Un jeune garçon vit seul avec sa mère,
Qui est son père ?
Quel est cet héritage que lui transmet sa mère ?
André Lejeune . Octobre 2017.
Le café – restaurant d’Odette existait déjà il y a plus de
cent ans
« Buvette du chemin de fer. CH. VILLAIN »
Reproduction de carte postale du début du XXème siècle
offerte par la municipalité de Péronville.
En couverture : photo du chemin de la vérité
En dos : le bois de la piscine.
Photos de l’auteur en octobre 2017.
La seconde guerre mondiale de 1939 à 1945 a vu le département d’Eure et Loir souffrir de l’occupation des envahisseurs nazis. Des actes héroïques, tels celui du préfet Jean Moulin, ont montré le désir des euréliens de garder leur liberté qui est revenue en 1944.
De nombreux auteurs ont consacré des ouvrages à cette période de l’histoire locale et nationale. Un ouvrage m’a fortement impressionné : l’histoire de Simone Tous-seau, la tondue de Chartres. « La Tondue 1944-1947 de Gérard Leray et Philippe Frétigné »
Dans ma jeunesse, j’ai eu, collégien, Francis Dablin comme professeur de sport. Il a été résistant et chef de réseau sous le pseudonyme de Mathurin dans la région de Dreux. Il nous a raconté ses actions et aventures pendant les jours de grèves de l’éducation nationale. Histoires captivantes pour un jeune d’une douzaine d’années dont le père a été STO.
Depuis quelques années, au cours de mes activités de pigiste de presse locale j’ai découvert l’existence dans une petite commune de Beauce d’un poste allemand. C’était, selon les éléments que j’ai pu trouver, sans doute un poste radio ou gonio qui servait au guidage des avions allemands partant bombarder Londres et l’Angleterre. Des associations dunoises qui s’intéressent à cette guerre et à la base aérienne de Châteaudun ignoraient ce poste.
Les rencontres avec des anciens de cette commune et les recherches aux archives départementales m’ont confirmé cette réalité avec même la honte de certaines femmes qui ont été tondues. Selon plusieurs témoignages, une habitante de la commune s’est même mariée avec son soldat allemand, elle a été obligée de quitter la commune, sa famille en Allemagne a aussi refusé cette union et ils se sont réfugiés de l’autre côté de l’Atlantique.
De tous ces témoignages est né ce roman.
Une histoire d’amour entre une jeune française et un soldat nazi qui donnera la vie à un garçon. C’est une longue tranche de vie qui commence avec le retour de la liberté et plus tard celui du général De Gaulle.
Le journal télévisé de la RTF de vingt heures a annoncé un déplacement du futur président de la République en Allemagne juste après le premier tour des élections législatives. Il se rend à Bad Kreuznach chez le chancelier Konrad Adenauer. Charles De Gaulle l'avait reçu fin septembre chez lui à la Boisserie à Colombey les Deux Églises. Il n'y a pas de télévision chez lui et François ne l'a donc pas vu mais il en a entendu quelques bribes sur son transistor, posé sur son établi qui est branché toute la journée. Il porte une attention étrange à cette information quand il l'entend de nouveau. Il se fige d'un seul coup. Il a l'impression que cet événement le concerne. Il y a comme un souvenir enfoui au plus pro-fond de son être qui semble revenir. En quittant son travail, le soir, il y repense avec une pointe d'inquiétude.
Depuis le mois de septembre, François a quitté l'école pour apprendre le métier de mécanicien en voitures automobiles. Il est arpète chez le concessionnaire de Chalais de la marque Citroën. Ses mains commencent à prendre la couleur du métier : le cambouis ne s'en va pas facilement. Ce jeudi soir, il est de retour à la maison alors que la nuit est tombée, il lui faut un peu moins d'une demi-heure avec son vélo pour rejoindre la maison où sa mère l'attend. Dès son arrivée, il ôte son imperméable beige et son cache-col puis les accroche aux têtes du vestiaire en bois qui orne l'entrée. Il traverse la cuisine, embrasse sa mère et va dans sa chambre où il retire ses vêtements de travail. Il revient dans la cuisine vêtu d'un pantalon de toile grise et d'une chemise en coton à carreaux. Il va à l'évier et se lave soigneusement les mains avec le gros cube du savon de Marseille. Il les essuie avec le torchon accroché à une patère, se retourne et regarde sa mère qui a dressé la table. Deux assiettes creuses, une soupière fumante sur le dessous-de-plat métallique extensible et la carafe d'eau attendent que François s'installe en face de sa mère qui est déjà assise. Elle sert son fils de deux grandes louches de soupe aux légumes et commence à manger. La tête plutôt basse. François prend sa cuiller et goûte, il semble apprécier et vide son assiette en quelques minutes. Le fils et la mère ne se sont pas dit un mot. La mère retire la soupière et revient avec la poêle où ont cuit deux côtes de porc, elle retourne jusqu'à la cuisinière et apporte une casserole avec des haricots verts. François se sert et entame son plat de résistance. Toujours pas un mot entre la mère et le fils. Le repas se termine par un fromage frais de chèvre que la voisine fabrique tous les jours dans sa ferme. La mère débarrasse la table et empile la vaisselle sale dans l'évier puis revient s'asseoir en face de son fils. François est surpris de l'expression de son visage et après quelques instants d'hésitations il lui demande
– Maman, as-tu quelque chose qui ne va pas ? Tu n'es pas comme d'habitude
– Oui. Ce n'est pas ma santé, mais une nouvelle que j'ai apprise aujourd'hui.
– C'est grave ? Tu parais toute bouleversée
– Oui. Mais ce n'est pas grave,
– C'est quoi ?
– Une lettre qui me plonge il y a des années en arrière
– Tant que ça ?
– De ton âge
– Ah! De plus de quatorze ans alors.
– Oui c'est ça
– Et qu'est-ce qu'elle te dit cette lettre.
– Elle m'annonce le décès d'une tante
– Et je la connaissais ?
– Non, et c'est mieux comme ça.
– Pourquoi mieux
– Je te le dirais plus tard. En tout cas, ne t'inquiètes pas, je ne vais pas à son enterrement c'est fait. Cette lettre vient d'un notaire. Elle me dit qu'elle me lègue une parcelle de terres et de bois.
– Oh ! Et c'est où ?
– Loin d'ici. Je t'en reparlerai plus tard.
– Comme tu veux
François n'insiste pas et regarde sa mère se prendre la tête entre les mains. Il lui semble la voir pleurer. Il s'approche d'elle, pose ses mains sur ses épaules en lui disant un mot à l'oreille puis il va dans sa chambre. Il ne sait pas quoi faire, il regarde sur la table, prend son livre de français et déplace celui de mathématiques. Il les ouvre l'un après l'autre et les repose. Il n'a pas envie de travailler ses cours ce soir. Il va de gauche et de droite et trouve dans le placard à côté de la cheminée un vieil almanach Vermot. Il le prend et va se coucher. Il le feuillette. Le sommeil n'est pas long à venir, cinq ou six pages seulement sont lues. Il fait des rêves de guerre pendant la nuit et se réveille en sueur plusieurs fois.
Le lendemain, dès son arrivée au garage à huit heures, son patron lui demande de faire la vidange de la voiture du patron de l'hôtel de la gare : une DS. C'est la première fois que François va travailler sur ce modèle de luxe et très moderne en vente depuis deux ans. Il demande qu'on la lui conduise sur le pont car il n'en a encore jamais pris le volant. Il regarde le mécanicien accomplir la manœuvre avec douceur et précautions. François lui demande où est le bouchon de vidange. Ensemble ils ouvrent le capot et le mécanicien lui montre les éléments du moteur. François se glisse sous le pont et dévisse le bouchon, l'huile coule. Sa journée de travail débute bien.
Il est bientôt midi ce deuxième samedi de décembre, le patron fait un tour dans l'atelier et passant à côté de François lui demande de venir le voir au bureau. L'adolescent acquiesce de la tête puis range ses outils et va se passer les mains à l'eau. C'est inquiet de cette demande qu'il se dirige un peu tremblant vers le bureau. Il frappe à la porte vitrée.
– Entre!
– Bonjour monsieur.
– Ne t'inquiète pas. Assieds toi là.
– Oui monsieur.
– Bon, je t'ai fait venir pour te dire que je suis content de tes débuts. Depuis le mois de septembre tu n'as pas manqué une journée et tu fais attention à ce qu'on te dit. Je vais te récompenser avec cette enveloppe. Tu pourras te faire un cadeau pour Noël.
– Oh! Merci. Je vais essayer de continuer comme depuis mon arrivée.
– Allez, rentre chez toi, je te donne ton après-midi et à mardi.
– Oui monsieur, au revoir, à mardi matin.
François ressort du bureau tout ébahi et regarde par deux fois ce que contient l'enveloppe : un billet de cinq mille francs ! Il se retourne pour regarder son patron qui l'observe à travers les vitres avec un petit sourire. Vite changé, François récupère son vélo, grimpe dessus et part chez lui. Il doit d'abord traverser la ligne de chemin de fer qui mène de Paris à Bordeaux. Les barrières sont baissées il attend que l'omnibus pour Angoulème reparte. Il prend la longue rue qui va vers l'église et tourne à gauche. Les boutiques sont encore ouvertes et de nombreux clients terminent leurs achats. Quelques voitures sont stationnées le long des trottoirs et François doit slalomer pour éviter les portières qui s'ouvrent. Face à la côte qui mène au château il prend la route d'Yviers. Ça monte et François se met en danseuse. Un quart d'heure plus tard il aperçoit depuis le haut de la côte le clocher de l'église Saint Eutrope. Il ne lui faut pas longtemps pour être devant, il s'arrête et descend de son vélo puis va vers la maison au toit de tuiles canal qu'il habite avec sa mère en face de l'église. Le portillon est fermé à clef. Il fouille dans sa poche et prend la sienne. Il ouvre et entre. Sa mère n'est pas encore rentrée de son travail. Elle fait des ménages, le samedi, au château de Médillac. Sans doute que ses patrons reçoivent du monde et qu'elle doit aider en cuisine. Il va l'attendre. Il range son vélo sous l'abri sur le côté de la maison puis va faire un tour dans le jardin. Il n'y a plus rien dans les planches de légumes, sa mère a même commencé à bêcher celle où ils ont récolté les pommes de terres. En approchant du fond il aperçoit le chat roux des voisins qui se prélasse sous les tiges nues des framboisiers. Le chat se lève en étirant ses pattes l'une après l'autre et vient vers François pour se faire caresser. Ayant obtenu ce qu'il voulait, il franchi le grillage et retourne chez lui. François revient et ouvre la porte de la maison. Il défait son imperméable puis son pull et les pose sur le dossier d'une chaise. Il jette un coup d'œil circulaire dans la grande pièce qui sert de cuisine et de salle à manger. Il se gratte la tête comme pour réfléchir puis se décide, il prend le petit pot-au-feu caché derrière le rideau sous l'évier, le remplit d'eau et le pose sur la cuisinière pour qu'il ait de l'eau chaude tout à l'heure pour se laver comme à chaque fin de semaine. Il ouvre la porte du foyer et voit qu'il ne reste presque plus de braises. II décide d'aller au cellier dehors et revient avec une poignée de petit bois qu'il glisse dans le foyer, il retourne et revient avec trois bûches fendues. Cinq minutes plus tard, le feu ronronne. François entend un bruit dans le cour il va à la fenêtre et voit sa mère arriver. Elle range son vélo à côté de celui de son fils et entre dans la maison. Elle a un large sourire en voyant que son fils est déjà rentré. Elle lui fait la bise que François rend.
– Dis donc, tu n'es pas en retard pour quitter aujourd'hui !
– Non, mon patron m'a fait un cadeau et m'a même donné mon après-midi !
– Un cadeau?
– Bah ! Oui ! Regarde maman cette enveloppe, j'ai un billet de cinq mille francs ! Il me l'a donné pour que je me fasse un cadeau à Noël !
– Oh ! Il me faut plus d'une semaine pour gagner ça !
– Il m'a dit aussi que je travaillais bien et que c'était une récompense.
– C'est vrai que tu as une toute petite paye mais continue comme ça, tu devrais réussir à faire quelque chose de bien plus tard. Bon, ce n'est pas le tout, mets la table, je fais cuire deux saucisses et il reste de la purée d'hier.
Moins d'une heure plus tard le repas est terminé et François regarde sa mère laver leur vaisselle dans l'évier, l'essuyer et la ranger. Il va voir si son eau est toujours chaude dans le pot-au-feu sur la cuisinière, elle commence à bouillir. Sa mère le laisse seul dans la cuisine et va faire le ménage dans les chambres. Il est quinze heures quand elle revient dans la cuisine. François est habillé de son pantalon de velours beige et de sa chemise verte à carreaux. Sa mère le félicite de cette belle tenue et lui demande pourquoi il s'est habillé comme ça. Il ne répond pas, il hausse les épaules par deux ou trois fois en faisant la moue puis esquisse un sourire. Sa mère penche la tête en s'approchant de lui et lui demande au coin de l’oreille
– Tu es habillé pour aller voir quelqu’un ?
– Heu ...
– Tu pars à pied ou avec ton vélo ?
– Bah... à pied.
– Donc c'est pas loin, sans doute dans le village
– Oui. je... je...
– Ne bégaye pas, je devine que c'est quelqu'un qui était à l'école avec toi, je me trompe ou pas ?
– Tu as raison, pour une fois que je suis revenu de bonne heure, je fais un tour sur la route vers Médillac...
– Et tu vas t'arrêter à l'avant dernière maison à gauche, hein.
– Heu... Bah... Oui
– Bon, c'est bien ce que je pensais. Reviens avant six heures, Il fera déjà nuit, elle vient de bonne heure en hiver et il n'y a pas beaucoup de lampes de rue.
– Oui maman.
– Tu ne pars pas comme ça, tu mets un pull sous ton duffle-coat, tu sais qu'il fait assez froid depuis trois jours et il pourrait y avoir un peu de gel la semaine prochaine.
– Bien sûr, je ne pars pas en chemise. Allez, maman à tout à l'heure.
Elle regarde François partir tranquillement avec un petit air joyeux. Dans la grande salle, une des trois pièces avec les chambres de sa petite maison, elle décale une chaise de sous la table, va avec dans sa chambre et ouvre l'armoire. Elle pose la chaise devant, monte dessus et cherche dans le tiroir sous la troisième étagère. Elle tâte de la main, sent quelque chose. C'est la sacoche en cuir qu'elle y a déposé lors de son arrivée dans cette maison. Elle la prend et revient avec dans la salle et la pose sur la table. Elle se retourne et prend l'enveloppe reçue le mois dernier qu'elle a posée sur le plateau du vaisselier. Elle déplace une chaise en l'écartant un peu plus de la table et s'assoit. Sur l'enveloppe son nom et son prénom sont écrits en belles lettres. De lire Paulette Berthoult avec son adresse dans ce village de Charente la plonge dans ses souvenirs. Elle met l'enveloppe sur le côté et prend la sacoche en cuir, l'ouvre et prend un dossier fermé par une ficelle blanche de cuisine qui fait plusieurs tours. Elle défait la boucle et le nœud puis lève la page cartonnée. Des lettres et des photos sont entassées les unes sur les autres. C'est un classement que Paulette a fait à son arrivée dans cette maison. Elle avait fui le plat pays de Beauce. Ses yeux rapidement sont humides puis les larmes coulent. Aussitôt, elle remet tout en place, ferme le dossier, le range dans la sacoche et va la remettre à sa place dans l'armoire. Paulette reprend l'enveloppe et déplie le courrier du notaire. Il y a le détail de cette donation avec des explications sur ce qu'elle doit faire pour en être définitivement propriétaire. Sa réponse doit parvenir dans les trois mois. Elle lit au moins cinq fois les trois pages mais n'arrive pas à tout comprendre. Elle range l'enveloppe dans son sac à main. Lundi elle demandera conseil à son patron, le châtelain de Médillac qui est lui aussi notaire, il lui dira certainement quoi faire et quelle sera la bonne réponse. Elle retourne côté cuisine et donne un coup de balai, ramasse les poussières avec la pelle en métal bleu, prend une croûte de pain rassis bien dur, le brise dans sa main, sort et va jeter les morceaux, avec les poussières, dans l'enclos des trois poules qui viennent en caquetant gratter. Perturbée par ce courrier, Paulette revient dans la cuisine et s'assoit. Son passé lui revient. Elle reste au bout de la table dans ses pensées sans voir les aiguilles de la pendule avancer. François est surpris en revenant de la voir ainsi. Il ne lui pose pas de questions, prend une chaise et s'installe en face d'elle. Paulette sursaute en le voyant et lui demande si son après-midi c'est bien passé.
– Oui, je suis même allé jusqu'au bois de l'autre côté de l'étang.
– Tu étais seul ou pas ?
– Bah...
– Au fait tu ne m'as toujours pas dit son prénom. Ce ne serait pas la fille de Claude et Jeanine Cherrier. Ceux qui ont la maison peinte en rose avec des volets verts.
– Heu ! Bah ... Oui c'est elle
– Et c'est ?
– Martine
– Enfin tu me le dis. Bon maintenant, il faut qu'on regarde ce qu'on mange ce soir. il y a le reste du poulet d'hier et je vais faire cuire une poignée de lentilles. Tu as prévu quoi demain dimanche ?
– Rien.
– Ce n'est pas grand chose. Tu vas peut-être refaire une balade à pied?
– Demain matin je dors jusqu'à onze heures. C'est à cette heure que les cloches annoncent la messe et elles me réveilleront.
– D'accord. Va te changer. Tu pourrais salir ta chemise en mangeant, tu vas en avoir besoin demain
Le printemps se termine. François continue son apprentissage de mécanicien dans la concession de la marque aux chevrons. Il sait maintenant faire la vidange sur tous les modèles de voitures qui entrent dans le garage. Il travaille aussi sur les roues, change les pneus, répare une chambre à air, change les bougies. Il est heureux d'apprendre. Sa mère continue ses ménages. Elle n'a pas reparlé à son fils de cette histoire de terrain légué par sa tante.
Une vie ordinaire d'une mère seule avec son fils. Les gens du village ont mis quelques années à accepter cette femme arrivée avec son enfant âgé d'à peine un ans après la victoire contre les nazis le 8 mai 1945. Une mère célibataire avec un enfant blond à cette époque est regardée de biais par une grande partie de la population. Paulette n'a jamais donné d'explications et au fond d'elle-même, elle avait apprécié les instituteurs qui ont inscrit son fils sans demander de détails sur sa naissance. Au début la vie a été difficile, elle n'avait trouvé qu'une ou deux journées de ménage à faire par semaine. L'automne lui permettait de travailler dans les vignes et progressivement elle a eu la confiance des gens du village. Lorsque François est entré à l'école elle a pu parler avec les autres mères des difficultés de la vie sans leur demander de s'apitoyer sur son sort. Elle a vu en même temps son fils accepté par les autres enfants même s'il ne pouvait pas parler de son papa qu'il n'avait pas connu contrairement à d'autres qui lui ont montré le nom du leur sur le monument aux morts.
Paulette a fait il y a deux jours des achats un peu particuliers, c'est aujourd'hui l'anniversaire de François. Sans lui dire, elle a invité les parents de Martine à manger ce soir de début décembre. Il y a maintenant plus de trois ans que les deux jeunes se retrouvent le soir devant la maison de l'un ou de l'autre pour parler et se serrer dans les bras. Ils se baladent main dans la main au cœur du village ou dans les chemins jusqu'au bois sur la route de Médillac. Paulette a rencontré les parents de la jeune fille pour savoir ce qu'ils pensent de cette relation entre les deux adolescents. Elle pensait que cette relation était sérieuse et les parents de Martine en ont la même opinion. François pense beaucoup à leur avenir surtout depuis qu'il a obtenu son CAP de mécanicien automobile. De plus, son patron, en même temps l'a embauché définitivement et lui a révisé son salaire qui a ainsi pratiquement doublé par rapport à sa dernière paye d'apprenti.
François est au travail et ne se doute de rien. Il regarde sa montre, sa journée se termine dans vingt minutes. Il jette un œil vers le parking en espérant qu'il ne vienne pas un client en panne au dernier moment, il a rendez-vous avec Martine devant l'église, il a prévu de l'emmener pour un cadeau à un endroit qu'elle ne devine pas. À deux minutes de l'heure, il range ses outils dans sa caisse et au râtelier au dessus de l'établi. Il y passe un coup de chiffon qui est bon à la poubelle tellement il est gras. François rejoint le vestiaire et se change. Il sort du garage et se retrouve sur la piste des pompes à essence où la femme du patron fait le plein d'une grosse voiture noire immatriculée en Allemagne. François la salue et prend son scooter gris, le modèle italien, dont le nom signifie « la guêpe», qui est en vogue auprès des jeunes. François l'a acheté avec ses premières payes d'ouvrier, Paulette lui en laissant la totalité pour qu'il mette de l'argent de côté. Il le pousse pour retirer la béquille, met la clef de contact, la tourne et d'un coup de kick le met en route, il l'enfourche et démarre. Les barrières du passage à niveau sont levées et en moins d’une minute, il est arrivé sur la place de l'autre côté de la grande route. Martine est déjà arrivée, son vélo est à coté d'elle appuyé sur le mur de la mairie. François met son scooter sur la béquille et verrouille l'antivol avec la clef, il l'a bien serré le long du vélo de Martine. Il s'approche d'elle, lui prend les mains puis l'embrasse amoureusement. Leurs regards se croisent puis ils éclatent de rire. C'est la première fois que François l'invite comme ça en ville, elle lui demande :
– Pourquoi m'as tu fait venir ici et à cette heure ?
– Tu le verras dans peu de temps. C'est une surprise. J'y pense depuis longtemps et ça y est je suis décidé
– Décidé à quoi ?
– Suis moi
François prend la main de Martine et l'entraîne vers la grande rue. Il avance en flânant, il sait bien où il va mais ne veut rien dévoiler. Il arrête devant le charcutier, le quincaillier. Martine lui demande ce qu'il cherche, sa réponse est évasive Il reste une minute devant une vitrine puis repart vers les marchands de vêtements et il revient sur ses pas. Martine semble s'énerver mais François lui dit de patienter et qu'ils sont arrivés. Elle le regarde en écarquillant les yeux car François l'invite à franchir la porte qu'il tient ouverte : celle de la bijouterie. Le patron leur souhaite un grand bonjour et invite Martine à s'asseoir en face de lui . Il est installé derrière un présentoir en verre et attend que les deux jeunes s'installent. Il les regarde puis s'adresse à François :
– Alors, jeune homme, c'est sûr ?
– Bah ... Oui, on reste sur ce que j'ai choisi pour Martine. Allez-y, montrez lui
– Mais c'est quoi ce que vous dites tous les deux ? rétorque Martine
– C'est pour moi un anniversaire avec toi, et il te faut un souvenir
– Un souvenir?
– Oui et une promesse, tout du moins de ma part
– Quelle promesse ?
– La promesse ? Notre avenir tous les deux ensemble, excusez moi, monsieur, mais je ne lui en avais pas du tout parlé, vous permettez ?
– Faites comme vous voulez.
– Merci.
François se tourne vers Martine, l'embrasse dans le cou, lui glisse un mot d'amour dans le cou et, c'est avec des larmes dans les yeux qu'il prend du plateau que le bijoutier lui tend, un collier doré avec une médaille et lui met autour du cou. Il se penche lui répète son amour et son désir de vivre avec elle. Martine tremble et ne sait plus quoi faire ou dire. Le bijoutier lui tend un miroir, elle relève la tête et ose se regarder. Ses yeux s'emplissent de larmes, sa vue se trouble puis d'un coup elle se jette dans les bras de François en lui disant merci et qu'elle a aussi envie de cette vie à deux. Elle se rassoit, prend le miroir dans la main droite, se regarde. Elle demande au bijoutier de retirer le collier de son cou, elle le prend dans les mains et rapproche de son visage la médaille. Elle détaille le recto puis le verso : d'un côté il y a gravé « + hier et - demain » et de l'autre ce sont leurs initiales ! Le bijoutier se tient toujours debout derrière le meuble avec un grand sourire. Il fait signe à François de venir sur le côté, tout en regardant Martine avec le collier dans les mains. Rapidement François sort son portefeuille et donne la somme convenue au bijoutier en se cachant de Martine. Ils parlent tous les deux de ce collier et de cette médaille, le bijoutier lui rappelle que son choix était le bon et qu'il a aussi choisi une belle fille. Ils reviennent tous les deux à côté de Martine qui semble être dans un rêve. Elle sursaute quand François arrive en la frôlant, elle relève la tête, le regarde et lui saute au cou pour l'embrasser. François reprend le collier de ses mains et lui remet autour du cou. En lui tenant la taille, il l'entraîne vers la porte en lui parlant doucement. Il l'ouvre et, se retournant, remercie le bijoutier en le saluant. Dehors, Martine explose de joie et ne sait pas comment dire merci à François, elle lui saute au cou, le serre dans ses bras, prend la médaille entre les doigts, la regarde, la relâche, tout juste si elle ne crie pas. Des passants les regardent d'un œil attendri. Ils rejoignent leurs deux roues et prennent la route de la maison. Sortis du bourg, François pousse gentiment le vélo de Martine dans la partie montante du parcours.
Il est bientôt dix-neuf heures trente quand ils arrivent devant la maison. Paulette a entendu le scooter et sort sur le pas de la porte. Elle savait que François avait prévu ce retard et il lui avait dit pourquoi mais sans lui dévoiler les détails. Martine descend de son vélo et laisse François le tenir. Elle va embrasser Paulette puis revient vers François, le prend par le cou, l'embrasse en le remerciant encore et se prépare à partir. À ce moment elle entend la voix de sa mère derrière elle : elle est sur le pas de la porte et l'invite à rentrer son vélo dans la cour avec le scooter de François puis de les rejoindre à l'intérieur. Martine est pétrifiée surtout que son père apparaît à son tour en leur demandant de rentrer avec eux. François prend la main de Martine et l'entraîne dans la maison. Paulette les guide jusqu'à la grande pièce où cinq couverts sont dressés sur la table. François demande ce qui se passe. Sa mère l'invite à s'asseoir et guide Martine à côté de lui en lui glissant à l'oreille les raisons de ce repas. Elle sourit en regardant François en s'en voulant de ne pas y avoir pensé, surtout avec le cadeau qu'elle a eu il y a une heure. Elle regarde alternativement ses parents, Paulette et François. Tous les trois sont assis en face des deux jeunes qui n’en mènent pas large surtout François. Paulette se lève et fixe son fils
– François sais-tu pourquoi nous sommes ensemble ce soir ?
– Ho ! Mais oui, je n'y pensais plus !
– Moi si, Bon anniversaire !
– Merci maman, mais pourquoi Martine et ses parents
– Tu ne crois pas que depuis le temps qu'on vous voit ensemble, qu'on aurait pas pu faire une petite fête ensemble pour tes dix-huit ans
– Ho ! Merci, mais pourquoi avec Martine et ses parents
– Il est peut-être temps que vos rencontres s’appellent fiançailles, ce genre de chose se fait en famille autour d'une table.
– Mais maman, des fiançailles c'est avant le mariage. On n'a pas encore parlé de ça avec Martine, et il y a ses parents
– François, tu n'as pas dit d'où on vient !
– Non pourquoi ?
– Ne m'as tu pas offert quelque chose tout à l'heure en me glissant quelques mots doux au creux de l'oreille ?
– C'est entre nous, ça ne regarde personne !
– Pour moi si ! Maman regarde ce que François m'a offert.
– Oh ! et ça si ce n'est pas un cadeau d'amour qu'il t'a offert ! Je ne sais pas ce qu'il pourrait te cacher. Viens ici François, je t'embrasse, tu fais partie de la famille, une deuxième famille sans oublier celle de ta mère, hein Paulette ?
– Oui. Jeanine...
Pendant quelques instants le repas de fête se transforme presque en rencontre de pleureuses, mais des pleureuses de joie qui se décident à manger après de longues minutes d'embrassades et de discussions. Paulette a servi le canard qu'elle a préparé comme les chefs de restaurant « à l'orange >> et les convives l’en ont félicité, les parents de Martine n'ayant jusqu'alors mangé le canard que rôti au four ou en cocotte avec des navets. Après une salade frisée et le crottin de chèvre du pays, elle a fait une génoise qu'elle a tranchée dans l'épaisseur et fourrée avec de la confiture de fraises maison. Des bougies posées dessus l'ont transformé en vrai gâteau d’anniversaire , des bougies que François a éteintes du premier coup aidé par Martine.
Un peu plus tard les deux jeunes se sont éclipsés pour une promenade nocturne dans le village tandis que les parents sont restés autour d'une tasse de café. Les parents de Martine ont parlé de leur travail, lui est peintre en bâtiment et son patron a des chantiers dans les villages alentours, elle est vendeuse dans une quincaillerie au bourg où travaille François. Ils ont une voiture, une 2 CV que François a déjà eu entre les mains, sans le savoir, pour l'entretien et la vidange. Ils ont interrogé Paulette sur sa vie mais elle n'a pas voulu en dire beaucoup. Elle craint que son passé la rattrape et porte préjudice à François. Claude, le père de Martine a serré Jeanine près de lui en lui glissant quelques mots à voix basse puis a annoncé qu'il allait fumer une cigarette dehors. Les deux femmes et mères restent seules. Jeanine regarde Paulette dans les yeux et doucement lui dit:
– Paulette, je devine que votre jeunesse n'a pas été facile et que François est votre lourd secret. Je le devine car j'ai une cousine qui a, je crois, vécu la même chose que vous.
– Et selon vous quel serait ce secret ?
– Paulette, nous avons à peu près le même âge et nos enfants sont ensemble. Tutoyons nous. Donc ma cousine a eu des problèmes à la fin de la guerre. Vous, pardon, tu es arrivée ici peu de temps après qu'on ait appris pour la cousine.
– Et qu'a-t-elle eu comme problème ?
– Comme certaines femmes elle a été tondue pour avoir connu de trop près des soldats allemands.
– Pourquoi me dis-tu ça ? Reprend Paulette en tremblant
– Je pense que c'est aussi ton problème. François, je crois, est le fruit de ce qu’on dit être une erreur de jeunesse que j'aurais pu aussi faire. J'avais réussi à bien me cacher. Nous habitions à l'époque dans un village de Bourgogne non loin de Dijon. Avec les parents, quand ils ont compris mes bêtises, nous sommes partis bien avant la fin de la guerre pour rejoindre Libourne. Dans cette ville, mon père avait un oncle qui nous a hébergé le temps qu'on trouve un travail pour survivre. Ma mère a trouvé pour moi, une manipulatrice qui a fait passer le fruit de mon erreur avec des aiguilles.
– Et Claude le sait ?
– Oui je lui ai dit dès le début de nos relations. Il m'a dit que de son côté il avait pris du bon temps avec des filles et que notre passé n'était pas notre avenir. Depuis nous n'avons jamais reparlé de cette période, sauf un peu depuis que Martine voit François.
– Tu as deviné. Peux-tu en garder le secret, François sait que son père n'était pas un père normal et c'est tout. Je n'ose pas lui en parler.
– Il faudra bien qu'il sache, sinon il risque de t'en vouloir.
–Oui. J'ai failli le faire il n'y a pas longtemps quand j'ai reçu une lettre m'avertissant qu'une tante m'avait légué un champ et un bois dans lequel il y avait eu un campement allemand. Elle a sans doute fait ça pour me faire mal.
– Je comprend. Comment tu l'as su ?
– Le notaire qui a eu son testament a fait des recherches, m'a retrouvé puis m'a écrit. Et tu as fait quoi ?
– J'ai signé pour être la propriétaire de ces terres surtout pour François.
– Tu ne vas pas lui dire comme ça d'un coup !
– Non, mais il aura des bribes de vérité et je le laisserai chercher.
– Tu es courageuse. Si un jour tu as besoin d'un con seil ou tout simplement de parler, tu connais le chemin de la maison
– Oui merci, mais...
Paulette s'interrompt d'un coup, le père de Martine ouvrant la porte. Il regarde les deux femmes assises face à face et restées bouche bée. Il s'excuse d'avoir coupé la conversation avec son arrivée. Les deux femmes annoncent qu'elles avaient fini. Martine et François arrivent à leur tour. Il est presque vingt deux heures. Les deux jeunes ressortent pour se dire à demain et les parents embrassent Paulette qui les remercient d'être venus et glisse un petit mot à l'oreille de la mère de Martine. Une heure plus tard tout le monde a rejoint son lit
François est apprenti au garage Citroën de Chalais
En ce début juillet, la sonnerie résonne dans le couloir. Dans les chambrées, les hommes se réveillent sans s'affoler car c'est dimanche et ils ne travaillent pas. François est militaire depuis deux mois et vient de terminer ses classes. Il a le droit, depuis le dernier week-end, de sortir en ville le samedi après midi et le dimanche. Il a été surpris car il ne connaît pas un mot d'allemand et sa caserne est dans une petite ville à une quarantaine de kilomètres de Mulhouse mais de l'autre côté du Rhin. Il ne bouge pas dans son lit et ses pensées le font revenir en arrière.
L'an passé, sa mère lui avait remis sa convocation pour les trois jours et il avait découvert le monde de l'armée à Angoulème avec la nuit en chambrée au milieu d'une quinzaine d'autres jeunes comme lui après une douche collective obligatoire. Toute la journée, ils étaient restés dans des classes à remplir des questionnaires sur leur vie, leurs études, leurs projets d'avenir sans oublier des questions de géographie ou d'histoire et même de maths. François a cru être revenu le jour du certificat d'études. Il a demandé aux militaires qui les surveillaient à quoi servaient toutes ces questions. Leur réponse a été évasive « c'est comme ça aux trois jours ! C'est l'armée ! ». Il a été choqué par les repas au réfectoire avec des plats en sauce au goût étrange. Au petit déjeuner le café était clair et sans saveur accompagné de pain avec un peu de beurre. Il a eu du mal à se mettre en rang quand les gens en uniforme leur donnaient les ordres en hurlant.
Au mois d'avril, un grand papier cartonné jaune était arrivé par la poste, François n'a eu que deux semaines pour se préparer. Dès le lendemain, il a prévenu son patron qui l'a rassuré :
– Tu as ton CAP de mécanicien et l'armée va sans doute te faire travailler dans un garage. Ne t'inquiète pas, dès que tu seras libéré je te reprends. J'ai besoin de gars comme toi, des gars qui travaillent bien. Je te donne tout de suite tes vacances, je te dois trois semaines. Je te paierai la troisième, quand tu seras parti, tu auras sans doute besoin d'argent là-bas. C'est un moment pas marrant à passer mais tu en garderas un bon souvenir dans quelques années
– Merci patron. Je vous écrirais dès que je serais dans la caserne.
– Ne t'inquiète pas, ça va bien se passer, et il n'y a plus rien en Algérie depuis quelques semaines. Tu arrêteras aujourd'hui à midi en ayant bien rangé ta place et astiqué tes outils.
– Oui, monsieur, j'y vais.
Le dimanche qui a suivi la réception de la convocation, Paulette a demandé à François de rester un peu avec elle avant de rejoindre Martine. Elle a un air grave qui l’inquiète un peu. La veille samedi, elle ne travaillait pas et a relu au moins cinq fois la convocation de son fils. Lors de la réception, elle n'a pas vu de nom donnant l'adresse de la caserne ou le nom et le numéro du régiment où François allait se rendre. Elle avait questionné son patron à Médillac qui lui a donné la réponse. Il a compris à la lecture que François irait en Allemagne, l'identification du régiment se limitant à SP 69451. Il a expliqué à Paulette que les troupes françaises outre-Rhin ont un service de courrier spécial et que SP veut dire Secteur Postal et le numéro c'est comme une boite postale, chaque régiment a le sien. Assise à la table de la cuisine face à son fils, elle retient avec difficultés des larmes se tortillant les mains et les doigts. François fait le tour de la table et lui pose ses mains sur les épaules. Il lui demande ce qu'elle a, il lui explique que partir faire son service militaire c'est normal, que la guerre d'Algérie est finie, donc il ne part pas à la guerre. Elle regarde son fils droit dans les yeux, prend une longue respiration, ouvre la bouche et d'une voix tremblante lui dit :
– Tu pars dans une semaine en Allemagne pour ton service, pour sans doute dix-huit mois.
– Comment sais-tu que je pars en Allemagne ?
– C'est marqué sur ta convocation
– Je n'ai rien lu comme ça !
– C'est mon patron de Médillac qui m'a expliqué la signification de SP 69451.
– Et c'est?
– Un régiment en Allemagne mais on ne sait pas où.
– Bah, je verrais quand j'y serais et je t'écrirais l'adresse.
– Oui, je t'en remercie par avance. Mais ce n'est pas tout à fait pour ça que je t’ai demandé de rester un moment avec moi. J'ai quelque chose à te dire, quelque chose d'important pour toi et pour moi
– Oh ! Et c'est quoi ?
– Ta naissance.
– Ma naissance ?
– Oui, je dois te dire des choses, des choses que je n'ai pas encore osé te dire.
– Maman, tu trembles, tu as quoi ?
– C'est l'émotion
– Tant que ça?
– Oui. Il faut que... oui je te dois une... je te dois la vérité sur ton père.
– Mon père?
– Oui. Tu pars faire ton service en Allemagne et ton père était de ce pays
– Quoi, qu'est-ce que tu me dis !
– Oui François, c'est la vérité même si j'ai du mal à te la dire.
– Mais pourquoi ne m'as tu rien dit plus tôt?
– Pour moi, j'ai toujours cru que ça te serait plus facile d'être un orphelin de papa vis-à-vis de tes copains d'école et aussi pour moi dans le village. Pardonne moi d'avoir gardé le secret si longtemps, mais je pense avoir bien fait. Et je me disais que je te le dirai demain ou bientôt. Puis après je n'osais plus, tu étais toujours mon petit garçon et je craignais que ce soit trop lourd pour toi. Mais aujourd'hui je ne peux plus reculer.
– Maman, viens ici dans mes bras, tu es pardonnée, tu m'as tout dit. Même si tu as encore des choses à ajouter, nous aurons le temps pour ça plus tard.
François reste plusieurs minutes avec sa mère dans les bras. Ils pleurent à chaudes larmes tous les deux. Il est abasourdi de ce qu'il vient d'apprendre. Il savait depuis longtemps que sa mère avait eu une rencontre avec son père qui n'avait pas duré mais jamais il n'aurait cru une telle chose. Il s'écarte de sa mère, la regarde et revient la serrer à nouveau dans ses bras puis fait le tour de la table. Il se campe debout sans bouger face à elle pendant un bon moment. Il s'essuie les yeux et remet ses cheveux en place puis il annonce à sa mère qu'il va voir Martine jusqu'à ce soir et qu'il reviendra avec elle vers dix neuf heures.
François sort son scooter de son abri et part. Deux minutes plus tard, il est dans la cour de la maison aux murs roses. Martine sort sur le pas de la porte et l'attend sans bouger. En voyant François venir vers elle son sourire se crispe, elle voit qu'il a un air soucieux. Elle lui tend les bras, le serre et l'embrasse tendrement. François répond à son baiser un peu froidement, s'écarte et lui demande si ses parents sont là. La réponse étant positive, il entre d'un pas ferme dans la maison où se trouve seule la mère de Martine. Il s'immobilise et annonce d'une voix calme qu'il a quelque chose d'important à leur dire à tous les trois ensemble. Martine est de plus en plus inquiète et va chercher son père dans le jardin en invitant François à attendre dans la salle. Martine vient s'asseoir à côté de François, ses parents, Claude et Jeanine en face, François prend la main de Martine dans les siennes, la pose sur son genou. Il regarde alternativement ses parents et Martine puis la fixant dans les yeux commence à parler. Il tremble un peu et elle aperçoit une larme perler au coin de ses yeux. Elle prend son mouchoir dans la main.
– Maman vient de me parler de quelque chose à laquelle je ne m'attendais pas
– Tu sembles ému, fait remarquer Jeanine
– Oui et il y a de quoi. Ma mère m'a dévoilé qui était mon père.
– Oh ! En effet.
– Je suis sous le choc. Je n'ai ni son nom ni son prénom.
– Bah ! Elle t'a dit quoi alors ?
– Vous connaissez ma date de naissance, c'est une rencontre avec un allemand qui m'a fait venir au monde. Je crois savoir que ça c'est passé loin d'ici. C'est tout ce que je sais.
– Mais pourquoi ta mère t'a dit ça aujourd'hui ?
– Je pars, vous le savez, pour le service et c'est en Allemagne. C'est ce qui a retourné ma mère, l'émotion que je rejoigne le pays d'origine de mon père. Elle ne m'a rien dit de plus. J'ai senti qu'elle souffrait en me le disant. Elle doit toujours avoir son amour dans un coin de son cœur.
– François, merci de nous le dire comme ça - reprend Claude - il faut un papa pour faire un enfant et je comprends ta mère, ça lui est déjà dur que tu partes et là-bas en plus. Les souvenirs de jeunesse font du mal quand ils reviennent.
– Un jour on le connaîtra peut-être ? demande Martine
– Ne me parles pas de ça s'il te plaît, je suis perdu, je ne sais plus où j'en suis !
– Viens là sur mon épaule, pleure ça va te faire du bien. Regarde moi que j'essuie tes larmes. Courage François, demande nous si tu as besoin d'aide.
– Merci.
Martine entoure les épaules de François et lui essuie lentement le coin des yeux qui sont humides. Elle approche sa bouche de son visage et l'embrasse. Ses parents les observent et lentement quittent la pièce laissant les amoureux seuls. Arrivés dans la cuisine, ils parlent de ce que vient de leur apprendre François. Ils parlent pendant plusieurs minutes se demandant comment aider François, et aussi Martine, dans cette épreuve face à une telle révélation. Jeanine passe la tête dans l'entrebâillement de la porte et décide d'entrer. Elle fait signe à son mari de venir. Ils font le tour de la table et se mettant de chaque côté des deux jeunes, les prennent par les épaules, les embrassent sur les joues et, se reculant, leurs disent qu'ils sont là pour les accompagner.
François quitte ses pensées. Il regarde ses camarades de chambrée, ils viennent de partout en France. Il se lève, prend son matériel de toilette et part se raser. Il ne tarde pas car il veut aller au réfectoire pour le petit déjeuner. Le dimanche tout le monde n'y va pas et il y a du rab. Habillé en treillis camouflé, la tenue dite de travail, il descend les deux étages et traverse la moitié de la cour. Il n'y a que la moitié des tables préparées par rapport aux jours de semaine, les plus anciens partent en permission dès le vendredi soir ou le samedi matin pour un retour le lundi matin. À huit heures et demie, il est de retour dans la chambre. La moitié de ses copains sont encore au lit. Il prend dans l'armoire métallique la mallette où il range les lettres de Martine. Il en a reçu aussi de ses parents et tous les vendredis c'est celle de sa mère qui arrive. Il relit pour la quatrième fois le dernier courrier de Martine. Il se retient pour ne pas pleurer, elle lui manque. Il espère avoir sa première permission dans trois semaines pour la voir et la serrer dans ses bras.