Missions Bajnanes

Chapitre 1

Johann Wilfried Enagor

Ce serait le dernier regard qu’il porterait sur la forteresse, un pas de plus, et elle disparaîtrait de sa vue. Il ne savait pas vraiment ce qu’il devait éprouver : une angoisse ? Une curiosité ? Une excitation ? Un peu de tout cela, supposa-t-il.

Il y avait neuf ans qu’il n’avait pas quitté ce lieu, neuf ans émaillés d’une volonté de départ pendant un certain temps, de retourner en Alcatran, puis d’un sentiment de solitude et d’inconnu.

La forteresse avait été sa maison, son cocon bien plus qu’une prison. Il soupira et se détourna.

Un pas de plus et il ne resta derrière lui plus que les montagnes et la neige. Il était à la fois excité et effrayé de quitter cette zone de confort, mais il ne serait revenu sur ses pas pour rien au monde.

Il reporta son regard sur ses compagnons. L’homme noir marchait en tête, suivi d’Adonis, puis d’Ellian, de Carl. Il fermait la marche.

Cœur-Noir avait disparu depuis longtemps dans les montagnes. Johann avait mesuré son envie de départ pendant qu’il préparait ses affaires. Puis, lorsque leur compagnie s’était mise en branle, le fauve avait bondi en avant et avait rapidement disparu du chemin. Il ne pouvait lui en vouloir, c’était une bête sauvage après tout, bien plus habituée à rôder dans les monts qu’à vivre au sein de murs de pierre.

L’excitation du puma, il la sentait parcourir ses veines, un feu intérieur qu’il ne pouvait expliquer. Il suivit Carl doucement, l’homme noir les menait lentement à travers les montagnes, comme si lui aussi avait besoin de reprendre ses marques sur un terrain qu’il n’avait pas fréquenté depuis des années.

Johann s’interrogeait sur les motivations de Lionel. Il ne comprenait pas comment il avait pu être assigné à son groupe. Toute la forteresse savait combien le premier de lien du Dâ’Ganesh et le Desh’Râ entretenaient une animosité qui n’avait pas de limites.

Il se demandait comment son père avait pu accepter que l’homme devienne, en quelque sorte, son gardien pendant les années de cette mission. Johann balaya rapidement les idées noires qui lui venaient à l’esprit.

Le poids de sa présence à la forteresse, au cours des dernières années, avait semblé devenir un fardeau sur les épaules de son père. C’était à se demander s’il n’avait pas choisi l’homme noir dans un certain but.

Johann releva des yeux méfiants vers cet homme. Il garderait un œil sur lui, il n’avait pas survécu pendant toutes ces années pour finir par sa main. Il s’ébroua, cherchant à faire tomber de ses épaules cette inquiétude pour mieux se focaliser sur le monde inconnu qu’il allait bientôt pénétrer.

« As-tu déjà visité l’Empire bajnan ? »

Carl lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule :

« Tu te fous de moi, j’avais le même âge que toi quand je suis arrivé à la forteresse. Penses-tu vraiment que j’ai eu le temps de faire l’aventurier auparavant ? »

Johann haussa les épaules, il avait posé une question idiote, et il se rattrapa :

« Tu aurais pu en entendre parler.

— Bah, pas plus que ça… On dit que c’est une terre immense, descendant vers la grande mer. Les habitants y sont à moitié fous, et ils nous craignent comme la peste. »

Rien qui puisse vraiment faire avancer Johann sur ce qui l’attendait. Lors de ses études en Alcatran, ses maîtres avaient rarement parlé de l’Empire ; les royaumes n’avaient que de faibles communications avec celui-ci. Il arrivait parfois que des marins bajnans viennent aborder les côtes alcanes pour les échanges de marchandises.

Avant leurs départs respectifs, Johann avait demandé à Octave ce qu’il savait sur l’Empire. Il avait simplement haussé les épaules, il savait que le Dâ’Ganesh et le Desh’Râ avaient entrepris des voyages vers cette contrée, tout comme Alexandre, mais aucun d’entre eux n’avait souhaité lui raconter ce qui s’y trouvait, à croire que cette terre était maudite.

Johann, au fond, se doutait qu’il y découvrirait un monde bien loin de la quiétude valianne et surtout de la sérénité de la forteresse.

Le seul qui aurait été à même de leur répondre était sûrement l’homme noir devant lui, mais il se refusait à lui en toucher deux mots. Il verrait bien ce qui l’attendait là-bas, pas la peine de se presser outre mesure.

Il marcha donc en silence derrière Carl, observant les montagnes qui l’entouraient.

Cele ne faisait que quelques années que Johann avait commencé à devenir moins craintif face à ces hautes murailles de pierre. Cœur-Noir l’avait poussé à apprécier les monts sous un angle nouveau.

Il avait longtemps fait des cauchemars à leur propos. Leur monstruosité magnifique était propice à l’imagination.

Accoudé aux remparts de la forteresse, il avait toujours trouvé ces montagnes sublimes, il les avait observées se déployer à ses pieds. Pourtant, il n’avait jamais perdu sa crainte, ne se rappelant que trop bien des souvenirs douloureux de son premier voyage en leur sein.

Le puma avait changé tout cela. Il l’avait forcé à sortir de la forteresse pour y vagabonder. Il y avait quelque chose de vertigineux dans leur contemplation, de presque enivrant.

Ils marchaient pendant des heures, ne s’arrêtant qu’à la nuit tombée. Le fauve revenait toujours aux dernières lueurs du jour. Il apparaissait soudain en amont, marchant d’un bon pas, puis descendant jusqu’à lui. Il ne les quittait jamais de toute la nuit, restant aux côtés de Johann à scruter la nuit, puis repartant au matin.

Alors qu’il caressait doucement Cœur-Noir qui restait sourd à toutes ses attentions, l’homme noir lui expliqua un soir ce comportement étrange.

Les oreilles dressées, il observait la nuit et écoutait chaque son. Johann était assis à ses côtés, l’observant, oublieux des hommes qui l’entouraient. Il fut tiré de ses pensées par une voix sourde :

« Il guette les troupes. »

Johann se retourna vivement pour découvrir l’homme noir à quelques centimètres de lui. Il s’était assis sur une roche, la capuche rabattue sur son visage comme à l’accoutumée.

Pourtant, malgré la noirceur qui ne quittait jamais l’intérieur du capuchon, Johann était certain d’avoir vu deux yeux braqués sur lui.

Il ne sut pas vraiment ce qui le détendit entre l’immobilité de l’homme à ses côtés ou la passivité du fauve. Il finit par demander des explications :

« Les troupes ?

— Il reste à tes côtés au cas où il devrait te protéger des troupes de ses congénères. C’est bien le plus grand danger que nous courrons en étant en si petit nombre. Furtifs et silencieux comme la nuit, ils parcourent des kilomètres pour se nourrir. Il est très rare qu’un homme puisse s’en sortir seul face à elles.

Johann se souvenait d’avoir entendu parler des troupes de pumas qui sillonnaient les montagnes. L’homme noir ajouta :

— Espérons que nous n’en croiserons aucune sur notre chemin… Même ton fauve ne pourrait pas nous sauver. »

Il se leva et s’éloigna, laissant Johann seul avec une angoisse au creux du ventre. S’il avait cru que l’inconnu serait sa plus grande incertitude, il devait réviser son jugement. Il observa ses trois compagnons et comprit qu’il avait été bien le seul à être inconscient de ce danger.

Il était le seul à n’avoir jamais reçu d’éducation valianne. Il connaissait bien quelques contes et légendes des montagnes, mais en comparaison du folklore de celles-ci, ses connaissances étaient bien limitées.

Il continua le voyage le regard aux aguets, craignant à tout moment de voir débouler une de ces troupes au détour d’une corniche. Quand le petit groupe aborda une partie des montagnes bien plus déchiquetée que celles qu’ils avaient traversées auparavant, son attention fut aussitôt accaparée par autre chose.

Leurs pas durent se faire plus précis et leur peur du vide dut être vaincue pour les laisser escalader des espaces exigus et à pic. Au moins cela eut-il l’art de détourner leurs esprits du danger des lieux et des frayeurs de l’inconnu.

Il leur fallut trois semaines complètes pour arriver jusqu’à l’Empire. Ils débouchèrent hors des montagnes sur un plateau à la vue imprenable surplombant une vallée d’herbes hautes et de soleil brûlant.

Johann n’avait jamais vu de paysage aussi dénué de relief. S’étendant jusqu’à l’horizon, on aurait presque cru qu’il n’y avait rien d’autre derrière cette plaine d’herbes hautes. Lionel resta un moment immobile, perdu dans ses souvenirs. Ses jeunes compagnons n’osèrent rien dire, attendant de savoir ce qu’ils devaient faire.

Finalement, sans un regard pour les quatre garçons, il suivit le chemin tracé pour descendre vers la plaine d’herbes folles. Johann s’extasiait devant la magnificence des lieux. Il ne s’était pas du tout attendu à une telle beauté, personne ne lui avait jamais dépeint une telle fresque.

Il avait cru descendre vers un univers sec et aride. Au lieu de cela, il découvrait un paysage aux couleurs changeantes, tantôt d’un vert scintillant, tantôt d’un rouge sang. Le puma marchait à présent à ses côtés, il ne s’éloignait plus de lui comme il avait pu le faire sur le territoire familier des montagnes. Carl se tourna vers l’homme noir et demanda :

« On est où, là ?

— Dans le pays des Chardons, à l’ouest de l’Empire bajnan.

— Qu’est-ce qu’on doit y faire ? »

Lionel resta silencieux et continua de s’avancer le long de la corniche donnant sur la grande plaine. Carl se retourna vers Johann avec un haussement d’épaules, incapable de comprendre pourquoi l’homme ne voulait pas leur révéler leur mission.

Ils n’avaient même pas été mis au courant avant leur départ de la forteresse. Ils se résignèrent à suivre leur responsable et rejoignirent bientôt les hautes herbes qui leur montaient jusqu’à la taille. Johann prit l’une de celles-ci entre ses mains, découvrant les deux teintes qui en recouvraient chacune des faces, d’un côté un vert jauni et de l’autre, un rouge écarlate.

Lionel s’arrêta bientôt au milieu de la plaine et s’agenouilla au sol pour baiser la terre sous ses pieds. Interdits et muets d’incompréhension, les quatre jeunes garçons restèrent immobiles, attendant de voir ce qui allait se passer ensuite.

Il finit par se relever et les entraîna vers le pied de la corniche où un petit bois s’était formé. Johann suivit le groupe, se demandant bien ce que l’homme cherchait à trouver dans un bois d’une aussi petite taille.

Ils pénétrèrent bientôt entre les arbres et l’homme noir leur ordonna de préparer un campement sans feu. Cela faisait plusieurs jours qu’ils ne s’étaient pas reposés.

Depuis leur départ, ils n’avaient presque jamais quitté leurs gros sacs qui commençaient à peser sur leur dos. Johann fut soulagé de pouvoir le poser à terre et s’étirer. À la position du soleil, il devina qu’il devait être entre trois et quatre heures de l’après-midi.

Il espérait qu’ils allaient passer du temps dans ce sous-bois et reprendre quelques forces. Lionel observait toujours la plaine quand il se retourna vers les jeunes garçons :

« Est-ce que l’un d’entre vous sait chasser ? »

Johann regarda ses compagnons, il avait peut-être chassé quand il vivait encore au château Dorton, mais c’était bien plus une chasse d’apparat que de survie :

« Moi, je sais chasser. »

Ils se retournèrent tous vers Ellian. Il avait l’air sûr de lui et l’homme noir sembla l’observer un moment sous son capuchon avant d’ordonner :

« Vas-y, emmène le puma avec toi, il pourra peut-être t’être utile.

— Je vais y aller avec lui.

— Faites en sorte d’être discrets… Il ne faut pas que les Bajnans sachent que nous sommes là. Ne revenez pas sans rien non plus… »

Ellian fit signe à Johann de le suivre alors que le fauve leur emboîtait le pas. Ils traversèrent le sous-bois pour rejoindre la grande plaine. Johann devait avouer qu’il sentait un profond bonheur à découvrir ce monde inconnu.

Ellian avait pris soin d’emmener un arc avec lui, il n’y excellait pas, mais il savait au moins s’en servir. Johann avait, quant à lui, emporté un long poignard. Ils n’avaient aucune idée des proies qu’ils allaient pouvoir chasser dans des plaines comme celles-ci.

Ils longèrent doucement la plaine pendant plusieurs minutes. Cette première chasse avait quelque chose d’excitant. Soudain, Ellian le força à se baisser alors que Cœur-Noir s’était figé, le poil dressé, la tête basse, les yeux fixés devant lui. Johann crut un moment qu’ils avaient trouvé une proie et fut d’autant plus surpris de découvrir une colonne de cavaliers.

Johann n’avait jamais vu des parures comme celles de ces cavaliers, vives et chaudes. Les capes claquaient sur les épaules d’un noir charbon des hommes montés. Ils portaient d’étranges combinaisons, aussi sombres que leur peau, et leurs longs cheveux noirs tressés ajoutaient à la prestance de leur tenue.

Ils passèrent à quelques mètres d’eux sans remarquer trois formes sombres dans les longues herbes folles. Les cavaliers continuèrent sur leur chemin pendant quelque temps, disparaissant bientôt, à leur plus grand étonnement.

Ellian et Johann s’observèrent un moment avant de suivre leur trace en silence et de descendre une petite pente.

Ils découvrirent un petit amas de maisonnettes qui semblait être la cible des cavaliers.

De là où les deux jeunes hommes se tenaient, ils purent entendre facilement les cris d’alarme des habitants et remarquer la fuite de certains d’entre eux dans les grandes herbes. Ils restèrent pétrifiés devant le spectacle inattendu qui se déroula sous leurs yeux.

Les cavaliers se ruèrent dans le village comme des chiens affamés sur un groupe de poulets. Avec leurs épées et leurs arcs, ils exécutèrent sans cérémonie les hommes qui tentaient bon gré mal gré de leur résister alors que les femmes et les enfants faisaient tout pour s’enfuir.

Après avoir exécuté les hommes, les cavaliers descendirent de cheval pour piller les maisons et tuer les derniers survivants. Certains poursuivirent les femmes alors que d’autres traînaient les enfants pour les attacher à leurs chevaux. Ils allumèrent des torches et brûlèrent les maisons de torchis et de paille, créant d’énormes bouffées de fumée noire.

Tétanisés par ces événements, Ellian et Johann se dépêchèrent de s’écarter du chemin des cavaliers et remontèrent vers la plaine en amont. Ils se cachèrent à une cinquantaine de mètres, observant les cavaliers riant et se saoulant d’alcool récupéré au sein du village.

Les femmes, meurtries, et les enfants marchaient la tête basse derrière les chevaux, trop choqués et abattus pour lutter contre ceux qui venaient de semer la terreur dans leur village.

Ils attendirent que les hommes se soient suffisamment éloignés avant de se relever et de descendre vers le village ravagé. Un nuage sombre s’élevait toujours au-dessus de celui-ci.

Il représentait un symbole funeste pour les environs, révélant à plus de trente lieues à la ronde l’horreur qui venait de s’y dérouler. Les cadavres aux yeux tourmentés des villageois étaient couchés au sol dans des positions grotesques. Des pots cassés, des bêtes égorgées, du sang gouttant sur les murs encore debout révélaient le drame qui venait de se dérouler dans le village.

Ils eurent beau fouiller les maisons, il n’y avait aucun survivant. Ils n’avaient plus vraiment le cœur à chasser. Les deux garçons se forcèrent pourtant à reprendre leur quête de gibier, tombant sur deux lièvres.

Leur retour au campement se fit dans le plus grand silence, et leur arrivée laissa leurs compagnons quelque peu décontenancés :

« Quelle est cette grande fumée noire que nous voyons au loin ?

— Un village…

— Il a été attaqué par des hommes bariolés ? »

Johann releva les yeux vers Lionel. Il était immobile, les mains recouvertes de gants de cuir, l’une dans l’autre. Johann hocha la tête, étonné de voir que leur chef connaissait l’existence de ces hommes.

Il invita les quatre jeunes hommes à venir s’asseoir autour d’un petit brasier sans fumée. Il prit les lièvres que lui avait tendus Ellian et, tout en les dépeçant, il leur expliqua :

« Ces hommes font régner une grande terreur parmi les habitants du pays des Chardons. Ils s’attaquent aussi bien aux villages bajnans qu’aux villages valians installés aux abords des montagnes. Ils tuent les hommes et prennent les enfants et les femmes comme esclaves. Ils semblent vivre dans les premiers contreforts montagnards, mais nous ne savons pas exactement où cela se trouve. Notre mission est de retrouver leurs traces, de détruire leurs troupes et de comprendre ce qu’ils font des esclaves. »

Les quatre hommes restèrent silencieux, un peu perdus dans leurs pensées. Il détourna les yeux du lapin qu’il venait d’embrocher et de placer sur le brasier sans feu.

« Vous n’auriez rien pu faire… Vous vous seriez fait tuer comme les hommes du village. »

Johann papillonna des yeux avant de reprendre la contemplation du feu, il n’aimait pas que Lionel puisse lire avec autant de facilité dans ses pensées.

Ils se partagèrent bientôt les lièvres en cinq morceaux et mangèrent en silence. Leur arrivée au sein de l’Empire bajnan s’était faite avec fracas. Ce contact aussi direct avec la mort et l’horreur rappelait de très mauvais souvenirs à Johann.

Les images des cadavres bajnans furent bientôt remplacées par les images des cadavres de ses frères. Il posa sa part de lièvre et se leva pour rejoindre les abords du bois. Il ne voulait plus voir ces images, cela faisait des années qu’Alfred ne hantait plus ses pensées, qu’il ne voyait plus son corps se fracasser au fond du ravin.

Il se frotta les tempes avant de reprendre l’observation de la plaine devant lui.

La fumée noire restait visible, elle n’en finissait pas de monter vers le ciel. Voilà comment des vies humaines étaient anéanties en quelques secondes !

Il se retourna pour revenir vers ses compagnons occupés à préparer le camp et à finir de s’installer. L’homme noir avait décidé de leur laisser le reste de la journée pour se reposer, surtout après les événements survenus un peu plus tôt.

Les jours suivants, l’homme noir les avait entraînés à travers la campagne bajnane. Ils avaient estimé le nombre de villages incendiés et pillés afin d’établir une carte des attaques. Elles rayonnaient sur plus de dix lieues, en arc de cercle, avec comme point central les montagnes. Lionel avait passé du temps à interroger Ellian et Johann sur le physique et l’équipement des cavaliers qu’ils avaient croisés.

Johann se demandait bien à quoi tout cela allait les mener. Ils n’étaient que cinq, dont quatre guerriers encore verts. Comment allaient-ils pouvoir s’attaquer à une bande de trente hommes féroces et déterminés ? Il n’avait pas fait part de ses pensées à ses amis et encore moins à leur responsable.

Ils passèrent parfois aux abords de villages encore habités avec des installations étranges qui devaient s’apparenter à des fortifications.

L’homme noir leur interdisait de s’approcher de ces villages. Il avait changé ses vêtements pour revêtir ceux qui s’apparentaient aux vêtements bajnans.

Ils l’attendirent, cachés dans les hautes herbes, alors qu’il partait en reconnaissance, toujours caché par son capuchon qu’il n’avait pas quitté. Au cours des semaines passées aux côtés de l’homme noir, la curiosité de Johann s’était exacerbée. Il se rappelait des rencontres avec Lionel au cours de son séjour à la forteresse, un voile de brume avait toujours assombri son esprit après avoir détourné les yeux du fond du capuchon, comme si l’homme lui lançait un quelconque sort pour qu’il oublie rapidement ce à quoi il ressemblait.

Ce mystère le faisait enrager, ils se retrouvaient tous les cinq dans une position précaire où Johann et ses compagnons devaient accorder une confiance aveugle à un homme dont il ne connaissait même pas le visage.

De plus, il avait beau savoir quel était le but de leur mission, leur traversée des contrées bajnanes et le besoin qu’ils avaient de rester cachés laissaient Johann quelque peu perplexe sur leur but à court terme.

Ils virent bientôt revenir l’homme noir avec un baluchon. Une fois arrivé devant les quatre jeunes hommes, il leur tendit à chacun une tenue complète et leur ordonna de se changer.

Ils s’exécutèrent et Lionel en profita pour leur faire part des quelques informations qu’il avait glanées dans le village :

« Ils ont mis en place des fortifications pour supporter une attaque. Ils sont convaincus que leurs attaquants sont valians. Il vaut mieux que nous fassions profil bas et que nous nous changions, cela nous laissera au moins la possibilité de visiter les villages environnants pour glaner plus d’informations. »

Johann avait passé une combinaison brune avec une tunique de laine grossière. Il enfila le blouson en peau de mouton retourné et referma sur le devant le ceinturon que Lionel lui avait donné. Carl posa une question :

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Il y a un bois pas très loin, on va pouvoir installer un nouveau bivouac à la mode bajnane. Johann, ton puma, il va falloir qu’il prenne quelque peu ses distances avec nous.

— Pourquoi ?

— Il nous identifie trop aux Valians. Aucun Bajnan n’a pu croiser une telle bête dans les plaines, les fauves n’évoluent que dans les montagnes. »

Johann eut un hochement de tête. Il n’avait aucune envie de se séparer de l’animal, celui-ci était devenu un fidèle compagnon. Tout en grinçant des dents, il se baissa vers Cœur-Noir et prit sa tête entre ses mains. Il lui flatta le haut du crâne tout en fixant les yeux du puma. Après une dernière caresse, il quitta leur campement pour s’enfoncer un peu plus dans les bois.

Johann savait très bien que le fauve ne s’était pas trop éloigné, il garderait juste une distance raisonnable pour satisfaire Lionel. Une fois que le fauve fut parti, les cinq compagnons reprirent leur marche vers le sous-bois afin d’installer un nouveau bivouac. Johann ne savait pas quel était leur intérêt de s’installer aussi près d’un village, mais il garda à nouveau ses réflexions pour lui.

Ils placèrent rapidement leurs affaires – couchage, sac et armes – avant que Lionel leur ordonne de s’asseoir autour du petit feu qu’il avait allumé pour leur exposer son plan :

« J’ai étudié les fortifications installées par les villageois, celles-ci ne tiendront pas face aux cavaliers bariolés. Ils ne devraient pas avoir de mal à pénétrer dans le village. Leur armement est faible, des fourches, quelques gourdins, rien qui puisse lutter efficacement contre les cavaliers.

« Nous allons rester ici pour protéger le village ?

— Exactement. Quand ils attaqueront, nous serons présents pour défendre le village. »

Johann fronça les sourcils et répliqua :

« La dernière fois que nous avons croisé leur route, ils étaient une petite trentaine, comment voulez-vous que nous combattions une trentaine de cavaliers alors que nous ne sommes que cinq ?

— Le nombre, c’est dans la tête. Adonis et Ellian seront postés en retrait, ils s’occuperont des armes de jet alors que Carl, toi et moi, nous les attaquerons à revers. Ils ne s’attendront pas à une telle attaque. Nous aurons l’effet de surprise pour nous. »

Cela n’enlevait rien au fait qu’ils restaient largement en sous-effectif face à une bande de trente cavaliers. Il serra la mâchoire, gardant pour lui la réflexion qu’il s’apprêtait à faire :

« Tu mets en doute mon plan ? »

La voix était devenue plus douce et aussi plus menaçante. Johann releva les yeux vers l’homme au capuchon. Il ne pouvait peut-être pas voir ses yeux, mais il était certain que Lionel les avait fixés sur lui. Johann prit son courage à deux mains et répondit :

« Ils seront peut-être pris par surprise, mais ils resteront supérieurs en nombre. Nous avons pu les observer avec Ellian, ils sont loin d’être incompétents. Ce sont certainement des soldats… Ils auront tôt fait de reprendre leurs esprits quand ils découvriront que nous ne sommes que cinq.

— C’est tout l’art de notre stratégie, nous devrons préparer notre attaque et simuler une plus grande force. »

Johann était toujours dubitatif, mais il garda pour lui ses réserves et hocha la tête. Aucun de ses compagnons n’exprima la moindre critique, mais il n’était pas dupe, eux non plus n’étaient pas emballés par le plan précaire de l’homme noir.

Après avoir pris une collation, ils se mirent immédiatement au travail, scrutant les plans détaillés établis par Lionel.

Johann lança un regard furtif vers Adonis, il s’était peu à peu habitué au jeune homme qui avait pourtant été très loin de la petite bande qu’il fréquentait à la forteresse. Il s’était révélé bon camarade de camp, faisant sa part sans jamais faiblir. Il avait l’humour décapant.

Carl, qui avait semblé si opposé à la présence d’Adonis dans leur groupe, appréciait l’humour du jeune homme avec lequel il discutait aujourd’hui, comme s’il n’avait jamais été en conflit dans le passé.

Il revint à la stratégie avant de remarquer la présence de l’homme noir à ses côtés. Il releva la tête vers lui. Lionel était très proche, le laissant distinguer la forme de son visage dans les ombres de son capuchon.

Incapable de résister, Johann tendit une main et tira le capuchon en arrière, révélant avec effroi le visage tatoué de leur responsable. Il ne sentit même pas la main qui enserrait son cou ni le recul que l’homme noir lui impulsa pour le plaquer violemment contre un arbre.

Johann était pétrifié, éloigné de son corps et de ses sensations. Il était incapable de détourner les yeux des arabesques qui s’étalaient sur la partie droite du visage de l’homme qui le tenait en respect et qui le perçait à présent d’un regard plein de colère.

Johann ne lui donnait pas plus de soixante ans. Il avait les cheveux rasés, épars et de couleur poivre et sel. Ses yeux sombres, sa peau olivâtre en disaient long sur ses origines bajnanes. Pendant un temps, Johann avait cru qu’il allait utiliser sa magie pour se parer de mystère. Comme quoi, il n’avait pas tous les pouvoirs.

Johann entendit le hoquet d’Adonis et son bredouillement :

« Vous faites partie de la secte du cobra noir ? »

Lionel eut une moue de dégoût et relâcha le cou de Johann. Celui-ci eut un toussotement, son étonnement avait pris le pas sur la douleur qui parcourait à nouveau ses veines. Il toucha la marque douloureuse qu’avait laissée l’homme noir sur sa gorge.

Il se pencha en avant, toussant faiblement alors qu’il reportait son regard sur le visage de l’homme. Ses compagnons, effrayés, semblaient incapables de se détourner du visage marqué à jamais par son appartenance sectaire.

Johann n’avait entendu parler que très peu de la secte, et seulement au cours de ses études au sein de la forteresse. Il avait appris que l’empereur bajnan, que les Bajnans appelaient Danor, avait mis en place des siècles plus tôt une élite guerrière qui excellait dans une technique peu connue : la morsure du cobra noir.

Longtemps assignée à la protection du Danor, cette élite s’était peu à peu corrompue, l’éloignant de l’empereur et devenant une secte plus qu’une élite, qui répondait au plus offrant en se spécialisant dans les assassinats.

Les rumeurs étaient nombreuses au sujet de ses membres, et surtout à propos de la manière cruelle et violente à laquelle ils recouraient pour trouver de nouveaux membres.

À la fois vénérée et crainte par les Bajnans, la secte avait toujours su conserver une part de mystère et certains Valians avaient cru qu’elle n’était qu’un produit de l’imagination bajnane. Johann ne comprenait pas comment un membre de cette secte avait bien pu finir par devenir le premier de lien du Dâ’Ganesh. Ils s’observaient. Johann était incapable de détourner les yeux du visage de cet homme, tout comme ses camarades.

Lionel finit par détourner les yeux de Johann et demanda à ses camarades :

« Je suppose que vous avez des questions ? Et je vous préviens, je ne répondrai qu’à trois d’entre elles, alors soyez brefs et sûrs de vous. »

Ils se retournèrent tous vers Johann qui n’avait pas quitté des yeux le vieil homme devant lui. Il déglutit avant de faire un signe à ses compagnons et comprendre ce qu’ils attendaient de lui.

Ils le laissaient décider des questions à poser. Johann finit par s’asseoir alors que Lionel s’asseyait à son tour sur une souche d’arbre. Johann devait jouer fin, il n’avait que trois questions. Il avait pourtant tellement de questions au fond de son cerveau qu’il fallait qu’il se calme et réfléchisse à celles qui lui semblaient les plus importantes :

« Pourquoi avoir rejoint les montagnes aux côtés d’Alan Varinsk’Dâ ? »

Lionel avait fixé ses yeux dans ceux de Johann, il était serein et, après un petit sourire, il lui répondit :

« Un vieux gourou du cobra noir avait réussi, longtemps auparavant, à percer le secret du troisième œil. Il avait la capacité de percer la chair et le sang des hommes, il était capable de voir au-delà du corps pour connaître le potentiel d’un homme. Il a choisi d’enseigner à ses disciples cette faculté plutôt que de la garder pour lui. Certains membres ont choisi de ne pas recevoir cet enseignement, préférant s’immerger dans la science de l’arme blanche. J’ai choisi de suivre cet enseignement. »

Il fit une brève pause, replongeant dans ses souvenirs et il reprit son récit :

« Après une mission, alors que je faisais partie d’un groupe chargé d’exécuter une bande de Valians, je me suis perdu dans l’observation de l’âme d’un de mes ennemis. En quelques secondes, j’ai utilisé l’enseignement du vieux gourou et j’ai percé le potentiel de cet homme. Un potentiel décisif pour notre monde. »

Il haussa les épaules et ajouta :

« Je n’avais pas vraiment le choix, je devais le sauver quoi qu’il m’en coûte… »

Si Johann avait déjà compris que l’homme devant lui était puissant, il comprenait aujourd’hui qu’il était extrêmement dangereux. Il se tut et attendit la seconde question de Johann.

Johann aurait voulu connaître le potentiel décisif de son grand-père, mais il ne savait pas si cette demande serait essentielle pour comprendre cet homme devant lui. Johann finit par demander :

« Pourquoi avoir choisi de rejoindre votre pays d’origine maintenant ? »

Lionel eut un petit sourire pour le jeune homme et il répondit simplement :

« Notre Dâ’Ganesh est malade, et je sais qu’à sa mort je le suivrai certainement dans sa tombe, quelle qu’elle soit. J’ai senti qu’il me fallait dire au revoir à mon pays… J’ai senti aussi que je lui serai plus utile ici qu’à la forteresse. »

Johann fronça les sourcils, il rongeait son frein, il aurait préféré une réponse plus claire au lieu de cette simagrée de réponse aussi vague qu’inutile. Il lança un regard furtif à ses compagnons assis aux côtés de Lionel, eux non plus n’étaient pas convaincus par les réponses de l’homme noir.

Il fallait qu’il vise juste, qu’il pose une dernière question qui leur révélerait suffisamment d’informations sur l’homme de qui ils étaient dépendants. Il reprit son souffle et demanda :

« Pourquoi vous êtes-vous joints à notre mission ? »

L’homme noir eut à nouveau un sourire aux coins des lèvres. Ce sourire n’avait rien de chaleureux, il était d’un cynisme qui laissait son interlocuteur froid et quelque peu mal à l’aise.

« Au fond, tu le sais très bien, Johann. »

Ce fut comme un coup de poing dans son plexus. Johann sentit une boule froide descendre le long de son œsophage. La couleur quitta ses joues alors qu’il était incapable de détourner les yeux de cet homme au passé si sombre. Alors qu’il se perdait dans ce regard, un hurlement leur fit détourner la tête.

Johann découvrit avec effroi les cavaliers à la cape bariolée s’attaquer au village. Comme l’homme noir l’avait prévu, les fortifications censées protéger le village ne résistèrent pas longtemps à la horde de cavaliers.

L’homme noir réagit rapidement, il fourra des armes dans les bras de chacun d’entre eux et leur assigna une mission simple. Johann devait protéger les femmes et les enfants des cavaliers.

Ils partirent ensuite en courant vers le village où des hurlements se faisaient déjà entendre. L’adrénaline montait dans ses veines, il la sentait se répandre dans tout son corps, animant ses muscles, détendant ses membres.

Il courait à travers la plaine, sentant Cœur-Noir quelques pas derrière lui. Il n’avait pas résisté à appeler le puma, il n’était plus temps de s’interroger à propos de l’animal, ils n’étaient que cinq, un allié de plus serait un avantage face à cette vingtaine de cavaliers.

Johann atteignit bientôt les premières maisons en torchis et ralentit, se cachant derrière une maison, son sabre à la main, prêt à combattre. Il se força à ralentir sa respiration pour reprendre un peu ses esprits, puis il se lança dans la bataille.

Il eut tout d’abord du mal à voir à travers la fumée âcre et piquante qui se répandait dans le village. Johann se doutait qu’ils avaient déjà commencé à incendier les maisons. L’avantage qu’ils avaient se trouvait dans la couleur vive des capes de leurs ennemis. Il transperça un premier homme dans le dos avant de le repousser au sol, puis il s’avança vers les maisons afin de faire sortir les familles bajnanes et les mettre à l’abri.

Alors qu’il s’apprêtait à entrer dans une maison, il se retrouva face à un homme tirant par les cheveux une jeune fille hors de celle-ci. Ils s’observèrent un moment avant que son ennemi se montre un peu plus réactif que lui. Johann eut juste le temps de parer le coup pour se défendre face à la force brute de cet homme colossal.

Johann contra ses coups un à un avant de découvrir une ouverture dans sa façon de combattre ; une ouverture qu’il mit à profit en sortant un coutelas de derrière son dos et en le plantant dans le flanc de son adversaire.

Celui-ci hurla de frustration et de colère et asséna un violent coup de poing sur la mâchoire de Johann. Il dodelina de la tête et resta un moment sonné avant de s’abaisser pour éviter le second coup. Il attrapa l’homme par le corps et le poussa à l’intérieur de la maison jusqu’au mur du fond où ils s’affaissèrent tous les deux.

Johann, à son tour, asséna un violent coup de poing à l’homme surpris et il prit sa tête à deux mains avant de l’écraser contre le mur. Johann se releva difficilement et reprit son sabre tombé à terre pour transpercer l’homme de part en part. À bout de souffle, il détourna les yeux rapidement du cadavre de l’homme. Il ne voulait pas penser à ce qu’il venait de faire et reporta son regard sur la maison pour découvrir la jeune fille tremblante et tenant fermement contre sa poitrine une petite fille aux yeux grands ouverts.

Johann leur fit signe de le suivre et celles-ci semblèrent hésiter à lui faire confiance avant qu’il n’utilise les quelques bases de bajnan qu’il avait apprises au cours de sa formation de guerriers. La jeune fille entraîna l’enfant derrière elle, et elle sortit méfiante de la maison avant que Johann l’emmène vers Carl qui s’occupait d’évacuer les villageois.

En découvrant trois villageois réunis devant Carl, la jeune fille se précipita vers ceux-ci et ils commencèrent à parler tous en même temps, mettant bien à mal les bases de la langue que Johann avait réussi à apprendre.

Un cri d’effroi le sortit de ses pensées quand il se rendit compte de la présence de deux hommes à la cape bariolée devant lui, les épées à la main couvertes de sang, le regard fou et les lèvres crispées sur leurs dents apparentes.

Carl entraîna les villageois alors que Johann se préparait au combat. Les deux hommes se jetèrent sur lui et Johann eut bien du mal à parer leurs coups avec son seul sabre. Il fallait qu’il soit souple et bien vigilant pour éviter les coups mortels des deux hommes.

Il réussit à trancher le flanc de l’un d’entre eux en tombant à genoux. Johann entendit le cri de son agresseur avant de se reculer, puis porta une nouvelle frappe bien placée à son autre adversaire.

L’homme tituba, les yeux écarquillés devant la découverte de l’étrange fente qui lui transperçait le ventre. Il tomba à genoux alors que Johann se retournait vers son comparse qui observait, choqué, son ami tomber face contre terre.

Dans un cri de rage, il se jeta sur Johann afin de lui asséner un violent coup d’épée. Il le para sans difficulté pour asséner à son tour une nouvelle blessure. L’homme réussit à le surprendre avec un coup de tête qui envoya Johann tomber dans la boue. Reprenant ses esprits, il roula sur le côté pour éviter un autre coup d’épée. Il roula à nouveau, attrapa par la même occasion un coutelas qu’il lança vers l’homme et qui se planta en plein dans le cou de son adversaire.

L’homme se figea, tangua quelques secondes avant de s’écrouler sur Johann, lui coupant le souffle par la même occasion. Johann repoussa le corps difficilement et se releva en titubant pour observer les deux hommes qu’il venait de tuer.

Il écouta un moment le village, le crépitement des flammes dévorant les quelques maisons éparses, le galop de chevaux dans le lointain, les gémissements des blessés, et aussi le cliquetis du fer.

Il plissa les yeux pour comprendre les derniers mouvements du village. Un hurlement s’entendit bientôt et un homme s’affaissa dans la boue. Ellian et Adonis apparurent à ses côtés, l’un portait un arc entre ses mains alors que l’autre avait une hache ensanglantée.

Ils restèrent tous les trois immobiles, observant l’homme noir s’avancer entre les volutes de fumée. Ses habits noirs cachaient bien la quantité de sang qu’il avait dû recevoir sur lui. Il les observa un à un avant de leur révéler :

« Une dizaine a réussi à s’enfuir, ils reviendront sûrement plus nombreux dans quelque temps. Ils ont l’air assez revanchards.

Il reporta son regard sur le village puis revint vers Johann et reprit :

« Va te nettoyer, Johann.

— Et les villageois ?

— On ne peut pas les laisser sans défense.

— Ils ne vont peut-être pas vouloir…

— Ils pensent que nous sommes bajnans… »

Johann se détourna du groupe et se dirigea bon gré mal gré vers la petite rivière qui coulait non loin du village. Il titubait plus qu’il ne marchait. Les images des meurtres qu’il venait de commettre revenaient en flash devant ses yeux. Les yeux noirs et furieux de l’homme de la maisonnette et des deux hommes de la place.

Ils n’étaient pas les seuls à revenir devant ses yeux, il revoyait un autre homme devant lui, un homme aux longs cheveux noirs et au nez aquilin. Il revoyait le regard goguenard d’Aldenas Lersk’Dâ.

Il tomba plus qu’il ne s’agenouilla devant la rivière, découvrant son visage couvert de sang. Il ne savait pas quoi ressentir, il avait été si froid dans ses tueries, si calculateur, si appliqué… Une indifférence qui lui glaçait le sang à présent.

Il prit de l’eau dans ses mains, s’aspergea en frottant la croûte de sang. Il sentit des larmes de rage couler le long de ses joues et frappa l’eau devant lui, incapable d’oublier les regards vitreux de ses victimes. Il resta les poings dans la boue, le souffle court, observant son visage se refléter dans l’eau.

Il sentit soudain une main se poser sur son épaule, et il se tendit sous ce geste. Une autre main le força à relever le visage pour découvrir la jeune fille qu’il avait sauvée de la maison.

Elle n’avait rien d’exceptionnel, mais une grande douceur émanait de son visage olivâtre aux yeux d’un beau vert foncé. Ses longs cheveux bruns tressés tombaient dans son dos.

Ils s’observèrent un moment avant qu’elle ne dépose sur ses lèvres un doux baiser et qu’elle s’écarte finalement de lui pour lui murmurer près de ses lèvres « merci » en bajnan.

Chapitre 2

Carl Darsisk

Lionel avait décidé de quitter le village dès que les Bajnans auraient repris leur souffle. Les enfants étaient traumatisés, les femmes choquées, parfois meurtries, et les hommes silencieux. Ils avaient cru dur comme fer que leurs défenses les maintiendraient hors de portée des coups des cavaliers ; leur échec n’en était que plus cuisant.

Ils avaient perdu de la famille dans la bataille, malgré leur intervention. Lionel avait réussi à soutirer à l’un des Bajnans le nombre de personnes disparues. Carl s’était assis sur une souche à l’écart du groupe. Lionel avait demandé aux trois jeunes hommes de rester en retrait afin d’éviter que les Bajnans ne comprennent trop vite qu’ils avaient affaire à des Valians.

Loin de tous, Carl avait une vision panoramique du groupe. Des plaies qu’on nettoyait, des bleus qu’on pansait et des enfants qu’on réconfortait. De son côté, il essayait d’oublier les derniers instants qu’il venait de vivre et la vue de son épée qui traversait de part en part le corps d’un homme.

Il n’avait jamais tué personne auparavant, il n’avait jamais ressenti cette sensation de vide dans sa poitrine, comme s’il comprenait qu’une part de lui disparaissait peu à peu. Il n’avait aucune idée du sentiment qu’éprouvaient ses deux compagnons. Ils avaient paru bien plus détachés, et Carl l’avait associé à leurs armes de jet. Ils n’avaient pas été assez proches de leurs victimes pour voir leur agonie.

Il vit bientôt Johann revenir de l’endroit où il s’était nettoyé. De tous ses compagnons, Carl était certain que Johann serait l’un de ceux qui le comprendraient le mieux. Ses yeux hantés à la fin du conflit en disaient long sur son sentiment général. Il avait été quelque peu horrifié en découvrant le visage couvert de sang de son ami, appliqué sur sa peau comme un masque d’horreur.

Il titubait plus qu’il ne marchait, automate soutenu par une jeune fille, sans doute bajnane, que Carl n’avait jamais vue auparavant. Elle l’aida à s’asseoir à côté de lui avant de rejoindre le groupe de Bajnans. Il la suivit du regard.

Elle s’agenouilla près d’une enfant seule, elle la prit dans ses bras pour la bercer. Il se détourna de la jeune femme pour observer son ami, assis là, les bras ballants, les yeux dans le vague.

Il passa un bras autour de ses épaules, aussi bien pour le réconforter que pour se réconforter. Il avait besoin de se rassurer, de se dire qu’ils n’avaient pas eu le choix :

« C’était eux ou nous de toute façon. »

Johann ne répondit pas, gardant pour lui ce qu’il pensait vraiment. Carl aurait préféré qu’il acquiesce, qu’il lui ôte ce doute et cette culpabilité dont il ne voulait pas.

Il resta immobile, gardant auprès de lui sa présence rassurante et se tut. L’homme noir, après avoir circulé un moment entre les groupes bajnans, son capuchon toujours rabattu sur son visage tatoué, revint vers eux d’un bon pas :

« Levez-vous, on y va. Selon les villageois, il y a une colline idéale pour implanter un campement. Il nous suffira de créer une fortification avec le bois de la forêt voisine et d’entraîner les hommes au combat. »

Il resta un moment silencieux avant de demander rudement à Carl et Johann :

« Qu’est-ce que vous avez tous les deux ? »

Carl releva doucement les yeux vers l’homme debout devant eux. Il ne savait pas vraiment comment exprimer cette sensation de culpabilité. Johann finit par répondre à sa place :

« On vient de tuer des hommes de sang-froid.

— Je ne pensais pas que ce serait un problème pour toi… »

Son ami se releva vivement et Carl eut tout juste le temps de l’attraper par les épaules avant qu’il ne se jette sur Lionel. Les yeux lançant des éclairs, la mâchoire serrée, Carl le sentait entre ses mains, son ami était prêt à en découdre avec le premier de lien du Dâ’Ganesh. Loin de s’en offusquer, Lionel s’avança doucement vers Johann et siffla pour que seuls les deux jeunes hommes l’entendent :

« Attention mon garçon. Je suis le seul à empêcher ces Bajnans de vous égorger dans votre sommeil. Quand ils auront compris que vous ne parlez pas leur langue et que vous êtes valians… Que vous les ayez sauvés ne voudra plus rien dire pour eux… »

Johann le défia du regard jusqu’au moment où l’homme tourna ses yeux vers Adonis et Ellian en ajoutant :

« Aucun d’entre vous ne parle bajnan ?

— On a tous appris des rudiments…

— Je vous conseille de peaufiner rapidement vos lacunes. En attendant, vous deux, vous prendrez la queue de la marche, alors que vous deux prendrez la tête de celle-ci. Je naviguerai, quant à moi, dans le cortège. N’oublie pas, Johann, de cacher ton fauve. Il reste bien à l’écart pour le moment, ce serait dommage qu’il détruise notre couverture en apparaissant. »

Sans un mot de plus, il se détourna pour informer les villageois de leur départ. Johann et Carl s’exécutèrent ensuite pour prendre la tête du convoi. Quand ils furent sûrs que tous étaient prêts à partir, ils déclenchèrent le voyage à travers la plaine de hautes herbes.

Perdu dans ses pensées, Carl mit un certain temps à se rendre compte du silence qui s’était installé entre eux, se concentrant uniquement sur leur avancée. Il jeta un rapide coup d’œil derrière lui pour découvrir la jeune fille et l’enfant marchant d’un bon pas. Carl ne lui donnait pas plus de quinze ans.

La colonne avançait doucement, les habitants avaient cherché à emmener avec eux les maigres affaires qu’ils avaient été capables de récupérer des carcasses calcinées de leurs maisons.

La lenteur du convoi les exposait aux représailles des cavaliers. Lionel avait beau tenter de les pousser à avancer plus vite, ils étaient fatigués, traînant leurs enfants à leurs côtés, le regard vide et les jambes faibles.

Ce fut un soulagement pour tous de découvrir la colline se profiler à l’horizon. Johann et lui grimpèrent rapidement celle-ci pour rejoindre son sommet, entraînant à leur suite les Bajnans qui semblaient tout aussi soulagés.

Après une rapide inspection des lieux, Carl repéra la petite forêt à quelques mètres de la colline. Lionel, qui les avait rejoints, leur assigna un groupe d’une dizaine d’hommes afin qu’ils aillent couper du bois et préparent leur bastion. Le travail était le meilleur moyen pour Carl d’oublier la boucherie qui avait eu lieu quelques heures plus tôt.

Il fut aussi heureux de découvrir que les hommes qui les accompagnaient étaient musculeux et connaisseurs du travail forestier. À dix, ils eurent tôt fait de couper suffisamment de bois pour ériger une barrière protectrice.

Le transport des bûches et autres troncs d’arbres fut bien plus difficile que leur découpage. La nuit était peu à peu tombée sur le campement provisoire alors que certains hommes continuaient de transporter les rondins de la forêt jusqu’à la colline pendant que d’autres les piquaient dans le sol, les dressant vers le ciel.

Lionel avait posté plusieurs sentinelles autour du campement et du bois afin de prévenir toute attaque possible. Bien que peu rassuré, Carl continuait de travailler dur. Plus vite ils auraient terminé leur fortification, mieux ils seraient protégés.

Travaillant toute la nuit, ils finirent à la lueur de l’aube l’installation du dernier pic. Dans la lumière de l’aurore, Johann et Carl ne purent manquer de repérer, dans le lointain, deux cavaliers aux couleurs vives, se tenant immobiles sur leur cheval, et observant leur petit campement.

Johann sortit le verre de vue pour les observer et le tendit ensuite à Carl pour qu’il puisse regarder à son tour.

« Ils n’ont pas l’air contents…

— Penses-tu qu’ils essaieront de nous attaquer quand même ?

— Non, ils se rabattront sur les villages voisins, mais nous ne passons pas inaperçus. Quelle que soit la tribu à l’origine de ces attaques, elle ne manquera pas de se renseigner sur nous…

— Comme nous allons nous renseigner sur elle. »

Johann et Carl se retournèrent pour découvrir, derrière eux, Lionel qui plissait les yeux afin de mieux percevoir les deux cavaliers. Carl lui tendit le verre de vue. Ceux-ci partirent au triple galop vers les contreforts des montagnes.

Ils restèrent un moment les yeux fixés sur l’endroit où les deux cavaliers s’étaient tenus précédemment. Un cliquetis attira le regard de Carl sur les mains de leur responsable. Il tenait entre celles-ci un étrange objet couleur cobalt qu’il enroulait et désenroulait autour de son poignet.