© 2021. EDICO

Édition : JDH Éditions

77600 Bussy-Saint-Georges. France

Imprimé par BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

Illustration et conception couverture :© Yoann Laurent-Rouault pour Cat’s Society

Réalisation graphique couverture :© Cynthia Skorupa

ISBN : 978-2-38127-173-6

Dépôt légal : mai 2021

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.1225.2° et 3°a, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective , et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art. L. 122-4).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Avertissement

Ces nouvelles sont des œuvres de fiction, sans relation avec des faits réels, elles ne font en aucun cas l’apologie de quelque crime ou délit que ce soit.

Cette œuvre s’adresse à un public averti. Elle est fortement déconseillée aux moins de 16 ans, et les auteurs comme l’éditeur déclinent toute responsabilité quant au mauvais usage de cette œuvre par des tiers ne respectant pas l’avertissement ci-donné.

Réquisitoire

Les cadavres écrits n’ont rien d’exquis. Sordides, inattendues, perturbantes, surréalistes, les situations noires s’enchaînent en dix nouvelles remarquables d’intensité. Elles sont écrites par dix auteurs différents, trois femmes et sept hommes, qui ont accepté pour l’occasion de sortir de leurs zones de confort et d’aller puiser ceci dans la noirceur de leurs âmes torturées, en s’inspirant de légendes urbaines ou non. Les décors ne sont d’ailleurs pas seulement urbains, pour certains, ils sont ruraux ou sylvestres et ils changent d’éclairage comme les témoins changent de version quand ils sont à la barre au tribunal. Les personnages des Cadavres écrits sont plus étranges les uns que les autres et l’atmosphère du livre est particulièrement angoissante. Chères lectrices, chers lecteurs, il est utile de vous avertir que ces auteur(e)s sont des gens peu fréquentables. Car pour écrire des choses comme ça, il faut être un brin perturbé. Méchant, vicieux et colérique.

« Ira furor brevis est. »

La colère est une courte folie, disait Horace dans ses épîtres. Une folie qui peut mener au pire. Au meurtre, par exemple. Mais ici, il y a aussi préméditations. Pas seulement des coups de sang dus à une folie passagère. Non : il y a calculs !

Sang-froid.

Plaisir.

Machiavélisme.

Sadisme.

Il y a même un chat.

Ce qui est certain, c’est que même si la mort est donnée sans intention de la donner dans certains cas, rien n’atténuera pourtant les circonstances pour les protagonistes de ces lamentables faits-divers. Les psychiatres et les personnels des quartiers de haute sécurité ont de beaux jours devant eux. S’ils atteignent la retraite…

Et inscrivons aussi dans le procès-verbal, que pour certaines de ces histoires, elles ont très bien pu se passer près de chez vous.

Très près de chez vous.

Peut-être même chez vous ?

Peut-être connaissez-vous les assassins ?

Peut-être que vous connaissiez également les victimes ?

Peut-être y a-t-il des complices parmi vous ?

Peut-être êtes-vous ce que l’on appelle communément un faux témoin ?

Après tout, nous n’en savons rien.

Mais, en votre âme et conscience, et si ce n’est pas le cas, regardez donc par-dessus votre épaule avant de commencer la lecture de ce recueil. Et n’oubliez pas de fermer les portes à double tour et de vérifier les fenêtres avant de brancher l’alarme. La consigne pour manipuler ce livre est de mettre des gants, car son papier baigne dans le sang frais. Après lecture, détruisez-le.

Chez JDH Éditions, nous avons voulu ce recueil pour le lancement de notre nouvelle collection policière, « Black-Files », pour frapper fort et pour marquer les esprits, comme pour nous faire plaisir. Nous souhaitons sincèrement que vous éprouverez le même bonheur à lire ces nouvelles que les auteurs ont eu à les écrire. Cependant, si nous vous avons convaincus et que vous venez un jour à une dédicace, et que quelques-uns de ces odieux personnages y sont présents, soyez tout de même prudent.

On ne sait jamais…

Les écrivains qui se vengent des lecteurs, ça s’est déjà vu…

Yoann Laurent-Rouault, directeur littéraire

KRISPIES

Par Maryssa Rachel

« LÉA, LÉA, LÉA, LÉA, OUVRE, OUVRE LA PORTE… C’EST MÉMÉ ELLE A DIT FAUT QU’TU OUVRES. »

Il n’peut pas la boucler, ce sale gamin ? Toujours à geindre, à se plaindre, à pleurer, à faire chier. Je vais péter un câble, c’est certain. C’était pas prévu dans le « contrat » ça, c’était pas prévu que je doive supporter un mioche H24. Impossible d’avoir la paix dans cette baraque. Impossible d’avoir un peu de temps pour moi, on ne me laisse jamais tranquille. J’suis plus une gamine, j’suis une femme. Je suis une femme, puisque les hommes considèrent qu’on l’est à partir du premier jour de nos règles, lorsqu’on est en âge de procréer… Je suis une femme depuis que j’ai dix ans… P’tain, y a des gars tordus quand même…

Assise sur mon lit, je bédave, tout en faisant gaffe que la vieille n’se pointe pas. T’façon, elle peut à peine marcher.

Elle a plus de soixante-dix ans, Mémère, et son mari n’va pas tarder à crever. Je le sais, je vois bien qu’il dépérit à vue d’œil. Il ne fait rien de ses journées, à part regarder la télé. Il n’a plus de vie, il devient aigri… Petite retraite, pas de loisirs.

Ils flétrissent tous les deux… ça sent le sapin.

Les deux vieux font partie des âmes généreuses. Toute leur vie, ils se sont occupés des gosses à problèmes, à défaut d’en avoir eux-mêmes… « Famille d’accueil », payés pour garder les morveux de ceux qui n’ont pas la force, ni l’argent, et encore moins la capacité de les élever.

Les vieux sont payés pour nous donner à bouffer tous les jours et nous éduquer…

Ils continuent de se suicider à petit feu. Sont un peu cons, ils pensent qu’en étant gentils avec les gens, ça rachètera leurs conneries passées ; car ils ont dû en faire, des conneries, comme tout le monde.

Ils sont catholiques. Ils croient au paradis et à son lot de conneries.

Je n’ai pas de rêves, je n’ai pas d’ambition. Mon existence est un cauchemar, et ça, depuis que j’suis sortie de la chatte de ma génitrice.

J’suis ici depuis que je suis une enfant, depuis que j’ai huit ans.

Mémère gardait deux gamins, Marc et Gregory, qui avaient six ans de plus que moi à l’époque. Sont partis, tant mieux. Mémère disait que je faisais partie de la « famille ». C’est gentil ça, de m’accueillir les bras ouverts, mais je m’en fous, moi, de la « famille ». Ça n’veut rien dire « Famille » pour moi…

Marc et Grégory n’étaient pas mes frères, Mémère n’est pas ma mère, et le vieux, c’est pas mon père. J’ai pas de famille, moi.

I’m’ont fait la misère, les deux boloss. J’ai dû me les taper jusqu’à ce qu’ils aient dix-huit ans. I’z’ont jamais su, les vieux, que Marc et Grégory me faisaient subir leur mal-être. J’ai dû boire mon pipi, chier dans un bocal, bouffer des vers de terre, avaler de la terre, leur essuyer le cul plein de merde, ranger leur chambre… ils me cognaient avec le bottin – i’disaient que ça laissait pas d’trace, et ils avaient raison, ça laisse aucune trace, à part dans la tête… C’était pas ça le pire, je le sais, mais je préfère ne pas en parler… On va dire que j’ai oublié…

***

J’étais gamine quand les Krispies sont arrivés. Vraiment gamine, je devais avoir dans les quatre ans, un truc comme ça…

Avant que je sois placée, ma mère m’élevait seule, enfin, quand je dis m’élever, c’est un bien grand mot. Elle s’est fait engrosser par un mac, et le gars, bien évidemment, s’est cassé. Elle était amoureuse, ma mère, faut voir comme elle était amoureuse, mais mon géniteur, lui, il n’en avait rien à glander de son amour. Quand il l’a quittée, elle s’est tournée vers la religion, ronde comme un ballon. Tous les soirs, à genoux, elle demandait l’absolution. Foutaises, ça ne lui a rien apporté de croire en Dieu, à part des problèmes ; à part des coups dans le corps, des coups dans la matrice ; à part la pauvreté, la lâcheté, l’alcool et les antidépresseurs.

Ma première crise l’a fait flipper. Paraît que je gueulais et que je me tapais la tête contre les murs. J’m’en souviens plus.

Ma mère avait appelé monsieur le curé, et l’autre, il se prenait pour le père Karras. Il est arrivé avec tout son bordel ; croix, eau bénite et tout et tout. Mais ça n’a pas fonctionné… Les Krispies étaient toujours là… Qu’est-ce qu’On a rigolé

Ma mère a dit que j’étais possédée, personne ne l’a crue… J’étais tellement « mignonne »…

Ce qui devait arriver arriva enfin. Assistante sociale, psychologue, contrôles de l’assistance publique. J’ai même eu un éduc spé. Faut voir comme je l’ai baladé… j’ai pleuré, j’ai joué la comédie et enfin… enfin…

J’suis arrivée à la DASS, sans repères, mais heureuse plus que jamais. Terminées les prières à notre père… terminées les interdictions, les privations, les punitions dans le placard à balais… Sans Dieu, qu’est-ce qu’on vit bien ! Dieu est mort depuis des milliers d’années, si y en avait un, y aurait pas de galères dans le monde. Et qu’on ne me dise pas que les galères viennent de l’humain et pas du Seigneur, j’y crois pas non plus.

J’étais pas une gosse difficile, c’est la vie qui m’a rendue dure comme la pierre. Je n’pense pas que l’humain soit méchant, c’est l’existence qui l’endurcit, faut pas sortir de la cuisse de Jupiter pour savoir ça. C’est Mémère qui dit ça, « Faut pas sortir de la cuisse de Jupiter »… J’sais même pas ce que ça veut dire… Mémère, elle dit aussi : « Léa, elle a un cœur, c’est de la pierre, mais un jour, son sang circulera de nouveau et elle sera sauvée. »

Mémère a bien essayé de me donner de l’amour, elle a bien essayé d’attirer mon attention, bien essayé de m’aider à apprendre mes leçons, mais rien… mon sang ne circule toujours pas.

Après un petit séjour en maison de repos pour les débiles mentaux, on m’a foutue dans une classe de réinsertion. La classe de réinsertion, c’est pourri. Je me suis retrouvée avec des illettrés, des étrangers qui n’pipaient pas un mot de français. Dans la classe de réinsertion, on nous apprenait à écrire correctement nos nom et prénom, puis on nous apprenait que 1 +1, c’est égal à deux… voilà…

Pour préciser, c’est pas que j’suis con, c’est juste que j’en ai rien à branler de l’école. Pour ce qu’on y apprend, de toute façon… que des conneries. On nous apprend des choses pour devenir les pantins de demain, de ceux qui boostent l’économie, de ceux qui s’usent la vie pour des patrons ingrats ; on nous apprend un métier qu’on devra faire toute notre existence. On nous apprend l’Histoire qui arrange, celle qui permet de légitimer leurs atrocités… j’suis pas conne, j’y vois clair dans leur jeu…

J’suis pas à plaindre, que je me dis. M’a jamais trop fait chier, la vieille, et le vieux est plutôt cool avec moi, enfin, en même temps, on se parle pas, on se parle plus… Il m’arrive encore de regarder Koh-Lanta ou un autre programme débilitant à la télé avec lui. Il s’endort vite, le vieux, alors il ronfle, alors j’entends plus la télé, alors je bronche, alors je vais me coucher…

Plus que trois ans à tirer et je me barre enfin d’ici. Si je parviens à rester en vie. J’sais pas trop où j’irai, tout ce que je sais, c’est que je serai libre. J’ai envie de partir sur les routes avec un baluchon. J’ai lu ça dans un bouquin, un gars qui partait sur la route, j’crois il s’appelait Kerouac, un truc dans le genre. Il m’a fait voyager, ce bouquin… Ouais, je lis… je l’ai dit qu’j’étais pas conne… j’suis allée en classe de réinsertion, MOI !

Yagoumi, mon rat, tourne et tourne dans sa cage. C’est le quatrième que je possède. Yagoumi, il est particulier. Je suis proche de lui plus que je le suis des êtres humains… Souvent, la nuit, je le prends avec moi pour dormir. Au petit matin, Yagoumi a sa toute mignonne petite tête posée contre mon cou. Je lui raconte tout à Yagoumi. Mais aujourd’hui, il doit rester enfermé, comme moi je suis enfermée…

J’écrase mon mégot dans le cendrier, j’aère ma chambre. J’entends Mémère faire la cuisine, j’entends la télé du vieux.

J’ai un ordi dernier cri, un portable, et même de l’argent de poche. Ils se saignent pour ma gueule, et moi, je leur crache dessus. Pfff, j’suis débile de culpabiliser, y a rien de gratuit dans ce bas monde. Ils ne font pas ça par amour, faut pas croire, ils font juste leur Bonne Action, c’est tout…

J’suis pas quelqu’un de bien… j’suis pas quelqu’un de bien.

« Léa, ouvre à Antoine. » Elle chuchote derrière la porte, Mémère. Elle a dû faire des études en psychomachin-chose, car j’lui cède toujours.

Je me lève, je passe devant mon miroir. Je jette un coup d’œil, je passe ma main dans mes cheveux… faut que je pense à refaire ma couleur, le bleu a viré – couleur à chier. J’essuie le rimel qui a coulé et mon rouge à lèvres qui a bavé.

J’ouvre la porte. « T’as encore fumé, toi ? », elle me dit en baissant les yeux.

« Mais non, Mémère, tu sens pas que c’est l’autre con de Dubois qui fait cramer ses merdes dans son champ ? », que je réponds.

« Ah… j’suis désolée. »

Elle a toujours fait semblant de me croire. Elle pense qu’avec la confiance, j’arrêterai mes conneries. Mais j’suis insensible, aucune empathie. J’suis jamais heureuse, jamais triste, j’ai que du « rien » dans ma tête et dans mon cœur… j’suis complètement vide.

Paraît que j’ai grandi trop vite, et quand On n’a pas d’enfance, On devient taré, car On ne s’est pas développé normalement… System Failure.

Doit se passer un truc dans le cerveau. Une petite tache noire dans la cervelle, une petite tache noire qui ne se voit pas, mais qu’on ressent au quotidien dans l’âme entière.

« T’sais bien, je fumerai jamais dans ma piaule, tu me l’interdis. Bon qu’est-ce qu’il veut, le petit ? » que je demande en regardant le gamin.

« Il veut être avec toi, tu sais, il t’aime beaucoup. »

Il m’aime beaucoup, m’aime beaucoup, pfff, n’importe quoi… Comme s’il était possible d’aimer « beaucoup ». Je fais semblant de sourire. Je secoue les cheveux blonds d’Antoine. « Maman elle a dit faut pas me décoiffer », il me sort, en me fixant droit dans les yeux. J’peux pas le voir, ce sale morveux. Fils à maman, fils à papa, fils à « famille ». Il a tout ce que je n’ai jamais eu. Il a le sourire, la joie de vivre qui me donne la gerbe, il a la jolie maison, les joujoux par millier, les câlins de maman, les mots tendres de papa, il a tout, le morveux, il a tout…

« Tu veux bien t’en occuper un peu, Léa ? Il faut que je prépare le dîner pour ce soir, sa mère ne va pas tarder à venir le chercher. » Rictus sur les lèvres, je laisse entrer Antoine dans ma chambre.

Non, je n’avais pas envie de m’en occuper, pas envie du tout. Mais quand j’ai vu le regard fatigué de Mémère, j’ai pas pu refuser. J’suis comme ça, moi. C’est pas de la gentillesse, faut pas croire, c’est juste que, comme ça, elle me foutra la paix, et le gamin arrêtera de brailler…

Le gosse qui a tout, il pleure tout le temps…

Le gosse qui a tout, il fait des caprices, il tape du pied, il met ses doigts dans le nez et tout et tout…

Le gosse qui n’a rien, il pleure plus, il a tellement ramassé. Ses larmes coulent, mais en dedans… Dehors, y a rien qui sort, même pas un reniflement, rien… Il n’pleure pas, le gosse qui n’a rien… Il reçoit les coups dans l’âme et sur le corps, il dit rien, il subit, il ne sourit même plus…

« Touche à rien », que je dis au gosse_qui_a_tout avant de fermer la porte.

Antoine, c’est la pole position des têtes de con. Le matin, sur les coups de sept heures trente, il arrive avec sa mère. Sa mère qui est INS-TI-TU-TICE, comme il dit. Sa mère « instituTICE » vit avec papa « PHAR-MA-CIEN ».

Faut toujours faire attention à Antoine, Antoine qui est petit, Antoine qui est fragile, Antoine qui m’emmerde. En ce moment, il est là, le cul posé sur ma couette, il bouge ses jambes, en haut, en bas… en bas, en haut.

« C’est QuOUa ça, Léa ? », qu’il me demande en montrant j’sais pas quoi. « Rien », que je réponds avant de poursuivre : « Et ferme-la. »

Je m’assois face à mon bureau. Je me roule un autre bédot. Je prends mon crayon, ma feuille, et je caresse le papier… c’est ce que j’sais faire de mieux, dessiner… dessiner et me rouler des joints.

J’avais pas entendu le morveux descendre de mon pieu. « C’est quOUa ça, Léa ? », il me demande en montrant mon joint. « C’est rien, c’est pas pour les gamins », que je réponds.

« J’sais ce que c’est, c’est une cigarette, maman elle dit c’est moche de fumer. »

« Ferme-la que je te dis. »

« Mémé elle a dit faut pas fumer. »

« Mais ferme-la », que je répète en le poussant.

Et le v’là qu’il se met à chialer. Je l’ai poussé un peu fort, du coup, il s’est retrouvé le cul par terre. Il pleure, il pleure pour rien, il n’a même pas mal…

Moi, faut voir le nombre de fois où, à son âge, je me suis retrouvée le cul par terre, à subir les coups de la mère. Ah ! Non, je ne pleurais pas, j’avais déjà tellement pleuré que je me suis complètement vidée. C’est pour ça que je pleure plus… à part quand j’ai une petite poussière dans le cœur.

Pour éviter que les larmes de crocodile attirent Mémère, je m’approche d’Antoine, et avec toute ma bonne volonté et un petit sourire, je lui dis : « Arrête de pleurer, t’as pas mal, si tu veux, je te donne un bonbon. » Et le gosse arrête de chialer comme par magie.

Je lui donne un bonbon à la menthe forte, car je sais qu’il déteste ça, et que dans deux minutes, il va le recracher.

Pas loupé, deux secondes, montre en main, boum… Le voilà à gueuler en bavant « J’aime pas les bonbons forts » et il se refout à chialer.

Mémère rentre dans ma chambre, voit le gosse les yeux rouges, s’approche de lui : « Léa, qu’est-ce qu’il s’est passé ? », elle me demande, inquiète.

« Il voulait un bonbon, je lui ai donné un bonbon, j’savais pas moi qu’il les aimait pas. »

« Allons, allons, mon tout petit… donne-moi ça », elle dit Mémère avec sa voix toute douce, toute douce.

Antoine crache le bonbon transparent dans la main de Mémère qui le met directement dans sa bouche. Je n’ai jamais compris comment elle pouvait faire ça, la vieille, prendre de la bouche d’un gosse un truc et le bouffer. Je hoquette en disant : « C’est dégueu. »

Puis elle prend Antoine dans ses bras, et le gosse dit : « Veux rester avec Léa. » Merde, le boulet s’accroche à moi comme une merde sous mes tennis. Les morveux sont pires que les chats, doivent sentir quand on ne les aime pas, c’est pour ça qu’ils nous collent, juste pour faire chier.

J’aime pas les chiens, j’aime pas les chats… j’aime que les rats…

Faut voir le nombre de chatons qu’« Elle » a torturé quand j’étais petite. « Elle » les enfermait vivants dans des sacs et les laissait crever, étouffer. Parfois, « Elle » posait sa semelle sur leur gueule jusqu’à ce que leur crâne cède sous la chaussure. Blotch ! que ça faisait… Ça me faisait mal dedans, mais ça lui faisait du bien à elle.

« D’accord, reste avec Léa », elle dit, Mémère.

Et quand est-ce qu’on me demande mon avis, à moi ? Jamais… tout le monde s’en fout…

« J’allais sortir, Mémère, prends-le avec toi », je dis…

« Sa mère arrive dans une heure, il est sage comme enfant, rends-moi service, s’il te plaît. »

La télé résonne, le vieux crache une glaire… c’est dég’ de vieillir. Moi, je vais pas vieillir, je le sais, moi je vais mourir jeune, à 27 ans, comme ça, peut-être que je rentrerai dans le club, va savoir…

Mémère ferme la porte et me voilà de nouveau seule avec le mioche. Il a de la morve sous le nez, et malgré le fait que sa môman soit INSTITU_TICE et son papa PHARMACIEN, il passe sa langue sur la glaire translucide et gobe la matière… tu parles d’une éducation. Moi, j’avais pas intérêt à faire ça quand j’avais son âge, ma mère m’en aurait tiré une, puis elle m’aurait enfermée dans le placard à balais, celui avec le vide-ordures qui pue.

Je mets en route ma chaîne, et le gosse se met à danser sur la musique de Skunk Anansie, You’re too expensive for me.

Je prends mon crayon et je me mets à dessiner.

Perdue dans mes pensées, je l’ai pas vu arriver, le morveux, comme la première fois, il avance en douce, en traître. J’ai juste vu sa petite main caresser mon dessin… vite, trop vite, je n’ai pas eu le temps de réagir lorsqu’il a fait baver le crayon…faut qu’il crève… j’ai failli lui exploser la gueule, et au lieu de lui en tirer une, je gueule : « MÉMÈRE ! PUTAIN ! VIENS RÉCUPÉRER ANTOINE ! »

Les tatanes de Mémère traînent sur le carrelage. Elle ouvre la porte, « viens, Antoine, maman va arriver », elle dit en lui tendant la main. Je me lève, je m’approche d’elle, je lui fous mon dessin abîmé sous le nez en gueulant : « Regarde ce qu’il a fait ! Je vais le tuer, ce sale gosse ! Je vais le tuer ! »

« Allons, Léa, tu es douée, tu en feras un mieux la prochaine fois, t’as pris tes cachets ? »

« Faites chier avec vos pilules, ça m’endort, non j’ai pas pris mes cachetons. »

« Faut que tu les prennes, c’est le médecin qui l’a dit. »

« J’en veux plus. »

« Léa, tu n’as pas le choix, sinon ils vont te remettre à l’hôpital, c’est ça que tu veux ? »

« Non, je veux pas y retourner… »

Dix minutes plus tard, Mémère revient avec un verre. Il paraît que j’suis toquée, alors faut bien me calmer.

Je gobe le tout… j’attends qu’elle retourne dans son lieu de vie et je crache le liquide amer par la fenêtre. Je les prends plus depuis trois jours. Mémère, elle ne vérifie plus depuis un an. Elle m’a fait signer un contrat de confiance, comme chez Darty. Sont cons les vieux et leur confiance de mes deux.

Derrière la porte, j’entends la mère « instituTICE » demander à son gosse tant aimé : « Ah ! mon petit Antoinoux, t’as passé une bonne journée ? » et j’entends Antoinoux raconter sa journée.

Ces petits surnoms qu’on se donne pour exprimer son affection, ça me donne de l’urticaire…

Les murs de la baraque sont fins comme du papier cigarette. J’entends tout. J’entends le vieux tous les matins faire son caca-prout dans les WC ; j’entends souvent Mémère soupirer, trop souvent. Elle est passée à côté de sa vie, Mémère.

Mémère dit qu’Antoine a été sage, mais elle ne raconte pas qu’il a pourri mon dessin. Je voudrais qu’ils crèvent, tous.

***

« Elle » s’approche… « Elle » ouvre la cage. « Elle » prend Yagoumi. « Elle » dit qu’il est dangereux, qu’il est contaminé, qu’il faut l’exterminer.

***

Je m’endors.

Lorsque je me réveille, il fait nuit dehors. J’ai la tête dans le cul, je titube. J’ai la dalle, c’est à cause des joints, ça m’ouvre l’appétit, truc de dingue.

J’ai fait un sale cauchemar, un truc qui me laisse un goût amer dans l’âme.

« Elle » était revenue. « Elle » avait ouvert la cage de Yagoumi. « Elle » avait brûlé les poils de Yagoumi. « Elle » avait percé les deux petits yeux rouges avec la pointe de mon compas. « Elle » avait arraché les quatre petites pattes lentement, tout lentement. Yagoumi hurlait, hurlait. « Elle » me disait qu’il fallait le tuer, car c’était le démon.

Yagoumi est mort, il est mort en couinant fort, très fort…

Je sors de la chambre. J’ai la nausée. C’est à cause du cauchemar, à cause des Krispies…

« Léa, on mange dans vingt minutes », elle gueule Mémère. Le vieux est assis sur son fauteuil, la télécommande dans une main. Il regarde les actualités ; moi, les actualités, ça me donne encore plus envie de me suicider.

« Je vais faire un tour, je reviens pour bouffer », que je lance à Mémère.

Il y a un grand jardin, et au fond du jardin, il y a un petit cabanon, et juste à côté, il y a la petite rivière. J’aime bien le cabanon, souvent j’y rejoins mes potos. Mais personne le sait, c’est notre secret. Le cabanon est en bois, tout abîmé, comme moi… Dedans, j’ai mis plein de trucs, des trucs inutiles, comme moi… J’ai mis un matelas troué comme ma tête, sur les murs, j’ai accroché mes dessins les plus laids, comme ma gueule… non, je rigole, j’suis plutôt « mignonne »… C’est mon lieu à moi, rien qu’à moi… rien qu’à Nous…

Je traîne des panards, comme je me traîne dans la vie.

Les petits cailloux crissent sous ma semelle usée. Faudra que je demande à Mémère une autre paire de pompes, celles-ci commencent à être pourries.

Entre chien et loup, la lumière que je préfère, car tout est bleu gris, bleu gris comme ma vie.

Je m’assois au bord de la rivière. Je pose la petite boîte en carton à côté de moi… je pense à Yagoumi… je jette quelques cailloux dans l’eau.

Depuis qu’il a plu comme vache qui pisse, le ruisseau est sorti de son lit. L’été, y a qu’un filet d’eau qui court, même pas je peux y tremper mon cul. Aujourd’hui, je pense que je pourrais m’y noyer.

Je tire une dernière bouffée sur mon joint, faut que je pense à refaire mon stock, j’attendrai d’avoir mon argent de poche pour aller voir JP.

JP, c’est mon fournisseur officiel, je l’ai rencontré l’an dernier. Il était assis sur sa brèle, devant la boulangerie. Mémère m’avait envoyée chercher du pain et des viennoiseries… Je savais que JP vendait des barrettes de shit à des jeunes. Les gosses à problèmes, on sait tout… J’suis sauvage seulement quand ça m’arrange. Je fais plus que mon âge, donc je n’ai aucun mal à embringuer des mecs plus âgés. JP a bientôt dix-huit ans, j’sais qu’il en pince pour moi, alors parfois, on joue à cricon-criquette. L’avantage, quand je lui suce le poireau ou que je le laisse me sauter, c’est que j’ai mon tamien pour presque rien.

Il se met à pleuvoir.

Je vais dans mon cabanon, je prends la pelle que j’ai piquée dans le jardin du voisin Tartarpion. Je creuse un petit trou, petit trou assez profond…

Yagoumi… Yagoumi…

Dans ma tête, les Krispies crépitent, crépitent.

***

Mémère est contente de me voir passer le pas de la porte. Elle a eu peur que je ne rentre pas. Ça m’arrive souvent de me casser sans rien dire à personne. Je sais bien qu’elle s’inquiète, Mémère, quand je pars comme ça, mais elle ne dit rien, elle me laisse vivre. Mémère ne dit rien à la DDASS non plus, et elle n’appelle pas les keufs lorsque je fugue, car elle sait bien que je finis toujours par revenir.

Elle m’accueille avec un grand sourire, en me disant que ce soir, on mange de la quiche. Elle sait, Mémère, que j’adore sa quiche. Elle est super douée en cuisine, Mémère. Moi, je ne l’aide jamais, c’est pas que je veuille pas, c’est que la cuisine, ça me fait chier. J’ai essayé une fois de mettre la main à la « pâte », fallait voir le gâchis, on a tout jeté. Mais Mémère, au lieu de m’engueuler, elle s’est marrée.

Après le souper, j’aide Mémère à débarrasser.

Je les aime bien, ces deux-là, même si je sais que bientôt, ils vont mourir, qu’ils vont devoir m’abandonner, c’est la vie.