Copyright © 2019 par Johachim de Flore (domaine public)
Edition 2019 : Books on Demand GmbH, 12/14, Rond-Point des Champs-Elysées, 75008 Paris (France)
Impression : Books on Demand GmbH, Norderstedt (Allemagne).
ISBN : 9782322193912
Dépôt légal : septembre 2019
Tous droits réservés
La traduction qui suit n’est pas intégrale. La publication complète des textes qui composèrent, par leur réunion momentanée, l’Évangile éternel, eût exigé plusieurs volumes : il n’était pas possible, il n’était intéressant d’offrir au lecteur que les passages les plus caractéristiques de cette œuvre. Elle n’est pas judaïque. Les passages choisis abondent en redites qui peuvent frapper dans le latin barbare du XIIe siècle, mais qui hérisseraient la prose française : il n’était curieux, il n’était intéressant à dégager de ces âpres démonstrations que les idées essentielles, les directives de cette thèse qui eut au moyen âge, un si profond retentissement, et qui fut sur le point d’engendrer de si redoutables conséquences sociales.
La thèse de l’Évangile éternel est bien de Joachim. Mais le vieux prophète ne la codifia jamais sous ce titre mystérieux, et ne peut être tenu pour responsable d’un certain nombre de formules particulièrement subversives qu’y glissèrent quelques-uns de ses plus fougueux et de ses plus dangereux disciples. L’histoire compliquée de l’Évangile éternel, les longues incertitudes de la critique à l’égard de cette œuvre sont explicables par ce mélange de textes authentiques et d’additions apocryphes. La difficulté de les discriminer avec certitude et de saisir l’auteur responsable des additions dut rendre plus ardue sur le moment la tâche du tribunal dans le procès ecclésiastique ; et, plus tard, l’impossibilité de se procurer un exemplaire de l’ouvrage (le dernier volume portant ce titre a disparu depuis longtemps) a même permis à certains érudits de soutenir, au cours du siècle dernier, que ce titre d’Évangile éternel, désignait en réalité un corps de doctrine purement verbal, et dont le résumé aurait été simplement rédigé sous la forme d’un mince opuscule4. Depuis une soixantaine d’années cette thèse n’est plus soutenable ; Renan a parfaitement mis au point cette question dans son chapitre des Nouvelles Études religieuses consacré à Joachim de Flore et clairement démontré que l’Évangile éternel, consistait dans la réunion des trois principaux ouvrages de Joachim : La Concorde de L’Ancien et du Nouveau Testament, L’Exposition de l’Apocalypse, et Le Psaltérion décacorde, fortement interpolés et précédés de ce Liber Introductorius dans lequel Daunou voulait voir la synthèse unique et succincte du système.
L’œuvre de Joachim servit ainsi de signe de ralliement et fournit des idées religieuses, tout un plan d’organisation de l’histoire, à une foule d’esprits inquiets et ardents. Au XIIIe siècle, le monde occidental, en pleine ébullition mystique demandait, réclamait violemment une révélation nouvelle : un instant il crut la trouver dans ces livres.
L’effervescence était extrême, mais ses manifestations en paraissaient assez confuses. Tout d’abord, la lutte se poursuivait furieuse, entre les moines et les séculiers, particulièrement pour la possession des chaires universitaires : les grands ordres, en effet, n’acceptaient pas les statuts de l’Université. Des difficultés se produisaient également entre ces Ordres, et enfin de sourdes divisions grandissaient entre certains d’entre eux, et surtout au sein du plus mystique, de celui des Franciscains.
Le principe de la pauvreté absolue, certaines prescriptions rigoureuses édictées par saint François apparaissaient en effet difficilement applicables dans la vie quotidienne, et le Frère Élie, au cours des vicissitudes de son généralat, tour à tour élu, déposé, réélu, finalement excommunié, s’était efforcé d’adoucir les obligations primitives.
Le Saint-Siège avait, depuis, appuyé cette réforme par certaines décisions, notamment par celles qui établissaient la distinction entre la propriété et l’usufruit. Mais les frères, qu’animait la flamme des premiers jours franciscains résistèrent avec énergie contre cet affadissement de l’idéal. Ils furent les spirituels et, réagissant contre leurs frères eux-mêmes en lutte avec les séculiers, se révélèrent irréductibles.
Ces fervents, en quête d’une réorganisation de l’humanité sur les plans de saint François, trouvèrent dans l’œuvre de Joachim une conception de l’histoire qui les séduisit. Ils furent particulièrement frappés par l’importance extrême accordée dans cette œuvre au développement et à l’avenir des ordres monastiques dont l’autorité sur la terre était liée au règne de l’Esprit Saint. Ils se trouvaient ainsi sacrés pour une haute mission.
Aussitôt ils complétèrent le plan joachimite, le confondirent avec l’histoire franciscaine, et, donnant Joachim pour précurseur à saint François, esquissèrent un parallèle entre saint Jean-Baptiste et le Christ d’une part, Joachim et saint François de l’autre. Ils s’émerveillaient de voir se réaliser, par leur propre victoire, les prédictions de l’abbé de Flore, et quelques-uns glissaient assez vite aux hardiesses théologiques en puissance dans les textes apocryphes de Joachim.
Il se forma rapidement çà et là, dans les couvents du nord de l’Italie et du midi de la France, des cercles joachimites, et ces groupements constituèrent, au sein de l’Ordre, une sorte de congrégation particulière, travaillée d’espoirs mystérieux. Les ouvrages de Joachim se trouvaient dans la plupart des bibliothèques de monastères. Il se fit alors, sur ces recueils déjà étranges, lus et relus passionnément, un travail de remaniement poursuivi par des visionnaires.
Cette société secrète compta des adeptes de plus en plus nombreux. En 1247 enfin, les défenseurs de la stricte observance se trouvèrent composer la majorité du chapitre d’Avignon qui devait donner un successeur au Frère Crescentius. Jean de Parme, favorable aux joachimites, fut élu par un vote unanime général de l’ordre.
Le nouveau successeur de saint François était entré en religion vers 1232. Il avait professé la théologie à Naples, à Bologne, puis à Paris. L’enthousiasme fut vif chez les Franciscains. On racontait qu’un vieillard, Gilles d’Assise, contemporain de saint François, le rencontrant après l’élection, ne lui fit qu’un reproche, celui d’arriver bien tard. Rigoriste impitoyable, Jean de Parme défendit le principe de la pauvreté absolue. Il porta avec une haute distinction le poids de ses fonctions. En 1249, il était envoyé en Grèce, où il reçut un accueil déférent. Peut-être accentua-t-il à ce moment ses tendances, l’abbé de Flore ayant été lui-même influencé par la doctrine grecque. En tout cas il favorisa certainement en Italie et en France les cercles joachimites de son ordre.
La thèse de Joachim suscitait d’ailleurs alors, dans le monde ecclésiastique, plus de curiosité que de défiance. Innocent IV, se trouvant à Lyon, voulut écouter un sermon d’un des adeptes, Hugues de Digne, frère de la béate Douceline, et précisa en l’invitant à prêcher qu’il le considérait comme le successeur de l’abbé de Flore. « Prêche-nous donc, ajoutait-il, et instruis-nous ». Tout concourait pour permettre à l’événement qui se préparait de se produire.
L’affaire éclata brusquement à Paris.
En 1254, quelques théologiens commentèrent, au Parvis Notre-Dame, un livre portant le titre d’Évangile éternel. Il s’agissait de trois volumes de Joachim, préfacés du Liber introductorius, œuvre anonyme du Frère Gérard di Borgo san Donnino. Ce franciscain enthousiaste était venu à l’Université de Paris comme représentant de la province de Sicile, et avait pu y connaître Jean de Parme qui ne l’avait quittée qu’en 1247. Il avait séjourné, au couvent de Provins, où se trouvait un des cercles joachimites ardents et propagandistes dont j’ai parlé plus haut. Il poussait d’ailleurs la thèse de Joachim beaucoup plus loin que Joachim lui-même, et soutenait que l’esprit de vie avait quitté depuis l’an 1200 l’Évangile du Christ pour passer dans l’Évangile éternel. Il avait rédigé dans ce sens l’introduction précitée.
Le scandale fut violent.
Les universitaires fulminèrent contre le livre5, dénoncèrent l’Évangile éternel comme hérétique, trouvèrent dans cette affaire un excellent terrain de combat, et attribuèrent immédiatement la publication à leurs pires adversaires, Franciscains, Frères mineurs, Dominicains. Ceux-ci se rejetèrent entre eux avec fureur la responsabilité. Mathieu Paris désigne les Dominicains. Ceux-ci accusèrent les Franciscains. L’opinion publique s’en prit particulièrement à ces derniers, et nominativement à Jean de Parme6.
De nombreux prélats, notamment des évêques de diocèses de l’Est, intervinrent dans le débat, qui prit toute son acuité lorsque Guillaume de Saint-Amour, chanoine de Beauvais, professeur de philosophie à l’Université, publia, mandaté par ses collègues, une attaque véhémente contre les joachimites. Guillaume de Saint-Amour, originale figure de l’Université du XIIIe siècle, était l’un des plus vigoureux adversaires des Dominicains. Son livre, De Periculis novissimorum temporum7, traduit aussitôt français, eut un retentissement énorme qui se prolongea jusque dans les masses populaires.
Entre autres aménités, il rappelait aux mendiants que Jésus et les Apôtres avaient été pauvres mais n’avaient point mendié. Le bas peuple de Paris, trouvant là l’occasion de gouailler, hua les frères dans les rues.
Guillaume de Saint-Amour exploita son succès, et prononça, le jour de la fête des saints Jacques et Philippe, sur le texte : « Qui amat periculum peribit in ille8 » un sermon dans lequel il foudroya Joachim : « De istis periculis9… »
Et le chanoine soulignait que d’après ce livre impie la parole de l’Église ne compte plus, que l’Évangile du Christ n’est pas l’Évangile définitif, et ne sera plus prêché que pendant cinq années.
L’Évangile éternel, Les Périls des derniers temps : il y avait autour de ces deux livres un fourmillement coléreux de bonnets carrés et de capuces.
Le débat vint jusqu’au roi Louis IX, qui avait déjà institué une commission pour enquêter sur les disputes universitaires, reçut les plaintes des frères et ne put que déférer au jugement du Pape le De Periculis. Deux clercs, Jean et Pierre, furent chargés de porter à Anagni, où se trouvait Innocent IV, l’ouvrage incriminé. À cette nouvelle, et sans désemparer, les séculiers dénoncèrent l’Évangile éternel, dont ils avaient extrait trente et une propositions condamnables, et Guillaume de Saint-Amour en personne, escorté de Chrestien de Beauvais, de Jean de Gasteville, d’Odon de Douai, de Nicolas de Bar-sur-Aube, de Jean Belin se rendit en hâte auprès du Souverain Pontife.
Le procès des deux ouvrages fut poursuivi dans les règles, et loin des discussions universitaires, du seul point de vue théologique. Le De Periculis fut condamné par la bulle Urbi et Orbi, qualifié d’exécrable et d’inique, finalement brûlé à Paris devant une foule énorme de maîtres et d’étudiants10 et son auteur se vit défendre de remonter dans sa chaire. Quant à l’Évangile éternel, il fut soumis à l’examen du Cardinal Hugues de Saint-Cher, d’Eudes, évêque de Tusculum, et d’Étienne, évêque de Preneste, assistés de Florent, évêque d’Acre, promoteur, du frère Bonvalet et du frère Pierre, lecteur des frères prêcheurs d’Anagni.
L’étude en fut extrêmement attentive, et les procès-verbaux qui en sont demeurés11 en témoignent longuement. La condamnation fut formelle. Au point de vue doctrinal, la Commission reprochait à Joachim de conclure, de sa conception des trois états successifs du monde, à la déchéance prochaine de l’Évangile du Christ et à son remplacement par l’Évangile de l’Esprit ; d’estimer que l’Église romaine possédait bien la lettre de l’Évangile, mais n’en saisissait pas l’esprit, et que le sens spirituel qui lui en demeurait caché était réservé à l’Église nouvelle ; de croire que ni le Christ ni les Apôtres n’avaient atteint la perfection de la vie contemplative, mais que lui, Joachim, avait ouvert cette voie de la perfection par la substitution de la vie méditative à la vie active ; d’avoir prophétisé que l’ordre des prêtres disparaîtrait avec le règne de l’Évangile pour céder le gouvernement du monde aux moines, sous le règne de l’Esprit.
La commission relevait nombre d’autres erreurs de théologie ou de discipline et notait que l’Évangile éternel apparaissait empli de sourdes menaces contre l’Église romaine, appelée peut-être à succomber sous les coups de moines transfuges qu’animait le seul désir de défendre la vérité et de hâter l’avènement de l’Esprit.
Sur le rapport de la Commission, Alexandre IV, qui avait succédé à Innocent IV et venait de fulminer la bulle contre Guillaume de Saint-Amour, condamna l’Évangile éternel, mais ne donna aucun éclat à cette condamnation, et se contenta de faire brûler le livre presque en secret12 par le Cardinal de Saint-Cher et l’évêque de Messine. Puis il écrivit à l’évêque de Paris, ville où s’était produit le scandale, deux lettres contenant des directives pour la recherche et la destruction de l’ouvrage, et qui témoignent d’un long souci des nuances. En 1260, le Concile d’Arles devait anathématiser ceux qui, « sous prétexte d’honorer le Saint-Esprit diminuent l’effet de la Rédemption du Fils de Dieu et le bornent à un certain espace de temps ».
Les conséquences de cette condamnation furent pénibles pour les principaux joachimites. Gérard était accusé d’avoir lu dans les conventicules joachimites, des pamphlets anti-papistes, et fortement soupçonné d’avoir forgé, avec les livres de Joachim, l’Évangile éternel.
Mais les rancunes visaient un franciscain plus puissant.
Beaucoup de séculiers et de moines, malgré son attitude réservée, impliquaient Jean de Parme dans l’affaire des incidents de Paris. Le procès d’Anagni avait porté un rude coup aux spirituels, et leurs adversaires ne désarmaient pas.
En 1257, Alexandre IV, ému des accusations venues jusqu’à lui, fit convoquer un chapitre général de l’Ordre, qui se tint à l’Ara Cœli. Ce chapitre s’ouvrit le 2 février. Le pape en suivit les travaux. On était loin du triomphe de 1247. La discussion porta sur les tenants de la doctrine de Joachim. Il y eut des pourparlers assez délicats. Finalement Jean de Parme allégua son âge, et se retira. Le Frère Bonaventure fut désigné pour lui succéder. Déjà revêtu d’une réputation de sainteté et de science, le nouveau général avait professé, lui aussi, la théologie à Paris. Il avait été reçu docteur en théologie l’année même où avait paru l’Évangile éternel, et avait pris parti dans la lutte en répliquant au De Periculis par son De paupertate Christi13. Il s’empressa de réformer l’Ordre, et de régler le différend universitaire entre moines et séculiers, mais réagit fortement contre l’influence des spirituels. Il fut poussé par les ennemis de Jean de Parme à sévir contre les partisans du joachimisme.
Dès 1258, il ôta au frère Gérard le droit de prêcher et d’enseigner, et lui enjoignit de quitter Paris. Le frère Gérard s’insurgea. Bonaventure fit alors instruire son procès et celui du frère Léonard. Le frère Gérard se défendit avec violence, argumentant avec une habileté admirable, opposant système à système, et protestant de sa foi. Rien n’y fit. Les deux moines furent condamnés aux fers et descendus dans des cachots souterrains. Gérard accepta avec allégresse cette peine terrible. Il mourut indompté et fut enterré hors du cimetière.
La condamnation de religieux considérés comme des comparses n’apaisa pas les haines et les intrigues. Enfin, en 1263, Jean de Parme dut comparaître à Castello della Pieve devant un tribunal ecclésiastique, et répondre aux interrogatoires pressants et subtils de Bonaventure et du cardinal Jean Orsini. On ne lui imputait à crime que son joachimisme, mais il risquait ainsi, comme frère Gérard et frère Léonard, la prison perpétuelle. Les juges inclinaient à prononcer cette peine, lorsque l’intervention brusque et foudroyante du cardinal Ottobuono Fieschi, neveu de pape et futur pape lui-même, le sauva. Il se retira dans un couvent. Quelques années plus tard il fut question de le créer cardinal. Très âgé, il demanda l’autorisation, qui lui fut accordée, de faire en Grèce un voyage, au cours duquel il eût retrouvé sans doute le souvenir de son ancienne mission, mais il mourut en route.
La condamnation d’Anagni, le procès des frères, n’arrêtèrent pas d’ailleurs pas le développement du Joachimisme, qui s’étendit au-delà du XIIIe et du XIVe siècle. Pierre Olivi en renouvelait presque à la même heure les théories dans son couvent de Béziers. Mais l’étude de ses manifestations ultérieures dépasserait le cadre de cet avertissement.
Il reste à souligner brièvement les raisons qui donnèrent à cette œuvre une puissance telle sur l’imagination des hommes de cet admirable XIIIe siècle, et firent de cette géométrie spirituelle, une menace de révolution religieuse et sociale. Deux d’entre elles apparaissent aussitôt comme principales et suffisantes : la prédiction d’un avènement imminent des ordres monastiques et l’annonce de la fin du monde pour une date déterminée et prochaine.
L’opinion de Joachim, maintes fois exprimée, sur la transmission des pouvoirs de l’Église des clercs à l’Église des moines ne pouvait que séduire et enthousiasmer les représentants mystiques des grands Ordres récemment fondés. Les rigoristes, les spirituels, trouvaient à la fois dans cette conception de l’histoire, et dans le fait que la domination des Ordres devait coïncider avec le règne de l’Esprit, une raison de persévérer dans leur ascétisme et une arme contre les fauteurs de relâchement. L’Évangile éternel fourmillait d’images à leur glorification et de parallèles entre eux et les clercs qui tournaient sans cesse à leur propre avantage. La vie contemplative leur apparaissait dans ces pages comme souveraine. Ils étaient les étoiles du ciel humain et les guides de la dernière heure. Les joachimites franciscains n’hésitaient pas : saint François était l’ange de la révélation, Joachim était son précurseur. La fièvre de la certitude brûlait en eux. Leur victoire eût amené une réforme religieuse, et l’on sait que les réformes religieuses du moyen âge se transformaient rapidement en révolution sociale : la pauvreté mal comprise devenait vite la destruction des richesses d’autrui. Le renoncement dans le cloître commandait l’égalité dans le siècle.
L’annonce de la venue toute prochaine de l’Antéchrist, celle de la fin du monde fixée à l’année 1260 et conjuguée avec l’ouverture du sabbat, ne pouvait également que frapper les esprits. En ces temps troubles les espérances contenues dans les pages sèches mais terribles de Joachim enivraient les âmes austères. La fin du monde, c’était le renversement de la situation : les mauvais riches, les simoniaques, les impudiques, tous ceux qui tyrannisaient et jouissaient, seraient jugés et condamnés ; les doux, les humbles, les misérables monteraient au ciel dans la gloire. Enfin les jours étaient proches où la chasteté serait récompensée, où les injustices seraient réparées. Les derniers seront les premiers… Cette subversion, conforme au texte évangélique, n’était promise, certes, que dans un autre monde, mais sa promesse seule soulignait, d’un point de vue supérieur, l’iniquité de certains triomphes terrestres. Là aussi, un sentiment puissant enivrait les malheureux, exaltait tous ceux qui ont l’effroi et le mépris des choses d’ici-bas.
Ainsi d’un côté la conception joachimite de l’histoire flattait le goût des dialecticiens de ce temps pour une organisation à la fois rationnelle et symbolique de l’humanité, et de l’autre l’approche du Jugement définitif donnait satisfaction à l’espoir de l’universelle révision qui hantait les mystiques. Voilà sans doute l’explication de la fortune des ouvrages de Joachim : ils étaient nés d’un goût ardent de logique et d’une grande passion d’équité. Ce goût et cette passion ne font qu’un : en dernière analyse ils traduisaient avec les signes presque algébriques propres à la pensée de leur siècle, le vieux désir de la justice.
Dès lors l’histoire de cette œuvre n’a plus rien pour nous surprendre. Révolution religieuse : révolution sociale. Dans toute révolte il y a une mystique. Les commentateurs pourront éclairer le verset 6 du chapitre XIV de l’Apocalypse, en ramener l’interprétation à une juste mesure : toujours les peuples opprimés et les âmes douloureuses regarderont dans le ciel si l’ange prédit n’apparaît pas, tenant dans ses mains de lumière le livre de l’avenir, le livre qui promet les revanches suprêmes et la joie infinie : l’Évangile éternel.
E. A.
4 « Si, dans l’absence de monuments et documents positifs nécessaires pour décider ces questions, il était permis de hasarder une conjecture, nous dirions que l’Évangile éternel ou du Saint-Esprit n’était point un livre, mais une doctrine, celle de Joachim, et que, pour la mieux répandre, pour initier plus de personnes à ces nouvelles croyances, on s’avisa, vers la fin du XIIe siècle, d’en publier un exposé en quelque sorte élémentaire Liber introductorius. Voilà, selon toute apparence, le livre qui a été condamné, brûlé, et attribué, non sans raison, au général des Franciscains. » Daunou, Hist. Littér. de la France, XX. Jean de Parme, p. 34. En fait la commission d’Anagni a bien eu à connaître des ouvrages de Joachim, et ce sont bien ses doctrines trinitaires que condamna le Concile de Latran. Mais, en considération de la renommée de piété et de la dignité de vie de l’abbé de Flore, les commissaires d’Anagni réprouvèrent les doctrines sans désigner nommément l’auteur. Des raisons de polémiques ecclésiastiques embrouillèrent ensuite le problème.
5 « Quidam enim eorum in thesibus proposuerunt publice nonnulis articulos ex libris Joannism tunc minoritarum Præpositi generalis : cui titulus erat Evangelium œternum excerptos : in quo quidem libro multa dogrnata detestanda continebantur ». C. E. du Boulay, Historia Universalis Parisien.sis, t. III.
6 Au XIVe siècle, Nicolas Eymeric désignait encore Jean de Parme comme l’auteur de l’Introduction.
7 Sur les dangers des temps nouveaux.
8 « Qui aime le danger périra en lui. »
9 Sur ces dangers… De istis periculis jam habemus quædum Parisius, silicet librum illum qui vocatus Evangelium Æternum.
10 Wadding : Ann. Min.
11 Cf. d’Argentré.
12 Malgré ces précautions, l’allégresse fut vive à l’Université de Paris. « Cette digne église gallicane n’en fut pas moins fière d’avoir arrêté les progrès d’une doctrine perverse, et crut avoir préservé la chrétienté d’un grand danger. » Renan, Nouvelles Études d’histoire religieuse, p. 296. Renan cite ensuite les vers du poète Jean de Meung sur :
Ung livre de par le grant diable
Dit l’Évangile perdurable
Que le Saint-Esperit menistre
Si com il aparoit au tistre.
13 De paupertate Christi, adversus magistrum Guillelmum. Au sujet de la pauvreté du Christ, contre maître Guillaume.
Ici commence la préface de Joachim, premier
abbé de l’Ordre de Flore pour le livre des
concordances14
Les signes décrits dans l’Évangile montrent clairement l’effroi et la ruine du siècle qui s’écoule et qui doit périr. Je ne crois donc pas vain de soumettre à la vigilance des fidèles, par la production de cette œuvre, ces choses qu’il m’a été donné, à moi indigne, de connaître ; je ne crois pas vain d’exciter ainsi par ma voix et même par mes exclamations les cœurs engourdis des somnolents, s’ils s’éveillent de cette façon au mépris du monde, grâce au nouveau mode d’exposition des mystères que j’entreprends, alors que pour eux les admonitions larges et multiples de nos pères ont perdu de leur poids par de fastidieuses répétitions.
Je redoute que le malheur ne s’abatte sur moi si je me tais, si je suis davantage attentif à mon indignité qu’à ton appui, ô Christ ! Je regarde qui je suis, et je suis confondu de parler ; je considère ce que je dois et je m’épouvante de me taire. La disproportion de ma vie avec la tâche qui m’incombe m’impose le silence, la pensée du jugement m’incite à la parole. Car je ne sais pas, et toi-même tu sais, Seigneur Jésus, ce qui relève de l’équité de ton jugement.
À la vérité, si nous disions que nous sommes sans péché, nous nous mentirions à nous-mêmes, et la vérité ne serait pas en nous.
Donc que dois-je faire ? Dois-je fuir ? Dois-je audacieusement rejeter de mon cou le joug qui y pèse ? Mais où pourrais-je aller loin de ton esprit ? Mais où me réfugierais-je loin de ta face ? Si je monte dans le ciel, tu es là ; si je descends dans l’enfer, tu es là15. Si je fuis à Tharsis, je me trouve arrêté dans ma fuite, une tempête soulevée contre moi éclate16.
Si je suis précipité à la mer, je m’enfonce dans le limon, et aussitôt un monstre marin accourt et m’engloutit, étrange captif. Il est donc meilleur de me confier à toi, qui as pitié de tous ; il est meilleur que, présumant ta grâce, je m’en remette à ta clémence, suppliant que tu prennes même en quelque sorte les devants en favorisant mes actions, que tu m’accompagnes en m’aidant et que, comme tu fis jadis traverser à ton peuple, d’un pied sec, la Mer Rouge, tu daignes me guider, moi aussi, au milieu de tant de flots débordés…