enfermement domestique et à s’insérer dans l’espace public. (Eugène Decalcroix, La Liberté guidant le peuple, L’Amour au petit point, Femmes entre elles dans un salon ; on boit du thé, du café ou du chocolat ; on parle potins, voisins et enfants). Certaines occupent des fonctions régaliennes (impératrices, gouvernantes), sauf en France, où la loi salique les en exclut. Dans les classes aisées, les femmes accèdent à des formes de savoir, à une culture scientifique, d’autres (souvent veuves) dirigent des exploitations agricoles parfois importantes et dans les villes, certaines s’affirment comme de véritables femmes d’affaires (commerce et banques). Des religieuses ont réussi à s’imposer à la tête d’abbayes importantes, qu’elles dirigent d’une main de fer. Dans le peuple, la majorité des femmes constitue une main-d’œuvre nombreuse, marchande, artisane, domestique ou ouvrière, moins bien payée que les hommes.
En France, la mixité dans les lieux de sociabilité est plutôt réussie au XVIIIe. Des femmes cultivées et intelligentes deviennent des partenaires avec qui on peut remettre en question des causes d’actualité : la religion, la politique, les sciences… Mais malgré la grande utilité que l’on trouve aux femmes, leur savoir n’est pas reconnu comme normal et suscite de nombreuses réflexions comme le fait qu’elles pourraient contribuer à un mouvement révolutionnaire important… Ou tout simplement être plus intelligentes que l’homme lui-même.
« On les montre comme étant Impénétrables dans la dissimulation, cruelles dans la vengeance, constantes dans leurs projets, sans scrupule sur les moyens de réussir, animées d’une haine profonde et secrète contre le despotisme de l’homme, il semble qu’il y ait entre elles un complot facile de domination, une sorte de ligue, telle que celle qui subsiste entre les prêtres de toutes les nations. »4
Mais cette mixité ne semble pas convenir à tous. En effet, en Angleterre la constitution nationale révèle un aspect réfractaire à la séduction comme le confirme cet extrait :
« Toutes les femmes qui séduiront ou amèneront au mariage les sujets de Sa Majesté au moyen de parfums, peintures, dents postiches, perruques, rembourrages aux hanches et à la poitrine encourront le délit de sorcellerie et le mariage sera automatiquement annulé. »5
Cependant, des auteurs comme Choderlos de Laclos répandent des idées novatrices et révolutionnaires. Ils exigent des femmes une éducation correcte qui ne la ferait plus dépendre de l’homme.
« Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colère, si des larmes d’indignation s’échappent de vos yeux, si vous brûlez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la plénitude de votre être, ne nous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n’attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux : ils n’ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir ? »6
Les militantes d’avant la Révolution sont, pour l’essentiel, des tricoteuses, des marchandes de halles, des pauvresses, des révoltées contre la misère, l’insolence et les privilèges. Peu d’entre elles ont conscience d’un combat pour les droits de leur sexe. Seules quelques marginales, vite persécutées, donnent à leurs actes une dimension proprement féministe.
Pourtant, de manières plus discrètes et souvent occultées par l’Histoire, d’autres femmes, quelques aristocrates et surtout des bourgeoises ouvertes aux progrès ont ouvré pour démontrer leurs capacités intellectuelles, d’organisatrice, œuvrant ainsi à leur émancipation.
Depuis le début du XVIIIe siècle, de nombreux salons sont développés afin d’exposer les connaissances des différents savants, artistes et auteurs. Ces lieux de sociabilité sont caractérisés par la mixité intellectuelle qu’on y trouve, le langage doit être poli, clair et agréable, les participants se doivent de tenir une conversation. Certaines femmes s’y rendent afin de satisfaire leur soif de savoir et s’entretiennent à égalité avec les hommes sur leur vision du monde. La question rentre alors au cœur des débats, faut-il donner une éducation aux femmes ou non, puisque celles-ci sont montrées à travers des activités intellectuelles ?
C’est surtout dans ces salons, tenus essentiellement par des femmes, souvent issues de la bourgeoisie et ayant des connaissances, que certaines femmes comme Mme Geoffrin, Mme du Deffand, Mme Necker réussirent à faire changer la vision de l’homme sur la femme… Elles n’étaient pas forcément toutes issues d’un milieu noble, mais par leur conversation, leur finesse d’esprit ainsi que leur grande intelligence elles réussirent à faire parler d’elles, dans toute l’Europe, à travers de célèbres salons comme des femmes nouvelles du Siècle des lumières.
Les salons deviennent des lieux de diffusion de la culture. La liberté d’expression apparaît, ainsi que la notion d’égalité. Ils permettent aux encyclopédistes de faire passer leurs idées. Helvétius et Holbach exposent leurs idées matérialistes.
Les femmes attendent beaucoup de la Révolution et expriment leurs revendications par le biais de pétitions, adresses et cahiers de doléances. Leurs revendications portent sur des problèmes auxquelles elles sont traditionnellement confrontées : absence d’instruction, mortalité en couches, droit d’exercer un métier, protection des travaux féminins (couturière, brodeuse)
Les revendications touchant aux droits politiques sont rares, car rares sont celles qui ont conscience de leur importance. Les femmes de Provence protestent en 1789 contre la composition des États Généraux dont elles sont exclues. Les députés répondent alors à ces revendications : ne sont-ils pas, eux, les députés de tous et donc des femmes ? Par le biais d’un cahier de doléance, une madame B.B. du pays de Caux rétorque :
— « Il a été démontré avec raison qu’un noble ne peut représenter un roturier […] les femmes ne pourraient donc être représentées que par des femmes. »
En plus de revendications écrites, les femmes revendiquent par l’action : le 5 octobre 1789, elles constituent l’essentiel du cortège de Versailles et pénètrent dans le château. Jules Michelet dira :
« Ce qu’il y a dans le peuple de plus instinctif, de plus inspiré, ce sont les femmes. […] Les hommes ont pris la Bastille, et les femmes ont pris le Roi. »
Durant l’ensemble de la période révolutionnaire, elles occupent la rue dans les semaines précédentes les insurrections, et appellent les hommes à l’action, en les traitant de lâches. De cette façon, les femmes pénètrent la sphère Du politique et y jouent un rôle actif. Mais dès que les associations révolutionnaires dirigent l’événement, les femmes sont exclues du peuple délibérant, du corps du peuple armé (garde nationale), des comités locaux et des associations politiques.
Ne pouvant prendre part aux délibérations des assemblées politiques, les femmes prennent place dans les tribunes ouvertes au public. Elles y acquièrent le surnom de « tricoteuses » (1795) :
— « Postées dans les tribunes, elles influencent de leurs voix enrouées les législateurs assemblés. »
Dans la mentalité populaire, ces tribunes ont une fonction politique capitale et y prendre place signifie exercer une part de souveraineté.
Les femmes se regroupent également en clubs à Paris et en province. Elles y tiennent des séances régulières ponctuées par la lecture des lois et des journaux, discutent des problèmes politiques et s’occupent des tâches philanthropiques. À partir de 1792, l’activité des clubs se radicalise, et aux côtés de Jacobins, ils prennent part à la vie politique de leur région. Parmi les plus réputés à Paris on peut citer la Société Patriotique et de Bienfaisance des Amis de la Vérité (1791-1792). Fondé par Etta Palm d’Aedlers, ce club de femmes plaide pour l’éducation des petites filles pauvres puis réclame le divorce et les droits politiques.
En 1789, lors des débats sur les conditions de formation des assemblées primaires, la question du droit de vote des femmes ne fut même pas soulevée à l’Assemblée Constituante. Elles étaient naturellement évincées des droits civiques, sous le poids des préjugés sur la nature des femmes et de la perception de la frontière entre espace privé et public, l’ordre des rapports naturels et sociaux.
Les lieux communs sur la nature des femmes sont nombreux. Littérature, philosophie et médecine ont croisé leurs approches afin de « naturaliser » à l’extrême la féminité : « constitution délicate », « tendresse excessive », « raison limitée », « nerfs fragiles »… L’accent est mis sur l’infériorité intellectuelle et physiologique de la femme. Diderot, dans son essai de 1772 « Sur les Femmes », note que l’exaltation de la beauté féminine et la célébration du sentiment amoureux ne sont que l’envers de l’enfermement de la femme dans son infériorité physique.
II
Pour le narrateur d’ « À la Recherche du temps perdu », les pratiques de sociabilité du monde étaient si fortement associées à un espace urbain spécifique, qu’il lui paraissait incongru que la duchesse de Guermantes résida dans le faubourg Saint-Honoré.
—« La présence du corps de Jésus-Christ dans l’hostie ne me semblait pas un mystère plus obscur que ce premier salon du Faubourg situé sur la rive droite ».
Au-delà de cette boutade, le roman proustien développe toute une géographie poétique et sociale de la mondanité, où la croyance dans la supériorité de l’aristocratie est très largement tributaire de la capacité de celle-ci à incorporer du territoire. Son prestige social et littéraire est indissociable du château féodal, mais aussi de l’hôtel urbain qui abrite les divertissements huppés et mystérieux de la bonne société. Même situé sur la rive droite, le salon des Guermantes est un « salon du Faubourg », c’est-à-dire du faubourg Saint-Germain. Cette métonymie géographique, qui identifie le monde des salons et un quartier de Paris, correspond à une géographie sociale de la capitale où les « beaux-quartiers » de l’Ouest parisien sont caractérisés non seulement par l’homogénéité sociale et l’harmonie architecturale mais aussi par l’élégance des formes de la vie « entre-soi ». Parmi ces beaux-quartiers, le faubourg Saint-Germain bénéficie, au xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, d’un prestige spécifique lié à l’ancienneté et à l’homogénéité de son peuplement aristocratique, qui lui permet d’apparaître comme le refuge d’une sociabilité héritée de l’Ancien Régime.
Curieusement, l’origine de cette inscription spatiale de la vie mondaine est pourtant mal connue. Alors que les salons du xviiie siècle ont fait couler beaucoup d’encre, leur localisation est rarement évoquée, comme si celle-ci n’avait pas véritablement de sens ou d’intérêt avant la Révolution. Or, il y a bien une géographie mondaine au xviiie siècle, et celle-ci joue un rôle important dans la géographie symbolique de la capitale. Phénomène urbain, la sociabilité est indissociable des mutations de l’espace parisien, qu’elle accompagne et auquel elle contribue à donner une lisibilité. La mise en place d’un premier zoning social dans la capitale se traduit par une réorganisation de la géographie mondaine qui, à son tour, déborde les limites strictes de l’espace urbain et oblige à repenser les rapports de la ville avec ses environs immédiats. Au même moment, l’image de Paris se modifie : la ville devient un ensemble de signes que les guides ou les textes littéraires s’emploient à interpréter et à publier5, accordant à la distinction mondaine un rôle essentiel dans la cristallisation de ces représentations. On retrouve le même dispositif, qui associe des pratiques de sociabilité mondaine et la publication de leur exemplarité et de leur prestige, dans les textes qui font de Paris un modèle de l’urbanité, une ville universelle, au même titre que Rome.
De telles évolutions ne se réduisent pas, loin de là, à la sociabilité ; encore moins à la sociabilité mondaine. Il semble toutefois que celle-ci ait occupé une place importante dans la production d’une géographie symbolique de la capitale, où la discrimination sociale et la promotion d’un modèle universel sont peut-être plus liées qu’il n’y paraît. Laissant dans l’ombre la question pourtant connexe des rapports avec la cour, je me concentrerai ici sur les dynamiques spatiales de la vie mondaine parisienne, sur le rôle des salons dans les représentations d’un espace urbain différencié et sur l’érection de Paris en modèle de : ville sociable, ce qui m’amènera à rencontrer la notion d’urbanité, qui se situe précisément au croisement d’une réflexion sur la ville et la sociabilité.
Que Paris apparaisse au xviiie siècle comme l’archétype de la ville sociable, nul n’en doute, mais au-delà de ce lieu commun, les transformations de l’espace urbain et le développement de nouvelles formes de sociabilité sont rarement confrontés. Curieusement, ces deux axes de recherche, qui ont connu ces dernières années une vogue importante, ont évolué de façon autonome. Les historiens de la géographie urbaine ont expliqué l’essor des quartiers occidentaux par la topographie, le rôle de Versailles, les nouvelles représentations hygiénistes, la peur de la foule ou la nouvelle vision d’une pathologie urbaine, mais ont rarement fait la part des pratiques de sociabilité, qui accompagnent et anticipent cette mutation. Inversement, la ville ne forme souvent aux yeux des historiens de la sociabilité que le cadre géographique d’un répertoire de formes. Cet oubli de la dimension spatiale est paradoxal au moment où les formes nouvelles de sociabilité tendent à être subsumées sous le concept d’espace public, ce qui témoigne de l’usage essentiellement métaphorique du terme « espace » dans la traduction française d’Habermas. Alors que sociologues et critiques littéraires s’accordent à étudier les dynamiques spatiales de la vie mondaine et de ses représentations littéraires dans la littérature du XIXe siècle, les leçons qu’ils en tirent n’ont guère été importées en deçà de la Révolution et les ouvrages récents sur les salons du XVIIIe siècle n’évoquent pas la géographie des salons.
Si on compare la carte des salons avec la localisation des élites parisiennes, qui commence à être bien connue, le premier enseignement est que la carte des salons se superpose parfaitement avec celle de l’implantation de la noblesse de cour. Celle-ci réside majoritairement, depuis la fin du XVIIe siècle, dans le Faubourg Saint-Germain, où se sont construits de nombreux hôtels, alors que l’ensemble de la noblesse « se distribue en définitive de manière relativement équitable à l’intérieur de la ville». En 1775, les vingt-huit salons parisiens (car il y a aussi des salons à Versailles, à Saint-Germain ou à Auteuil) indiqués par les rapports du contrôle des étrangers se concentrent dans six quartiers de police. La suprématie du faubourg Saint-Germain est nette avec douze salons, dont ceux de Mme Du Deffand, de la duchesse d’Aiguillon, de la duchesse de La Vallière, de Julie de Lespinasse (auquel on peut ajouter celui du marquis de Brancas qui se trouve dans le quartier Luxembourg, rue de Tournon), ce qui correspond bien à l’apogée de l’implantation aristocratique dans le faubourg Saint-Germain vers 1750. Mais cette suprématie est menacée par le poids du quartier Palais-Royal où l’on trouve huit salons. Ceux-ci se situent soit aux alentours du Palais-Royal lui-même, et il faut alors leur ajouter celui du comte d’Albaret, dans le quartier Saint-Eustache (rue Neuve des bons-enfants), soit dans le faubourg Saint-Honoré proprement dit, comme ceux de Mme Geoffrin, de la comtesse de La Marck, ou du fermier général La Reynière. L’autre quartier en plein essor est le quartier Montmartre, qui correspond à la fois au traditionnel quartier Richelieu et aux secteurs nouveaux de la Grange-Batelière et de la Chaussée d’Antin. On y trouve bien entendu les salons de la finance, ceux de Necker – qui a fui le Marais – ou du banquier Tourton, mais aussi ceux de l’aristocratie de cour, comme la maréchale de Luxembourg ou la duchesse de Mirepoix. À l’inverse, le déclin aristocratique du Marais, bien connu, se traduit par le maintien de deux salons seulement dans le quartier Saint-Avoye, celui du maréchal de Soubise et celui de Trudaine, rue des vieilles Haudriettes. D’ailleurs, le maréchal de Soubise reçoit plutôt dans ses maisons de Saint-Ouen et de la petite Pologne.
Dans les quinze années suivantes, le déclin du Marais se confirme, mais surtout un rééquilibrage très net se produit entre le faubourg Saint-Germain, où la duchesse de La Vallière et le duc de Biron animent les seuls grands salons à la veille de la Révolution, et les quartiers du Nord-Ouest qui connaissent un essor important. Le prince et la princesse de Beauvau, par exemple, quittent en 1774 leur hôtel de la rue de Bourbon pour celui qu’ils font construire rue du faubourg Saint-Honoré. Les Russes qui tiennent salon à Paris ne résident plus au faubourg Saint-Germain comme le faisaient les Stroganov dans les années 1770, mais rue Saint-Florentin, comme les Galitzin. « La plupart des personnes avec lesquelles j’ai des rapports habituels, peuvent écrire le marquis de Bombelles, sont dans le faubourg Saint-Honoré ».
La dispersion de la vie mondaine entre les deux faubourgs, qui ne sont encore reliés par aucun pont, implique de fréquents déplacements. Mme Du Deffand, qui réside rue Saint-Dominique, se plaint de ne pas voir aussi souvent qu’elle le voudrait Mme de Mirepoix, qui habite sur la rive droite, « vu l’éloignement des quartiers ». Les déplacements sont encore plus difficiles avec les maisons situées en périphérie de la capitale. L’abbé Morellet, qui habite rue Saint-Honoré, doit renoncer, à aller à Auteuil chez Mme Helvétius, pendant une partie de l’hiver 1789. Le froid lui interdit même parfois d’aller passer la soirée chez Julie de Lespinasse, au faubourg Saint-Germain. « Je lui reviendrai avec les hirondelles » écrit-il alors à d’Alembert.
La géographie des salons ne se cantonne pas à l’espace urbain, elle le déborde largement plusieurs mois par an, lorsque la vie mondaine déserte Paris pour les châteaux environnants. « Tout le monde va s’éparpiller pour les campagnes » écrit Mme Du Deffand dès le mois de mai. Mme d’Épinay, obligée de louer le château de la Chevrette, se désole de passer l’été à Paris : « La nécessité de l’économie m’a clouée à Paris et me met hors d’état de vivre à la campagne. J’y suis seule et isolée l’été ». En octobre, la situation ne s’est pas encore améliorée : « que voulez-vous que je vous dise de Paris, tout le monde en est absent ».Les diplomates sont particulièrement sensibles à cette migration mondaine, à ce « cycle de la vie nobiliaire ». Certains vont passer quelques jours à la campagne (ou parfois la journée) mais il leur est difficile de s’absenter longtemps. Aussi constate-t-on une diminution pendant les mois d’été et d’automne du rythme de leur vie mondaine. Un jeudi de juin, par exemple, « Madame la Maréchale de Luxembourg étant à Montmorency la plupart des ministres qui composent sa société les jeudis se sont retirés le soir chez eux ». Même pour un écrivain, la vie mondaine et intellectuelle tourne au ralenti. A. Beccaria qui souhaitait venir à Paris, Morellet écrit : « Je vous exhorte à venir passer avec nous l’hiver plutôt que l’été, parce qu’on est plus rassemblé dans ce temps-là et que j’aurai plus de facilités de vous faire faire des connaissances agréables et utiles ». Vingt ans plus tard, les rythmes saisonniers de la sociabilité n’ont pas changé et il estime qu’un Anglais fraîchement arrivé à Paris courant mai ne trouvera personne à qui donner des cours d’économie car « il arrive dans un temps de l’année où tout le monde quitte Paris pour cinq ou six mois ».
Il faut donc entendre « été » au sens large, car cette saison englobe aussi l’automne. Chaque année, jusqu’en novembre, les rapports du contrôle des étrangers notent fréquemment que la plupart des ministres étrangers sont dispersés « dans différentes campagnes ». En 1771, les Helvétius ne rentrent à Paris qu’à la mi-décembre et à cette date leurs amis d’Holbach n’ont pas encore repris leurs dîners parisiens. Aristocrates et financiers possèdent des résidences aux alentours de Paris que l’on appelle des « campagnes », dans lesquelles on fait de courts ou de plus longs séjour (Mme de Luxembourg reçoit à Montmorency, tout comme le marquis de Brancas à Crosne, le duc de Rohan-Chabot à Athis, le comte et la comtesse de Caraman à Roissy, Jean-Joseph de Laborde à La Ferté-Vidame, etc.). Celles qui sont le plus proche de Paris permettent de faire l’aller-retour, et on vient y passer la journée, ou même y souper. D’autres accueillent les invités pour des séjours de quelques jours, voire de plusieurs semaines. La sociabilité devient alors véritablement hospitalité. Le modèle est aristocratique, voire princier, et les fêtes de Conti à l’Isle-Adam ou du duc d’Orléans à Villers-Cotterêts donnent le « la » à cette vie mondaine. Lorsque Mme de Luxembourg accourt chez Condé à Chantilly pour y passer quelques jours et assister à une fête et à un grand feu d’artifice, Théodore Tronchin, qui y accompagne le duc d’Orléans, commente : « Le siège de Troie n’occasionna pas plus de mouvement que la fête de demain en occasionne ici. […] Madame de Luxembourg est ici mais qui n’est pas ici ? ».
Si les « campagnes » permettent aux aristocrates de retrouver fictivement quelques attributs du loisir féodal, surtout la chasse et les fêtes, et correspondent aussi au goût des promenades ou des loisirs campagnards, elles prolongent surtout la sociabilité parisienne. Il serait erroné d’y voir un retrait bucolique, loin des contraintes de la vie parisienne, ou l’affirmation d’une nostalgie terrienne et féodale. Résidences d’agrément, souvent déliées de tout lien seigneurial, ces maisons de campagne participent du mouvement général de desserrement spatial de la vie mondaine. Mme de La Rochefoucauld ne fait pas mystère de cette destination des maisons de campagne, dévolues à la vie de société :
« J’espère revenir de bonne heure cette année à Paris et j’espère surtout m’y fixer définitivement que notre campagne soit vendue ou non. Je pense que Mme Breugnot est à sa belle campagne qu’elle vient d’acheter. C’est à une jolie distance de Paris et quand on aime la société il est facile d’en avoir étant aussi de proche de la capitale. C’est un grand agrément d’être près de ses [amis et d’avoir] la facilité de les voir souvent ; Ce sont des choses auxquelles on devrait songer lorsqu’on fait l’acquisition d’une terre. »
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