©2021. EDICO
Édition : JDH Éditions
77600 Bussy-Saint-Georges. France
Imprimé par BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne
Réalisation graphique couverture :© Cynthia Skorupa
ISBN : 978-2-38127-149-1
Dépôt légal : avril 2021
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À Pauline Bernier, ma mère
À Béatrix Delarue et à Lorraine Lapointe,
mes amies écrivaines
À Jean-Michel Blais, compositeur et pianiste
Famille Binocz
Madame Barbara Binocz : mère de Tadeusz Binocz.
Tadeusz et Sofia Binocz : parents de Julien Binocz.
Jakub et Florian Binocz : frères de Tadeusz Binocz.
Julien Binocz : notaire, mari de Neige Dénommé.
Christophe Binocz : fils de Neige Dénommé et de Julien, animateur culturel, vit à Gaspé, au Québec.
Philippe Binocz : fils de Neige Dénommé et de Julien.
Simone Binocz : fille de Neige Dénommé et de Julien, cinéaste, vit à Vancouver.
Famille Boisjoli
Blanche Boisjoli : Québécoise vivant en France, enseignante, pianiste.
Charles Boisjoli : cousin de Blanche Boisjoli.
Hubert Boisjoli : frère de Blanche, comédien.
Léon Boisjoli : frère de Blanche, médecin retraité.
Marthe Boisjoli : sœur de Blanche.
Thomas Boisjoli et Berthe Surprenant : parents de Blanche Boisjoli.
Famille Dénommé
Auguste et Eugénie Dénommé : parents adoptifs de Neige Dénommé.
Jérôme et Marie Dénommé : oncle et tante de Neige Dénommé.
Neige Dénommé : écrivaine et traductrice vivant au Québec, à Trois-Montagnes, dans les Laurentides.
Pierre Dénommé : frère de Neige Dénommé.
Rose Dénommé : sœur de Neige Dénommé.
Sœur Catherine de Sienne : sœur de la Congrégation de Notre-Dame, enseignante, cousine d’Auguste Dénommé.
Les autres
Madame Flaherty : maîtresse de poste.
James Fraser : fiancé de Blanche Boisjoli, pianiste de jazz, ayant vécu à Rivière-du-Loup et à Valcourt Valley, village-frontière Québec-Maine.
William Fraser : oncle de James Fraser.
Madame Le Songeur : fleuriste.
Maître Bolduc : notaire.
Madame Jubinville : secrétaire de Julien Binocz.
Bernard Lacasse : policier retraité, ami de James, futur voisin de Blanche.
Maire Pomerleau : maire de Valcourt Valley, côté Québec.
Fabrice et Berthe Samuel : nouveaux propriétaires de la maison de Blanche à La Chute de la Mariée.
Ce matin-là, Julien Binocz plie le journal qu’il vient de lire, de parcourir de long en large, de l’éditorial aux cotes de la Bourse et aux avis de décès. Rien n’échappe à l’œil du notaire qui préfère de loin le papier au numérique. Il consulte les courriels les plus pressants. Pour les autres, sa secrétaire y répondra, parfois aussi son épouse, Neige.
D’ici quelques minutes, Julien montera dans sa voiture, gagnera l’autoroute, direction Saint-Jérôme, à la limite entre les Basses et les Hautes-Laurentides.
De son côté, Neige troquera la robe de chambre pour un chemisier pourpre et une jupe ample noire. Elle veut être à son aise. Elle revêt souvent un vêtement de couleur contre le noir pour vitaminer sa journée. Cette année, l’hiver est interminable, même si le printemps est déjà inscrit au calendrier. Deux piles de documents l’attendent. À gauche, des textes à traduire forment une bonne pile, et à droite, une ébauche de roman est contenue dans un cahier.
À propos de cet hiver qui ne veut quitter, son mari lui répète souvent :
— Les fleurs dorment sous cette ouate blanche. Ne l’oublie pas, Neige.
Cette remarque la fait sourire à chaque fois qu’on lui rappelle qu’elle est née en pleine tempête. Elle lui réplique en silence par un clin d’œil et un léger haussement d’épaules.
« À quoi bon ? Il a toujours raison ! », pense-t-elle.
De fait, Julien contrôle si bien les situations que le fils aîné a quitté le foyer familial en plein délire psychotique. Il criait qu’il allait pourfendre les eaux de la rivière derrière la maison. Noyade. La puînée s’est exilée à Vancouver pour fuir ce père étouffant. Elle ne parle qu’une fois la semaine à sa mère sur Skype, moment où les deux femmes respirent enfin. Pour le cadet, il joue à l’animateur culturel en Gaspésie, photographie des orignaux dans la Matapédia et des oiseaux de mer sur la côte. Les affaires du père l’indiffèrent totalement. Les réconciliations se feront plus tard, si elles ont à se faire.
Quant à Neige, elle a trouvé remède à cette intrusion par le biais des livres à lire, à traduire et à écrire.
Revenons au présent. Julien ajuste fièrement sa cravate, ramasse son pardessus, son cartable, embrasse son épouse sur le front.
— Chéri, ramasse le courrier au village.
— D’accord. Je n’y manquerai pas.
L’intuition de Neige l’avise d’une surprise, d’un émoi comme s’il s’agissait d’un ancien amour croisé par hasard en sortant de la boulangerie. Elle relance son mari maintenant au bureau.
— Oui, oui, je passerai au bureau de poste, mais je suis dans un dossier complexe de succession. Je te laisse.
— À tantôt.
Julien raccroche, amusé tout de même par l’intuition soudaine de sa femme qui surgit comme une illumination.
Depuis le début de leur mariage, Julien et Neige tiennent chacun un carnet sur leur table de chevet respective. Neige note des images et des mots-clefs pour dénouer la mémoire. Julien écrit des choses à faire, des dossiers à traiter en priorité. Parfois, il arrache un feuillet pour dessiner une fleur qu’il tend à son épouse ravie. Elle abandonne momentanément sa lecture pour étreindre son mari. Mais au fil des années, les fleurs se sont fanées et le papier a jauni. Puis les enfants sont venus au monde, ont grandi, sont partis côté rivière, côté cour.
Neige surprend parfois Julien tenant d’une main la photo de famille des jours heureux et de l’autre un verre de whisky. Il pleure à chaudes larmes. Neige s’avance alors doucement. Elle prend la tête de Julien et l’appuie contre son ventre d’épouse et de mère. Elle lui murmure…
— L’amour, ça ne meurt jamais. C’est un bulbe qui tombe en dormance, mais qui se réveille et livre une fleur, grâce à un peu de chaleur.
Julien reprend son souffle à ce moment précis, embrasse la photo, pose le cadre sur son bureau avant de chuchoter sa gratitude.
— Merci d’être la femme de ma vie. Je ne te mérite pas.
Cet après-midi-là, Julien, curieux de savoir si le pressentiment de Neige était juste, part de son étude. Il referme les dossiers qu’il reprendra le lendemain, suggère à sa secrétaire de terminer plus tôt, si elle le souhaite. Les échéanciers, ça se repousse comme une page déchirée d’un agenda. Il se gare devant le bureau de poste, met un masque bleu, entre, se vaporise du gel pour stériliser ses mains, en bon citoyen respectueux des consignes sanitaires.
— Bonjour, Maître Binocz.
— Bonjour, Madame Flaherty. Juste des factures à payer, je suppose.
— Oui et non. Des factures, oui. Il y en a légion. Plus une lettre couleur lavande adressée à Madame Neige Dénommé, le nom de jeune fille de votre épouse.
La maîtresse de poste remet le courrier de sa main potelée, intriguée comme lui. Le notaire reprend la route. Il jette parfois un coup d’œil à cette enveloppe mauve qui pique sa curiosité. Il demeure confiant que Neige lui en partagera la lecture, du moins l’espère-t-il. Il n’aime pas demeurer face à l’inconnu. Julien, homme de rigueur et de savoir, apprécie la maîtrise des informations. Son expertise légale est reconnue jusqu’à Montréal, Trois-Rivières et Québec. On peut être notaire dans les Laurentides sans pour autant manquer d’envergure, de panache, comme si on exerçait « dans une grande ville ».
Quant à elle, Blanche commençait à se faire remarquer par son blog d’écriture. Son éditrice lui avait recommandé chaleureusement d’élargir ses horizons en fréquentant le monde virtuel et les réseaux sociaux. Des lecteurs potentiels finiraient par s’inté-resser tôt ou tard à elle. Mais Neige disait parfois à ses enfants qu’elle leur préparait un trousseau littéraire futur. Sa fille Simone lui avait envoyé une toile d’un artiste haïda : un aigle pêcheur tenant dans ses serres un saumon, animaux en noir et blanc sur fond rouge. Son fils Christophe lui avait donné une photo de mer : vagues grises, jet d’eau blanche tel le souffle d’une baleine sur un ciel bleu. La toile et la photographie ornent le mur faisant face à son bureau. Julien n’aurait jamais osé convoiter l’une ou l’autre de ces œuvres pour son étude.
Voilà que Julien entre, dépose la liasse de factures sur son bureau pour départager les fournisseurs de son étude de ceux de la maison, puis il se verse un verre d’eau.
— Rien de spécial, Julien, au bureau de poste ?
— Madame Flaherty te fait part de ses amitiés. Rien, en fait, si, ceci !
Neige enlève la lettre des mains de Julien, remonte ses lunettes à monture azur, place une mèche de cheveux derrière son oreille droite.
— Chéri, l’ouvre-lettre.
Julien tend l’accessoire comme s’il était un technicien dans une salle de chirurgie. Neige s’assoit, pressentant une certaine gravité dans ce courrier. Des lecteurs lui avaient déjà écrit.
Au recto, Neige Dénommé, le tout tracé en lettres cursives légèrement inclinées vers la droite. Au verso, il y est écrit : casier postal 530, La Chute de la Mariée, France.
Julien brûle d’impatience. Neige insère la pointe de l’ouvre-lettre. Elle dépose le courrier.
— Mon beau Julien, va nous préparer un kir. Je l’ouvrirai en ta présence.
Le mari se précipite à la cuisine, sort le vin blanc et du sirop de cassis, renverse une bouteille sur le comptoir.
— Merci. Habile à manier les tenants et les aboutissants d’articles de loi, mais trop gauche pour tenir une bouteille ou un archet, marmonne-t-il.
— Chéri, tu t’en sors bien ?
— Tout est sous contrôle, ou presque, maugrée-t-il.
Neige sait qu’elle devra passer derrière lui tout à l’heure. Elle le faisait à l’époque pour les enfants. Julien lui apporte les deux coupes dont le délicieux breuvage s’agence à la lettre.
— J’ouvre.
Neige glisse l’instrument, extirpe la lettre.
— Qu’est-ce que ça dit ?
Elle remonte à nouveau ses verres, déplie la feuille blanche sentant la lavande, hume le papier pour faire rager Julien.
— Tu le fais exprès, ma douce.
— Eau de linge vaporisée sur ce papier. Ça me rappelle notre voyage en Provence.
Neige lit d’abord pour elle-même, puis, les yeux humides, elle susurre…
« Je vous aimerai toujours. »
— C’est quoi cette histoire ?
Julien sort ses lunettes, passe sa main dans sa chevelure bouclée, le regard dubitatif.
— Eh ! Eh ! Du calme ! Aux dernières nouvelles, j’ai un seul amant, mon amoureux depuis 40 ans.
— Tu reçois du courrier de la France avec une déclaration-choc, comment veux-tu que je me sente ?
— Mon mari, respirons profondément. Cette écriture raffinée est celle d’un homme cultivé, voire maniéré, sinon une femme.
— Ça ne règle rien pour l’instant.
— Moi, ça m’intrigue, chéri. Je compte initier une correspondance avec l’inconnu-e. Je plongerai dans le mystère.
Neige range l’enveloppe dans le tiroir de sa table de travail. Elle agite un index de gauche à droite. Interdiction qui oscille. Prière de ne pas insister.
— D’accord, je te laisse mener ta barque seule, mais avoue tout de même…
— Chut, Julien ! Ne va pas gâcher la magie de cet instant par ta logique de notaire.
Julien sourit, s’avouant momentanément vaincu devant la perspicacité de sa femme. Ils se refont un kir.
— Tchin-tchin, ma douce. Au Québec.
— Tchin-tchin, chéri. À la France.
À la nuit tombée, Julien a soif d’explications, de réponses à ses pourquoi, à ses comment. L’imprévu et le doute ne lui vont pas bien, comme un veston trop court et un pantalon trop long. En homme de loi, tout est noir ou blanc. Les rares zones grises sont des notes de bas de page dans les documents légaux. Mais il sait pertinemment que les méandres de la rivière derrière la maison débordent de ses cadres, de ses schèmes mentaux, et qu’au printemps, tout dégèle et c’est le chaos. Des plaques de glace chorégraphient un itinéraire. La nature dehors, la nature humaine tout court, rien n’est fait pour vivre en damiers réguliers et symétriques. Julien a le gosier sec. Il se verse un verre de whisky, gagne le siège de Neige, assiège l’espace de travail de son épouse. Les mains de l’homme se crispent sur le rebord du secrétaire. Elles s’engourdissent, sa mâchoire se raidit. Une poussée au thorax le frappe. Il tombe à la renverse. Il tente de desserrer une main imaginaire qui lui broie le cœur. Manque d’air. Lumière blanche. Il aperçoit Philippe, son aîné bien-aimé, le noyé. Puis survient l’obs-curité la plus complète. Neige crie dans la nuit.
Le lendemain, Neige passe chez une voisine chercher des fleurs, étrange bouquet composé de glaïeuls, d’iris, de lys. Madame Le Songeur cultive en son salon et dans une serre attenante à sa maison. Elle est devenue fleuriste par un concours de circonstances. Cette veuve fournit les églises de la région et le salon funéraire. En retour, elle ne demande que des prières.
— Est-ce que ça va aller, Neige ?
— Oui, oui, je suis chanceuse même dans le malheur. Je vous dois un chapelet. Mettez ça à mon ardoise.
Madame Le Songeur donne l’accolade à Neige comme si elle était sa propre fille en peine d’amour.
Neige sort de chez sa voisine, monte dans la voiture, conduit vingt minutes, se gare, entre dans un hôpital, gerbe de fleurs contre son sein, appuie sur un bouton. L’ascenseur arrive. Elle s’y engouffre, puis elle en sort au 3e étage.
— Madame, 3e porte à droite, devant vous. Il a été transféré d’unité.
— Merci.
Neige ne se retourne pas. D’ailleurs, elle ne se retourne jamais. Elle regarde en avant, résolument, ne niant pas le passé, mettant l’accent sur les bons souvenirs. Elle balance par-dessus l’épaule ou presque, du moins en apparence, les moments de souffrance, la médisance et les regrets.
Elle dépose le bouquet sur une table de chevet. Julien entrouvre les yeux.
— Je ne voulais pas te réveiller, chéri. Comme tu m’as fait peur, la nuit dernière. J’ai cru te perdre.
— Failli, mais tu n’es pas encore débarrassée de moi. J’ai vu notre fils aîné dans la lumière. Il me souriait avec la douceur de ton sourire, puis rideau noir. Et ton cri retentissant.
— Ne me fais plus jamais ça, Julien. Tu m’entends !
Neige lui tapote la joue, lui caresse le front, enroule les boucles blanches au haut du front de l’homme autour de son index.
— Va falloir que tu ménages les émotions de ton notaire de mari.
— Faudra que tu me laisses en toute confiance marcher, déambuler à ma guise dans mon jardin secret.
— Message compris.
— Dès ton retour à la maison, une coupe de vin rouge au souper, mais verre de lait chaud pour calmer l’insomnie. Plus de pause whisky, aussi.
Julien bise la main de sa femme pour marquer son consentement. Par la suite, Neige va chercher un vase au poste de garde.
— Julien, les vases se fracassent par jalousie ou se fleurissent comme maintenant avec toute notre tendresse. Je préfère la deuxième option.
— Message compris aussi.
— Ton médecin t’accorde la sortie dans trois jours. Je serai là. En attendant, tu écoutes les recommandations.
Elle reboutonne son manteau, lui envoie un baiser du bout des doigts, puis ne se retourne pas. Julien la voit disparaître dans le corridor. Il contemple les fleurs, en particulier un iris aux pétales d’un bleu sombre similaire aux remous de la rivière. Il s’endort et se met à converser avec son aîné, car ils ont tant de choses à se dire.
Bonjour,
Merci de votre courrier, si bref mais combien doux. Je ne sais quoi vous écrire. Vous semblez me connaître depuis longtemps. À qui suis-je en train d’écrire ? Un admirateur dans l’ombre, une lectrice passionnée de mes livres, un journaliste en mal de devenir écrivain ? Bien des critiques sont en fait des artistes frustrés, brimés par on ne sait quelle censure dans l’expression d’eux-mêmes.
Or, ma curiosité d’artiste me pousse justement à amorcer cette correspondance avec vous.
Voyons ce qui nous rassemble et découvrons nos affinités, s’il y a lieu.
Comme le chantait Gilles Vigneault : « Perdrerais-je ma peine ? Perdrerais-je mon temps ? »
Au plaisir de vous lire, car la satisfaction l’est autant pour l’expéditeur que pour la destinataire. Je m’égare un peu.
À bientôt.
Meilleures salutations depuis le Québec.
Neige Dénommé
Neige,
J’accuse réception de votre lettre. Je savais que vous m’écri-riez. J’en aurais mis mes mains au feu, car vous êtes beaucoup trop curieuse sur la vie et les autres. Ces dix jours d’attente m’ont paru interminables. Selon moi, vous m’avez écrit le lendemain de la réception de ma lettre.
La poste canadienne est si lente, en comparaison à celle de la France. Il faut dire que chez vous, les territoires sont si vastes. On perd sa vie à voyager entre les régions.
Pour un temps, je ne vous dirai pas qui je suis. Vous devez vous abandonner. Libre à vous de présenter nos échanges à votre époux, si vous en avez un.
Mais d’aussi loin que je me souvienne, le fleuve Saint-Laurent était large à partir de Kamouraska. Il y avait environ 14 km entre les deux rives. Enfant, je disais que je voyais la mer. Mer bien illusoire, me direz-vous, mais de l’autre côté, c’est-à-dire Charlevoix, m’apparaissait comme la fin du monde, du moins le mien. Gamine, tout nous semble démesuré et infini. Voilà un premier indice.
Au fur et à mesure, vous me découvrirez. À suivre, si vous le voulez bien. Je ne vous contrains à rien, mais je vous suggère de poursuivre cet échange épistolaire.
Mes pensées vont vers vous.
C. P. 530
Quelques jours plus tard, Neige reçoit une lettre. Elle l’ouvre soigneusement, constate la même graphie soignée. Elle se voit naviguant sur le fleuve après Kamouraska, entre Rivière-du-Loup et Saint-Siméon. Elle ne sait trop quoi penser.
— Neige, je t’apporte un kir ou du thé ? demande Julien.
— Tu disais… Excuse-moi, j’étais partie dans mes pensées.
— Quoi de neuf avec le correspondant-mystère ?
— Rien de neuf ou presque… Si, le Bas-Saint-Laurent comme lieu des origines. Pour le thé, prends celui aux pétales d’églantier dans l’armoire.
Bonjour C. P. 530,
Le confinement planétaire nous oblige à la prudence. Je vous écris en ce moment portant des gants de coton blanc comme en portent les archivistes. Vous n’aurez pas mes germes. Je rigole. Mon mari Julien, en bon notaire de province, a ses entrées aux Archives nationales du Québec et à celles du Canada. Il ne possède aucune conviction politique. Il se veut neutre en tout, au point d’en être parfois aussi insipide qu’une eau plate laissée dans un verre au soleil. Lui et moi, nous vivons dans un village minuscule des Laurentides où il n’y a qu’une école francophone, une école anglophone, une église catholique, un temple protestant. Nous devons effectuer un trajet de 15 km pour les courses. Nous sommes entourés de fermes et de parcelles de forêt. Mais c’est d’une telle banalité, notre milieu, en comparaison au fleuve qui s’élargit avec une vision floue de l’autre rive et des envies folles d’estuaire. Le fleuve y connaît ses marées avec ses bélugas… Ça fait rêver, avouons-le.
Vous devriez m’informer de ce que vous connaissez de moi. J’éviterais ainsi les redites et les reformulations. Je ne suis pas noiseuse.
D’habitude, je lis entre les lignes et décèle même des intentions dans le blanc des marges. Quand je traduis, je capte l’essence du document à traduire et le transpose en français.
Pour l’écriture, tout se joue dans ma tête, entre rêve et réalité. Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui est fictif ? La création estelle plus porteuse de sens que la vraie vie ? Pour mes écrits, les personnages frappent à la porte, puis me hantent, un peu à la manière de votre première lettre. Je ne m’y attendais pas. J’invite alors ces personnages à entrer ou je les laisse sur le seuil pour les observer un brin. Il arrive que l’esprit veuille une chose, mais que le corps soit pris aux affaires du quotidien. Le soir venu, un carnet reçoit les mots qui surgissent et je note.
Maintenant, assez parlé de moi. La balle est dans votre camp.
J’ai l’impression que nous en sommes dans la genèse d’une douce aventure, est-ce que je me leurre ?
Au plaisir de vous lire.
Neige Dénommé