© 2021, Johann Sonneck
Édition : BoD – Books on Demand GmbH,
12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.
Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne
ISBN : 9782322415908
Dépôt légal : juin 2021
À ma compagne, à ma famille, à mes amis,
à tous ceux qui, de très près ou de très loin,
ont contribué aux lignes qui vont suivre.
Cartes et illustrations : Julien Sonneck
Pages suivantes : Planisphère de Juwei et
cartes de ses différents royaumes
Il avait perdu les autres. Où étaient-ils passés ? Dans tout le tumulte occasionné par les combats dans la salle rectangulaire, il s’était retrouvé attiré dans une pièce qu’il ne connaissait pas. Son adversaire était par terre, sur le dos, agonisant, respirant à peine, la bouche entrouverte. Penché au-dessus de lui en reprenant aussi son souffle, Matteo voyait ses yeux se perdre dans la peur du monde inconnu que tous appellent la mort. Puis un flash passa en lui : il ne pouvait s’attarder. On avait besoin de lui.
Matteo voulut alors revenir vers le grand couloir à baie vitrée, mais la porte automatique ne bougea pas.
« Qu’est-ce que… ?! »
La porte était bloquée et Matteo, au bout de plusieurs secondes, dut s’avouer qu’il ne pouvait pas revenir sur ses pas. Il se retourna et vit alors réellement la pièce où il se trouvait : éclairée par deux longs néons accrochés au plafond dont un qui avait explosé suite à la lutte qu’il avait menée quelques secondes auparavant, cette pièce ressemblait en réalité à un petit sas de passage. Au fond, sur la gauche, une autre porte automatique ne tarda pas, elle, à s’ouvrir lorsque le jeune garçon aux cheveux noirs en bataille s’en approcha.
Devant lui se dévoila une espèce de petit couloir sombre. Au plafond s’allongeaient ce qui ressemblait à deux tuyaux d’aération. Le premier pas de Matteo résonna dans le couloir et le jeune garçon s’immobilisa. Ce lieu n’avait rien de rassurant. Il semblait être un tube digestif d’un monstre qui n’avait qu’une envie : que le maximum de personnes le traverse pour se faire avaler.
Malgré cela, Matteo avança dans le couloir et arriva bientôt au bout de celui-ci. Une autre porte s’ouvrit d’elle-même, et Matteo hésita une nouvelle fois à rentrer. Il serra bien fort le pommeau de son sabre dans sa main droite, guettant le moindre son suspect, mais il n’entendit rien excepté un bruit de soufflerie et ses yeux bruns se levèrent. Il avança donc en regardant au plafond les deux tuyaux qui terminaient leur course et paraissaient souffler de toute leur force, rejetant d’épaisses volutes d’air à l’aspect brumeux à travers la pièce.
Lorsque Matteo se fut détaché du spectacle des tuyaux d’aération, il baissa la tête et son regard se posa sur une salle assez grande et profonde, sombre elle aussi. Au milieu de la salle s’élevaient de larges et massifs piliers circulaires. Au plafond, quelques néons rectangulaires répandaient une légère lumière blanchâtre et blafarde qui manquait d’arguments pour combattre l’obscurité ambiante. Mais ce qui attira le plus l’œil de Matteo étaient quatre grands fauteuils qui se trouvaient sur la gauche de la pièce, derrière les piliers circulaires. Ces fauteuils étaient larges et réalisés, semblait-il, en métal. Contre le dossier pendaient des ceintures et Matteo vit qu’il y avait également des sangles pour, sans doute, retenir les jambes et les poignets des personnes qui avaient le malheur de s’asseoir dans ces fauteuils. Dans le dos de chaque siège, un épais cadran ressemblant à un circuit électrique était emboîté dans une longue plaque de métal qui allait jusqu’au plafond.
Se pouvait-il que ce soit ça ? Ce pouvait-il que ce soit ce dont il avait rêvé ? Matteo ne savait pas, mais ses yeux ne parvenaient pas à se détacher de ces sièges imposants et effrayants. Ses muscles étaient tendus et il serrait de plus en plus fort son sabre. Mais après quelques instants, son odorat perçut une odeur bizarre et désagréable : une odeur de chaud et de brûlé, de chair fraîche calcinée. Avec horreur, Matteo se rendit compte alors que dans le dernier des quatre fauteuils était étendu un corps inerte et flasque, ceinturé et sanglé.
Pris de panique, le jeune garçon fit deux pas en avant pour voir de plus près le malheureux. Un long frisson détestable glissa le long de son dos, mais un soupir de soulagement suivit ensuite automatiquement. Ce n’était pas lui. Néanmoins, la vue de ce visage contorsionné par la douleur, de ce corps choqué de tout côté fit s’étendre en Matteo un profond sentiment de peur. Une peur prenant ses mains, ses tripes, son cœur, son corps tout entier. Et s’il lui était arrivé la même chose ? Et s’il était déjà mort ? S’il ne le retrouvait pas ? Un soudain sentiment de désespoir prit alors Matteo, s’emparant de toute sa personne d’une violence qui le poussa à prendre appui sur le bras du fauteuil pour ne pas risquer de tomber. Et semblant venir de nulle part, s’extrayant difficilement de quelque chose de dense et d’inconnu, comme une parole d’un vieillard au seuil de la mort, il entendit de nouveau cette voix :
- Viens…
Cette voix était-elle réelle ? Elle semblait se répandre en Matteo comme un fleuve coule dans une vallée et est pris d’une crue terrible. Il l’entendait, il la sentait. Il la vivait.
- Viens… Laisse-toi aller à tes sentiments… Laisse-les sortir et s’extérioriser… Ne te contrôle pas… Laisse-moi sortir…
Non. Il ne devait pas l’écouter. Contracté, Matteo ferma les yeux pour mieux se concentrer et se contrôler.
- Ecoute cette voix.
Surpris par ce timbre glacial, profond et tranchant qui avait résonné dans la pièce, Matteo se retourna d’instinct, la lame de son sabre tendue en avant.
- Qui est là ? tonna-t-il.
Matteo doutait d’avoir bien compris ce qu’il croyait avoir entendu. Il n’était pas possible que quelqu’un ait perçu ce qu’il se passait à l’intérieur de lui-même…
- Qui est là ?! répéta-t-il avec force.
Au même moment où il répéta cette phrase, Matteo sentit en lui se propager ce sentiment bizarre qu’il avait déjà perçu, à Niabarate, lorsqu’il était encore avec lui. C’était comme si un brusque torrent, un fleuve endiablé inarrêtable, déferlait dans son corps et se répandait dans la moindre de ses veines. Une grande force se tenait devant lui, une force immense, diabolique, malveillante, sûre d’elle. Il sentit ensuite comme un vent glacial et brûlant à la fois s’abattre à l’intérieur de son corps et dût faire des efforts énormes pour ne pas se laisser emporter par la voix qui régnait désormais dans sa tête. Cependant, à cause de l’obscurité de la pièce, il ne distinguait que de vagues contours de la personne qui se trouvait devant lui.
Puis soudain, la lumière des néons rectangulaires du plafond gagna en intensité et la salle s’éclaira peu à peu. Matteo discerna alors l’individu qui lui faisait face, debout derrière une rangée de tables de commandes actionnant très certainement la charge électrique des fauteuils. L’homme était assez grand et portait des cheveux courts et noirs. En bas de son visage émacié, une petite barbiche noire. Des yeux noirs et sûrs fixant Matteo sans faillir. Une posture assurée et pleine de confiance. Une cape sombre glissant le long de son dos. Mais de tout cela, Matteo ne vit que les yeux. Ces yeux pénétrants et obscurs semblant percer la chair de tout ce qu’ils fixent. Ces yeux terrifiants. Ces yeux de Cador.
C’était lui. C’était le Cador de l’Ecte. Holnbar.
- Enfin, je te tiens.
La panique. La précipitation. Que faire quand l’homme ne se contrôle plus ? Que faire quand la peur dirige nos actes, la peur de disparaître, d’être réduit à la poussière, au néant ? Aucune réponse à cela, juste la volonté de ne pas succomber, de se tapir dans un coin, replié contre soi-même, attendant en tremblant que l’orage passe.
Telle était l’attitude des habitants de Beiren, en cette après-midi qui avait pourtant semblé comme les autres. Jusqu’à ce que le ronflement des Sparsights ne fasse disparaître le silence paisible du désert.
- Aux abris, vite, aux abris ! Une série de Sparsights va attaquer ! Aux abris !
Les habitants de cette petite ville calme de la région d’Hergŭl, à Apocobondie, continent du désert, s’attendaient à cette attaque. Ils s’y étaient préparés. Mais finalement, lorsque ce que l’on redoute arrive, nous sommes quand même toujours quelque peu démunis.
Saisie par une terreur sans nom, la population se hâta de cesser tout ce à quoi elle était occupée pour se précipiter vers les différents abris construits pour la protéger des mitrailleuses. Cependant, bâtis de manière rudimentaire, ces abris, même s’ils s’enfonçaient dans le sol sur plusieurs dizaines de mètres, n’avaient pas les capacités nécessaires pour protéger convenablement tous les habitants. Déjà, au milieu des cris, de la confusion et des courses croisées, haletantes et désespérées des pauvres cibles humaines, les premières explosions avaient retenti dans Beiren. Les derniers arrivés aux abris, ayant couru entre leur terreur et les salves de mitrailleuses propulsées des Sparsights, des vaisseaux de chasse à la pointe de la technologie, s’entassèrent à leur entrée, n’ayant pour protection que d’être collés les uns aux autres, s’agrippant aux poteaux plantés dans le sol et délimitant ces planques de fortune.
C’est la panique, l’affolement le plus total, la fin. Les personnes se trouvant, bien malgré elles, à l’entrée des abris, sont les témoins malheureux des hurlements, des bombes qui chutent maintenant comme une pluie lourde, des cadavres qui n’arrêtent pas de tomber, la face dans leur propre sang, des maisons qui s’effondrent et des rochers qui roulent, écrasant les habitants qui n’ont pas eu le temps de se mettre en sûreté. C’est l’horreur.
Les Sparsights, au nombre de quatre, jouent devant la ville qui s’écroule. Pêle-mêle, des gens pleurent, craquant complètement devant ce désastre. D’autres sont pris de vomissements, agenouillés dans le sable, la tête face contre terre, appuyés contre un poteau de l’abri. Bientôt, tous ne penseront plus qu’à une chose : « Quand mon tour va-t-il arriver ? ». Dans l’abri entrouvert, chacun se protège comme il le peut. La tête dans les mains, dans les bras d’un aîné, tout est bon pour s’accrocher à la vie.
Mais devant eux, et derrière la fumée difficilement pénétrable se dessina soudain la silhouette d’un enfant de quatre à cinq ans. Le pauvre, paralysé de terreur, ne savait plus bouger, devenant la proie de la moindre attaque.
- Eh ! Un gosse ! Faut aller l’aider !...
L’homme qui allait partir se retourna soudain. Quelqu’un lui avait agrippé le bras :
- N’y vas pas Téophilius ! Tu n’as aucune chance de le sauver, tout ce que tu y gagneras c’est de le rejoindre dans la mort !
L’homme se résigna et se cacha soudain dans un coin de l’abri, car une nouvelle bombe venait de tomber à quelques mètres, provoquant une déflagration rougeoyante impressionnante.
Néanmoins, contre toute attente, un jeune homme sortit soudainement du groupe entassé dans l’abri et partit en zigzaguant entre les cratères de bombes, courant vers l’enfant qui pleurait désespérément.
- Matteo! Non !! Reviens !
A nouveau, une bombe surgit du ciel et s’abattit à une trentaine de mètres de l’abri, provoquant l’émergence d’une énorme vague de fumée. Le jeune garçon, arrivant vers l’enfant, se laissa tomber sur lui, le protégeant des débris et de la poussière qui lui rendaient pratiquement inaccessible l’accès de l’abri.
- Tu es blessé ?
Abasourdi par cette brusque apparition, l’enfant parvint quand même à hocha la tête à la négative, les yeux emplis de larmes. Il était terrorisé. Le dénommé Matteo n’hésita alors pas et le prit dans ses bras en le protégeant. Bien qu’il ne savait plus très bien où leur refuge était situé, perdu au milieu d’une marée de sable virevoltant dans les airs à cause des explosions, il se mit à courir le plus vite qu’il pouvait, et une nouvelle bombe dévastatrice tomba, à une dizaine de mètres de lui.
Dans l’abri, tous les habitants présents essayaient de distinguer la silhouette du courageux Matteo, mais ils ne voyaient qu’une barrière de fumée opaque.
Puis le ronflement des moteurs s’évanouit dans l’air, signe que les Sparsights quittaient enfin le ciel de Beiren. Quelques longues secondes passèrent, sans que personne n’osât bouger, puis finalement tous s’extirpèrent peu à peu de l’abri. Une femme avança en faisant quelques pas d’un air hagard, cherchant un corps qu’elle ne trouverait peut-être pas.
Elle s’immobilisa, terrorisée, se prenant la tête dans les mains. Des larmes coulèrent lentement le long de ses joues. Néanmoins, elle sentit ensuite l’étreinte d’une main sur son épaule, une main qu’elle reconnut, et elle se retourna rapidement. Il était là, et elle se jeta dans ses bras.
- Ça va maman, ça va…. Je suis là, murmura doucement le jeune Matteo à l’oreille de sa mère tout en lui caressant les cheveux. Son ton réconfortant tranchait avec son visage et son regard, rigides et impassibles, comme s’il vivait encore le risque insensé qu’il venait de prendre.
- Matteo, oh mon petit Matteo !... Pourquoi as-tu fait ça ? Oh j’ai eu si peur...
- Il le fallait, murmura simplement le jeune garçon. Ce sale gamin serait mort, et personne n’y serait allé…
Cette réponse sembla suffire à la mère qui leva ensuite son regard embué de larmes vers son fils. Dans les yeux de ce dernier apparurent brusquement une lueur d’inquiétude :
- Papa ?...
- Je suis là mon fils ... Je suis là.
Le père, qui s’était retrouvé englué dans la foule sortant du refuge, s’approcha enfin de son fils et de sa femme et les serra très fort. La mère continuait de pleurer. Mais au contraire des pleurs de terreur qu’elle n’avait pu retenir quelques instants plus tôt, il s’agissait dorénavant de larmes de soulagements.
Puis, lentement, les trois membres de la famille portèrent leur regard sur ce qui restait de leur ville, les ruines, les cadavres, les pleurs des êtres chers découvrant de tels drames. Au milieu de personnes semblant être déconcertées de pouvoir encore respirer, encore bouger, ils prirent en silence la direction de leur maison, comme tous, se dispersant lentement comme la poussière qu’avaient causée les Sparsights.
Le pas lourd, la famille Ufherza remonta lentement les rues étroites de Beiren vers leur maison. Ce n’étaient plus des rues, mais des pistes sinueuses à découvrir entre les amas de rochers. Les maisons étaient dévastées, des cratères s’étaient formés dans le sol de roc et de sable.
En chacun des trois régnait un étrange sentiment mêlé de peur et d’espoir. La peur liée à la certitude de voir sa maison détruite et sa vie ravagée un peu plus. L’espoir irréel d’avoir la chance d’être passé entre les gouttes de feu lancées par les Sparsights. L’avancée des Ufherza était silencieuse, la mère entourée de ses deux hommes qu’elle enveloppait de ses bras et ne semblait pas vouloir lâcher. Elle le fit cependant lorsqu’elle aperçut la maison, petite habitation taillée comme beaucoup d’autres dans la roche naturelle, réduite à néant.
Le choc de cette découverte empêcha Matteo et son père de dire la moindre chose. Tous deux firent quelques pas désolés au milieu des décombres. Le plafond s’était effondré, la pièce principale ne ressemblait plus à rien, l’escalier de roche menant à l’étage à coucher avait été coupé net par l’attaque sauvage d’une bombe. Toutes les habitations du quartier avaient connu le même sort.
Ce ne furent que les sanglots bruyants de la mère qui brisa le silence. Matteo et son père se retournèrent vers elle : elle était à terre, et les deux hommes se hâtèrent d’aller à elle. Matteo n’aimait pas voir pleurer sa mère. Il détestait. Cela lui arrachait les entrailles.
- Ce n’est pas possible... s’exclama-t-elle, tandis que son mari s’était accroupi pour la réconforter. Ce cauchemar ne s’arrêtera jamais.... Jamais....
Une nouvelle série de larmes assaillirent ses yeux pendant que le père la pressait contre lui.
- Allons, allons... Calme-toi Maïla. Tout cela s’arrêtera un jour... Tu verras...
- Non, non Gregorio ! Holnbar fait de la vie un enfer !
- Calme-toi maman, calme-toi... intervint Matteo, ne sachant que dire. Ça va aller maintenant, tu vas voir...
- Matteo a raison Maïla. Tout va s’arranger. Mais aujourd’hui, Beiren a poussé son dernier souffle. Dans quelques mois, ce sont toutes les villes environnantes qui seront détruites.
- Même Leilos ? demanda Matteo à son père comme pour qu’il le rassure. Allons-nous partir vivre là-bas ? continua-t-il de suite, un flot de questions se bousculant soudain en sa tête.
- Non. Le meilleur endroit pour aller vivre n’est pas dans une ville...
- Mais que veux-tu dire ? fit Maïla. Qu’on aille vivre dans le désert ? Comme des animaux ?
Le mari acquiesça. Il apparut sur le visage de la femme une grande désolation :
- Il y fait si chaud.... Nous finirons par mourir de chaleur si la Vestha ne nous tue pas avant...
- C’est la seule solution Maïla. Tous les habitants de l’Hergŭl vont se précipiter vers Leilos. Il n’y aura pas de place pour nous… Et les Sparsights n’attaquent pas les coins déserts...
- Et les Enumbos ? As-tu pensé aux Enumbos ?
- Papa a raison maman, assura Matteo, convaincu. Ici, on n’a aucun avenir... Vaut mieux tenter sa chance là où personne ne l’a jamais tentée...
- Bien parlé mon fils, fit le père en lui faisant une petite tape sur l’épaule. Il approcha ses lèvres de l’oreille de Matteo : Va voir un peu chez le vieil Elies si ses animaux ont échappé à ce massacre. Nous aurions bien besoin d’une mule…
Matteo acquiesça. Jeune garçon allant vers ses dix-huit ans, il était déjà bien bâti pour son âge. La vie qu’il menait avec ses parents et la situation actuelle trouble que vivait son pays, Apocobondie, l’avaient beaucoup endurci et il faisait preuve de bien plus de maturité que ne pouvaient montrer des jeunes vivant dans les autres royaumes de Juwei. Ce monde était en fait constitué de sept royaumes, tous sous la domination d’un seul homme, d’un seul tyran : le Cador Holnbar. Tous, excepté Apocobondie, dont la capitale Leilos offrait une tenace résistance au Cador. Holnbar avait donc lancé toutes les forces de son impressionnante armée, la Vestha, pour abattre une fois pour toute la résistance apocombe et avoir Juwei entier entre ses mains. Depuis, les villes et villages de l’immense continent de sable et de déserts étaient régulièrement bombardés.
De toutes les raisons expliquant les attaques de son royaume, de son pays, de sa ville, Matteo savait bien peu de choses. Il passa sa main dans ses cheveux bruns en bataille puis sur son visage fin, lança un dernier regard vers sa mère qui avait séché ses larmes. Puis il détala, disparaissant entre deux rochers meurtriers vers le centre de Beiren.
La petite famille se retrouva vite sur le chemin du désert. Lorsqu’il était arrivé chez le vieil Elies, un des plus anciens éleveurs de Beiren devenu au fil du temps un ami de Gregorio, Matteo n’avait vu personne. Elies, dans le meilleur des cas, avait dû fuir, car sa petite maison, miraculeusement debout, avait été vidée et l’enclos était ouvert ; deux de ses mules avaient disparu. A moins que quelqu’un ne soit venu se servir avant. Dans tous les cas, Matteo n’avait pas hésité longtemps avant de ramener chez lui la dernière mule qui restait. La mule était maintenant chargée de quelques rares affaires que Maïla avait retrouvées chez eux, intactes, comme le vieux fusil de Gregorio auquel s’ajoutait une boite de cartouches à demi pleine. Ils s’en allaient vers l’inconnu, mais ça ne pouvait pas être pire que ce qu’ils avaient déjà connu, pensaient-ils. Maïla, petite femme au dos un peu voûté, au visage creux caché en partie par quelques boucles de cheveux fort noirs, était assise sur la mule tandis que ses deux hommes marchaient à ses côtés. Gregorio menait sa famille. Il avait une chevelure blanche sur un crâne un peu dégarni qui s’accordait fort bien avec une barbe de même couleur qui lui donnait un air de sage. Il était habillé de l’habit traditionnel des Apocobombes, une large étoffe grise ayant de courtes mais d’amples manches et descendant jusque sous la ceinture, que l’on nommait communément une dercha. Matteo quant à lui était vêtu d’un simple maillot sans manche et d’un pantalon en faux jean, et autour de son cou prenait place un médaillon qu’il portait depuis sa naissance. Les yeux bruns fixés à l’horizon jaunâtre, glissant de temps à autres vers à sa mère, il tenait fermement le fusil. Il est vrai que de nombreux groupes d’Enumbos vivaient dans les régions désertiques vers lesquelles ils se dirigeaient.
Les Enumbos étaient des humanoïdes appartenant à un peuple de guerriers vagabonds qui sévissaient sur toutes les contrées d’Apocobondie. Nommés « Peuple des sables » par les hommes, les Enumbos étaient des êtres forts et musclés, bipèdes, et qui pouvaient se servir, lors d’attaques féroces dénuées de pitié, de crocs aiguisés et d’une belle paire de griffes pouvant arracher la chair de n’importe qui.
Les Enumbos se déplaçaient parfois en solitaire, mais préféraient plutôt les attaques en groupe de trois ou quatre, opérant par surprise. Ils guettaient chaque allée et venue d’inconscients qui s’aventuraient un peu trop loin dans le désert afin de passer à l’attaque.
Ayant l’air physiquement de grosses bêtes touffues marchant tout comme les hommes sur deux pattes, les Enumbos avaient une forme de communication que les hommes ne pouvaient percevoir que comme des cris informes déchirant le désert. En effet, telle était la forme de communication du « Peuple des sables », poussant de grands cris rauques et effrayant ayant une grande portée. Les cris marquaient le début des chasses, et celles-ci ne se terminaient que rarement bredouilles, les Enumbos tuant généralement leur proie sur le coup, même si certains, débordant de cruauté, se délectaient de la voir se tordre de douleurs jusqu’à la mort. Pourtant, les Enumbos ne consommaient jamais leur victime sur l’instant ; ils la stockaient dans des réserves situées au beau milieu des rochers labyrinthiques du désert pour dévorer le cadavre une fois refroidi.
Matteo tentait de penser le moins possible à toutes ces histoires que les grand-pères jadis lui racontaient à Beiren, à propos des Enumbos. Ceux-ci l’avaient toujours impressionné mais il n’en avait pas peur. Pensant aux Enumbos, il commença à siffloter un air sombre et un peu lugubre puis, sur le même air, se mit à chanter pour lui-même :
- Au détour des dunes
Ecoute-les, ohoo
Rencontre d’infortune
Rencontre-les, ohoo…
Il s’agissait d’une vieille chansonnette connue partout sur Apocobondie, et que Matteo avait souvent entendu chanter par les anciens de Beiren. Aussi avait-il pris également l’habitude de la fredonner :
- Les monstres des sables
Les Enumbos sont là !
Rencontre implacable
Au fond des fosses tu périras !
- Arrête-ça Matteo ! ordonna Maïla d’un ton tremblant et suppliant à son fils, comme si la chanson pouvait attirer les Enumbos. Matteo obéit, non sans offrir à sa mère un regard de désapprobation.
Les trois membres de la famille Ufherza ne savaient pas vraiment par où aller. Ils se contentaient de s’éloigner le plus possible de Beiren, n’ayant que le désert et les rochers pour tout horizon. D’ailleurs, d’altitudes très variables selon les endroits où ils posaient leurs yeux, les montagnes étaient la seule forme de relief entourant la région de Beiren. De longs moments, la famille Ufherza dut chercher des passages sûrs afin de cheminer avec la mule et aussi pour ne pas risquer d’être surpris par un ou deux Enumbos, même si le danger était encore minime. Par instant, les chemins étaient assez escarpés, dans cette région rocailleuse que l’on nommait communément l’Avrud, mais c’était le passage obligé pour accéder ensuite à une zone plus sauvage et moins habitée du désert, constituée de longues étendues de sable et d’innombrables dunes.
Matteo, Gregorio et Maïla restaient assez silencieux et la chaleur les gagna rapidement. Surmontant une colline particulièrement élevée, ils purent même entrapercevoir la silhouette de la Mer intérieure qui se fracassait certainement sur les côtes d’Apocobondie. Sur le haut de ces rochers, le vent soufflait parfois très fort, aussi de temps à autre les Ufherza faisaient-ils une pause afin de se reposer. Maïla avait cessé de pleurer et elle se sentait quelque peu rassurée entre ses deux hommes. Il était également vrai qu’étant encore assez proche des villes, ils avaient peu de chance de tomber nez à nez avec des Enumbos.
La famille marchait dorénavant depuis longtemps et, comme ils longeaient une rivière, Gregorio brisa le silence ambiant :
- Regardez bien si vous ne distinguez pas une espèce de grotte où nous pourrions nous reposer. Il y a une rivière ici ; ce sera plus facile pour aller chercher de l’eau...
- Quelle est cette rivière papa ? Je ne l’avais jamais vu avant...
- C’est la Sabena mon fils. On raconte qu’elle aurait pris sa source dans l’étendue de sang qu’aurait causée la bataille entre le bien et le mal, il y a des centaines d’années...
- Le bien et le mal ?
- Une légende raconte qu’il y a plusieurs centaines d’années s’est déroulée une bataille meurtrière entre le bien et le mal pour la quête de la terre. Ce combat a fait tellement de sang qu’il en est né une rivière, qui, au fil du temps, s’est transformée en eau...
- Mais comment sais-tu cela ?
- C’est mon père qui m’a conté ces légendes. Puis Gregorio ajouta avec un petit sourire : Tu raconteras aussi cela à tes enfants mon fils...
La famille poursuivit encore quelques temps puis décida, à la vue de la journée qui prenait fin, de s’arrêter. Ils repérèrent une sorte de petite grotte où ils pourraient se protéger du soleil afin de se reposer et s’y dirigèrent. En effet, sur le continent d’Apocobondie, le soleil ne se couchait jamais, aussi ses habitants étaient-ils obligés de dormir en gardant l’astre diurne haut dans le ciel au dessus de leurs têtes. Cela faisait partie de la vie des Apocombes et, là-bas, cela ne choquaient guère personne. Néanmoins, les Apocombes étaient tout de même contents lorsqu’ils pouvaient s’assoupir un peu à l’ombre. La période de la nuit à Apocobondie était quand même perceptible car de légers nuages venaient peupler le ciel et donner une clarté moins aveuglante au soleil. Mais pour les personnes qui ne vivaient pas sur ce continent, le changement restait presque imperceptible. Juwei avait cela de propre : au nord, le soleil demeurait fidèle à toutes les heures, et au sud, dans le royaume de Niabarate, il n’apparaissait jamais. Ce n’était en réalité que les royaumes intérieurs qui connaissaient le roulement jour/nuit. A Apocobondie, rares étaient les personnes qui avaient idée à quoi elle ressemblait vraiment.
Les températures étaient très élevées, comme toujours, et la roche elle aussi demeurait chaude. Marchant depuis des heures sans pratiquement s’arrêter, Matteo et Gregorio s’en étaient accommodés, mais cela surprit quelque peu Maïla lorsqu’elle descendit de la mule qui était elle aussi très fatiguée. La mère s’assit lourdement par terre, alors que Gregorio allait chercher de l’eau dans la Sabena, qui coulait à côté d’eux. Comme son fils et sa femme, il se sentait épuisé, mais il ne pouvait le montrer faute de les démoraliser. L’eau de la rivière, malgré l’intense chaleur, était d’une grande fraîcheur. Gregorio plongea son visage dans celle-ci afin de se rafraîchir. L’eau était d’une pureté inouïe, et les galets verts gisant dans le lit de la Sabena donnaient à celle-ci une couleur d’émeraude.
Après avoir rempli plus que nécessaire les trois gourdes qu’il avait, Gregorio se redressa lentement et fixa l’horizon. Le vent souffla de nouveau fort dans sa barbe blanche alors qu’encore une fois, il fut émerveillé par le spectacle qu’il découvrait. Ils étaient désormais pratiquement à la frontière de l’Avrud, et devant les yeux de Gregorio se devinaient les innombrables dunes du désert du Shanaïl, avec les flots de sable qui roulaient sur elles, accompagnés par le vent. Plus loin encore, et plus incertaines, les premières hauteurs de la Barrière du centre, les Monts du Radurian, étaient presque visibles. Derrière cette haute chaîne de montagne prenait place ce qu’on appelait à Apocobondie le désert de la Fin, un désert encore plus brûlant et intense que celui qu’il parcourait, lui et les siens, et si étendu qu’on en connaissait pas les limites.
Soudain, un cri lointain d’Enumbos arriva jusqu’aux oreilles de Gregorio, ce qui lui donna des frissons dans le dos. Il avait l’habitude d’en entendre, de par son ancien métier, mais le fait de percevoir un tel grognement, et aussi de savoir ce qu’il signifiait, l’avait toujours impressionné et même apeuré parfois. Inquiet, il retourna à la hâte vers les siens alors qu’un deuxième grognement se faisait entendre. Mais incontestablement, ce n’était qu’un écho d’un cri poussé de beaucoup plus loin. De suite, il vit dans les yeux de sa femme une panique soudaine.
- C’est… C’est… bégaya Maïla, qui était entourée de Matteo, vraisemblablement un peu troublé lui aussi.
- Ne t’inquiète pas chérie… Ils sont très loin… Et ne s’aventureraient pas par ici, pas aussi près de la ville…
Les paroles du père rassurèrent sa femme et son fils. Il est vrai que ces hurlements de bêtes avaient de quoi faire peur. Gregorio donna un peu d’eau à la mule qui était assoiffée et se retourna vers sa femme :
- N’aies crainte Maïla… Nous sommes là, Matteo et moi… Repose-toi maintenant…
Maïla esquissa un sourire peu rassuré, puis s’allongea sur une couverture qu’avait disposée Matteo.
- Tu veux un coussin maman ? lui demanda-t-il, attentionné.
Elle répondit oui d’un signe de tête alors qu’elle se mettait à trembler et Matteo s’empressa d’aller lui chercher sa couverture qu’il roula en boule afin qu’elle s’en servît d’oreiller. Lui dormirait à même la roche, il s’en fichait. Pendant ce temps, Gregorio était agenouillé auprès de sa femme et lui frottait les bras afin de la réchauffer, alors qu’elle avalait quelques gouttes d’eau. Il positionna les couvertures sous la tête de Maïla puis lui tint la main.
- Ça va aller ?
Alors qu’elle fermait les yeux, elle répondit oui d’un léger sourire, et son mari l’embrassa doucement sur la joue.
- Dors… murmura-t-il.
Il resta silencieux quelques secondes, puis se retourna vers son fils qui se tenait immobile derrière lui, et prit le fusil. Il lui fit signe de le suivre à l’extérieur de la petite grotte, afin que sa femme n’entende pas ce qu’il avait à dire.
- Ecoute fils, à partir d’aujourd’hui il faut faire très attention. Les Enumbos pullulent un peu partout, il faudra donc se serrer les coudes. Tu comprends ?
- Oui, oui… Pas de problème papa… répondit Matteo, frottant son visage fatigué.
- Très bien, continua Gregorio avec un sourire chaleureux. Maintenant tu es grand Matteo, et je veux que tu saches que je compte sur toi… Je vais aller jeter un coup d’œil aux alentours…
- Je viens avec toi ? demanda Matteo qui avait toujours apprécié les balades au milieu des rochers.
- Non mon fils… Toi, tu restes là et tu veilles sur ta maman… répondit Gregorio. N’hésite pas non plus à t’hydrater, tu en as besoin… continua-t-il.
Le fils et le père se regardèrent une seconde, sans dire mot.
- Maintenant va, et prends la dernière couverture…
Matteo sourit légèrement en regardant son père s’éloigner au milieu des roches aiguisées et regagna l’intérieur de la petite caverne. Maïla semblait dormir. Il avait les traits tirés et se sentait assez éreinté, mais il s’agissait plus de fatigue nerveuse que physique. Il étala par terre la couverture, alors que la respiration de la mule, bruyante, brisait les saccades du vent que Matteo pouvait percevoir. Il s’assit, et posa les yeux sur sa mère qui était tournée sur le côté. Il parut à Matteo que des heures étaient passées lorsqu’il se décida à sortir un peu voir si son père ne revenait pas. Un dernier regard posé sur sa mère, et il était dehors, à fixer l’horizon dans l’espoir d’y voir un être bouger. Mais il n’y avait rien. Juste le vent qui dansait sur le sable lointain, et les doux rayons du soleil qui se déployaient sur les rochers. Maintenant le désert paraissait comme assoupi sous un fin parasol qui le protégeait des cieux. Matteo regagna l’intérieur où sa mère dormait toujours. La mule en faisait de même et le jeune garçon pensa que son heure était également venue. Il s’allongea sur la couverture, se positionnant sur le dos. Rapidement, il ferma les yeux, mais ce ne fut que beaucoup plus tard qu’il réussit à s’endormir.
La petite famille fut bien tôt sur la route le matin suivant, et ils avançaient maintenant en plein désert du Shanaïl, gravissant les dunes. Ils avaient décidé de suivre la Sabena qui se frayait difficilement un chemin dans le sable omniprésent. Parfois, les Ufherza croisaient des petits animaux qui vivaient terrés à même le sol, mais ils demeuraient assez rares. Ils étaient seuls dans le désert. Néanmoins le moral au fil des heures, puis des jours, redevenait presque bon, surtout pour Maïla qui riait à nouveau aux plaisanteries de son mari. Au loin, de temps en temps, on pouvait aussi apercevoir des villes ou des villages. Matteo, justement, avait les yeux braqués sur celle qu’il distinguait.
- Quelle est cette ville là-bas au nord ?
Gregorio tourna la tête vers la direction qu’indiquait son fils. Il vit les contours de hauts bâtiments et discerna, même de loin, l’agitation qui devait régner dans la cité.
- C’est Murren, Matteo… répondit-il.
- Au bout de cinq ans d’inactivité tu connais encore par cœur les lieux et les directions à prendre ! Tu m’impressionneras toujours chéri… dit Maïla sur la mule.
- Que veux-tu Maïla, on ne se refait pas…
Cette réplique fit sourire Matteo malgré lui. Il se souvint un instant de son enfance où il restait seul avec sa mère pendant que son père était parti. En effet, ce dernier avait été longtemps guide, menant des clients d’un bout à l’autre d’Apocobondie. Le père de Gregorio avait été guide lui-même. Ayant perdu sa femme, il avait été obligé d’emmener son fils partout où il se rendait, et Gregorio avait vite eu la passion de ces excursions en plein désert. De longues années, il avait exercé ce métier, mais l’âge venant, il avait été obligé d’y renoncer, même s’il n’avait jamais hésité à emmener son fils en randonnée dans les rochers de Beiren.
Perdu dans ses pensées, Matteo ne s’était pas rendu compte que sa mère riait maintenant aux éclats. Elle riait souvent lorsqu’il était enfant. Maintenant, elle ne se laissait plus trop aller, et la revoir ainsi était comme retomber en enfance, dans un temps heureux.
La famille traversa une petite zone rocailleuse et, comme les nuages commençaient déjà à couvrir le ciel, Gregorio décida qu’il était temps de s’arrêter là.
Cette nuit-là, les nuages furent tellement nombreux à venir masquer le soleil que la voûte céleste était très sombre pour des Apocombes. Par une astuce de guide, Gregorio avait réussi à allumer un feu qui fut bien agréable. Chacun se mit autour de celui-ci, mangeant en guise de repas quelques racines de plantes poussant dans la Sabena, et la bonne humeur que véhiculait Gregorio s’empara de son fils et de sa femme. Il faisait bon, allongé sur les couvertures, et le fait d’être près d’un feu de camp était rassurant car les Enumbos ainsi n’oseraient pas approcher.
Maïla riait de bon cœur aux histoires de guide que Gregorio aimait à raconter. Matteo, lui, n’était pas quelqu’un qui riait ou souriait facilement, mais en ce moment agréable de détente il se laissait un peu aller. Les souvenirs de clients somnambules perdus dans le désert en pyjama ou ceux de gens des royaumes intérieurs s’étonnant que le soleil ne se couche pas étaient particulièrement appréciés et, bien que Matteo et Maïla les connaissaient par cœur, ils ne se lassaient pas de les entendre. En plus de cela, Gregorio avait un petit don d’imitation et il aimait faire des grimaces afin de montrer précisément les différentes mimiques des clients qu’il avait pu guider. Tout ceci rendait ses histoires encore plus croustillantes à écouter.
- Tu étais un bien mauvais guide à l’époque ! déclara soudain Maïla en plein milieu de la discussion.
- Comment cela ma p’tite dame ?! répondit Gregorio, avec un air faussement choqué.
- Tu n’as pas raconté quand tu t’étais endormi et avais perdu toi-même tes clients !
- Oui mais ça, c’était au tout début !
- Je ne veux pas le savoir ! poursuivit Maïla dans un rire. Je me demande comment tu as réussi à garder ton travail…
- Simplement parce que ce n’était qu’une erreur de jeunesse et que tout le monde autour de moi savait que j’étais un très grand guide ! répliqua Gregorio, faisant semblant de se trouver important.
Matteo sourit. Voyant ses parents converser comme s’ils étaient à une table avec de la viande à manger le remplit de légèreté. Il aurait voulut demander à son père où il pensait les mener, lui et sa mère. Mais il ne voulait pas orienter cette conversation joyeuse vers leur situation présente, tellement plus incertaine et risquée. Il savait que les temps qui s’annonçaient allaient certainement être durs, mais cette soirée là n’en faisait pas partie. Cette soirée était un simple moment de bonheur en famille.
Le lendemain, Gregorio mena les siens encore plus vers l’est, en direction de la montagne de l’Heriam.
- Où comptes-tu nous conduire papa ? demanda finalement Matteo au cours de la journée.
- Je connais un endroit près de la Sabena, une petite grotte dans les premières hauteurs de l’Heriam où, étant guide, j’avais l’habitude de passer quand on se rendait vers San Kera.
- Dans la montagne ? demanda à son tour Maïla, légèrement surprise.
- L’endroit est très sûr, on y parvient par un petit sentier, et l’on a une vue imprenable sur une bonne partie du désert. En plus de cela, nous serons près de Lanaa pour nous réapprovisionner…
- Cela semble l’endroit idéal… poursuivit Matteo après quelques secondes, tentant d’imaginer l’endroit.
- Ça l’est mon fils, ça l’est…
Les Ufherza continuèrent ainsi un moment, puis décidèrent de faire une petite pause. La Sabena coulait toujours à leur côté et Maïla descendit de la mule afin d’aller se rafraîchir. Quelques rochers prenaient place autour d’eux.
- Je vais un peu voir aux alentours.... déclara Matteo.
- Ne t’éloigne pas trop et sois prudent. Les Enumbos sont nombreux par ici...
- Mais oui maman... Je ne serai pas long...
Matteo partit et disparut bientôt derrière quelques rochers.
Il marcha quelques instants, sautant de rocher en rocher, puis s’arrêta. Il s’assit sur l’un d’eux, face au soleil, et s’allongea, fixant le ciel. Il joua avec son médaillon, le faisant passer de sa main droite à sa main gauche. Ce dernier, épais d’environ un centimètre, était en bois et avait l’aspect d’une petite flamme qui s’enroulait dans une forme harmonieuse. Il avait beau adorer ses parents, Matteo les trouvait parfois trop protecteurs et avait souvent besoin d’un peu d’isolement et de tranquillité.
« POUUUH ! »
Matteo se redressa soudain. C’était le fusil. Une brusque sensation de terreur s’empara du corps du jeune garçon et sembla pendant une seconde le paralyser. Puis il se releva soudain et retourna en hâte vers l’endroit où il avait laissé ses parents.
Lorsqu’il arriva enfin à eux, une lourde douleur s’était emparée de son estomac, comme si quelque chose voulait sortir de lui.
- Ah… Tu vois le vieux ! Il est là… annonça d’une voix aigre un homme qui se tenait à plusieurs mètres de Gregorio.
- Tu es sûr que c’est lui ? fit un deuxième individu, se tenant aux côtés du premier.
- Ouais… répondit le premier d’un air vicieux, fixant Matteo.
Mais ce dernier n’avait entendu que d’une oreille les mots échangés entre les deux inconnus. Toute son attention se portait à l’endroit où gisait la mule, ensanglantée et inanimée. Contre elle, un corps baignait dans son propre sang, la tête décollée tournée vers Matteo et Gregorio, les yeux de son visage inexorablement plongés dans un vide qui ne pourrait jamais se remplir.
Matteo ne réfléchit plus et fit un pas pour se précipiter vers sa défunte mère.
- Ne bouge pas Matteo ! ordonna Gregorio d’une manière tellement dure et paniquée que je jeune garçon ne put qu’obéir.
Gregorio se tenait quelques mètres devant lui et avait tendu son bras gauche pour empêcher son fils de passer. Il était très droit, presque planté dans le sol comme un piquet mais tremblant en même temps à moitié. Il tenait fermement le vieux fusil vers les deux hommes qui se trouvaient juste à côté de la mule et de Maïla.
Matteo les vit alors réellement pour la première fois. L’un était grand et fin, l’autre de taille moyenne et plus costaud. Mais ils portaient tous deux le même vêtement noir à manches longues, avec une bandoulière blanche en travers du corps, reposée sur leur épaule droite. Le plus grand des deux tenait une large épée dans sa main droite.
- Tu es vraiment sûr que c’est lui ? redemanda le plus petit des deux, mais l’autre ne répondit pas, ne faisant que fixer Matteo. Soudainement, il leva son arme et la pointa droit sur le jeune garçon.
- C’est toi que nous voulons !! lança-t-il avec force et détermination à l’adresse de Matteo.
Ce dernier ne comprit pas. Lui ? Pourquoi ?
- Vous ne toucherez pas à mon fils ! répliqua Gregorio avec une fureur dont Matteo ignorait qu’elle faisait partie de son père. Mais on ignore tellement de choses sur les hommes qui nous entourent.
Alors tout alla très vite. Gregorio n’hésita plus et pressa la gâchette du fusil une deuxième fois. Le coup de feu partit à toute vitesse en direction de l’inconnu armé, mais ce dernier agita son épée devant lui et contra la balle avant qu’elle ne le percute.
Abasourdis par ce qui venait de se passer, Matteo et Gregorio restèrent bouche bée, incapables de réaliser le moindre geste. Aussi rapide que l’éclair, l’homme armé se précipita alors vers Gregorio en tendant son arme en arrière pour frapper. Il alla si vite que Matteo eut l’impression qu’il glissait sur le sable comme le vent, et en une seconde, il fut devant Gregorio.
- NON !!!
Mais il était trop tard. L’homme avait rabattu son énorme épée vers l’estomac du vieux guide qui ne put réagir. Un instant plus tard, il était à terre, le ventre transpercé, le souffle se raréfiant, ses yeux portant un dernier regard désespéré vers son fils. C’était fini.
- Voilà ce qui arrive lorsqu’on s’oppose aux Gardiens du Clan Noir… fit le meurtrier pour lui-même.
Matteo ne pouvait bouger. Les yeux fixés au corps inerte de son père, une atroce douleur lui déchirait le corps, une douleur qu’il n’avait jamais sentie. Aussitôt, une énorme boule sembla se former, une boule de douleur à laquelle se mêla brusquement dans l’instant de la colère et de la haine. Cette boule, Matteo voulait maintenant la jeter aux visages de ses agresseurs, pour les blesser, pour les tuer. Pour se venger. Terribles bouleversements qui peuvent se produire chez un homme en si peu de temps. En une seconde, Matteo était passé du désespoir le plus total à la haine la plus profonde. Mais il n’avait toujours pas effectué le moindre geste.
- Attention ! s’exclama cependant le deuxième inconnu, qui était resté à l’arrière.
Son acolyte releva la tête vers Matteo mais il ne put rien faire. La rage du jeune garçon l’avait fait courir beaucoup plus vite qu’il ne l’aurait cru, et il se jeta sauvagement sur l’homme tout en lui assénant un coup violent au visage. Ce dernier, sous l’effet du choc, bascula en arrière et s’écroula au sol, se fracassant lourdement le crâne contre un rocher. Matteo, comme dans un état second, se retourna alors et fit face au deuxième inconnu.
- Je vois que tu as certaines capacités… dit calmement celui-ci en prenant une épée accrochée dans son dos grâce à sa bandoulière. Ça ne me surprend qu’à moitié. Si ça n’avait pas été le cas, nous n’aurions pas été là…
Matteo ne comprit pas un traître mot de ce que son adversaire venait de dire. Ce dernier s’approcha sereinement de lui :
- Je ne te veux aucun mal. Je n’ai aucune intention de te tuer.
Mais Matteo n’entendait plus. Matteo ne pensait plus. Il était comme poussé par cette boule qui se faisait de plus en plus lourde, de plus en plus douloureuse. Puis il eut de nouveau la détestable impression qu’elle désirait s’extraire de lui-même. Un instant, Matteo crut qu’elle y était parvenue, car il se retrouva à courir avec frénésie vers l’inconnu. Ce dernier fut abasourdi par la vitesse de course du jeune garçon qui arriva sur lui avant qu’il n’ait eu le temps de prévoir une contre-attaque et Matteo le frappa férocement au visage. L’inconnu s’écroula dans le sable tout en lâchant son épée, alors que le jeune garçon perdait également l’équilibre et se retrouvait face contre terre, sans comprendre réellement ce qui venait de se passer. Lorsqu’il voulut prendre appui pour se relever, il rencontra quelque chose de froid : c’était l’épée que venait de lâcher son adversaire. Sans réfléchir, sa main entoura alors de ses doigts le pommeau tandis qu’il restait à terre, faisant un effort pour se retourner vers l’homme qui, en face de lui, s’était relevé.
- Bon c’est fini, dit ce dernier, une pointe de colère dans la voix. On a assez joué gamin !
L’inconnu se précipita sur Matteo à une vitesse étourdissante. Ce dernier se crut déjà mort, rejoignant ses parents. Mais finalement, dans un réflexe étonnant, il souleva l’épée qui était restée cachée contre sa jambe et la porta droit devant lui.
L’homme se retrouva bien malgré lui transpercé par sa propre lame. Matteo, stupéfait et terrifié par son propre geste, put à ce moment parfaitement percevoir les yeux rouges et l’expression de douleur affreuse que son adversaire avait prise. Dans les derniers instants de sa vie, il posa un regard suppliant sur Matteo qui ne fut capable que de renfoncer son arme plus profondément encore dans ses entrailles. L’inconnu émit alors un léger bruit horrible d’immense souffrance avant de perdre l’équilibre et de s’écrouler par terre. Du sang s’échappait en grande quantité de sa bouche entrouverte et tremblante. Ses yeux, encore implorants, s’effacèrent enfin dans la mort.
Qu’était ce néant ?
La ville s’activait, tambourinait, vivait.
Qu’était ce néant ? Cette impression de vide ? De trou noir ? Pourquoi cela faisait-il si mal ?
Un groupe d’hommes s’était réuni sur la place de la ville, armés, semblant préparer un départ imminent vers Leilos, siège de la résistance face à l’Ecte. Les enfants, nombreux, ne faisaient guère attention à cela : ils jouaient et couraient, faisant rouspéter une vieille dame qui faillit être renversée par l’un d’eux, plongeant dans une ruelle se cachant du lourd soleil du désert Gon.
Il passa tout près d’elle. Il ne s’en soucia pas. Il ne la vit pas. Il avait l’impression de ne plus pouvoir voir quoi que ce soit. Il avait la sensation qu’il ne ressentirait plus jamais rien que ce néant qui était en lui.