Les Alcans étaient en liesse. L’annonce avait été faite par les porte-parole officiels de la couronne, répandant à travers l’ensemble du royaume la nouvelle de son retour. Elle eut le don d’apporter un soulagement au peuple tout entier. Cela faisait plus d’un an qu’ils attendaient son retour ; certains avaient depuis longtemps perdu espoir, d’autres n’avaient jamais désespéré.
Elle avait beau ne pas être alcane, elle avait su gagner le cœur de chaque sujet de ce royaume militaire. Sa douceur et sa beauté contrastaient avec la rigidité et le patriarcat militaire de la royauté, apportant, pour la première fois depuis des siècles, un semblant de féminité à une couronne bien trop masculine.
Son retour tant attendu était une lueur d’espoir pour les Alcans, un bonheur qui allait être célébré dans chaque ville et chaque village du grand royaume d’Alcatran. Personne ne savait vraiment par quel chemin la princesse mère allait rejoindre le château Dorton, mais chacun espérait pouvoir croiser le carrosse royal sur son chemin de retour.
Certains Alcans avaient même l’espoir d’apercevoir le visage chéri de cette femme, princesse mère du royaume, épouse du roi et mère des héritiers royaux.
Personne n’eut pourtant cette chance.
Certains Alcans purent voir passer près d’eux la colonne d’escorte du carrosse royal. Les cavaliers, parés de la couleur vert émeraude des Enagor et la voiture portant le symbole du sanglier sur ses portes ne firent aucun arrêt.
Ils passèrent comme de véritables flèches à travers les villages et les champs qui égrainaient les contrées des duchés de Pertos et d’Essère. Les portes et les fenêtres du carrosse restèrent closes, et aucune main royale n’en sortit pour indiquer la moindre présence.
Ils ne lui en tinrent pas rigueur. Cela faisait un an que la princesse mère avait été enlevée, elle devait sans aucun doute être éprouvée par son séjour dans les montagnes maudites.
Ils pouvaient bien être heureux de savoir son retour assuré, la colère alcane ne désenflait pas. Comment ces maudits Invisibles avaient-ils pu réussir et entreprendre l’enlèvement de l’épouse du puissant roi d’Alcatran ?
Leur rage était tout autant dirigée vers les êtres maudits peuplant les Monts que vers leur propre roi, lui qui s’était montré si fort et énergique au cours des premières années de son règne. Ils découvraient avec beaucoup d’amertume qu’il n’était malheureusement pas infaillible.
Quant aux Invisibles, ces êtres mi-humains mi-bêtes, savoir qu’ils étaient capables de les atteindre dans leur sein était terrifiant. Les Invisibles. Ce peuple sanguinaire était un véritable couperet au-dessus des royaumes méridionaux.
Alcatran s’était toujours présenté comme le royaume le plus fort face à la menace des Monts ; l’échec de la puissance militaire alcane était un message fort pour ses voisins, rien ne les mettrait à l’abri quand la folie invisible déferlerait sur les plaines des royaumes d’Eldirel, d’Haraldor et de Merion.
Ils n’avaient jamais vraiment pris au sérieux la menace invisible, à l’exception peut-être d’Haraldor et de son duché d’Arnor. Pourtant, l’ancien duc d’Arnor était décédé depuis une décennie et son successeur n’avait su reprendre les rênes d’un duché trop longtemps délaissé par sa couronne.
Cependant, le temps n’était pas à l’inquiétude, et les Alcans gardaient encore une grande confiance en leur roi et en l’armée qui l’épaulait dans sa lutte contre les Invisibles. Elle avait beau avoir perdu son général suprême quelques mois seulement après l’enlèvement de la princesse mère, l’armée restait une force importante d’Alcatran, avec, à sa tête, un roi encore jeune à la descendance assurée.
Le retour de son épouse signifiait bien qu’il avait réussi à imposer son pouvoir sur les Invisibles, en tout cas suffisamment pour que sa dame lui revienne. Le seul point d’interrogation restant était l’état de santé de la jeune femme.
Serait-elle à même de continuer à supporter son époux dans l’exercice du pouvoir ? Serait-elle trop marquée par son année de captivité ? Retrouveraient-ils la jeune princesse qui avait réussi à les envoûter ? Une série de questions dont les Alcans avaient hâte de connaître les réponses.
Il leur fallut pourtant plusieurs mois avant de pouvoir répondre à ces questions. Au cours d’une célébration de printemps au sein de la cité d’Émeraude, vaste ville entourant le château Dorton, la princesse mère fit sa première apparition publique depuis son retour en Alcatran.
Le peuple l’accueillit avec un débordement de joie qu’Alcatran avait rarement connu. Elle resplendissait dans sa longue robe de velours vert bouteille, ses longs cheveux blonds ramenés dans son dos. Pourtant, ce ne furent ni sa beauté ni l’éclat de son teint qui poussa les Alcans à éprouver autant de joie, mais bien l’arrondi de son ventre qui tendait sa robe.
Le royaume allait recevoir un nouveau bébé royal, et tous espéraient que ce serait un garçon. Cette grossesse inattendue et surprise réjouissait le peuple, la nouvelle se répandant à travers le pays comme une traînée de poudre.
Leur vœu fut exaucé. La princesse mère mit au monde un nouveau garçon au cours d’une nuit d’hiver particulièrement neigeuse. Un nouveau prince royal qui porterait le nom de Johann Wilfried Enagor.
Constantin dit Le Hardi
La route royale pour le château Dorton avait toujours été fréquentée, mais en ce jour d’automne, alors que les fêtes des moissons s’annonçaient, il était devenu particulièrement difficile de s’y frayer un chemin. Alors qu’il n’était qu’un homme solitaire chevauchant un bel alezan, il avait du mal à éviter les multiples chariots et autres bêtes de bât au milieu des carrosses et autres calèches de la petite noblesse.
Le roi avait annoncé au milieu de l’été la célébration du huitième anniversaire de son fils aîné et héritier, et tous avaient décidé d’y prendre part. Il dépassa lentement une charrette tirée par un paysan dont le pantalon était couvert de boue ; ses enfants en bas âge assis à l’arrière observaient les environs avec excitation. Ils n’avaient jamais dû aller au-delà des terres que leur père cultivait ; leur voyage les émerveillait.
Il passa devant d’autres Alcans, chevauchant lentement dans la boue qui s’était peu à peu amassée sur la route. Constantin prenait soin de mener sa jument au pas, il n’avait aucune envie que celle-ci se casse une jambe par un geste malencontreux.
Il était un voyageur qui avait toujours vécu sans vraiment se soucier du futur, préférant gagner quelques deniers pour continuer ses explorations. S’il avait dû se séparer de Giselle, sa jument alezane, il aurait été incapable d’acheter un autre cheval pour finir son voyage.
Il rejoignait le château Dorton dans l’optique de devenir le maître d’armes de l’héritier du roi ; un poste de prestige convoité par tout homme ayant un quelconque talent d’épéiste. Il avait reçu une lettre quelques mois plus tôt lui annonçant que le roi d’Alcatran, Alfred Jean Enagor, voulait le rencontrer afin qu’il devienne le maître d’armes de son fils. Une offre comme celle-ci, personne ne pouvait se permettre de la refuser, même un aventurier comme lui.
Ses parents et ses frères n’avaient jamais compris son besoin de partir, de quitter le royaume pour parcourir les flots. Il avait à peine quinze ans quand il avait rassemblé un petit paquetage et il était parti pour Port-de-Blé, le principal port d’Alcatran. Il avait payé sa place à bord du premier bateau en partance pour les îles lointaines, et il s’était retrouvé, quatre jours plus tard, sur la côte des îles Fleuries.
Un sourire s’inscrivit sur ses lèvres alors que ses souvenirs lui revenaient. Le dépaysement avait été brutal pour un jeune garçon de quinze ans. Il y avait passé deux ans avant de repartir vers une terre bien moins accueillante et enchanteresse que les paysages verdoyants et colorés de ces îles.
Les îles de Sel étaient faites de rochers coupants et de falaises calcaires, balayés par les vents ; les habitants étaient bien plus rudes et beaucoup moins accueillants que ceux des îles Fleuries.
Étrangement, c’était pourtant ces îles qui lui avaient tout appris. Il avait rencontré par inadvertance un maître d’armes bourru qui lui avait enseigné pendant trois longues et harassantes années la technique de la fleur de sel. Constantin aurait été bien incapable d’expliquer pourquoi ce maître l’avait choisi comme élève. Il n’était qu’un gamin de port, un gringalet dégingandé et bagarreur.
Il était finalement retourné vers le continent quand son maître l’avait jugé digne de sa formation. Cette dernière décennie, il l’avait passée à arpenter les quatre royaumes en devenant pendant quelques mois le maître d’armes de la petite noblesse des duchés.
Ses maigres allocations ne l’avaient jamais mené bien loin ; elles lui suffisaient pour entreprendre un nouveau voyage quand il le décidait.
Pourtant, à trente ans maintenant, ses envies avaient bien changé, comme si un besoin de stabilité, qui lui avait toujours fait peur par le passé, était devenu essentiel à son évolution.
L’offre du roi répondait en tout point à ses attentes. Il était certain que cette demande n’avait pas été formulée par hasard. Un simple maître d’armes de la petite noblesse n’aurait certainement pas attiré l’attention du roi alcan. Par contre, un maître de la technique de la fleur de sel, c’était autre chose.
Constantin appréhendait sa rencontre avec le roi. Il n’avait jamais été en présence d’une personne aussi importante.
Giselle ne se préoccupait pas des inquiétudes de son maître, le menant d’un train régulier vers sa destination. Le temps pouvait bien être celui d’un mois d’automne pluvieux, il repéra sans encombre le grand lac de Nordéou au pied de la colline de la cité Émeraude.
Il avait hâte d’arriver à bon port, ses reins étaient devenus douloureux après cinq heures de trajet. Le chemin fut de plus en plus engorgé au fur et à mesure qu’il approchait de la Cité voilée de brume. Il ne voyait qu’une forme indistincte qui se dessinait à l’horizon. Il répétait inlassablement le discours qu’il avait préparé pour le roi.
Il espérait pouvoir le voir rapidement même si la fête qu’il avait choisi de préparer pour son fils devait être au centre de toutes ses préoccupations.
Pour être tout à fait honnête, Constantin n’était pas vraiment au fait de la royauté alcane, il avait passé une bonne partie de sa vie à l’étranger. À l’époque de son départ pour les îles Fleuries, c’était encore le vieux roi Jean Alexandre Enagor qui gouvernait le royaume ; son fils et héritier était promis à une Haralde, Hisha d’Arnor. Beaucoup de choses avaient changé, le vieux roi était mort ; son fils, lui, s’était marié avec la jeune Haralde et il avait succédé à son père. Le couple royal avait eu quatre fils, les princes Alfred, Bastien, Mandric et Johann ainsi qu’une fille, Hisha, nommée en l’honneur de sa mère.
Constantin sortit bientôt de ses pensées pour apercevoir devant lui la route pavée remontant vers la cité Émeraude. Il leva les yeux vers les hauts murs de pierres blanches qui suivaient l’inclinaison de la colline et enjambaient la petite rivière qui coulait à flanc de la cité.
Derrière les murs de nacre, Constantin devinait le maillage étroit de rues et ruelles remontant en pente douce vers le second mur d’enceinte. C’était là que se nichait le château Dorton, surmonté des étendards vert émeraude à la tête de sanglier d’or : le blason de la famille Enagor.
Il grimpa lentement le flanc de colline, et dut même mettre pied à terre quand il sentit que Giselle ne supporterait plus longtemps son poids. Il pénétra dans la cité Émeraude par la haute porte de pierre décorée d’une arche où la devise des Enagor avait été figée dans la pierre :
« Le monde change, la Famille demeure. »
Constantin s’extasia devant les tuiles vert d’eau qui recouvraient les toits de la ville. Aucune autre ville ou cité n’avait des toits faits de tuiles d’un vert bleuté comme ceux de la ville émeraude et du château Dorton.
Il continua son chemin, tenant toujours son cheval par la bride, alors qu’il naviguait à travers le dédale des rues de la cité. Elles avaient toujours été encombrées et bruyantes des cris des commerçants et des vendeurs à la sauvette.
Les odeurs se mélangeaient, les bruits résonnaient, et les gens se rencontraient, comme si leur afflux s’immisçait dans chaque interstice de la cité. Elle était un monde à part et quelque peu enchanteur quand on pouvait faire abstraction des effluves nauséabonds des petites rigoles coulant au milieu des rues.
Les portes d’or du château lui apparurent bientôt ; celles-ci, au contraire de celles de la cité, étaient bien gardées. Constantin compta une dizaine d’hommes se tenant devant le château. Alors que les portes d’or étaient ouvertes, une herse était toujours abaissée afin que personne n’y entrât sans y être invité.
Constantin pouvait voir la large place derrière la herse avec sa fontaine d’eau claire, son large escalier qui rejoignait un corridor de colonnades. Il s’avançait toujours quand il rencontra un barrage de lances.
« Retourne d’où tu viens, l’accès au château est interdit à tout homme du commun à cette heure.
— Je suis Constantin, fils du Lieutenant Josselin dit le Batteur, répliqua le futur maître d’armes. Je viens sur demande de Sa Majesté notre roi. »
Il présenta au soldat portant la livrée vert sombre de la garde royale la lettre cachetée du sceau du roi. L’homme y jeta un rapide coup d’œil avant d’ajouter :
« Il vous faudra montrer celle-ci au commandant de la garde royale, le lieutenant Beau-Dire. »
Le garde fit signe à Constantin de le suivre, les autres s’écartant de leur route pour les laisser rejoindre le petit cabanon au pied des murailles qui leur servait de guérite. Celui-ci était aussi petit que ce qu’il laissait présager de l’extérieur.
Simple dans tous les sens du terme, une seule table de bois grossier et deux tabourets y avaient trouvé leur place. L’un en face de l’autre, deux hommes jouaient aux cartes. Le garde tendit la main vers Constantin afin qu’il lui donnât sa lettre, puis il la tendit à son tour à son lieutenant en présentant la requête du visiteur.
Le lieutenant Beau-Dire était un homme grassouillet, la barbe mal taillée, tout à fait l’homme que Constantin s’attendait à trouver à ce poste. Il n’avait aucune ambition, cela était certain, se contentant de garder la grande porte du château Dorton, là où peu risqueraient d’attaquer le roi. Un poste de planqué comme l’aurait décrit son père, lieutenant de l’armée alcane.
L’homme releva ses yeux gris vers Constantin et le détailla de la tête aux pieds. Il eut un reniflement, l’air dubitatif :
« Vous n’avez pas la tête d’un maître d’armes, monsieur.
— Je viens de faire plus de dix jours de voyage, grogna Constantin. Comment voulez-vous que j’aie la tête d’un maître d’armes après cela ? »
Il hocha la tête, comme s’il comprenait vraiment ce que dix jours de voyage à cheval représentaient.
Au fond de lui, Constantin rongeait son frein, l’homme était à l’opposé de ce que lui-même était ; il était tout ce qu’il exécrait.
Il garda son calme, attendant que le lieutenant se décidât à le laisser entrer au sein du château. Après une dizaine de minutes, il finit par donner un ordre sec à son partenaire de cartes. Le soldat se leva rapidement et sortit du cabanon, laissant Constantin et ses compagnons d’armes seuls. Le lieutenant Beau-Dire fit un bref signe de tête au garde qui avait accompagné Constantin, et ce dernier lui enjoignit de le suivre, laissant le lieutenant derrière eux.
Le garde s’avança vers la herse, le nez en l’air pour lancer un ordre au commandant de l’enceinte. La lourde porte de fer prit un peu de temps avant de s’ébranler et de se lever. La masse de ferraille était impressionnante de solidité et d’épaisseur.
Ils marchèrent côte à côte à travers la large cour pour rejoindre les écuries du château. Constantin s’émerveillait de la beauté des lieux, rien de cet endroit ne laissait présager que derrière la herse se dressait une vie trépidante de marché et de commerce ; tout dans cette cour reflétait la sérénité ; les statues de pierre représentaient des nymphes et des muses recouvertes de roses et de fleurs à la couleur douce et pastel, la fontaine accueillait des poissons aux couleurs vives, alors que le pavé avait été gravillonné de cailloux vert émeraude, gris et blanc. L’endroit était à couper le souffle.
Ils arrivèrent bientôt au sein des écuries, tout aussi époustouflantes que la grande place qu’ils venaient de traverser. Un homme vint chercher sa jument pour l’emmener dans une stalle. Le soldat l’entraîna ensuite vers une nouvelle porte juste à l’extérieur des écuries.
Il se douta qu’ils empruntaient les couloirs des domestiques, les murs de pierre étaient nus de toute décoration et de simples lanternes de verre éclairaient le couloir privé de lumière naturelle.
Ils traversèrent encore quelques couloirs avant de monter un escalier et de rejoindre la partie supérieure du château. Celle-ci, en comparaison des premiers couloirs, était richement décorée de tentures, de tapis et de tables d’appoint.
Il s’était douté que le roi d’Alcatran ne vivait pas chichement, mais il n’aurait jamais pu imaginer une telle abondance de richesse. Ils marchèrent encore un moment avant que le garde ne frappe à une porte du couloir et ouvre celle-ci pour laisser entrer Constantin.
Haute de plafond, la salle était lumineuse. Les murs étaient recouverts de boiseries finement ciselées avec des arabesques dessinées à l’or fin. Il fit une rapide observation de la salle pour découvrir un bureau de chêne massif et trois chaises aux coussins émeraude, il y avait aussi une maie recouverte de divers feuillets et de parchemins.
Il fallut quelques minutes à Constantin pour remarquer la présence d’un homme de taille moyenne, vêtu sobrement, dans cette pièce luxueuse. Le cheveu rare, les yeux couleur de nuit, il aurait facilement pu être qualifié de banal si le pli de ses lèvres n’était pas tordu en un rictus ironique.
Il n’était pas du tout à l’aise face au visage de marbre de cet homme. Il avait beau n’avoir aucun trait charismatique, l’homme dégageait une aura de pouvoir. Le pli de ses lèvres finit par se transformer en un sourire accueillant :
« Je suis le conseiller de Sa Majesté, Madanian Susan Essère, avez-vous fait bon voyage ?
— Oui, monsieur, le remercia Constantin, très bon voyage. »
Il se doutait que l’homme n’avait que faire de la douceur de son voyage, cela n’avait été qu’une question de courtoisie. Le conseiller tenait la lettre entre ses mains. Constantin se permit d’expliquer :
« Je viens me présenter devant Sa Majesté.
— Nous vous attendions plus tôt, monsieur Constantin », répondit vertement le conseiller.
Il haussa simplement les épaules en ajoutant :
« Je m’en excuse, monsieur, mais j’étais en poste dans le baronnet du duché d’Hert. Il m’a fallu quelques jours pour rejoindre le château Dorton.
— Bien sûr. »
Madanian Essère semblait n’en avoir que faire. De par son nom, il devinait que l’homme était apparenté au duc Essère du duché du Milieu, peut-être était-il même son frère.
Ses gestes et ses réponses étaient significatifs, il avait l’habitude de recevoir le respect dû à sa noble personne. Il relut la lettre rapidement avant de la poser négligemment sur son bureau. Il passa derrière celui-ci et secoua une petite clochette. Un page entra prestement dans la pièce puis s’inclina devant le conseiller.
« Prévenez notre roi que notre nouveau maître d’armes vient d’arriver, lui ordonna le conseiller. Il voudra certainement le rencontrer. »
Le page s’exécuta alors que Madanian se relevait. Son nez se fronça quand il s’approcha de Constantin. Ce dernier se doutait qu’il ne devait pas sentir bon après ces journées harassantes de voyage. Il garda pour lui sa contrition, affichant un visage déterminé et confiant.
Son maître lui avait enseigné à cacher au plus profond de lui ses faiblesses et ses doutes ; les gens avaient tendance à les sentir à des lieues à la ronde et à les utiliser contre autrui. Le conseiller ajouta, doucereux :
« Vous voudrez certainement vous rendre présentable avant de rencontrer Son Altesse Royale. Je vais vous faire mener à vos appartements afin que vous puissiez vous rafraîchir et peut-être même vous rendre aux thermes du château.
— Je vous en remercie, monsieur, se contenta de répondre Constantin.
— Bien, murmura Madanian, je vous ferai chercher quand le roi sera prêt à vous recevoir. »
Il le raccompagna à la porte de son bureau. Un domestique attendait Constantin dehors. Le conseiller eut tôt fait de refermer la porte de son bureau derrière lui. L’homme était obséquieux, sûr de son pouvoir et de sa force, un des nombreux hommes de cour qu’il aurait certainement à rencontrer, tous plus imbus d’eux-mêmes les uns que les autres.
Il suivit sans un mot le domestique devant lui. Il commençait à se demander s’il avait bien fait de répondre à cette convocation. Il n’avait pas vraiment eu le choix, le roi le sommait en tant que sujet de se présenter à la cour d’Alcatran.
À travers les longs couloirs du château, Constantin ne cessa de s’émerveiller des couleurs et du silence des lieux. Il aurait voulu se reposer devant une bonne chope de bière dans la cuisine ou dans une taverne, comme il avait eu l’habitude de le faire à chaque étape de ses voyages.
Au lieu de cela, on l’emmenait dans la partie ouest du château, une partie plus sobre en comparaison de la beauté des précédents couloirs qu’il avait traversés.
Le domestique le fit bientôt pénétrer dans une petite pièce en lui présentant ses appartements. Chichement décorés et fournis, ils étaient certainement les appartements les plus spacieux qu’il ait jamais eus.
Composé de trois pièces, l’appartement comptait un petit salon avec son siège unique devant la cheminée déjà allumée et une petite table à son côté. Venait ensuite une chambre avec un petit lit et plusieurs malles. Enfin, une autre chambre était destinée à son domestique.
Constantin n’avait jamais eu de domestique, il avait toujours été seul et cela lui avait toujours été. Il déposa son sac dans la chambre et demanda au domestique où étaient situés les thermes du château.
Il le suivit à nouveau à travers les couloirs du quartier des maîtres jusqu’à rejoindre les thermes. Ceux-ci aussi lui coupèrent le souffle, lui qui avait été habitué à se laver dans les sources naturelles ou parfois au bord d’un puits, il découvrait un univers très différent de celui dans lequel il avait vécu toutes ces années.
Les murs étaient un mélange chamarré de mosaïques bleu turquoise et de pierres brutes. Les bassins étaient d’une taille démesurée. Le domestique le suivit afin de l’aider à se déshabiller et à se glisser dans l’eau avant de le pourvoir en savon et en lotion odorante qu’il lui recommanda pour ses cheveux.
Constantin n’avait jamais été habitué à avoir quelqu’un pour s’occuper de sa toilette, il n’aimait pas vraiment cela. Il se laissa pourtant faire, il fallait qu’il fasse une bonne impression au roi, c’était tout ce qui comptait pour le moment ; il verrait en temps voulu ce qu’il ferait avec le jeune domestique qui semblait lui avoir été attribué.
Une fois propre, il rejoignit ses appartements pour choisir une tenue convenable. Il prit sa tunique la moins froissée par le voyage ainsi qu’un nouveau pantalon de cuir. Il ne pouvait changer ses bottes, il n’en avait jamais eu qu’une paire. Il les retrouva pourtant lustrées et brossées à côté des malles de sa chambre. Au moins aurait-il un semblant d’air propre lorsqu’il rencontrerait le roi.
L’attente qui suivit fut longue et difficile. Il s’était douté que le roi aurait autre chose à faire que d’accourir à l’annonce de son arrivée. Il avait pourtant espéré le rencontrer rapidement pour ensuite aller se reposer.
Il faisait déjà nuit noire quand Constantin fut appelé par son suzerain. Il suivit son domestique à travers les couloirs jusqu’au bureau royal situé tout en haut du château Dorton. Ils durent monter plusieurs escaliers avant de rejoindre enfin le couloir devant le bureau du roi. Constantin fut le seul à pénétrer dans l’espace royal.
Il ne s’attendait certainement pas à un tel spectacle et resta un moment interdit. Certes, il y avait bien le conseiller Madanian et le roi Alfred, reconnaissable à la fine couronne d’or reposant sur sa chevelure luxuriante de boucles auburn ; il n’avait pourtant pas pensé découvrir toute la famille royale devant lui, les quatre fils du roi ainsi que sa petite fille et surtout, sa femme.
Assise à côté du feu, la princesse mère resplendissait dans sa robe d’un bleu céleste. Il avait entendu les racontars à son propos. Elle était la plus belle femme que le monde ait portée pour certains. Sa beauté n’était pas vraiment ce qui l’avait surpris, mais plutôt la force de caractère qu’elle affichait. Il fut estomaqué de découvrir un tel charisme chez une femme.
Il détourna rapidement les yeux de celle-ci pour reporter son regard sur le roi. Il était grand et musculeux, portant un surcot vert émeraude. Son visage était impassible, cerclé d’une fine barbe rousse, ses yeux mordorés perçant de part en part le futur maître d’armes. Constantin s’inclina brièvement devant son roi en murmurant :
« Votre Majesté. »
Le silence tendu qui avait accueilli son arrivée fut rompu par la voix de stentor du roi. Constantin fut surpris d’y entendre autant de chaleur et de bonhomie.
« Relevez-vous, monsieur, dit Sa Majesté d’Alcatran. Ainsi, vous avez fini par revenir en Alcatran. Qu’avez-vous eu envie de fuir pour être parti aussi longtemps de mon royaume ? »
Décontenancé par la question de son roi, Constantin resta un moment interdit. Il ne savait trop si c’était une question de courtoisie ou si la curiosité du roi avait été véritablement piquée. Il avait toujours été entier, peu habitué à fréquenter la noblesse de cour, il répondit avec franchise :
« J’avais besoin de voir le monde, de découvrir ce qu’il se passait de l’autre côté de l’océan. Ce n’était pas tellement une fuite, plutôt un besoin de ressentir que notre monde était bien plus vaste que l’univers étriqué dans lequel j’avais grandi.
« Mon Royaume ne vous suffisait pas ? »
La question était dangereuse, comment pouvait-il lui répondre sans le contrarier ? Ce n’était pas tant Alcatran que sa famille militaire qui l’avait poussé à partir.
« Plutôt le camp militaire dans lequel j’ai grandi et dans lequel mon père aurait souhaité me voir évoluer et suivre le chemin de mes frères », répondit doucement Constantin.
Le roi eut un sourire de compréhension.
« Je vous avoue que notre intérêt pour vous a grandi quand j’ai eu vent de votre maîtrise, reprit Alfred. La technique de la fleur de sel est grandement respectée parmi vos pairs, et aucun d’entre eux n’a vraiment reçu son enseignement. Comment avez-vous réussi à l’acquérir ?
— J’ai séjourné aux îles de Sel pendant plus de trois ans, affirma le futur maître d’armes. C’est là-bas que j’y ai rencontré un maître de cet art. Je ne sais pas si son nom vous dira quelque chose, mais il était hautement respecté pour son instruction.
— Comment s’appelait-il ?
— Je l’appelais Maître Zu, mais son nom complet était Zhang Qi Zuang. »
Le roi eut un hochement de tête, Constantin était certain qu’un tel nom ne devait pas vouloir dire grand-chose au suzerain ; les îles lointaines pouvaient bien paraître exotiques aux yeux des continentaux, ils s’en désintéressaient grandement.
Elles n’avaient pas vraiment d’attrait économique ou politique ; leur maigre richesse était facilement échangeable contre les denrées primaires du continent. Le roi observa un moment son conseiller avant de reporter son regard sur le maître :
« Bien, je serais heureux d’assister à votre première séance d’entraînement avec les autres maîtres d’armes. J’aimerais observer cette technique, je n’ai jamais rencontré quelqu’un pratiquant l’art de la fleur de sel. »
Constantin fronça les sourcils avant de demander, surpris :
« Pardonnez-moi, Votre Majesté, d’autres maîtres d’armes ? »
Le roi releva des yeux interdits vers Constantin et resta un moment sans voix. Il eut un coup d’œil pour son conseiller Madanian. Ce fut d’ailleurs ce dernier qui brisa ce silence étrange par un rire condescendant en répondant :
« Voyons monsieur, le roi a engagé plusieurs maîtres d’armes pour permettre à ses fils de devenir les suzerains de demain. Il ne vous a pas attendu pour satisfaire son besoin d’instruction… D’autant plus que vous avez mis un certain temps à répondre à sa demande. »
L’insulte était évidente, et Constantin dut se mordre la langue pour ravaler la réplique cinglante qu’il avait au bout des lèvres. Il ne l’aimait décidément pas du tout. Le roi décida de rompre cette atmosphère tendue en présentant ses fils.
Il posa une main paternelle et chaleureuse sur l’épaule d’un grand gaillard aux boucles brunes et aux yeux mordorés comme ceux de son père. De tous les enfants présents, il était le plus grand et le plus vigoureux. Il bomba le torse fièrement, affichant son surcot de couleur vert forêt et tenant d’une main ferme son épée de bois à son côté :
« Voici mon fils et héritier, le prince Alfred, second de nom. Il a huit ans et fait déjà des prouesses pour son âge. Vous aurez l’occasion de l’entraîner à manier l’épée comme un véritable guerrier. Vous pourrez d’ailleurs discuter avec le maître d’armes Louvain, il est son maître principal. »
Le roi indiqua un garçon frêle, au teint cendreux, près de sa mère. L’enfant semblait malade et fiévreux ; il avait une carnation diaphane, des yeux bleu terne au milieu d’un visage fatigué. La couleur de ses cheveux, d’un blond pâle, n’améliorait en rien l’aspect chétif de sa physionomie. Constantin ne lui donnait pas plus de cinq ans.
« Le prince Bastien est malade, présenta le roi, mais il souhaite aussi participer au combat. Il pourra, si vous le jugez apte, participer à vos entraînements. Je vous préviens tout de même qu’il doit être épargné quelque peu. »
Le roi se désolait de voir son fils si faible. Selon ses renseignements, Constantin savait que Bastien était le second fils du roi, d’un an le cadet d’Alfred, il ne faisait certainement pas ses sept ans.
« Le prince Mandric est encore jeune, continua le roi Alfred, je sais qu’il est impatient de s’essayer au maniement de l’épée, il assiste d’ailleurs à tous les entraînements de ses frères. »
De fait, le jeune prince ressemblait à son frère aîné, à l’exception de ses boucles auburn. Il dévorait des yeux le prince Alfred, comme s’il lui vouait une admiration sans bornes. Le roi jugea bon d’ajouter :
« J’ai déjà choisi son maître principal, vous le rencontrerez au cours des entraînements, c’est le maître Daraldin. »
Constantin était déçu, le conseiller Madanian avait raison, il était arrivé trop tard. Il savait que le rang de maître principal était un bonus inespéré pour obtenir une allocation confortable et garder son poste quelques années.
Il ne s’était pas douté que le roi avait déjà engagé des maîtres d’armes pour enseigner ses fils. En y repensant, il avait été bien naïf. Le roi n’avait rien à voir avec les autres barons et petits nobliaux qu’il avait pu servir au cours de ses dix ans d’errance dans les quatre royaumes.
Constantin tourna son regard vers les deux derniers enfants que le roi n’avait pas présentés. Auprès de leur mère, il découvrit une petite fille à la longue chevelure auburn et aux yeux brillants d’or. C’était une magnifique enfant de cinq ans, le visage mutin, elle observait le maître d’armes avec beaucoup d’attention.
Le dernier enfant du couple royal était encore un bambin, assis sur les genoux de sa mère, il semblait se désintéresser des autres personnes présentes, occupé à mâchouiller vivement un étrange objet de bois. Ses yeux d’un gris acier étaient fixés droit devant lui. Il avait les mêmes boucles brunes que son frère aîné et semblait plein de vie.
Le roi reprit la parole, sans faire grand cas de ses deux derniers enfants. Rien de moins étonnant, comme l’une était une fille et l’autre un bambin, des années se passeraient avant que l’enfant ne participe à son premier entraînement.
« Qu’en est-il de Johann ? »
Sa Majesté d’Alcatran se tut, les yeux perdus, il tourna lentement son regard vers son épouse impassible. Elle avait parlé d’une voix claire, à l’étonnante inflexion doucereuse.
Ses yeux étaient fixés sur son époux, des yeux à la teinte indéfinissable, d’un violet bleuté, brûlants de fougue et de passion. Le roi garda les yeux fixés dans ceux de son épouse, alors que le conseiller Madanian ne cachait pas son mécontentement.
Au fond, Constantin ne comprenait pas vraiment pourquoi l’épouse du roi était présente lors de cet entretien. La princesse mère n’avait pas vraiment son mot à dire dans l’éducation militaire de ses enfants. Sa présence et celle de sa petite fille étaient tout à fait décalées. Le roi réagit finalement avec agacement :
« Quoi Johann ? »
À l’exception de ce dernier fils, le roi avait toujours exprimé une profonde affection pour ses enfants, même pour le cadet maladif. Il n’en était rien pour le bambin. Sa voix s’était faite gutturale, prenant une étrange intonation de mépris. Constantin retint son souffle, il sentait un froid glaçant se répandre peu à peu dans la pièce, dévoilant en quelques mots un conflit latent qui émergeait au sein du couple royal :
« Il est encore jeune, détailla la princesse mère, mais il aura, lui aussi, besoin d’un maître principal…
— Il a deux ans, répliqua le roi. Nous avons tout le temps de nous en préoccuper.
— Nous pouvons nous en préoccuper dès à présent, trancha Hisha d’Arnor. Cela nous permettra de ne pas l’oublier quand notre prochain enfant arrivera. »
Le grincement de dents de la princesse mère et la froideur avec laquelle elle avait prononcé ces derniers mots en disaient long sur la haine que le couple royal entretenait.
Constantin n’aurait jamais imaginé que, derrière ces portes closes, le royaume d’Alcatran se soit fourvoyé sur la relation des deux époux. Il avait cru, comme chaque Alcan, qu’ils s’aimaient ; leur histoire d’amour avait été mouvementée, mais ils s’étaient toujours retrouvés même après la terrible épreuve qu’avait été l’enlèvement de la princesse mère par les Invisibles.
Après avoir sombré dans le chaos, le royaume avait vu émerger une éclaircie dans le retour de la princesse mère des montagnes. L’annonce de la naissance d’un cinquième enfant avait été accueillie comme la renaissance du couple royal.
Comme les Alcans avaient pu se tromper… Il n’y avait aucun amour entre ces deux êtres, une haine passive et froide s’était lentement développée ; l’enfant sur les genoux de sa mère était loin de symboliser la renaissance du couple royal, mais plutôt sa perte.
Le roi ainsi que ses conseillers avaient bien trompé leur peuple, personne ne pouvait croire que le château soit le berceau d’un tendre poison qui s’immisçait peu à peu dans les veines et les esprits de chacun de ses habitants.
Si Constantin avait écouté la petite voix au fond de lui, il aurait quitté au plus vite cet endroit. La sérénité qu’il avait cru percevoir à son arrivée n’était qu’une accalmie avant une tempête. Ils se faisaient des illusions s’ils pensaient que leur haine n’allait pas détruire chaque pierre de cet édifice bancal.
« Johann a encore le temps de grandir avant de commencer ses entraînements, expliqua la princesse mère, mais je pense que le maître, ici présent, serait tout indiqué pour devenir son maître d’armes principal.
— Et pourquoi cela, princesse mère ? », demanda le conseiller Madanian, mielleux.
Il ne faisait rien pour calmer ces sentiments destructeurs, au contraire il les amplifiait. Elle reporta son regard sur lui et répondit d’une voix aussi grinçante que la sienne :
« Tout simplement parce qu’il n’a pas encore eu le temps d’être corrompu par vous, mon cher conseiller, et au vu de votre dédain flagrant, je pense qu’il ne vous tiendra pas plus que moi dans son cœur. Il est facile de reconnaître un serpent quand on en voit un, cher conseiller. Vous êtes plus voyant qu’un loup au milieu de brebis.
— Quelle douce image…
— Ravie qu’elle vous plaise. »
Le conseiller voulut répliquer, mais un geste vif de la main de son roi le fit taire. Il avait au moins la décence d’obéir à Sa Majesté. Ce dernier semblait défait. Il eut un soupir avant de reprendre :
« Les enfants, vous devriez rejoindre votre nurse. Nous avons à discuter à présent. Hisha, emmène ton frère s’il te plaît. »
La petite fille eut un simple froncement de nez avant de prendre le bambin par la main et de l’entraîner à sa suite en lui chantant des chansons. Ils restèrent bientôt uniquement entre adultes.
« Madanian…
— Oui, Votre Majesté ?
— Tu peux regagner tes appartements, toi aussi.
— Mais… protesta le conseiller.
— Fais ce que je te dis. »
Il lança un regard noir à la princesse mère qui lui sourit en retour. Constantin ne pouvait qu’admirer la détermination de cette femme. Il n’avait jamais rencontré de femme comme elle, capable de faire taire d’un regard n’importe qui.
Il devait l’avouer, cela l’étonnait grandement. Le roi fit le tour de son bureau pour prendre un verre de rhum. Il soupira et ajouta, gardant le dos tourné :
« Monsieur Constantin, Johann est sous l’entière responsabilité de mon épouse. Elle semble souhaiter que vous deveniez son maître principal, bien sûr il n’est encore qu’un bambin, mais si vous le désiriez, vous pourrez prendre ce poste dès qu’il sera en âge de suivre des entraînements. »
Il se retourna vers lui, le regard vide. Il haussa les épaules en ajoutant :
« Au moins, cela vous assurera un poste définitif et une meilleure allocation. »
Il ne savait pas vraiment si ce qu’on lui proposait était un cadeau empoisonné. L’enfant était encore jeune et déjà un sujet de discorde, et bien plus étonnant, à la seule charge de sa mère.
Il savait ce que cela voulait dire, et il était horrifié de le découvrir ; il serait responsable d’un enfant devant une femme pour la première fois de sa vie. Ses yeux eurent un regard furtif pour la princesse mère. Les yeux mi-clos, elle l’observait, il avait presque l’impression qu’elle était capable de lire ses pensées et de sonder son âme. Constantin demanda :
« Je m’occuperai également de former vos fils à la technique de la fleur de sel ?
— Bien entendu, d’autres maîtres s’occupent aussi de mes enfants, répondit le roi Alfred, les maîtres principaux prennent seulement en charge leur éducation et décident lequel des maîtres doit les aider dans leurs instructions. »
Il aurait été inconcevable de refuser une telle proposition.
« J’accepte volontiers votre offre, Votre Majesté. »
Le roi hocha la tête, une lueur passa rapidement au fond de ses yeux. Constantin était sûr d’avoir vu de la pitié au fond du regard de Sa Majesté, comme s’il compatissait avec lui d’avoir été forcé d’accepter le joug de son épouse. Cette dernière se leva tant bien que mal de son siège, dévoilant un ventre protubérant.
Un sourire triomphant aux lèvres, elle quitta le bureau de son époux, sans un mot de plus. Constantin resta les bras ballants, il ne savait pas s’il pouvait prendre congé de son roi, ou s’il devait rester encore dans son bureau. Ce dernier leva son verre, comme s’il trinquait à sa santé, en ajoutant à mi-voix :
« Je vous souhaite bien du courage. »
Constantin avait fait le mauvais choix. Cela avait semblé dès le début trop beau pour être vrai, et comme un imbécile ambitieux et impatient, il s’était engouffré dans le piège qu’on lui avait tendu.
Il avait eu le temps d’entendre les commérages de la cour au cours de ces premiers jours passés au château. L’enfant aux yeux gris n’était pas le fils de Sa Majesté, mais le résultat malencontreux de l’enlèvement de la princesse mère par les Invisibles.
Trop épris de son épouse et trop compatissant des horreurs qu’elle avait dû subir dans les montagnes, le roi avait accepté de reconnaître ce bambin comme son fils. Les yeux gris en disaient pourtant beaucoup trop. Le roi avait beau avoir fait un acte noble, il ne semblait pas se résoudre à aimer cet enfant ni à accepter sa présence au sein du château, mettant à mal ses relations avec son épouse.
Personne n’était dupe de la comédie qui se déroulait à Dorton, ni les serviteurs ni les courtisans et encore moins les autres enfants du couple royal. En tant que futur maître d’armes principal du garçon, il avait passé beaucoup de temps à scruter son futur élève.
Il est vrai qu’il n’était qu’un bambin, mais il semblait bien introverti et silencieux pour un garçonnet de son âge. Ses frères se désintéressaient complètement de lui, comme s’ils imitaient leur père et son attitude ; seule sa sœur Hisha éprouvait une affection toute particulière pour l’enfant.
Quand celui-ci n’était pas auprès de sa mère, il était souvent avec sa sœur, de trois ans son aînée, à parcourir les rangées bien taillées du jardin d’hiver. Constantin compatissait avec l’enfant qui était encore jeune pour comprendre les implications du comportement des gens autour de lui, mais il devait déjà s’imprégner de la nonchalance et parfois même du mépris avec lequel les adultes semblaient s’habituer à le traiter.
Il serait certainement bien seul en grandissant. Cette solitude n’avait été que renforcée avec la naissance des jumeaux.
La princesse mère avait accouché un mois après l’arrivée de Constantin au château. À la surprise générale et au bonheur de la cour, elle avait donné naissance à des jumeaux : un garçon et une fille.
Le garçon était gros et vagissant. La petite touffe de cheveux qu’il avait sur la tête indiquait qu’il aurait les cheveux auburn de son père. La petite fille était frêle de constitution, comme si son frère avait pris toute la place dans le ventre de leur mère en ne lui laissant que le minimum d’espace pour qu’elle puisse se développer. Au contraire de son frère, elle ne pleurait que rarement et était d’un calme presque olympien. Elle ne semblait pas avoir de carences ni de manques selon les maîtres de guérison.
Constantin avait cru que le roi se féliciterait d’avoir à nouveau deux beaux enfants de son épouse. Au lieu de cela, il avait appris, alors que la princesse mère était en travail, que le roi était parti tôt le matin même pour la chasse. Il avait laissé la princesse mère avec pour seule aide sa meilleure amie, Elsa Bois Doré.
Alors qu’il avait été présent à chaque naissance, même à celle de Johann, il était absent pour celle qui devait réunir les deux membres du couple royal. Constantin n’avait pas été le seul étonné par un tel revirement de situation, et il avait été incapable de comprendre ce comportement.
Le roi était revenu trois jours plus tard. Ils avaient finalement annoncé la naissance de Godric Alfred Enagor et de Léda Hisha Enagor à la cour et au peuple d’Alcatran.
Ces naissances avaient certainement eu l’impact le plus fort sur Johann, privé de sa principale alliée au sein de la cour alcane ; il s’était retrouvé sans sa mère pour le protéger.
Malgré son jeune âge, l’enfant avait pris conscience de son isolement au sein de la famille royale alcane. Ni la cour ni ses frères et encore moins son père ne seraient présents pour lui au sein du château. Il était si seul au milieu de tant de personnes.
Cette solitude d’un enfant de deux ans avait été un élément déclencheur pour Constantin. Au début, il avait eu pitié du garçon, Constantin n’avait pu se résoudre à laisser l’enfant s’enfermer dans son mutisme et son malheur sans essayer d’y mettre un terme. Puis il avait peu à peu découvert une facette inattendue du jeune garçon, un potentiel exploitable qui n’avait fait qu’attiser sa curiosité à découvrir les origines de l’enfant.
Alfred II Enagor
Il était encore tôt, la cour et la famille royale dormaient alors que le prince Alfred traversait les couloirs menant aux salles d’exercice. Il était excité de reprendre l’entraînement. Ce jour était particulier pour lui, car il ne serait plus tout seul à s’exercer.
Les maîtres guérisseurs avaient enfin donné leur accord. Ils avaient enfin accepté que Bastien rejoigne son frère aîné dans ses entraînements. L’arrivée de Bastien n’avait pas été la seule bonne surprise, Mandric avait aussi reçu le droit de commencer à manier une arme. Le prince Alfred était ainsi bien plus enthousiaste à continuer sa pratique.
Il trottina jusqu’à la salle et ouvrit la porte en grand. Il avait toujours aimé pénétrer dans cette grande salle, éclairée chaque matin par un soleil resplendissant. Elle donnait sur le lac en contrebas de la petite colline où le château Dorton avait été construit.
La salle était percée par de hautes baies vitrées, le soleil pouvait y entrer à sa guise et en révéler chaque coin d’ombre. Le prince Alfred fit un rapide tour de la salle, observant les maîtres d’armes qui étaient déjà arrivés. Comme à son habitude, le maître Constantin était l’un des premiers arrivés ainsi que le maître Louvain.
Ses frères, quant à eux, étaient encore absents. Le maître Louvain remarqua son élève et lui demanda de s’approcher d’un simple signe de la main. Le jeune garçon s’exécuta comme il avait l’habitude de le faire avec son maître principal.
Il passait la majorité de son temps avec le maître d’armes, soit à s’entraîner, soit à parcourir les environs du château Dorton. Le prince n’avait pas d’affinités particulières avec lui, il ne manquait cependant pas de respect pour l’homme.
Il aurait certainement préféré un autre maître principal, mais seul son père pouvait en décider. Si le prince Alfred avait pu choisir, il aurait choisi le maître d’armes Pelecius ; il y avait quelque chose qui l’intriguait chez cet homme au pli de lèvres cynique, plus grand que la plupart des autres maîtres. Ses yeux d’un bleu pur perçaient de part en part les personnes avec lesquelles il discutait.
Il était arrivé plusieurs fois à Alfred de recevoir ce regard scrutateur de plein fouet. Pourtant, il était bien plus fasciné par les histoires insolites que le maître racontait pour expliquer la perte de deux de ses doigts de la main gauche. Cette blessure de guerre entraînait l’imagination fertile du jeune prince dans des acrobaties fantasques.
Elle le fascinait bien plus que toutes les maîtrises d’armes. Sa mère avait beau comparer cet engouement à un trait morbide de sa personnalité, il ne s’en souciait guère. Elle s’était désintéressée de lui depuis plusieurs années maintenant, il avait appris à vivre sans son amour et surtout sans ses opinions.
Le prince Alfred s’était entraîné une fois avec le maître d’armes Pelecius. Ce dernier était un expert des armes blanches de petite taille, Alfred avait pu s’essayer au lancer de couteaux et au combat rapproché. Bien qu’il ait aimé l’amour de Pelecius pour son arme de prédilection et son enseignement, Alfred savait qu’il ne serait jamais un maître du poignard ; il préférait de loin le maniement de l’épée à ces petites armes. L’épée était une arme bien plus noble à ses yeux que ces poignards insidieux.
Sortant de ses pensées, Alfred vit bientôt arriver Bastien suivi de près par l’un des maîtres de guérison, Alfonso. Plus large que haut, le maître avait un crâne avec quelques cheveux épars et de grosses lunettes épaisses sur le bout de son nez pointu.