C’est un homme désabusé qui s’est assis, ce matin-là, à une table un peu en retrait du Café Brune. Il avait posé à ses pieds un sac de jute qui paraissait lourd, et jeté avec rage ses gants sur le marbre. « Je vous serre la pince, monseigneur », lui dis-je en venant le saluer, usant de notre plaisanterie habituelle. Nous nous croisons à l’aube. Je pars à l’usine à bicyclette à l’heure où lui finit sa nuit, descendant des toits d’ardoises, furtif, le long des gouttières, et s’accoude fourbu au zinc.
Mais aujourd’hui, il s’est installé à l’écart et maugrée. « Ça ne va pas, Arsène ? » « Non, ça ne va pas. Au coin de la rue, j’ai rencontré ce voleur de receleur, ce brigand malhonnête. À la lumière du réverbère, je lui ai déballé ma marchandise. » « Et bien quoi, vous n’avez pas fait affaire, il ne t’en donne pas assez ? »
« … de la verroterie, ça ne vaut rien, m’a-t-il dit, de la bimbeloterie, du clinquant, de la pacotille, du toc, de la camelote, des bijoux fantaisie, ah, je la retiens la comtesse ! »
Il commence à s’agiter en grommelant, à donner des coups de pied dans son sac qui tintinnabule. Des colliers, des bagues, des timbales, brillant de mille éclats, s’en échappent et roulent sous les banquettes de skaï.
« … de la pollution lumineuse, de la poudre aux yeux, de l’amourette, de l’eau de rose, du chiqué, du pipeau, de la foutaise, de l’attrape-nigaud, de l’imitation, du fac-similé, de la photocopie, du faux-semblant, de la contrefaçon grossière, oui, grossière ! Si c’est une vraie comtesse, alors moi, je suis un gentleman. » Il crie maintenant. Des clients lèvent les yeux du journal du matin où ils s’enquéraient des débats au parlement, des pronostics pour les courses à Deauville, et des cambriolages de la nuit.
Il lance avec dépit des diamants sur la table (enfin, moi, j’aurais dit des diamants), comme on jette ses dés sur la piste de feutrine verte du 421 au comptoir. Le serveur accourt et se penche, se relève dégoûté : « de la roupie de sansonnet, patron, des pimpions d’opérette, des fifrelins pour les mômes, des picaillons de monopoly, des quat’sous d’opéra »
« … des cailloux, vous voulez dire, de la crotte de bique, des doubitchous roulés sous l’aisselle ... » Il hurle. Derrière le bar, le berger allemand commence à remuer. Le patron fait le tour de sa caisse et s’avance. « Là, vous allez trop loin, on ne dit pas des mots comme ça dans mon établissement. Vous arrêtez ou j’appelle la police. »
C’est ce qui est arrivé. Comme il ne voulait pas s’arrêter, c’est police-secours qui s’en est chargée. Avec tact, doigté, menottes et panier à salade. J’eus pitié de lui. Je ne connais presque rien de lui, je ne sais même pas exactement quel est son métier, sauf qu’il travaille la nuit sur les toits, sautant de corniche en corniche comme un chat, et touche un peu à la serrurerie et à la joaillerie. La veille, il m’avait dit qu’il était sur un gros coup, mais lequel ? Après, il se retirerait sur la Riviera. Quand les gardiens de la paix l’emmenèrent, ses larmes scintillèrent comme des pierres précieuses.
J’étais invité pour le réveillon. Une fois chez l’un, une fois dans la belle-famille. Ça ne se refuse pas. Je me réjouissais à l’avance de la bûche, qui viendrait après les bouchées à la reine et le boudin. Mais je me perdis dans le quartier et arrivai tard. En outre, j’avais couru les magasins encore ouverts pour trouver des bricoles à apporter, ô trois fois rien, des bagatelles, des breloques, des brimborions, des babioles. Et une boîte de biscuits roses.
La minuterie s’arrêta sur le palier et, manifestement, s’en alla réveillonner en ville. Je ne lui en fais pas le reproche, c’est Noël. Je décidai de frapper à la porte la plus bruyante, mais j’aurais dû comprendre que je me trompais, car on entendait surtout des ah ! ah ! ah !, des âneries et des aphorismes. C’est Amandine qui vint m’ouvrir, un vrai courant d’air. « Pose tout ça là, me dit-elle. » En m’avançant, je vis Adèle, debout, qui, majestueusement, tranchait un ananas. Autour de la table, j’aperçus Alain, Albert, Alphonse, Adeline, Angèle, Aurore, ainsi qu’une avocette élégante que je connaissais de vue. Je reconnus mon acolyte, Abracadabra, ainsi qu’Ali Baba, qui était venu seul, Astérix, seul lui aussi devant une assiette pleine de restes de sanglier, Assurancetourix, bâillonné en haut du sapin, et beaucoup d’anonymes. Certes j’avais bien là des amis et des amoureuses, mais Noël est une fête de famille, à la Saint-Sylvestre, c’est différent. Un ange passa soudain, qui me cria : « Hé, Bricabrac, tu t’es trompé de porte, c’est celle d’à côté ! »
À nouveau dans le noir, je toquai à la porte de gauche, d’où s’échappait un air de zeibekiko. On ne m’entendit pas. Je poussai la porte. La fête était à son zénith. Zorba dansait autour d’une flûte de champagne, qu’il essayait acrobatiquement d’attraper avec les lèvres. Zorro, tout vêtu de noir, faisait tournoyer au bout de son épée un zeste de Zitrone qu’il avait piqué dans une assiette de zakouski. « Ça va les z’enfants ? » , hurlait Zavatta, mais ceux-ci couraient en tous sens en zigzaguant entre les chaises. Il y avait aussi quelques zigotos, et des p’tits zoiseaux qui voletaient tout autour de la pièce en zinzinulant. « Tu as pris la mauvaise direction, Bricabrac » , ainsi parla Zarathoustra, qui me zieutait, assis à l’écart comme un vieux sage, et avait remarqué mon état de confusion.
Cette fois, parce qu’il se faisait vraiment tard et pour ne pas lasser les lecteurs, je ne fis pas l’erreur d’aller sonner à la porte un peu plus à gauche, derrière laquelle des yachtmen yankees venus de New York fêtaient Christmas en compagnie de yogis, autour d’une table chargée de yaourts, mais je repartis dans l’autre sens.
Je tambourinai doucement contre la porte sur un air de bossa nova et entrai. Le bal avait commencé. Je fis la bise à Bernadette, ma bru, qui valsait dans les bras de Bruno. Une bergeronnette un peu grise sautillait en rythme. « Nous n’attendions plus que toi » , dit Babette en me donnant un baiser. Toute la famille était réunie. Les bébés, que le bastringue ne dérangeait pas, dormaient dans leurs berceaux dans une chambre mitoyenne, sous l’œil attendri de Brigitte Bardot, qu’on avait engagée comme baby-sitter. Je fus heureux de voir que les bonobos, qui sont nos cousins éloignés, avaient pu venir. Et même Babar, qui avait quitté son royaume pour passer Noël en famille ! « Au fait, Babar, tu n’es pas venu avec Céleste, elle n’est pas là ? » Il me regarda avec étonnement. « Oh, Bric’, ne me dis pas que tu n’as rien compris à cette histoire ! »
L’empereur bien-aimé Alexandre premier,
Fatigué, accablé par la déconfiture,
Cherchant le réconfort auprès de la nature,
S’assoupit au jardin à l’ombre du figuier.
Dans un demi-sommeil, il entendit sonner
Midi. Des hémistiches du jour la césure
N’interrompit qu’à peine un rêve de luxure.
Il compta cependant, machinal, douze pieds,
Satisfait de l’ouvrage, heureux, se rendormit.
C’est alors qu’un serpent à sonnets le mordit
Dans le gras du mollet, injectant son venin,
Sa versification, sa diérèse et ses rimes,
Ses quatrains délicieux et ses tercets sublimes,
Faisant un mirliton du pauvre Alexandre Un.
Nous nous étions attablés à une terrasse panoramique au pied des pistes de Schilthorn. Le silence étincelait, juste troublé par le cliquètement des remontées mécaniques et le battement des perches du tire-fesses. Dans le soleil cachottier, un minuscule triangle du lac de Thun, au loin, lançait des signaux en morse. Le Mönch et l’Eiger lorgnaient la Jungfrau, qui jouait à mettre et défaire une écharpe de nuages, et moi, je regardais Cécile, qui est aussi, d’une autre manière, une Jungfrau, mais qui pour l’heure boudait de façon assommante. J’avais commandé du fendant, qu’on me servit dans un verre embué, tandis que Cécile, maussade, buvait un chocolat fumant, enserrant la tasse brûlante entre ses mains gantées de mitaines, les phalanges rougies par le froid. Je rêvais à la dérobée qu’elle fît du patin à glace sur mon dos avec les lunules de ses ongles, mais le moment paraissait mal choisi.
La journée avait pourtant bien commencé. Nous étions arrivés en haut des pistes en même temps qu’un rayon de soleil qui s’était faufilé entre les montagnes, et nous avions passé la matinée à dévaler la piste bleue, slalomant avec élégance entre les enfants qui faisaient de la luge, les moniteurs en combinaison rouge encadrant des groupes de débutants, les lièvres variables en raquettes, et les chamois qui traversaient la piste sans regarder, poursuivis par des loups. Au-dessus tournoyaient des aigles, les mélèzes et les sapins blancs secouaient leur neige sur nos bonnets. Pendant que nous piétinions en bas du remonte-pente entre deux descentes, je ne pouvais détacher mes yeux de Cécile, du frimas dans le col de fourrure de son anorak bleu ciel et des flocons accrochés à ses cils, pâles comme le soleil d’hiver. À un moment, un vent froid déboula tout schuss. Je toussai. « Est-ce que tu veux une valda ? » , me demanda-t-elle en me tendant la boîte. Ses yeux étaient de la même couleur, et je sentis mon cœur fondre dans ma bouche.
Mais vers midi, sans qu’aucun nuage n’eût obscurci le ciel, sans aucun signe annonciateur du côté des sommets majestueux, l’ambiance s’était brutalement gâtée. Elle voulut que nous mettions fin immédiatement à toute activité de glisse, du moins c’est ce que je compris sur le moment. Nous allâmes nous asseoir à une table, laissant en silence se former à nos pieds une flaque de neige fondue et de tristesse morne. Pour toute conversation, elle soufflait sur une mèche de ses cheveux blonds qui s’échappait de son bonnet couleur framboise, provoquant une risée minuscule à la surface du chocolat et des turbulences dans le fumet du cacao. J’essayai de la dérider. « Dis donc, les cantonniers vont avoir du travail pour enlever toute cette neige des alpages avant la transhumance. Et c’est bientôt, tu as vu toutes les vaches et les moutons qui font la queue pour acheter leur forfait pour l’estivage ? » , mais elle ne sourit pas, seul un bouquetin, qui buvait de l’eau-de-vie de gentiane à la table d’à côté, faillit s’étrangler de rire. Il n’y avait vraiment pas de quoi.
Je me concentrai, pour me désennuyer, sur une poussière que j’avais dans l’œil et qui le faisait larmoyer et rosir comme une saxifrage, quand, enfin, elle dit quelque chose, me faisant sursauter comme au passage d’une bosse : « Écoute, j’en ai assez de la piste bleue, c’est naze, c’est pour les gosses. Toi, tu es sot, poudré de neige comme un gâteau de sucre glace. Pourtant, tu me plais… et c’est toi que j’ai choisi. Tu sais ce que nous allons faire cet après-midi ? Nous allons faire la piste noire, cela fait si longtemps que j’y pense. » Une fois, j’avais essayé la piste rouge, avec une autre fille, et cela n’avait été qu’à moitié réussi. Mais la noire ! Je me levai et commençai à me diriger vers le télésiège. Elle m’attrapa par le bras. « Tu es fou, pas suspendus en l’air comme des rapaces ! » Nous sommes allés dans le chalet qu’elle occupait, avec vue magnifique sur la Jungfrau. Elle avait retrouvé toute sa bonne humeur. L’avalanche de baisers qui nous surprit dès que nous eûmes franchi la porte de sa chambre ne nous fit pas rebrousser chemin. Nous étions depuis un moment déjà sur la piste noire quand il nous sembla traverser un nuage d’une blancheur éblouissante, une merveilleuse boule de neige qui explosa jusqu’au bout de nos doigts et nos orteils. « Tu vois, me dit Cécile un peu plus tard, c’est un jeu d’enfant. » Moi, je gardais les yeux fermés sur des cristaux de neige joyeuse. Ah, que ne vienne jamais le chasse-neige !
À cause du décalage horaire, j’avais dû mettre le réveil. Je ne voulais pas rater la finale du 100 mètres. Je descendis sans bruit l’escalier et regardai par la fenêtre en bâillant. Le jour était dans les starting-blocks. La cendrée de la voie lactée avait pâli. Le vent sautait avec force les haies et les ombres des arbres. Perchés sur les fils électriques, les étourneaux s’étaient rassemblés pour commenter bruyamment la course et rédiger leurs papiers pour L’Équipe, d’une plume irisée. Il y avait du record dans l’air.
J’allumai la télévision. Les sprinters, concentrés, saluaient la foule chacun leur tour, tandis qu’au-dessus du stade, le soleil traversait l’ovale du ciel comme le jet d’un discobole. Au coup de pistolet du starter, les moineaux friquets et les pom-pom girls s’envolèrent comme des confettis et les coureurs s’élancèrent. Je m’attardai un moment, le temps de voir qu’il n’y avait pas eu faux départ, puis je pris le couloir numéro 8, et, me rabattant à la corde, j’arrivai à la cuisine, où je me fis un café.
Un rayon de soleil entra et s’ébouriffa comme un pinson sur le carrelage. Je sortis dans le jardin. Un rouge-gorge familier jouait à la marelle avec les taches mouvantes du soleil sous le pommier. Des mésanges pelucheuses rebondissaient dans l’herbe comme des balles de tennis. C’est à ce moment que le printemps arriva, faisant crisser les pneus de sa camionnette sur le gravier de l’allée, et commença de décharger des plants de jacinthes, crocus, jonquilles et tulipes, pour remplacer les perce-neiges, qui venaient de déclarer forfait.
Une barrière dont la peinture s’écaille clôt le jardin. De l’autre côté de la route s’étend une prairie où nichent des cailles des blés. Plus loin, les geais cageolent et tracent des éclairs bleus à la lisière de la forêt. J’entendis un coucou chanter dans un massif de chênes et rentrai dans la maison. Des biches et des faons s’étaient installés dans les gradins du papier peint de la salle à manger, qui se trouve juste à l’orée du salon. Sur le buffet en chêne massif, le coucou lança son cri d’appel. L’heure tournait, comme un coureur de demi-fond autour du stade.
Ma femme m’avait fait promettre de la réveiller pour l’arrivée de la course. En traversant le salon plein de clameurs, je jetai un coup d’œil au poste. Les coureurs faisaient des foulées formidables, plus longues que le canapé sur lequel je me gave de sport. À ce train, ils ne tarderaient plus. Je grimpai l’escalier et entrai dans la chambre. J’admirai ses cheveux, bouclés comme les anneaux olympiques. Entre deux tentatives au saut à la perche, un carreau de soleil se reposait sur sa joue adorable.
Je m’allongeai près d’elle pour la cajoler, et après quelques massages et étirements en guise d’échauffement, nous quittâmes nos survêtements et pénétrâmes sur la piste. À la fenêtre, une branche de cerisier fit la ola, et le merle noir siffla. Sans nous vanter, ce que nous accomplîmes ce matin-là entrera certainement dans les dix meilleures performances de l’année. Je crois même que… mais attendons le ralenti pour être sûrs, nous aurons l’occasion d’y revenir à la conférence de presse.
Et les coureurs dans tout ça ? Nous prîmes une douche rapide, enfilâmes nos peignoirs au vestiaire et dévalâmes l’escalier à petites foulées. Eh bien, ils approchaient. Si l’on se fiait aux temps intermédiaires, le record du monde était à portée. Il allait falloir fêter ça. Je descendis à la cave chercher une bouteille de vieux marc que je gardais pour l’occasion, et sortis deux petits verres à liqueur du buffet. Puis nous nous installâmes confortablement pour regarder l’arrivée, mais à l’instant précis où nous nous assîmes, le speaker cria : « Record du monde ! 9 secondes 57 ! » Déjà ? Je n’avais pas vu passer le temps !
VALENTIN
C’est pour les filles que je suis devenu pompier. Il paraît qu’on a la cote, et que l’uniforme, avec le passepoil sur la couture du pantalon et le liseré rouge sur la poitrine, les fait grimper à la grande échelle. Je ne sais pas. Quand la brigade part en intervention, et tandis que j’enfile en hâte, dans le fourgon-pompe, les bottes, les gants, la cagoule, le casque, je regarde les passantes par les vitres. Elles font leurs courses sur les trottoirs ou prennent un café aux terrasses, deux par deux, en riant, indifférentes à la sirène que Ken, qui conduit le camion, actionne pour foncer à travers les embouteillages. Je n’ai pas l’impression que nous avançons, mais plutôt que c’est la ville qui s’en va à reculons.