© 2020, Hadrien SINS

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"Hadrien Sins Arts"

© 2020, Hadrien Sins

Éditeur : BoD – Books on Demand GmbH

12-14 rond-point des Champs-Élysés, 75008 Paris

Impression : BoD – Books on Demand GmbH, Allemagne

ISBN : 9782322244904

Dépôt légal : mai 2020

Un grand merci à toutes les personnes, famille et amis, qui ont
donné de l’élan de plus ou moins loin à ce roman.

Merci tout particulièrement à mes bêta lectrices et lecteurs
Laurène, Dani, Maxime, Jean-Lulu, Colin, Jonathan,

et mention spéciale à l’enthousiasme de mon fan
des premières heures Adrake.

Encore merci et bravo à Océane Bellissens qui a réalisé la magnifique
toile de fond qui a servi pour la couverture de ce roman.

Merci à vous, qui lisez ces mots, car vous faites exister cet ouvrage.

Sommaire

PROLOGUE

Planète Yrdann, bien loin de la Terre

« N’avons-nous vraiment pas d’autre choix, Commandante ?

— Je crains que non, fit-elle d’un air grave.

— Comment a-t-on pu les laisser faire cela à notre monde natal ?…

— Nous avons échoué à le protéger. Ce que nous devons faire maintenant si nous voulons survivre, c’est l’abandonner aux Drenn.

— Partir…

— Nous allons quitter Yrdann, et emmener celles qui ont survécu. Oui, il faut partir.

— Mais les Drenn vont…

— Je sais. Yrdann sera violée, pillée, brisée. Il est temps pour notre peuple de voler sans sa mère, c’est ça ou l’extermination. Nous ne sommes pas de taille face à eux, nous sommes totalement acculées.

— Je le vois bien, Commandante… Je vais sonner la capitulation.

— Merci, ma sœur. Nous laissons les générations futures orphelines de la planète qui a donné naissance aux Yrdiekk. Puisse le Noyau d’harmonie nous guider vers un avenir plus lumineux. »

PARTIE I
LA CLEF DE LA RECONQUÊTE

CHAPITRE 1 : L’INCONNU

219 années Yrdann plus tard ;

Flotte Yrdiekk, quelque part dans le vide spatial,

Vaisseau de commandement.

« O’dae, tu devrais te brancher à l’Index, il y a un objet massif qui approche la Flotte.

Merci, O’tya. J’y vais tout de suite, peux-tu préparer la manœuvre d’évitement ?

Je crois qu’il vaut mieux l’intercepter, nous ne pouvons nous fier qu’à nos yeux pour le moment, mais on dirait un vaisseau.

— … Un vaisseau ?

Une épave, plus exactement. Une gigantesque épave. »

Je m’élance dans les couloirs du vaisseau à l’aide de mes tentacules dorsaux. Ces couloirs lumineux et arrondis, que je traverse en flottant sans vraiment les voir, représentent l’essentiel de mon paysage depuis ma naissance. Je ne tarde pas à rejoindre la salle circulaire où trône l’Index : c’est l’ordinateur qui sert à la fois de système principal à la Flotte, et de base de données contenant tout le savoir de mon peuple. Cet ordinateur, il nous a été donné par la même civilisation qui a par la suite pris possession de notre monde d’origine, et voilà que nous recevons une visite qui semble vouloir bousculer la monotonie de notre errance.

Identification : _ Commandante O’dae

Lignée : _ Pure

Bienvenue dans l’Index, Commandante.

Entrée : YRDIEKK _

Les Yrdiekk sont un peuple hermaphrodite bipède, aux traits féminins si l’on doit se référer aux autres espèces rencontrées. D’une taille moyenne de 1 uml 30, elles sont divisées en trois lignées, dont deux ont été obtenues par croisement avec les espèces intelligentes d’autres planètes. Leur espérance moyenne de vie est de 62 ans.

Le lien mystique qui lie les Yrdiekk au Noyau de leur planète leur permet une communion exacerbée avec toute forme de vie la peuplant. Malgré l’Exil, le lien n’a jamais été rompu.

Spécificités :

La lignée Pure et la lignée -Kraeltienne ont la peau bleu pâle, tandis que la lignée -Mori a la peau gris foncé.

Les Yrdiekk possèdent trois tentacules à la place de l’un des deux avant-bras.

Elles possèdent également six longs tentacules dorsaux qui leur servent à se déplacer, en complément de leurs jambes.

Dix tentacules à l’arrière du crâne contiennent leur réseau neuronal.

S’y ajoutent de nombreux tentacules secondaires, presque invisibles à l’œil nu. Les Yrdiekk s’en servent pour capter, analyser et assimiler leur environnement, ainsi que pour l’influencer.

Les bagues élastiques qui coiffent leurs tentacules accompagnent leur habit pour préciser leur titre : la Commandante porte des bagues noires.

Les Yrdiekk partagent leur savoir dans l’Index depuis 65 avant l’Exil, ce qui leur permet de le transmettre à toutes leurs semblables qui y connectent leurs tentacules secondaires.

Flotte Yrdiekk : Composée de 63 vaisseaux civils, 2 cargos, 8 vaisseaux militaires capitaux et un vaisseau-mère, elle voyage à travers l’espace depuis 219 ans en étant soumise à un contrat passé avec les Drenn-Vyx.

Il y a actuellement 1708 guerrières et 12637 civiles au sein de la Flotte, soit environ 200 Yrdiekk par Vaisseau.

Le vaisseau-mère est une zone de rassemblement et de discussion pour le Conseil, dont la Représentante principale est actuellement : A’vini.

La Flotte est dirigée par la Commandante, dont le rôle est de donner les orientations militaires à court et à long terme afin d’assurer un progrès technique, en vue de la récupération future de la planète Yrdann. La Commandante assure également la navigation et la régulation de la Flotte au complet, dans un travail en commun avec le Conseil.

Commandante actuelle : Il s’agit de vous, Commandante O’dae, 34 ans, septième leader de la Flotte depuis l’Exil, en titre depuis 6 ans.

Commandante suppléante : O’tya, votre sœur de portée.

_ Souhaitez-vous ouvrir le fichier "Lignées Yrdiekk" ?

[NON]

Ce n’est pas du tout cela que je cherchais. Je sais déjà tout ça. D’une impulsion électrique de mes secondaires sur quelques commandes consécutives afin d’initialiser un scan de l’épave, je sollicite les fonctions d’analyse de l’Index ; les tentacules métalliques situés à l’arrière de mon vaisseau, l’un des huit militaires capitaux, s’ouvrent dans la direction de l’objet de ma curiosité. Pendant ce temps, un deuxième vaisseau militaire se place en position d’interception.

_ Tentative de scan en cours…

Opération impossible : l’objet est trop éloigné, Commandante.

De loin, il me semble que ce vaisseau ressemble à ceux des Kraeltiens, une espèce d’un système voisin rencontrée après l’Exil... Son architecture rectangulaire, son apparence robuste et sa taille impressionnante pourraient correspondre, mais leurs Reines n’étaient tout simplement pas intéressées par l’espace. Et puis, je crois qu’il est un peu différent.

Entrée : KRAELT _

Kraelt est une planète aride, recouverte de montagnes et volcans, creusée d’innombrables canyons, et située assez près de son soleil.

Activité volcanique forte.

Les Kraeltiens sont un peuple sexué, insectoïde à carapace épaisse et rougeâtre.

La Civilisation Kraelt est dirigée par deux Reines, la Grande pondeuse et la Dirigeante, et n’est divisée en aucune manière : les Kraeltiens œuvrent tous ensemble pour le bien commun sur toute la surface de leur planète.

Spécificités :

Ils se déplacent rapidement sur leurs quatre pattes, et mesurent en moyenne 1 uml 82 de haut. Leur corps, entièrement recouvert de carapace, est composé d’une partie insectoïde à quatre pattes et d’un torse de bipède. Leur espérance de vie moyenne est de 371 ans.

Les femelles kraeltiennes sont plus grandes que les mâles et pondent jusqu’à trois œufs par an, hormis la Grande pondeuse qui en pond environ huit par an.

La Civilisation Kraelt est en bataille perpétuelle avec ses prédateurs naturels, des monstres géants qui peuplent la planète. [données incomplètes]

La flotte kraeltienne est composée uniquement de gigantesques vaisseaux capables d’assurer toutes les fonctions nécessaires à la survie de son peuple. Ces vaisseaux appartiennent tous au même modèle de base, ne pouvant à l’origine pas quitter l’atmosphère de Kraelt.

Mise à jour : la deuxième Commandante Yrdiekk I’ro a transmis la technologie de voyage spatial au peuple kraeltien en 23, lors du croisement ayant donné naissance à la lignée Yrdiekk-Kraeltienne.

Il a été envisagé d’installer une partie du peuple Yrdiekk sur Kraelt, mais la proposition des Reines n’a pas fait consensus. La planète est jugée beaucoup trop dangereuse, et les conditions posées par les Kraeltiens, inadaptées au mode de vie Yrdiekk.

Les Reines Kraeltiennes et la deuxième Commandante ont conclu une alliance militaire avant de se séparer.

_ Analyse en cours…

Résultat négatif :

aucune similitude technique avec l’objet en approche.

D’accord, ce n’est pas ça. Maintenant que l’hypothèse kraeltienne est mise de côté, cette épave ne ressemble à rien que j’ai pu voir. Se pourrait-il que ce soit un piège des Drenn-Vyx ? Eux qui nous ont déjà volé notre monde, viendraient-ils achever leur besogne aussi longtemps après l’Exil ? Alors même que nous sommes presque leurs esclaves… Non, ça m’étonnerait. Ils sont rationnels, beaucoup trop rationnels pour tendre des pièges de ce genre.

Entrée : VYX _

Vyx est une planète voisine de Yrdann, et dont la petite taille naturelle est cachée par une immense structure artificielle développée par les Drenn-Vyx. La supériorité technologique de ces derniers leur a permis d’asservir totalement les deux autres espèces dominantes de la planète : les Zsk-Vyx et les Doz-Vyx.

Spécificités :

Les Drenn-Vyx, êtres filiformes de très petite taille (0 uml 39 en moyenne), sont une espèce sexuée composée d’une centaine de petits clans spécialisés dans différentes branches technologiques de pointe, qui n’ont de cesse de progresser. Extrêmement pragmatiques, les clans votent à l’unanimité toute décision politique. La dernière connue des Yrdiekk a été l’invasion de leur planète Yrdann, réclamée à l’unanimité par les clans.

L’espérance de vie moyenne d’un Drenn-Vyx est de 163 ans. Les estimations placent ce chiffre à environ 32 ans lorsque l’espèce était encore chassée par les Zsk.

Les Zsk-Vyx sont une espèce insectoïde volante et individualiste, mesurant en moyenne 1 uml 51. Ils sont devenus une armée pour le compte des Drenn, qui étaient leurs proies naturelles avant leur essor technologique spectaculaire.

Les Doz-Vyx sont une espèce aquatique ayant fondé une grande civilisation dans les profondeurs de Vyx. Aucun représentant de l’espèce n’était présent lors de l’invasion, ce pour quoi nous n’avons pas plus de détails à leur sujet.

_ Analyse en cours…

Résultat négatif :

aucune similitude technique avec l’objet en approche.

Je déteste les Drenn. Quand je pense que ce sont eux qui nous ont apporté la technologie de voyage spatial… pour nous voler notre monde soixante-sept ans après.

Je fouille désespérément, quand la voix de ma sœur O’tya fait irruption :

« O’dae, mon vaisseau est en position d’interception. Ça donne quoi de ton côté ?

— Rien de très concluant, je continue encore mes recherches mais je ne suis pas optimiste.

Peut-être qu’une bonne surprise nous attend ?

J’espère que tu as raison. Tu as vu la taille de ce monstre…

Oui. D’après l’Index, il est plus volumineux que le vaisseau de commandement suprême des Drenn. Mais il a l’air si rudimentaire… »

Notre Index n’a pas été mis à jour concernant les Drenn depuis l’Exil. Toutes les données qui lui ont été apportées viennent de notre propre peuple, et de ce fait, aucun changement survenu au sein-même de la planète Yrdann n’a été porté à notre connaissance depuis plus de deux siècles. Nous ne savons même pas à quoi celle-ci ressemble à l’heure actuelle… mais je n’ai pas besoin de l’Index pour savoir à quel point elle était belle. Yrdann, je ne l’ai jamais vue de mes propres yeux. Je la connais telle qu’inscrite dans mes gènes : vaste, organique et verdoyante, peuplée d’une multitude d’espèces qui formaient un tout harmonieux. Son eau tiède, ses arbres violets, jaunes, certains immenses et poussant depuis les fonds marins. Nos aïeules avaient le choix entre partir et lutter. Elles ont préféré affronter ce peuple contre lequel elles n’avaient aucune chance, car il était hors de question d’abandonner Yrdann aux expérimentations de celui-ci. Les affrontements ont duré trois jours et trois nuits, et les machines de guerre des Drenn-Vyx ont eu raison de nos meilleures guerrières. Au cœur de cette défaite cuisante, la toute première Commandante a sonné la capitulation. Puis les Drenn ont laissé les survivantes quitter la planète. Alors qu’ils auraient pu toutes les exterminer, ils les ont laissées partir sous les conditions qu’ils avaient fixées avant même la bataille.

J’étais encore loin d’être née quand cette guerre rapide et meurtrière s’est déroulée, mais elle est mon seul repère. C’est notre point de départ. Une incompréhension et une rancœur qui se nourrissent et grandissent à travers les générations d’Yrdiekk, au sein d’une flotte qui n’a pas approché sa planète d’origine depuis bien trop longtemps : c’est notre an zéro.

La colère qui est la mienne est la raison pour laquelle j’ai été nommée Commandante à mon tour. La colère, peu d’entre nous sommes capables de l’éprouver. Je suis une déviante.

CHAPITRE 2 : L’ÉPAVE

Scan en cours…

Race : inconnue.

Longueur : 717,4 uml.

Largeur maximale : 73,95 uml.

Hauteur maximale : 57,8 uml.

Failles structurelles détectées, chances de réussite de l’abordage :

99,94 %.

Trois rangées de vitrage sur la longueur des deux flancs du vaisseau.

Très mauvais état de la coque sur l’aile avant-gauche.

Signal émis : aucun.

« Pas d’autre vaisseau similaire dans les environs d’après mes capteurs. Peux-tu me confirmer ça, O’tya ?

Confirmé. Il n’y a que celui-là. L’épave est totalement immobilisée, tes Hautes guerrières E’foss et Kr’aon n’attendent plus que toi pour aborder.

— J’attends la fin du scan. Garde le poste de commande et ton vaisseau en position pendant notre visite.

Bien reçu, j’attends ! »

Forme de vie détectée à l’intérieur.

Ah ?…

Un être vivant de type inconnu confirmé à l’intérieur.
Recommandation : prudence.

_ Déconnexion de l’Index. Au revoir, Commandante.

« O’tya, l’épave semble habitée. Place les autres bâtiments militaires en position d’attaque, on ne sait jamais.

Ce sera fait. Cette chose a l’air d’avoir mal vécu son voyage, je ne m’attendais pas à trouver de la vie à bord…

Moi non plus. Mon vaisseau est prêt à aborder, tout est bon de ton côté ?

Oui. Soyez prudentes. »

Je rejoins mes guerrières E’foss et Kr’aon sur la passerelle d’abordage, située à l’arrière du vaisseau de commandement. Nous sommes toutes les trois équipées d’une armure intégrale noire, ouverte dans le dos pour nos tentacules. Dans nos mains, une lance hybride de fabrication Yrdiekk, et à la hanche un fusil kraeltien. La première est longue, finement ouvragée, et se termine en un canon électrique surmonté d’une lame rétractable. Le second est lourd, peu précis, grossièrement carré, mais je peux compter dessus pour causer d’importants dégâts avec ses munitions à large diamètre. Dans le silence le plus total, nous passons entre les accès aux tentacules d’amarrage et approchons celui réservé à l’abordage ; celui-ci ouvert, nous utilisons nos dorsaux pour nous glisser vers les attaches situées dans un renfoncement, qui n’est autre que l’intérieur d’une ancre massive. Le dispositif d’abordage est un tentacule télescopique, auquel la propulsion et la forme pointue permettent de percer à travers les failles structurelles des vaisseaux, comme les hublots. Nous avons ciblé une zone de l’avant-gauche ayant déjà subi de très lourds dégâts : elle est encore plus ravagée que le reste du vaisseau, dont il semble d’ailleurs manquer plusieurs parties.

Nous nous cramponnons à nos attaches et à nos tripes jusqu’à l’impact, puis au signal de réussite ; la tête du tentacule, dans laquelle nous nous trouvons, se déploie à l’intérieur de cette sombre épave. Nous sommes maintenant dans un couloir qui semble longer tout le flanc du vaisseau, bordé par de longues baies vitrées trop sales pour qu’on puisse distinguer quoi que ce soit à travers. Il est assez incroyable qu’il soit parvenu jusqu’ici dans cet état, tout autant que le fait qu’un visiteur d’un monde inconnu ait pu faire le chemin jusqu’à nous dans un tel taudis. Je trouve ça terrifiant. Les parois, froides, droites et recouvertes d’une crasse accumulée depuis au moins un siècle, forment d’interminables couloirs accidentés, ponctués de portails inactifs, ouverts sur de petites pièces ravagées par le temps… ou par autre chose. Les vitres qui donnent sur celles-ci sont pour la plupart au moins fêlées, sinon brisées. La poussière et les débris flottent à perte de vue, formant un brouillard tel qu’on ne voit pas à plus de dix unités de longueur. Je n’aime pas cet endroit.

« Il va falloir l’explorer dans ses moindres recoins quand nous aurons trouvé notre visiteur, je crois que ce vaisseau a une histoire à nous raconter.

Que sens-tu, O’dae ?

Le chaos. Ça sent le chaos ici.

Pire que celui que nos ancêtres ont subi lors de l’Exil ?

Je n’étais pas là pour le sentir, O’tya. »

L’Exil. Le sujet le plus répandu, et le plus grand fardeau porté par les Commandantes. Par leur tour de force, les Drenn-Vyx ont réussi à nous emprisonner dans l’immensité de l’espace… Nous errons, espérant retrouver un jour une planète pouvant nous accueillir. D’un autre côté, nous prions pour un jour retrouver Yrdann, notre vraie maison. Mais la plus grande souffrance vient du fait que nous sommes enfermées entre ces deux objectifs sans jamais pouvoir les atteindre, car notre seul moyen de subvenir aux besoins de toute la Flotte est d’échanger des matières premières collectées çà et là contre des vivres… provenant de notre propre planète et apportés par les Drenn. Je suis la septième Commandante, septième à être tiraillée par une partie de la Flotte qui voudrait simplement retourner là-bas, quitte à devenir les esclaves des Drenn plutôt que de continuer à souffrir de l’éloignement. Je suis plutôt de celles qui voudraient trouver le moyen de les détruire, mais aucune de ces deux perspectives n’est une solution envisageable. Nous n’avons pas le droit d’approcher notre planète, ni la force de nous battre contre eux.

« Restons groupées.

— À vos ordres. »

Les entrailles silencieuses et lugubres du monstre, aux stries régulières accompagnées d’objets rectangulaires – sûrement des lampes –, sont longées par de fins tuyaux. E’foss et Kr’aon me suivent de près, leurs lances hybrides apprêtées dans leurs tentacules, tandis que nous croisons des restes de tissus arrachés et rongés par le temps.

« Que dit le radar ? demandé-je.

— La créature se trouve assez loin de notre position, répond E’foss. Elle n’a pas l’air de bouger.

— Bien. Je verrouille mon vaisseau par précaution, nous allons chercher un moyen de réactiver cette épave pour y voir plus clair. Escouade de chasseurs, tenez-vous prêtes à détruire les propulseurs si par miracle ils se réactivent. Pas avant, économisez vos munitions.

Bien reçu Commandante.

— La technologie de ce bâtiment a l’air si ancienne… »

Je ne sais pas ce qui s’est produit là-dedans, mais j’envisage le pire à présent que je ressens l’énergie négative qui émane de cet endroit. Il s’agit clairement d’un vaisseau-fantôme, alors pourquoi resterait-il un être vivant à bord ? Je n’aime pas ça, et pourtant l’arrivée d’une créature extérieure pourrait changer notre destin.

Dans les cellules parsemant le long couloir qui nous a accueillies bien froidement, je constate la présence d’une multitude d’autres lambeaux de tissus, peut-être autrefois des vêtements. Il y a aussi des appareils malheureusement hors de fonction. Certains doivent bien servir à communiquer, il me suffirait de faire marcher l’un d’eux pour comprendre un peu mieux… Mon regard se fixe sur ce qui ressemble fortement à un siège mobile sur roulettes, dont la présence me laisse perplexe : quelle créature pourrait rester assise sur ce genre de siège dans le vide spatial ? Même nous, nous n’en aurions pas l’utilité malgré nos tentacules. Ce vaisseau aurait-il quitté sa planète d’origine accidentellement ? Et surtout, par quel type d’accident ?

« Vous paraissez excitée, Commandante, dit Kr’aon. Pensez-vous que nous allons vivre un tournant de l’Histoire ?

— Et comment, mais j’ai un peu peur de ce qui pourrait nous arriver dans ce vaisseau.

— Moi aussi, répond-elle. Cela dit, nous pourrions avoir l’occasion d’affirmer votre place de Commandante dans le cœur de nos semblables, n’est-il pas ?

— Je n’agis que pour le bien de mon peuple. Pas pour mon grade. »

Kr’aon, yeux marron et stature imposante, est issue de la lignée qui s’est créée avec des Kraeltiens : elle porte les formes accentuées de leurs femelles, et une partie de la force physique qui a tant impressionné la deuxième Commandante en l’an 23. E’foss, comme moi, vient de la branche principale qui n’a jamais été mélangée ou bien dont les gènes originels ont repris le dessus sur les hybridations. Notre espèce s’étoffe au fil du temps en s’ouvrant aux autres, mais seule une Commandante et ses éventuelles sœurs de portée peuvent devenir graines de Renouveau pour engendrer une nouvelle lignée, par précaution. Il ne s’agit pas d’effectuer des croisements de masse sans s’assurer que le Renouveau a bien lieu. À cette règle s’ajoute notre code moral, le consensus, déterminant qu’une race au comportement sociétal destructif est un non-choix, à l’instar des Drenn-Vyx. S’il est facile de se reproduire entre nous et d’étendre l’évolution aux futures générations, le fait est que notre espèce n’a connu que deux révolutions majeures encore visibles aujourd’hui : la lignée Yrdiekk-Kraeltienne et la lignée Yrdiekk-Mori, cette dernière entretenant un grand mystère et une attitude communautariste depuis plus de 1500 ans. Les lignées plus anciennes se sont éteintes de manière naturelle il y a bien longtemps.

« Il fait vraiment très sombre », dis-je pour combler le silence laissé par mes derniers mots, à moitié mensongers.

La vérité est que ma réputation auprès du peuple Yrdiekk est la même que celle de mes cinq prédécesseures : nous n’avons rien changé à notre situation, ou alors pas grand chose. Nous avons formé des guerrières, de plus en plus de guerrières. La deuxième Commandante a réussi à fonder une alliance avec les Kraeltiens mais a jugé bon de repartir sans la développer, certaines ont imaginé des plans de reconquête… Au fond, rien n’a changé car les Drenn évoluent beaucoup plus vite que nous. C’est une impasse, et j’aimerais être celle qui trouvera une issue. La reconnaissance qui en découlerait est loin de me déranger.

Nos yeux n’étant pas vraiment adaptés à la vision nocturne, nous nous aidons de nos tentacules secondaires pour capter les obstacles environnants et avancer sans encombre. C’est de cette manière que je réalise soudain qu’une vibration très basse fait résonner toute cette épave.

« Vous sentez ça, vous deux ?

— Maintenant que vous le dites…

Tandis que je m’apprête à chercher la provenance de cette vibration, c’est une pulsation énergétique toute différente qui nous parvient : brute, puissante. Elle vient de notre visiteur, sans aucun doute possible. Je m’empresse de saisir le radar porté par E’foss, et constate que la cible se déplace à grande vitesse vers l’aile opposée du vaisseau.

— … C’était quoi, ça ? demande Kr’aon d’un air plus curieux qu’inquiet.

— Je ne sais pas, mais cette chose se déplace beaucoup plus vite que nous. Soyez sur vos gardes. »

J’essaie de rester focalisée sur les déplacements surprenants de la créature inconnue, mais suis perturbée par cette "autre" présence, envahissante et bientôt obsédante. Je n’ai jamais rien ressenti de tel, et le lien qu’entretiennent ces vibrations avec l’odeur de chaos est tangible. Il ne reste qu’à voir si elles ont un lien avec le seul être vivant à bord.

CHAPITRE 3 : LES ENTRAILLES

« Où en es-tu, O’dae ? Le Conseil demande des comptes…

Fais-les patienter, on ne sait rien pour le moment. L’information est déjà remontée concernant l’être vivant ?

Oui. Faites de votre mieux. »

Avec O’tya, nous étions trois sœurs de portée. Mais O’dan a été emportée par une maladie qui est apparue récemment ; cette horreur frappe certaines Yrdiekk depuis l’Exil, du fait des conditions de vie à zéro gravité notamment. L’espérance de vie moyenne a d’ailleurs perdu dix années, sur les soixante-douze auxquelles nos aïeules étaient habituées.

« Commandante, le radar s’affole.

— Et nous n’avons toujours pas atteint l’alimentation centrale…

— Il arrive ! »

Prenant appui sur les parois qu’elle croise, la silhouette massive de la créature fait irruption au bout du long couloir et se rue dans notre direction en défiant les lois de l’apesanteur. Nous formons aussitôt un triangle avec nos lances, et activons un champ de force qui repousse notre assaillant… et nous-mêmes, en arrière. L’onde de choc m’a secouée, mais je parviens à distinguer notre visiteur qui se laisse dériver en arrière en nous dévisageant de ses deux yeux violets, luisant dans l’obscurité au sommet de son corps noir, fumant et presque nu. Il a deux bras et deux jambes, comme nous, mais beaucoup plus musclés. Pas de membre supplémentaire. Un nez proéminent contrairement à nous, des lèvres épaisses, une légère fourrure noire, plus abondante et hirsute sur la tête… Il est aussi bien plus grand que la plus grande des Yrdiekk-Mori. Plus marquant que tous ces attributs déjà impressionnants, un sifflement aigu et insupportable accompagne sa sombre présence. Qu’est-ce que c’est ?

« Ne le laissez pas vous approcher de trop, un seul coup de cette puissance pourrait nous laisser dans un sale état.

— Il revient à la charge ! »

Il prend appui contre l’encadrement d’une porte, puis se jette sur nous sans nous laisser le temps de remettre en place le champ de force. Il manque de peu de m’empoigner, au lieu de quoi il saisit ma lance et me l’arrache des tentacules. E’foss et Kr’aon s’empressent d’entraver la créature qui se débat, se dégage et parvient à m’attraper fermement le bras avec sa main immense. Je crie, plus de surprise que de douleur, d’un son que je n’aurais jamais soupçonné. L’espace d’un instant, je lis dans ses yeux et à travers ses énergies, que ce mâle d’une espèce inconnue est habité par une volonté destructrice et… une terreur sans nom. C’est une décharge électrique en provenance de la lance de E’foss qui lui fait lâcher prise et entreprendre sa fuite. Tandis que l’horrible sifflement s’éloigne en même temps que la silhouette floue de notre assaillant, j’envisage de le prendre en chasse mais me confronte assez vite à son incroyable vitesse de déplacement.

« Aucune espèce connue ne possède de membres aussi puissants sans aide technologique ! s’écrie Kr’aon. Pas même les Kraeltiens !

— C’est terrifiant, fais-je en récupérant péniblement ma lance avec mon bras engourdi.

— Devrait-on essayer de l’attraper ? demande-t-elle, trépignante comme à son habitude.

— Je ne crois pas qu’il cherche vraiment à nous faire du mal, il faut tenter une approche un peu plus diplomate. Et puis… je crois que nous ne faisons pas le poids face à lui.

— Compris.

Le regard de la bête n’était pas seulement furieux : il était triste, c’était le regard d’un être privé de son avenir. Il m’a suffi d’un seul plongeon dans ses yeux pour imprégner mon esprit d’un profond sentiment d’injustice.

— Que s’est-il passé dans ce vaisseau ? » soupiré-je.

Seul le silence invasif me répond, à peine tourmenté par les vibrations qu’on aura vite fait d’oublier. Notre visiteur est déjà trop loin pour être entendu…

Nous reprenons notre visite sans dire un mot de plus, et ne tardons pas à trouver un passage vers la zone centrale du vaisseau. L’accès aux machines doit se faire par là, d’après les plans approximatifs extraits du scan. L’architecture de ce bâtiment permet de penser qu’il n’appartient pas à un peuple de créatures aussi peu civilisées que le laisse entendre notre première rencontre. Des inscriptions recouvertes de poussière suggèrent un chemin à ceux qui arrivent à les déchiffrer, ce qui n’est malheureusement pas notre cas pour le moment. Mais nous n’avons besoin que d’un appareil de langage en état de marche pour assimiler cette langue. Lorsque ce sera chose faite, nous pourrons peut-être échanger avec notre hôte dans de meilleures conditions.

Je voudrais que cette créature puisse changer l’Histoire. Nous entretenons une noire rancœur pleine de paradoxes depuis l’Exil, et aucune Commandante n’a réussi à l’apaiser. Je sais aussi que le seul moyen de le faire, c’est de récupérer notre planète ou, à défaut, d’obtenir notre vengeance sur les Drenn ; mais les non déviantes semblent parfois hermétiques à cette idée.

Éclairées par la seule lueur de nos lances, nous nous enfonçons dans les couloirs ventraux du vaisseau-fantôme. Nous passons désormais devant plusieurs portiques totalement verrouillés, alors que jusqu’ici il n’y avait que des portes ouvertes, abandonnées par leur source d’énergie. Nous commençons aussi à croiser la route de nombreux débris métalliques, difficiles à identifier dans cette obscurité.

« Il y a eu de l’action par ici, jette Kr’aon l’air de rien.

— Tu en doutais encore ? rétorqué-je sans méchanceté.

— On a le droit de rêver, fait-elle, guillerette.

J’aimerais être aussi positive que Kr’aon. Et avoir un corps aussi puissant que le sien, je dois l’admettre. Le seul avantage que la lignée pure des Yrdiekk a pu garder à travers l’évolution, est notre plus grande longueur des tentacules secondaires ; ce sont eux qui nous aident à nous repérer dans l’espace, et à interagir à distance avec ce qui nous entoure, y compris les êtres vivants. Ils sont très fins, presque invisibles, d’une précision chirurgicale, et capables de transmettre autant d’énergie que d’émotions.

— Pas de trace de créatures similaires à notre visiteur, murmure E’foss, il n’était tout de même pas seul à bord avec des machines ?…

— Depuis le temps que ce vaisseau n’est pas entretenu, dis-je, les morts à son bord ne doivent même plus avoir de squelette… Nous n’aurons que les appareils et la créature pour nous aider à comprendre. »

E’foss est fine, très gracieuse, et silencieuse. Elle ne parle que pour faire des remarques pertinentes. Son agilité au combat va de pair avec sa froideur si caractéristique. Ses yeux bleu givre veillent du haut de sa posture droite et fière.

D’après la carte, nous sommes enfin dans le couloir central du vaisseau. À en juger par l’apparence moins soignée, moins lisse de cette zone, elle doit mener jusqu’aux machineries et au couloir de maintenance. Il est assez remarquable qu’il ait été bâti selon une logique similaire à la nôtre – directement héritée des Drenn –, et cela nous simplifie beaucoup la tâche. Naviguant entre les restes de machines, nous ne tardons pas à atteindre le panneau de contrôle de l’alimentation. Au fond du couloir, situé dans une petite salle polygonale sans issue, un gros levier trône sous un nœud de câbles de toutes tailles disparaissant dans les murs.

« Ça doit être ça, dis-je en repoussant délicatement un débris. Êtes-vous prêtes ?

— Parées à toute éventualité ! jubile Kr’aon après un regard complice échangé avec l’indifférence de celui de E’foss.

— O’tya, est-ce que les chasseurs sont prêts ?

Oui. Tout est OK à l’extérieur. »

Je saisis le levier, et l’abaisse laborieusement ; il a l’air bloqué dans cette position depuis longtemps. Rien ne se passe pendant un court instant, puis une multitude de lumières bleues s’activent, peinant à traverser l’épaisseur de poussière. L’une d’elles, plus grande, de forme rectangulaire et située très près de la commande que je viens d’activer, m’interpelle ; alors que je frotte sa surface pour en dégager la poussière, une voix synthétique résonne dans le vaisseau :

«  aktive »

CHAPITRE 4 : LA BIENVENUE

À la vue de l'éclairage qui soudain oscille entre le bleu et le blanc, je réalise le caractère d’importance de cette phrase dont j’ignore encore le sens. Je me tourne vers mes deux guerrières, qui cherchent autant de réconfort dans mes yeux que moi dans les leurs.

« aktive », répète la voix du vaisseau.

Je m'empresse alors d'infiltrer mes tentacules secondaires dans ce qui se révèle être un panneau de contrôle, et de me relier à E'foss et Kr'aon pour leur transmettre le flux d'informations que j'obtiens ainsi. En quelques instants, j'analyse le code linguistique enregistré dans cette machine, et ne tarde pas à en comprendre le sens et les règles d'usage. Cette capacité est le propre des Yrdiekk, probablement notre seul avantage face aux Drenn.

« Système GRAVITY activé. Veuillez vous accrocher aux rambardes situées au sol jusqu'au déploiement.

Chef, je crois qu’il s’agit de ces objets ! dit Kr’aon en s’accrochant à ce qui me semblait être un simple tuyau.

— Je ne comprends pas ! » fais-je en l’imitant.

L’éclairage se fait de moins en moins bleu, et la voix de plus en plus pressante : « Déploiement dans trente secondes. »

Comprenant désormais l’unité de mesure temporelle de ce peuple, je prends conscience de la rapidité avec laquelle ce qui va nous arriver, arrivera. Je reste cependant incapable d’en deviner la substance, car notre pouvoir d’analyse reste limité à la linguistique : seule l’expérience peut nous apprendre ensuite à comprendre une société extérieure et les concepts qui lui sont inhérents.

« Déploiement dans vingt secondes. Veuillez vous accrocher aux rambardes situées au sol. »

J’échange un regard dubitatif avec E’foss, qui comme moi s’est contentée d’accrocher deux de ses dorsaux à la rambarde qui encercle la petite salle. Seule Kr’aon semble prendre la situation très au sérieux, et l’empoigne fermement avec sa main et les tentacules de son bras droit.

« Bah quoi ? demande-t-elle en se cramponnant encore plus.

— Rien rien ! » ris-je nerveusement quand le décompte s’impose.

« Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un. Déploiement. »

C’est alors que nous tombons au sol, soudain écrasées par une force dont le nom "Gravity" aurait dû nous indiquer la nature. J’ai à peine le temps d’amortir ma chute, et je me cogne l’épaule contre le sol crasseux en même temps qu’un vacarme métallique sans nom résonne depuis le couloir d’accès.

« Ah. Ça pour une surprise…

Vous allez bien ? demande O’tya depuis son vaisseau.

— Moi ça va. E’foss, Kr’aon ?

— Oui chef.

— Oui.

Le vaisseau n’a pas bougé mais plusieurs lampes se sont activées, reprend ma sœur. Je vous recommande la prudence. Avez-vous pu assimiler leur langage ?

C’est fait, en partie. Je transmettrai les données à l’Index dès mon retour. »

Une gravité artificielle. Même les Drenn n’avaient pas développé pareille technologie aux dernières nouvelles, et quelque chose me dit que je ne suis pas au bout de mes surprises avec ce vaisseau. Mauvais pressentiment ou simple esprit de déduction, quelque chose de plus grand se profile. Dans l’immédiat, bien que j’apprécierais de reprendre l’exploration, me voilà contrainte par une force à laquelle je n’avais jamais été exposée. En effet, Yrdann dispose d’une gravité très faible et d’une telle densité atmosphérique que nos ancêtres se déplaçaient sans encombre par bonds, et en s’accrochant çà et là avec leurs tentacules ; c’est le mode de déplacement dont nous avons hérité. Nos corps n’ont jamais été adaptés à une gravité aussi forte que celle-ci.

« J’ai du mal à bouger, murmure E’foss.

— La même chose pour moi, dis-je en peinant à me relever. Kr’aon, ça va pour toi ?

— À peu près. Mon sang kraeltien m’y aide beaucoup, mais je crois que la planète d’origine de notre visiteur demande encore plus de force physique.

— C’est noté, nous allons devoir réapprendre à nous servir de nos jambes. Prenons notre temps, ou nous allons vite nous écrouler de fatigue. »

Je vérifie rapidement la position de la créature, constatant qu’elle s’est immobilisée assez loin de nous. J’entreprends alors d’aider mes guerrières à se débarrasser de la poussière qui les recouvre désormais en partie. Avec douceur et bienveillance, elles font de même avec moi. Par la suite, j’essaie d’annuler la gravité en insérant mes secondaires dans l’appareil que j’étais en train de frotter quand le système s’est activé ; je parviens à visualiser les circuits, les flux de messages, mais rien ne semble lié au système Gravity. Je suppose qu’il est dépendant du fonctionnement normal du vaisseau... Nous prenons alors difficilement le chemin de la sortie pour explorer le reste.

Les carcasses de machines jonchent désormais le sol, encombrant le passage. C’est en dégageant l’une d’elles que je réalise qu’elles sont, ou du moins étaient, armées. Un long frisson me parcourt le dos et se répand dans mes dorsaux : ce détail nous a complètement échappé quand nous sommes passées dans l’autre sens.

« Par le Noyau… Ce sont des robots de combat ?

— Misère, murmure E’foss, des unités autonomes comme celles que les Drenn ont utilisées pour lancer le premier assaut lors de l’invasion ?

— Nous n’en savons rien, dis-je avec un air faussement rassurant, pour l’instant je ne vois que des carcasses. »

Si des êtres aussi puissants que notre visiteur ont eu recours à des robots pour se battre, j’ose à peine imaginer les capacités dont ceux-ci étaient dotés avant d’être mis en pièces. J’insinue en vain mes secondaires dans leurs articulations en cherchant à comprendre. Peut-être que si j’en trouvais une en état de marche, je… Non. C’est mal. C’est risqué, stupide et immoral. Soudain assaillie par une multitude de questions, je cesse de marcher et affronte assez vite le regard inquiet de mes deux guerrières ; celui de E’foss, un peu plus dur que celui de Kr’aon, a une odeur de reproche.

« Vous ne me suivriez pas si je décidais de préparer une guerre contre les Drenn avec ce genre de…?

Silence stupéfait et crispation dubitative font souffler un vent froid dans ce couloir étroit. Je n’aurais peut-être pas dû exprimer cette idée à voix haute, mais j’étais déjà démasquée.

— Pas aux côtés de machines », répond enfin E’foss avec toute la fermeté dont elle est capable.

Depuis le premier contact avec les Drenn en -67, les machines terrifient les Yrdiekk. Surtout lorsqu’elles sont armées, et encore plus si elles sont autonomes. La nette supériorité des Drenn lors de l’assaut de notre planète était due à leur armée de machines et de Zsk-Vyx asservis. Au lieu de nous pousser à développer nos propres robots de combat, la violence de ces affrontements a créé un tabou manifeste dans notre mémoire génétique, qui commence tout juste à s’estomper plus de 200 ans après l’Exil : je fais partie de celles qui voudraient bien tenter l’expérience, et mon désir de vengeance sur les Drenn n’y est pas pour rien, mais la terreur fut telle que les données apprises par nos aïeules n’ont jamais été transmises à l’Index.

Il me vient parfois des moments où j’aimerais pouvoir remonter le temps et secouer les Yrdiekk d’antan, car 219 ans après cette défaite absolue, j’ose à peine imaginer la puissance que possèdent désormais ces machines alors que nous n’en avons encore fabriqué aucune.

CHAPITRE 5 : LE REJET

Nous progressons vers l’aile opposée du vaisseau, qui me semble en meilleur état que celle par laquelle nous sommes entrées. Ce n’est peut-être qu’une illusion, des dizaines de lucioles bleutées s’étant désormais illuminées dans les couloirs. Il en ressort une espèce de féerie qui contraste intensément avec tout ce que nous avons pu découvrir depuis notre entrée. Je me surprends à m’arrêter à plusieurs reprises pour frotter certaines lumières, et les petits nuages de poussière qui les libèrent scintillent un instant avant de tomber lentement, très lentement, au sol. Au-dessus de nos têtes, nous venons de passer un écriteau : "ZONE D’HABITAT – ÉTAGE -1. ZONE MILITAIRE – ÉTAGE 1 ACCÈS RESTREINT". Les messages sont accompagnés de grosses flèches noires indiquant les escaliers, ou un ascenseur qui ne m’inspire pas du tout confiance.

« Où se trouve la créature ? demandé-je.

— Toujours au même niveau que nous, répond E’foss. Aucun mouvement depuis l’activation de la gravité.

— Parfait, on va monter voir. Maintenant que nous savons qu’il s’agit d’un bâtiment militaire, je veux être sûre qu’il ne nous réserve pas de mauvaise surprise. »

Nous grimpons avec difficulté l’escalier, dont chaque marche est élégamment bordée d’une fine ligne de lumière. Je jette un œil à la carte et constate tardivement que les trois étages ainsi suggérés n’occupent visiblement pas toute la hauteur du vaisseau ; il y a de très vastes espaces qui pourraient être des hangars, en haut et en bas. Cela ne correspond à rien dont j’aie la connaissance. Arrivées en haut, nous sommes bloquées par un portail blindé qui semble avoir été partiellement enfoncé, sans succès.

« Il est verrouillé, dit Kr’aon l’air de rien.

— En effet. Mais maintenant que le courant est rétabli, nous…

Sans finir ma phrase, je frotte un petit cadran rectangulaire qui se trouve à droite du portail, contre le mur, afin de pouvoir lire ce qu’il affiche : "Appuyez pour appeler / Passez badge pour identification".

— Je ne comprends pas, fait Kr’aon, ils protégeaient les forces de sécurité contre les passagers ?… Sinon, pourquoi s’isoler de la s… »

Elle est interrompue par un soudain bruit de dépressurisation provenant de la porte. Dans le même instant, une autre porte blindée ferme le couloir derrière nous et une alarme retentit en même temps que l’éclairage se met à clignoter :

« INTRUSION DÉTECTÉE ZONE A ! À TOUTES LES UNITÉS, INTRUSION ZONE A ! »

Prises de panique, nous luttons pour nous abriter rapidement sur les côtés de la porte. La gravité risque de rendre le moindre affrontement invivable, et quelque chose me dit que nous allons y avoir droit dans très peu de temps. Il n’y a pas d’autre être vivant à bord, alors, si assaillants il y a, ce ne peut être que des machines.

« Couvrez-moi, et Kr’aon, appelle des renforts ! Je vais rouvrir cette porte, sinon nous allons y passer !

Une épaisse fumée blanche s’empare du couloir et obstrue notre vision. J’infiltre mes secondaires dans la structure du cadran pour tenter d’annuler le verrouillage de la première porte.

— Impossible de contacter le poste de commande ?! gémit Kr’aon.

— Quelque chose arrive ! s’écrie E’foss depuis l’autre côté de la porte. Des machines, ce sont des machines, enchérit-elle d’une voix vacillante.

— Lances en barrage ! lui dis-je en plaçant mon arme debout près de l’ouverture. Gardez votre calme, nous pouvons le faire. »

Elle positionne son arme comme la mienne, et active aussitôt le bouclier qui encombre presque tout le passage ; les deux lances s’ancrent fermement dans le sol, et dégagent un champ électrique bleuté qui les relie entre elles. Kr’aon se met en position d’attaque, à l’affût du moindre mouvement hostile. Pourvu que leur peur des robots ne nous mette pas plus en difficulté que ça… Pour ma part, toujours infiltrée dans le système, je crois que j’ai trouvé le cheminement pour annuler la procédure qui nous a enfermées : en mobilisant toute mon énergie neuronale, je remonte les dernières actions déclenchées et parviens à déceler un début de solution. Mon esprit s’embrume et l’équilibre commence à me manquer, à mesure que mes sens s’effacent au profit d’une meilleure assimilation.

Je suis sur le point de tomber quand une salve de tirs vient brusquement heurter le champ électrique et me ramener à la réalité. Mes guerrières se préparent à recevoir l’ennemi, mais elles luttent déjà contre leur panique. Kr’aon apprête sa lance et E’foss saisit son fusil kraeltien, toutes deux tremblantes. Je ressens leur peur, au point de ne plus savoir s’il s’agit de la leur ou de la mienne. La deuxième salve ne se fait pas plus attendre : les tirs imposent un vacarme assourdissant assorti d’éclairs lumineux, qui imprègnent la fumée blanche de toute leur lueur.

« Vous êtes cernés, fait la voix synthétique du vaisseau dès que le calme revient. Jetez vos armes et rendez-vous immédiatement. »

J’y suis enfin ! Alors qu’un robot de sécurité passe et se prend dans notre piège électrique, la porte se referme brutalement sur lui et le coince dans le champ d’énergie ; la porte en elle-même reste en position semi-ouverte, bloquée par le robot qui ne va plus fonctionner très longtemps. E’foss s’empresse d’ouvrir le feu, puis ne reste bientôt que le bruit de la porte, qui essaie tant bien que mal de se fermer. Elle force sur la carcasse fumante, jusqu’à mettre le robot hors service. Sa tête pend à ma gauche, plongeant son regard dans le vide. Encore un effort et je devrais pouvoir rouvrir la porte qui se trouve derrière nous…

« Il y en a d’autres qui arrivent ! »

Je redouble de concentration, je ferme les yeux pour visualiser les circuits et les flux d’informations, et parviens à enclencher l’ouverture. Avant de pouvoir me retirer, je reçois une grande décharge électrique qui m’éjecte soudain du système et me jette au sol. La douleur est vive et tout est recouvert d’un épais voile noir. Je prends appui en essayant de me remettre les idées en place, ce qui est loin d’être simple avec la brûlure qui occupe toutes mes pensées et le flou qui obstrue ma vision.

« Commandante ! s’écrie E’foss en se précipitant pour me relever.

— Je vais bien ! mens-je en me redressant avec peine. On dégage, vite !

Tout en affrontant la gravité, nous commençons à prendre la fuite quand je réalise que la porte menant à la "zone A" est déjà en train de se rouvrir. Le système qui gère la sécurité de ce vaisseau est clairement capable de s’adapter à nos actions, nous allons passer un sale quart d’heure si nous restons dans les environs. Je cours, je saisis mon fusil, et les tirs recommencent à heurter notre bouclier. Celui-ci ne va pas tarder à lâcher.