Copyright © 2021 Marie GUFFLET

Couverture et mise en page : Djeems GUFFLET

Correction Virgulenn

Crédit photo : AdobeStock

Tous droits réservés

ISBN : 978-2-3222197-5-9

DU MÊME AUTEUR

Au milieu de l’échec, j’ai trouvé le sentier vers le bonheur

Secondes Chances

Fragile

libre

Jamais trop tard

Le Messager, le livre des secrets

Une vie pour aimer

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***

« Et si le désert était le chemin pour briser la solitude ? »

Marie Gufflet

Sommaire

Bérénice Flocon se tenait dans un désert, face à une montagne. Oui, parfaitement.

Tout chez elle n’était que désert et montagne.

Désert de solitude. Montagne de peurs.

Désert sentimental. Montagne de doutes.

Désert émotionnel. Montagne de néant.

Désert créatif. Montagne d’ennui.

Bérénice côtoyait la routine et sa propre personne à longueur de temps, non pas que ça la dérangeait d’être seule, elle avait ses livres pour réconfort. Après tout, il était préférable de ne pas être en couple que d’être engluée dans un mariage sans amour.

Mais ce qui lui manquait le plus, c’était la présence de ses parents.

Sa mère, bien qu’elle ne l’ait jamais connue – morte quand elle était encore bébé – lui manquait chaque jour, enfin, l’idée d’avoir une mère. Quant à son père, même si ce dernier n’était pas bavard, elle avait trouvé en lui un roc sur lequel elle avait pu s’appuyer. Hélas, la maladie l’avait frappé et il s’en était allé à ses dix-sept ans.

Depuis, Bérénice avait erré avec sa peine, d’abord chez M. Poirier, ce cher Olivier, un ami de son père, avant de s’installer pour de bon dans la vieille demeure de son enfance, dont l’extérieur tombait en décrépitude.

Le jardin était intact, entretenu avec soin par Bérénice. Là, au milieu des plantes grimpantes, des fleurs colorées et des arbres touffus, la trentenaire puisait ses forces.

Son seul ami était Olivier, bien sûr, qui était devenu son unique famille et son plus grand repère. Il l’avait élevée tant bien que mal, avait tenté de lui inculquer les valeurs de la vie et de l’amour, mais rien n’avait pu combler tous les trous dans le cœur de la jeune femme. Des percées laissées par l’absence douloureuse de ses parents, des peurs devenues une seconde nature, tel un vêtement de tous les jours, l’ont enfermée en elle-même. Bérénice ne considérait d’ailleurs pas la peur comme son ennemi, mais plutôt tel un abri sûr pour l’épargner davantage de la souffrance. Ainsi, pour éviter de mourir jeune d’une crise cardiaque comme son père, elle courait trois fois par semaine. Elle ne possédait ni téléphone portable, ni micro-ondes, ni même Internet. Pour ne pas mourir d’un accident de voiture, elle préférait utiliser ses jambes. Elle prenait le bus pour faire ses courses ou pour éviter la pluie. Elle adorait les longues balades à pied jusqu’à son travail, une façon d’entretenir son corps et sa santé. Pour ne pas se faire cambrioler, elle fermait toujours sa maison à double tour. Bérénice cultivait des légumes dans son potager qu’elle cuisinait avec joie, pétrissait son pain tous les soirs pour le lendemain matin et ne grignotait jamais. Surtout pas de sucre… un poison pour la santé !

Grâce à Olivier, elle travaillait à la bibliothèque d’Hôm, son village natal. La bibliothèque tenait lieu de rencontres pour les amoureux des lettres ou encore pour les étudiants du village. L’endroit, bien que vétuste, était empreint de charme, avec son imposante cheminée, sa hauteur sous plafond, ses étagères en bois massif. Il avait conservé ce quelque chose d’authentique au fil des années. Bérénice avait suggéré de placer des fauteuils – chinés au marché aux puces – près de l’âtre, qui ajoutaient une touche chaleureuse à ce coin de lecture.

Là, au milieu des livres et des pages jaunies par le temps, Bérénice travaillait, étiquetait, rangeait, archivait, mais surtout, elle voyageait. Au cœur de cette jungle d’histoires, elle se transformait en reine, devenait esclave, côtoyait des pirates, faisait naufrage sur une île terrifiante, bravait le froid polaire pour sauver un orphelin. Comment pouvait-elle aimer son quotidien si morne quand elle avait le loisir de s’évader dans des lieux si extraordinaires ?

D’après son père, Bérénice tenait la passion des livres de sa mère. Comme elle, elle dévorait les pages jusqu’à oublier de dormir. De son père, elle avait hérité son côté taciturne et introverti. Elle ne parvenait pas à se lier aux autres. Communiquer était un vrai défi, un peu comme Sara dans le livre La Bibliothèque des cœurs cabossés1 – un de ses préférés d’ailleurs. Bérénice trouvait les gens faux ou mauvais. Pas tous, mais rares étaient les personnes qui ne la jugeaient pas d’un simple regard. C’est qu’elle s’habillait encore avec les vêtements de sa mère, conservés avec mille précautions. Elle arborait ce look vintage des années chic. Pour Bérénice, rien n’était plus gracieux qu’une jupe taille haute, qu’une robe à boutons devant ou encore l’intemporel haut à pois blancs. Elle ne lissait pas ses boucles noir corbeau, mais ornait sa coiffure d’un nœud ou d’un serre-tête, comme le faisait sa mère, du moins d’après les nombreuses photos. Bérénice aurait tant aimé avoir le même peigne à cheveux que portait souvent celle-ci, mais elle n’avait jamais réussi à en trouver un semblable.

En se coiffant presque à l’identique, elle avait le sentiment de la connaître un peu et de lui ressembler, hormis que cette dernière avait les yeux bleu turquoise, tandis qu’elle les avait bruns. Elle avait hérité de sa mère sa grande taille – un mètre soixante-dix – et son teint méditerranéen. Pour ce qui était du caractère, d’après Olivier, elle était la copie conforme de son père.

Bérénice faisait partie de cette minorité de gens sans réseaux sociaux. Elle écrivait des petits mots à Olivier plutôt que de lui envoyer des SMS, mais le vieil homme avait, lui, adopté la technologie des jeunes, à son grand dam.

Bérénice aimait les choses simples de la vie : admirer les étoiles dans un ciel noir, tenir une tasse fumante de café dans ses mains gelées, lire à la lueur de la cheminée, lovée sous des couches de couvertures. Elle aimait l’hiver, la neige, sans doute à cause de son nom de famille, Flocon, et des fêtes de Noël, et ce, malgré la perte des êtres chers. Noël revêtait toujours un peu d’espoir.

Sa mère avait eu l’idée de lui donner un prénom très littéraire et peu ordinaire, ce qui avait souvent intrigué ou repoussé les gens. Surtout les hommes. Des hommes, elle n’en avait connu que deux et aimé aucun. Le premier était un crétin fini de la faculté où elle avait étudié, qui lui avait fait miroiter monts et merveilles pour n’avoir que son corps. Le second – il y a quatre ans de cela – avait emménagé chez elle. Au début, ce qu’elle avait pris pour de l’amour s’était mué en une indifférence sans précédent. Johan s’était montré plus intéressé par un toit au-dessus de sa tête que par Bérénice elle-même. Elle s’en était rendu compte au fur et à mesure lorsque Monsieur avait enchaîné les beuveries, mettant les pieds sous la table le soir et dormant à pas d’heure la journée.

Très vite, elle s’était rendue à l’évidence et avait mis son pas-vraiment-copain à la porte.

Désormais, elle n’était amoureuse que de ses héros. De Jules, qui était amoureux de sa meilleure amie Évangéline dans ce roman qu’elle aimait tant Secondes Chances2 ; du professeur de littérature amoureux de son élève Camille dans Jamais trop tard2, mais qui par amour, attendait qu’elle mûrisse pour vivre leur histoire. Oui, les hommes dans les livres paraissaient nettement plus intéressants.

Ce matin-là, le soleil se levait timidement sur le village en ce mois de novembre. Hôm, édifié sur une colline, semblait sortir tout doucement de sa torpeur matinale.

Ici tout le monde connaissait tout le monde, ou presque. Pourtant, peu de gens parvenaient à percer à jour « la mystérieuse femme », comme ils aimaient l’appeler.

Bérénice se trouvait dans son grenier poussiéreux, elle désirait faire un brin de ménage, mais n’y arrivait pas. Il était bien trop douloureux de se débarrasser de son passé. Alors qu’elle se mettait en quête d’un livre appartenant à sa mère, elle était loin de se douter qu’elle tomberait sur un carnet vert sapin. Un carnet qui bousculerait le cours de son existence.


1 Roman de Katarina Bivald

2 Romans de Marie Gufflet

Bérénice se passionnait pour la couleur verte. Lorsqu’elle avait eu quinze ans, son père l’avait emmenée acheter une robe pour son anniversaire. Elle s’était tenue avec prudence parmi la mer de vêtements, les yeux absorbés par l’océan de tissus, sans savoir par où commencer. Son père n’était d’aucun recours puisque, lui aussi, intimidé par les gens autour, était resté en retrait, parfaitement immobile, si bien qu’on aurait pu le prendre pour un mannequin. Au bout d’un certain nombre de minutes – Bérénice tenant le compte : dix minutes et trente secondes pour être précise – une dame aux cheveux courts s’était présentée à elle avec un immense sourire collé sur son charmant visage. Après lui avoir demandé son souhait, la vendeuse était revenue avec un tas de froufrous sur le bras.

De toutes les teintes qui lui furent présentées, Bérénice avait instinctivement choisi quelque chose de vert. Plus précisément du vert sapin. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi à son père, mais cela lui rappelait les arbres de la forêt, les feuilles envahissantes de leur jardin ou encore la jungle luxuriante qu’elle avait vue dans les livres.

Le vert avait toujours été une extension d’elle-même, si bien qu’elle regrettait de ne pas avoir les yeux de cette couleur ; elle les avait d’un marron insipide.

Ce matin, alors que Bérénice se tenait debout dans le grenier, les pieds parés de ses chaussettes vertes – évidemment ! – elle pensa à cette nuance lorsque ses yeux rencontrèrent un recueil vert sapin.

Une fois de plus, sa mémoire prolifique se mit en branle. La jeune femme se souvint avec exactitude de tous les Noëls passés avec son père. Ils partageaient cette étrange coutume : se vêtir de cette teinte-là pour le réveillon. Ils ne faisaient pas grand-chose de divertissant, son père n’étant pas le genre d’homme jovial et expansif, se montrant plutôt renfermé et pensif. Dans le silence absolu, ils cuisinaient des sablés en forme d’étoile, de sapin de Noël, de bonhomme de neige. Ils se mettaient à table devant l’âtre et soupaient à 19 heures précises. Puis ils se blottissaient chacun de leur côté dans le canapé en cuir, tous deux recouverts d’une épaisse couverture pour lire. Lui dévorait des magazines d’architecture ou des documents historiques. Elle traversait les pages, du moins en avait-elle l’impression, pour voler sur les ailes des mots. Car oui, pour Bérénice, les verbes et les adjectifs avaient le pouvoir de faire voyager leur lecteur vers un ailleurs. Vers minuit tapant, l’horloge murale entonnait ses douze coups, l’heure pour Bérénice d’offrir son cadeau à son père. C’était toujours un objet fait main ou des fleurs du jardin, une lettre ou un dessin. Il ne savait jamais quoi lui offrir. Il échouait lamentablement chaque année, ne sachant jamais quelle était sa taille, sa pointure, ni même quel genre de roman elle préférait. Non pas par manque d’attention, mais plutôt par maladresse et un peu de gaucherie. Aussi, dès qu’elle avait eu treize ans, Bérénice lui avait proposé de l’accompagner au supermarché du coin pour choisir elle-même son présent. Ainsi, à tous les réveillons, à minuit, ils ouvraient leur cadeau respectif, bien que la jeune demoiselle sût ce qui l’attendait en réalité.

Tous ces souvenirs étaient à la fois douloureux et délectables pour Bérénice, surtout à un mois de sa fête favorite, Noël. La jeune femme avança vers le carton de livres et tendit la main vers l’ouvrage à la couverture vert sapin. Comment avait-elle pu passer à côté de celui-là ? Elle montait souvent dans le grenier quand l’envie lui prenait de renouer avec son passé. Ici, elle avait empilé les affaires de son père à son décès, les piles de romans de sa mère et les bimbeloteries de son enfance. Mais jamais, ô grand jamais, elle n’avait vu celui-là. Bérénice prit le recueil et caressa sa couverture lisse avec une envie irrépressible de se blottir auprès de la cheminée, avec une tasse de chocolat chaud, pour y lire le contenu. Comme elle était patiente, elle descendit les marches de l’escalier en bois, le trésor serré contre sa poitrine.

Elle alluma le plafonnier de la cuisine qui d’abord refusa de fonctionner, puis la sombre pièce s’illumina comme par magie. Bérénice déposa le carnet sur la paillasse noire, prit une tablette de chocolat noir dont elle cassa quelques morceaux dans une casserole. Elle arrosa le tout avec du lait d’amande et un soupçon de lait de coco. La chaleur du feu fit fondre le chocolat, et déjà une odeur gourmande se répandit dans toute la maison. Parfois, il suffisait qu’un parfum agréable se diffuse dans la pièce pour que Bérénice se sente revivre. Lorsque le mélange se mit à bouillir, elle remua encore et encore la mixture jusqu’à obtenir un précieux liquide noirâtre. Avec précaution, elle versa le tout dans sa tasse préférée, un mug d’antan appartenant à sa mère. Bérénice s’arrêta à l’entrée du salon, le breuvage dans une main, le carnet dans l’autre afin de discerner quel serait l’endroit propice pour sa découverte matinale.

Ses yeux balayèrent la pièce, du canapé élimé par le temps dont elle n’arrivait pourtant à se séparer, à son fauteuil blanc recouvert d’un plaid doux comme une plume. Déjà, elle avait fait son choix. Décidée, Bérénice s’avança vers le siège qui l’accueillit avec son coussin moelleux. Elle cala son dos, posa ses pieds sur le repose-pieds et jeta un regard vers son jardin verdoyant. Le ciel d’un bleu azur côtoyait au loin la cime des montagnes recouvertes de blanc, comme si on les avait saupoudrées de farine. Elle se sentait bien, ni heureuse ni malheureuse, juste reconnaissante d’être là parmi ses livres qui croulaient sur les étagères environnantes. Pourtant, pour une raison jusque-là inconnue, elle avait l’intuition que son avenir allait basculer avec cet ouvrage-là.

Après avoir poussé un long soupir, Bérénice ouvrit le livre qui se révéla être un carnet, plus précisément un journal de bord, appartenant à un certain L.C.

Elle détailla le journal – en très bon état – sous toutes ses coutures. Il possédait une légère odeur de confiture, à moins que son nez ne lui joue des tours. Bérénice but une gorgée de son breuvage pour se donner du courage et lut les premiers mots rédigés dans une écriture qu’elle jugea maladroite.

De L.C pour Bérénice

Chère Bérénice, ce carnet et les histoires « Les Aventures de L.C » te sont tous destinés. Je te les dédie, car tu as, en partie, sauvé ma vie durant mes journées les plus sombres lorsque j’étais plus jeune.

Puisses-tu à ton tour te rendre dans le Pays imaginaire et découvrir l’infinie bonté de Dieu.

Amicalement,

11 janvier 2018,

Enfant, j’adorais ce village, Hôm, perdu au milieu de la forêt, entouré d’un côté par les montagnes et de l’autre côté par la mer. Jamais je n’aurais imaginé vivre ailleurs, c’était mon univers à moi, mon coin de paradis ; le plus important surtout, mes amis étaient là et l’amour de ma vie (j’étais fasciné par une fille, de cinq ans mon aînée, oui, je sais que j’étais jeune pour parler d’amour comme le marmonne ma mère, mais je suis convaincu que c’est elle). J’ignorais son prénom. Elle avait des cheveux semblables à des ressorts et j’aurais volontiers tiré dessus pour vérifier leur souplesse, mais je n’ai jamais eu l’occasion de le faire. J’avais onze ans, j’étais aussi téméraire et bavard qu’elle était sage et renfrognée. Je me souviens qu’elle parlait très peu, juste le nécessaire. J’aimais la regarder savourer son chocolat chaud, attablée avec son père. Elle en commandait à chaque fois. C’est d’ailleurs pour cette raison que je suppliais ma mère de venir à La Mie de pain tous les mercredis après-midi. Rien que pour la voir. Ses gestes étaient délicats, mais elle paraissait plus forte qu’elle n’en avait l’air. Je n’osais l’approcher, elle m’intimidait.

Je n’ai jamais pu lui parler (de toute manière, je ne suis pas certain qu’elle avait conscience de mon existence), ni même lui dire au revoir lorsque j’ai dû déménager en urgence à Paris. La nouvelle fut un choc pour ma famille, surtout pour moi. Je veux dire, je ne méritais pas cela, je venais non seulement d’avoir onze ans et, en plus, je venais d’apprendre le prénom de ma belle : Bérénice. Et voilà qu’on m’enlevait l’opportunité de la connaître et plus tard de l’aimer. Alors, j’ai eu l’idée d’inventer Les Aventures de L.C, (d’abord dans ma tête), pour me donner du courage jusqu’à ce que je revoie Bérénice.

Ci-joint les fameuses aventures.

***

Les aventures de L.C

1- Au commencement

Tout a débuté par un matin ensoleillé, une de ces journées parfaites pour aller à la mer ou courir avec ses frères dans le jardin. Le ciel n’abritait aucun nuage et c’était les vacances d’été.

Moi, L.C j’étais avec Axel, l’aîné de la fratrie, en train d’écouter mon petit frère Maxime occupé à jouer du piano. Bien que fasciné par la vitesse et les prouesses artistiques du cadet, je ne pensais qu’à une chose : m’asperger d’eau avec l’arrosoir et fabriquer une cabane.

Mais c’était un projet risqué, un projet auquel j’ai dû renoncer. Ma maman, qui est une très sage femme, mais dotée d’un sacré caractère, m’avait ordonné d’écrire dans un carnet – vert sapin – mes pensées.

Au début, j’ai rechigné. Écrire, moi ? Je ne suis pas une fille ! Mais, très rapidement, n’ayant rien d’autre à faire, je m’en suis donné à cœur joie.

Ma première lettre est celle-là.

Si vous pouviez la renifler, je peux vous assurer qu’elle a l’odeur de la confiture de framboises, ma favorite. Peut-être y verrez-vous d’ailleurs quelques éclaboussures par-ci, par-là. J’ai bien tenté de les effacer, mais c’est une sacrée corvée, tout cela sans abimer le papier.

***

Bérénice fut d’abord choquée de lire son prénom. Que faisait-elle dans ce journal ? Ce ne pouvait être qu’elle, non ? Il n’y avait pas d’autre Bérénice dans le village. Qui était ce garçon de l’époque, soi-disant amoureux d’elle ? Et surtout, comment ce recueil avait atterri là dans ses affaires personnelles ? Se pourrait-il que quelqu’un se soit introduit chez elle à son insu ? Cette pensée ne la rassura pas le moins du monde.

Sa poitrine se comprima à l’idée qu’un intrus ait pu fouler le sol de sa maison et voir son intimité. Elle se promit d’en glisser un mot à Olivier. En attendant, elle voulait en lire davantage pour découvrir le mystère qui planait sur ce L.C, mais son réveil sonna.

L’heure fatidique de se rendre à la bibliothèque retentissait, il était temps d’aller travailler et surtout de préparer La Cabane aux livres pour les fêtes de Noël, elle ne s’appelait pas Flocon pour rien, non ?

Bérénice arriva avec cinq minutes de retard à son travail, ce qui n’était et n’avait jamais été le cas jusqu’à présent. Un délai, un simple délai pouvait engendrer bien des tourments. Et des tourments, elle ne désirait pas s’en créer davantage. Si la population entière fonctionnait ainsi, le monde ne tournerait plus rond.

Dire qu’un simple carnet, un homme dénommé L.C. était responsable de ce méfait, ce qui la mit dans un état de nerfs sans précédent. Elle bouillonnait de colère, colère envers son manque de professionnalisme. Bérénice n’aimait pas perdre le contrôle, elle n’appréciait guère les imprévus et encore moins les surprises. Et les surprises, elle allait en recevoir une de taille ce matin-là !

Ce recueil vert sapin était à la fois un concentré de nouvelles et de souvenirs – du moins pour le narrateur – dont elle avait du mal à évaluer l’impact : positif ou négatif ? Malgré elle, Bérénice avait apporté l’objet avec elle, tel un trésor. Elle ne pouvait se résoudre à le jeter à la poubelle. Était-ce une sorte de message pour qu’elle aille à la recherche de ce L.C ?

Toujours était-il que Bérénice eut toutes les peines du monde à se concentrer, elle d’ordinaire si appliquée. Qui plus est, ce n’était pas le moment de baisser la garde, elle avait sous sa responsabilité une stagiaire. Ce cher Olivier n’avait rien trouvé d’autre que de lui imposer une jeune femme dans les parages, soi-disant pour « transmettre son savoir ». Soi-disant pour qu’elle soit moins seule et plus sociable, comme si elle avait besoin de ça ! Des amis, elle n’en voyait pas l’utilité, elle fréquentait des héros plus friands que la réalité, prêts à lui prêter main-forte en cas de besoin. Il serait difficile de détrôner Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas.

Bérénice travaillait comme bibliothécaire à La Cabane aux Livres depuis une dizaine d’années déjà. La bibliothèque avait été remise au goût du jour par Olivier et surtout par la jeune femme au fil des ans. À Hôm, cet endroit était sa seconde maison, son repère, son univers ; ici, elle ne se cachait pas, elle se trouvait parmi les étalages, elle se reflétait dans les pages des romans, surtout ceux qui paraissaient les plus étranges. Bérénice ne jugeait pas un livre à sa couverture – d’ailleurs certains éditeurs manquaient cruellement de créativité – elle donnait une chance aux romans les plus ordinaires.

En dépit de la jeunesse qui gravitait aux alentours, La Cabane aux Livres parvenait à exister. Elle était entourée d’une part d’un complexe sportif dernier cri et, d’autre part, d’un parc joliment décoré de fleurs et d’arbres verdoyants. Parfois, les curieux adolescents entraient pour découvrir la petite bibliothèque, ils parcouraient les rayonnages, feuilletaient quelques ouvrages, puis se décourageaient par l’épaisseur des romans. Mais il arrivait qu’un miracle opère. Au détour d’un recueil, un brave lycéen – ou une lycéenne – repartait avec un livre à emprunter, Bérénice ne pouvait pas être plus fière. Bien qu’elle n’affichait pas son bonheur au grand jour, en elle, une avalanche de joie se détachait de son cœur pour cavaler le long de son corps. Comme à chaque fois que le miracle arrivait, elle notait le nom des nouveaux – dans l’espoir d’en faire d’eux des fidèles – dans un carnet avec le titre des livres empruntés, histoire de mieux les conseiller la fois prochaine.

C’était son secret à elle, comment était-elle censée l’expliquer à cette stagiaire, cette dénommée Valentine ?

À part Olivier, il n’y avait qu’elle dans ces lieux. Égoïstement, elle n’aimait pas l’idée de devoir partager ce paradis terrestre avec une autre, surtout pas une inconnue. Une étrangère, c’était un peu comme un parasite dans un jardin, et Bérénice n’aimait pas les parasites.

Or, depuis que le vieil homme séjournait à l’hôpital, il s’était mis en tête de se faire remplacer. Elle voyait bien que la santé de son ami déclinait, aussi, elle l’avait rassuré, la bibliothèque était entre de bonnes mains. Mais, rien à faire, plus elle multipliait les visites à l’hôpital, plus le pauvre homme lui serinait le même discours « tu ne peux pas tout gérer seule ».

Voilà qu’aujourd’hui, Bérénice guettait l’arrivée de l’imprudente qui, pour des raisons dont elle ignorait tout, était en retard.

Comme elle avait apporté le carnet vert sapin, elle décida d’en lire quelques pages, juste une ou deux, le temps que sa stagiaire pointe le bout de son nez.

***

Les Aventures de L.C

1- Au commencement… (suite)

2004 (année vraiment pourrie comme une pomme pourrie)

Cher papa du ciel,

J’ai que onze ans. Pourquoi moi ? Pourquoi cette maladie ? Pourquoi je suis puni et obligé de regarder par la fenêtre les autres jouer dans le jardin ? J’aimerais être avec eux, j’aimerais manger des tonnes de bonbons au chocolat comme Axel et avoir mal au ventre le soir, même si je vomis.

Je n’aime pas cette vilaine maladie, elle m’oblige à rester souvent allongé et je vois maman pleurer en silence, elle croit que je dors. Je n’aime pas quand papa se sépare de moi. Je n’aime pas les prises de sang. Je n’aime pas l’odeur de l’hôpital. Je n’aime pas être perfusé. Je n’aime pas les infirmiers et même la jolie et gentille infirmière... elle, peut-être un peu…

Papa dit que je suis courageux, mais moi, je ne trouve pas. Je cache mes larmes, je veux être fort pour mes parents. Mais des fois, c’est dur, je n’arrive pas, des fois, je suis triste. Pourquoi cette vilaine maladie, Seigneur ?

Je ne suis qu’un petit garçon de onze ans, c’est pas JUSTE !!! Je te l’écris GROS comme ça tu comprends que je suis en colère !

Ma seconde missive est un peu plus élaborée, il faut dire que depuis, ma maman – toujours la même – m’a obligé à lire des livres. Elle répète sans cesse « Chéri, ce n’est pas parce que tu es malade que tu vas t’abrutir la cervelle devant la télévision ».

Décembre 2005

De l’hôpital à Paris

Cher Dieu,

C’est mon jour de chance, un papillon est entré par la fenêtre ce matin. Il s’est posé sur ma main. Bon, peut-être parce que ma main était pleine de confiture de framboises. Maman me rapporte à chaque fois un pot, le frigo dans ma chambre – j’en ai un, j’ai de la chance, hein ? – est plein à craquer.

Donc, je reviens à mes papillons – pour ne pas dire à mes moutons, maman dit toujours ça, j’ai jamais compris pourquoi – je désirais l’attraper, mais il s’est envolé. C’est trop nul ! À cet instant précis, j’aurais aimé avoir des pouvoirs magiques comme les super héros. T’imagines, Dieu, un pouvoir de geler le temps comme de la glace, je n’aurais plus qu’à marcher pour attraper les glaçons – c’est plus joli que des heures. Je ferais ce que je désire du temps ! Trop chouette !

Mes yeux fatigués sont fatigués éreintés à force de chercher le papillon, aussi je les ai fermés quelques minutes. Enfin, c’est ce que je croyais.

Tandis que je sombrais dans un sommeil profond, des insectes multicolores me conduisirent pour la première fois au Pays imaginaire, avec le fameux papillon, reconnaissable parmi les autres parce qu’il était tout de blanc vêtu.

Je semblais surpris. Que faisais-je ici ? Pourquoi n’étais-je pas à l’hôpital ? Où était ma maman ? Où était mon plateau-repas sans saveur ni goût ? Étais-je perdu ? Au ciel ? Non, je ne pouvais pas être déjà mort, je ne me sentais pas différent, toujours le même, si ce n’était l’énergie en plus.

Devant moi se dressait une énorme montagne avec un écriteau. Un écriteau gigantesque sur une montagne encore plus titanesque que l’écriteau. Sur ce panneau était écrit en lettres capitales : LE TEMPS.

« Ah, en voilà quelque chose d’intéressant », pensai-je en m’apprêtant à découvrir les lieux.

Après tout, je n’avais rien d’autre à faire. « Le TEMPS », répétai-je à plusieurs reprises tandis que mes pas me conduisaient vers la montagne escarpée, les yeux rivés sur l’écriteau.

J’avançai d’un pas pressé vers le sommet, louchant presque pour ne pas perdre de vue les lettres capitales, mais plus je progressais, plus le TEMPS paraissait s’éloigner de moi.

Impossible !

Je sentis la frustration me gagner, je n’aimais pas patienter, d’autant plus que j’étais né prématuré – d’après ma maman. Et, on le sait tous, les mamans ont toujours raison. Je soupirai, m’énervai, m’exaspérai, rouspétai contre ce fichu papillon blanc qui m’avait conduit je ne sais où.

Au bout d’un interminable quart d’heure, je tombai nez à nez avec un panneau flambant neuf et un message. Le message, suivi d’une flèche, s’illuminait telles des guirlandes de Noël sur le panneau tout pimpant.

Pressez-vous, la sortie se trouve au bout du chemin —>

Séduit, je me dis être sur bonne voie, il ne pouvait pas en être autrement. Aussi, je hâtai mes pas, entreprit une course folle contre le TEMPS – lequel, cela dit en passant, s’éloignait de plus en plus. Ce qui était fâcheux, car la nuit commençait à tomber, avalant avec elle la lumière.

Abattu, je fus contraint de ralentir. J’eus le sentiment d’être la tortue dans les Fables de la Fontaine racontées par ma mère. Déjà, j’entendais ses paroles marteler mon esprit « chéri, rien ne sert de courir, il faut partir à point ». Sauf que dans la fable, j’avais toujours eu ma préférence pour le lièvre.

Je trottinais mains devant moi, trop effrayé de tomber de la falaise.

Enfin, épuisé et à bout de nerfs, je m’assis contre la paroi du mur et pleurai de rage. Je lâchai prise. Une légère brise se fit sentir porteuse d’un murmure.

— Mon pauvre petit, que t’arrive-t-il ?

Je cherchai du regard qui me parlait.

Droite.

Gauche.

Rien.

En haut.

En bas.

Rien.

Devant moi.

Derrière moi.

Rien.

— « La sottise d’un homme cause son naufrage.3 »

— Je ne comprends pas les fables en général, maman a l’habitude de me les expliquer.

— Elle fait bien, une sage femme et vertueuse, ta mère !

— Vous la connaissez ?

— Eh comment ? répondit la voix qui ne se montrait toujours pas.

— Vous êtes qui ?

— Le TEMPS que tu t’évertues à attraper.

— Impossible.

— Je suis la sagesse qui a créé le temps et « a fondé la terre, c’est par l’intelligence qu’il a affermi les cieux »4.

Tu ne peux atteindre le sommet de cette montagne si tu cherches à courir après le TEMPS.

— Donc, je suis coincé ici ?

— Pas coincé, m’expliqua la voix, tu tournes en rond, mais si tu coopères avec moi, tu t’en sortiras.

— Je ne comprends pas, m’emportai-je, fatigué.

Je tapais du pied pour écarter un moustique venu se poser sur ma jambe.

— Si tu vas trop vite, tu causeras ton propre naufrage, tu sombreras hors de la falaise.

— Mais le panneau a dit…

— Oublie le panneau aux guirlandes lumineuses. Parfois le chemin le plus évident n’est pas forcément le meilleur.

— Je vois, murmurai-je, un tantinet déçu.

— Je vais te conduire à mon rythme, pas à pas, jusqu’au sommet de la montagne.

— Chouette ! J’ai hâte de rentrer. Ma mère va devenir folle si elle ne me voit pas dans mon lit d’hôpital. J’aurai mon compte pour encore une douzaine de romans et pas des faciles à lire. On y va ! déclarai-je, à présent revigoré, debout sur mes jambes.

— Minute, papillon ! Tu ne peux pas marcher dans cet état-là. D’abord, tu vas faire un petit somme !

Las, j’acceptai de fermer les yeux.

C’est ainsi que je sors du Pays imaginaire pour retourner dans ma chambre d’hôpital quelque part à Paris.

Lorsque je me réveille encore ensommeillé, je suis désorienté, ai-je rêvé ? Pourtant quand mes yeux croisent le papillon blanc posé avec délicatesse sur le rebord de ma fenêtre, je sais avec certitude que j’ai fait un voyage hors du commun.

***


3 Proverbes 19 : 3

4 Proverbes 3 : 19

Bérénice fut tant happée par le récit, car elle ne vit pas les minutes défiler. L.C était un petit garçon si touchant. Elle, qui d’ordinaire n’aimait pas trop les enfants, se trouvait attendrie, imaginant le garçon subir toutes ces hospitalisations. Elle en fut si troublée qu’elle oublia la stagiaire qui arriva avec vingt minutes de retard. Derrière la vitre, une longue silhouette avait pris forme. Un jeune homme affichait un grand sourire, si amical que même Bérénice sentit le masque de froideur – elle le revêtit aussitôt pour lui montrer son mécontentent – s’effriter. La porte s’ouvrit dans un grand fracas, le vent s’engouffrant à l’intérieur, puis elle se referma d’un coup sec. La clochette accrochée au-dessus tintinnabula.

— Bonjour, mademoiselle Flocon, je suis Valentin, ravi de faire enfin votre connaissance.

La stagiaire était en réalité un stagiaire.

Comment avait-elle pu se méprendre à ce point ? Le jeune homme lui tendit la joue pour lui faire la bise, mais Bérénice resta de marbre, elle ne savait que faire de cette effusion familière. D’ordinaire, elle n’aimait pas les contacts physiques. La faute à son père ; bien qu’elle n’ait jamais douté de son amour, il n’était pas du genre démonstratif. La seule personne qui parvenait à la prendre dans ses bras sans l’offusquer était Olivier.

— Désolé pour mon retard, euh... un rendez-vous qui s’est éternisé, bredouilla le stagiaire.

Le malheureux n’était en effet pas coiffé, pas rasé et débraillé, elle voyait parfaitement le genre de rendez-vous !

— Il ne faut plus que ça se reproduise, avertit Bérénice.

Sur ce conseil avisé, Bérénice tourna les talons, l’invitant à la suivre. Le sac à bandoulière du stagiaire glissa de son épaule et atterrit sur le sol, répandant ses affaires personnelles par terre.

Qu’allait-elle faire de ce maladroit ?

Bérénice attendit que Valentin ramasse son bazar sans prononcer un mot – comment autant de choses pouvaient-elles entrer dans ce sac ? – elle n’avait jamais été douée en conversation. L’homme se releva, toujours aussi souriant – c’en était presque irritant.

— En tout cas, je suis hyper excité par ce travail, ça me fera des sous pour payer mes études et voir autre chose que mes cours, cloîtré chez moi à Marples. J’ai pris une année sabbatique avant d’entamer ma dernière année, j’avais besoin d’un peu de répit.

— Suivez-moi.

Bérénice ne demanda même pas ce qu’il étudiait, à vrai dire, elle s’en moquait.

Elle ouvrit la marche, lui présenta le comptoir derrière lequel elle bipait les livres empruntés, répondait au téléphone et écrivait…

Où pourrait-elle bien le placer ? Sûrement pas à ses côtés.

Finalement, elle allait lui faire visiter les lieux.

— Je vais vous présenter nos divers univers. Tâchez de bien les enregistrer afin d’aiguiller au mieux nos lecteurs. Ici, vous avez la section « la boîte aux rires ».

— Original, s’exclama-t-il. C’est quoi comme genre de bouquins ?

— Ce ne sont pas des bouquins, marqua-t-elle avec des guillemets, mais des romans qui font du bien. Des romans à mi-chemin entre le feel good et le développement personnel, si vous préférez.

— Compris !

— De ce côté-là, vous avez « la boîte aux larmes », ce sont des romans dramatiques, un univers à la fois triste, mais qui nous apprend sur la vie et la condition humaine.

Got it ! C’est vous qui avez trouvé ces noms-là ?

— Oui.

— Wouah ! Époustouflant !

Qu’allait-elle faire de ce moulin à paroles ?

— Ce couloir-là, en retrait, contient « la boîte aux frissons », un espace dédié aux...

— Aux romans qui font peur, je présume.

— Oui, exact ! Mais aussi, des livres policiers, thrillers... Poursuivons.

Bérénice ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche pour répliquer autre chose, elle cavalait vite entre les rayons comme si elle voulait le semer.

— Là, près de la cheminée, à droite, il s’agit de « la boîte aux rêves », des livres dont les univers sont fantastiques ; et par là, il y a « la boîte d’amour », les romans d’amour. Venez, je vais vous montrer « le cabanon ».

Bérénice désigna une cabane en bois. Elle se baissa pour y montrer le petit espace réservé aux enfants, rempli de coussins multicolores.

— Magique ! Je suis fan ! Je sens que je vais me plaire ici. C’est mignon comme le dessin animé ?

Le sourire de l’homme s’élargit, si bien que Bérénice avait l’impression de se trouver nez à nez avec un gamin.

— Je ne vois pas le rapport.

De quoi parlait-il ?

— Le dessin animé pour enfants.

Bérénice se demanda si L.C avait vu ce dessin animé lors-qu’il était enfant ?

Le stagiaire se mit à quatre pattes pour examiner le cabanon, visiblement enchanté de cet espace-là.

— Ah, j’oubliais, la mezzanine est notre espace à nous, vous pourrez déposer votre sac là-bas. Le déjeuner a lieu en haut, ainsi nous pouvons avoir l’œil sur ce qui se passe ici-bas. C’est à peu près tout. Des questions ?

— Merci, oui, puis-je savoir où sont les toilettes ?

— Les toilettes sont au fond sur votre droite. Je vous laisse, je dois finir la décoration de Noël.

Bérénice était ébranlée. Tandis qu’elle accrochait les différentes guirlandes sur le sapin, son esprit voguait sans cesse entre L.C enfant et le L.C adulte qui désirait la revoir.

Elle se questionnait également sur le message qu’il avait voulu lui faire passer sur le temps. Car elle en était persuadée, s’il l’avait écrit dans le carnet, c’était pour elle. Était-elle toujours à courir après le temps ? Était-ce dû à sa façon de vouloir maîtriser les heures, comme lui ? Était-elle aussi en train de tourner en rond dans sa vie ? La phrase tourneboulait dans sa tête, si bien qu’elle essaya d’en démêler le sens au même titre que cette guirlande.

« Tu ne peux atteindre le sommet de cette montagne si tu cherches à courir après le TEMPS. »

Bérénice vit des flashs de sa propre vie défiler, tels les titres des livres de Martine : Bérénice et ses routines millimétrées au centimètre près ; Bérénice et sa solitude ; Bérénice qui contrôle le temps.

Sa montre au poignet sembla lui brûler le bras. Un regard vers son stagiaire la ramena à la réalité, elle avait une décoration digne de ce nom à mettre en place. Après tout, ce n’était pas Noël tous les jours !

Lorsque Bérénice eut fini de vérifier pour la quatrième fois que sa porte d’entrée était bien fermée, elle se laissa choir sur le banc près du portemanteau. Elle n’avait que trente-deux ans, mais elle se sentait épuisée, fatiguée d’avoir enduré des cris d’enfants – d’ordinaire, ils ne restaient pas bien longtemps à la bibliothèque. Bérénice se leva ensuite pour se laver les mains. Elle avait terminé sa journée à désinfecter le cabanon des mignons qui avait essuyé les extravagances des petits enfants – y compris Valentin. Il était 18 h 05, l’heure pour elle de se doucher. Dans quinze minutes précisément, elle devrait se préparer à manger et, à 19 heures, elle pourrait s’octroyer la récompense de lire quelques pages du carnet vert sapin pendant son dîner composé des légumes du jardin – enfin ceux qui résistaient au froid. Elle était tentée de cesser de courir après le temps, mais était-elle prête à lâcher prise ?

Dans la salle de bains, Bérénice ouvrit le robinet doré, laissa l’eau chaude remplir la baignoire à pattes de lion. Des volutes de vapeur s’élevèrent dans la pièce, la réchauffant peu à peu. Elle retira sa jupe taille haute, son chemisier blanc qu’elle plia soigneusement. Nue comme un ver, elle posa les pieds dans la baignoire, elle aspergea l’eau de sels de bain à la rose et plongea le reste de son corps dans cette eau parfumée. C’était un de ses moments favoris de la journée ; toutes les tensions retombaient, elle n’avait qu’à regarder les fleurs bleutées – peintes à la main par son père – sur le carrelage blanc pour se sentir revivre. Son père regorgeait d’idées aussi farfelues qu’ingénieuses. Au lieu de mettre une vasque, il avait fait poser un évier de ferme en pierre brute. Aux murs et sur les meubles environnants, des lambris en bois foncé donnaient à la salle d’eau un esprit authentique et chaleureux. Seuls quelques carreaux étaient posés au-dessus de la baignoire à pattes de lion et quelques fleurs bleues décoraient ce rectangle blanc.

Bérénice regarda l’horloge murale – elle en avait une dans chaque pièce – 18 h 15. Son souci majeur : ne pas perdre de temps, « le temps est précieux et ne revient jamais », lui répétait son père.

Devait-elle la décrocher du mur ? Cesser d’avoir les yeux rivés sur le temps, comme L.C ?

Elle était sur le point de le faire, puis se ravisa. Elle enfila la chemise de nuit en dentelles et un peignoir en éponge. Comme chaque soir, elle aimait sentir l’odeur boisée de la demeure. Elle avait de la chance, malgré sa vie désertique, elle possédait un toit au-dessus de sa tête – bel héritage familial.

C’est vrai, la maison était vieille, mais elle ne manquait pas de charme. Son père, un ancien architecte, avait réussi à allier matériaux authentiques et bois.

Bien que certaines pièces de la maison aient besoin d’un sérieux coup de peinture, Bérénice appréciait l’endroit. Elle se dirigea vers la cuisine, alluma le plafonnier – il ne se montra pas capricieux, cette fois – et admira le carrelage d’époque – 1900, d’après son père – sur lequel ses chaussons vert sapin détonnaient grandement. Elle ouvrit le frigidaire, s’empara d’une plaquette d’œufs, et d’après le menu – elle en faisait un chaque dimanche pour la semaine à venir – elle devait manger une omelette au saumon et persil frais du jardin. Avec rigueur, elle coupa les oignons, les fit revenir dans la poêle avec le poisson et les champignons frais avant de verser avec habileté la mixture jaunâtre. Bérénice s’accorda quelques minutes à peine pour admirer son jardin. Elle était toujours saisie d’admiration devant l’érable du Japon qui déployait sa chevelure flamboyante sous ses yeux ébahis. Au côté de son imposante stature, elle paraissait si petite. Bérénice regarda son feuillage, amoureuse de sa palette de couleurs si riches : son rouge pourpre et son orangé lumineux, aucun peintre ne pouvait égaler cela.