ISBN : 978-2-38254-056-5

Couverture :© Orlane, Instant immortel

Mise en pages :© Orlane, Instant immortel

Images :© AdobeStock, © Freepik

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Sommaire

Béziers.

Automne 1955.

La pluie crépitait sur le toit rythmant le silence de la pièce dans laquelle je m’engouffrais. Les gouttes d’eau s’étalaient sur les grandes fenêtres de mon appartement situé non loin des « Magasins Modernes » construits en plein centre-ville de Béziers.

Retirant mon imperméable gris détrempé, je filai vers la cuisine avec une seule idée en tête : une tasse de thé bien chaud ! Cette année, la fin du mois de septembre était pluvieuse et froide. C’était un peu tôt, surtout pour le Sud.

Pendant que l’eau bouillait, je regardais par la vitre avec vue sur le haut de la rue Boieldieu. À cette heure-ci, les gens se hâtaient, telles des fourmis, vers leurs foyers, ou se préparaient pour la soirée.

Les distractions et les lieux de détente ne manquaient pas. Les cinémas comme le « Vox », le « Ritz » ou encore le « Palace » situés au pourtour des Allées Paul Riquet, faisaient le plein les mardi, jeudi ou samedi aux séances en matinée ou en soirée. Le dimanche après-midi, ils accueillaient les familles pour des films grand public. Ceux qui désiraient voir des films comiques, péplums ou westerns se rendaient plutôt au cinéma « Lux » et sa séance du jeudi avait un franc succès, car c’était la journée des scolaires. Bien sûr, le théâtre municipal sur les Allées Paul Riquet proposait de belles représentations et le « Théâtre des Variétés », rue Victor Hugo, avec ses trois salles, offrait des spectacles et des films. Après la guerre, nous étions pris d’envie de vivre, de rire et d’aimer. Cela nous permettait d’oublier pendant quelques heures toutes les misères, les horreurs et les morts.

En cette année 1955, notre maire Emile Claparède 1 gérait une ville dynamique qui aspirait à de nouvelles constructions et à la modernité. La structure de la cité se modifiait, s’étendait pour donner naissance à de nouveaux quartiers ou axes urbains.

Le sifflement de la bouilloire interrompit ma réflexion. Je me servis un thé Darjeeling, produit de luxe, disponible à nouveau depuis la fin de la guerre. J’économisais pour l’acheter. La chaleur de la tasse, se répandant de mes mains jusqu’en haut de mon corps, me permettait de lutter contre le froid qui s’était emparé de moi depuis le début de l’après-midi. Je commençais enfin à me détendre. Il faut dire que la journée avait été riche en surprises !

En 1950, alors âgée de vingt-six ans, j’ai été engagée à la bibliothèque municipale, installée depuis 1905 dans les locaux de l’ancien hôtel Lagarrigue, située derrière les Halles. C’était un endroit accueillant, réconfortant, qui sentait bon le bois et les livres. Je classais et j’enregistrais les manuels et leurs contenus sur des fiches. J’avais ainsi accès à un monde merveilleux, celui de l’écriture, du savoir et de l’imagination. Je m’y sentais comme chez moi d’autant plus que mes collègues étaient sympathiques et chaleureux. Toutefois, je travaillais en étroite collaboration avec l’un d’entre eux qui était non seulement mon mentor, mais aussi un ami : Paul.

Paul, âgé d’une dizaine d’années de plus que moi, avait un caractère gai, optimiste et la malice n’était jamais bien loin. Il était de belle prestance, les cheveux courts et légèrement grisonnants, des yeux marron et pétillants ainsi qu’un teint légèrement hâlé. Son seul défaut : il fumait trop. Malgré sa nonchalance étudiée qui pouvait le faire paraître léger aux yeux de certains, il était capable d’une fidélité à toute épreuve. Mais, ce côté de sa personnalité, il ne le montrait qu’à ses amis les plus proches, dont j’avais l’honneur de faire partie.

Cependant, vers trois heures, cette impression de calme et de sérénité dans laquelle nous œuvrions fut ébranlée. Paul introduisit dans mon bureau un homme en quête d’informations sur la région.

— Lise, je te présente Mr Mac Farlane. Il est écossais et il écrit un livre sur le Languedoc. Je lui ai dit que tu étais la spécialiste, ici. Bon, je vous laisse entre de bonnes mains, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers l’inconnu.

Il me fit un clin d’œil complice et s’éclipsa. Je me levai en souriant et serrai la main de mon visiteur. En croisant son regard noir et profond, mon cœur manqua plusieurs battements.

Quelle idiote, j’étais ! Pourtant, je me considérais comme une personne réaliste et sérieuse et je faisais d’énormes efforts pour canaliser mes intuitions. Mais cet homme me bouleversait plus que je ne voulais l’admettre. En quelques secondes, il me semblait le connaître depuis toujours. Des scènes d’un passé inconnu s’imposaient à moi où le bel écossais tenait un rôle important. Une impression de déjà-vu m’oppressait. Allons, Lise, reprends-toi ! Ce n’est pas la présence d’un athlétique brun qui va te perturber ! Tu en as vu d’autres ! D’un geste de la main, je l’invitai à s’asseoir et à m’exposer sa démarche, en essayant d’oublier ces visions fugitives.

— Que puis-je pour vous, Mr Mac Farlane ?

— J’écris un livre sur ma famille et certains de ses membres ont séjourné dans le Midi de la France au XIIIe siècle, notamment à Béziers, quelques mois après le sac de la ville par Simon de Montfort le 22 juillet 1209 2. Pouvez-vous me fournir des livres sur cette époque et m’indiquer les lieux à visiter, je vous prie ?

Sa voix chaude, étrangement familière, me troublait. Cela m’agaçait. Je n’avais pas l’habitude de perdre mes moyens de la sorte.

— Bien sûr ! Désirez-vous des livres sur les Cathares ou sur la vie en Languedoc au XIIIe siècle ?

— Tout ce que vous avez. Êtes-vous Biterroise ?

— Oui. Ma famille a toujours habité ici et dans les villages alentour. Peut-être nos ancêtres se sont-ils rencontrés. Béziers était une ville commerçante et ouverte au Moyen Âge et les étrangers étaient nombreux. Ils apportaient leur culture et leur savoir. Les Biterrois vivaient en bonne harmonie avec eux, respectant la religion et les idées de chacun.

— Ma famille maternelle est française. Mon arrière-arrière-grand-mère a épousé un Écossais, mais nous avons gardé l’habitude de parler le français et le goût de la cuisine française.

— C’est la raison pour laquelle vous écrivez un livre sur notre région ?

— En partie, aye 3. Un de mes ancêtres est venu vivre un temps ici et nous avons retrouvé des archives dans de vieilles malles. Nous avons aussi pu déchiffrer certains épisodes historiques en lien avec cette si belle ville.

Tout en discutant, à voix basse, bien entendu, je le guidais parmi les rayonnages. Nous nous arrêtâmes devant les livres traitant du siège de Béziers, du massacre dans l’église Sainte-Madeleine et de la religion cathare.

— Si vous voulez les compulser sur place, il n’y a aucun problème. Sinon, vous devez prendre une carte d’adhérent. Par contre, si vous désirez consulter les registres de l’état civil ou des biens fonciers de 1209, vous devrez vous adresser à la mairie et aux archives.

— J’opte pour l’abonnement. Je réside en ville pour le moment, et je pense que mes recherches seront longues.

Je lui passai les livres nécessaires à ses investigations et il s’installa à la table la plus proche.

— Bonnes recherches. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin d’informations supplémentaires.

— Je n’y manquerai pas, merci.

Son sourire fut amical et familier. Cette familiarité étrange me laissait perplexe. Depuis notre rencontre, cet homme me semblait proche, intime même. Je me méfiais de mes pressentiments. Toute petite, déjà, j’avais des prémonitions, des rêves, des visions. Au début, mes parents n’y prêtaient pas attention, mais par la suite, j’appris que dans notre famille, certaines femmes avaient des dons : cartomancie, médiumnité... Ma mère et moi en avions hérité. C’était ainsi. Je ne l’avais jamais vécu comme une malédiction, acceptant cette capacité depuis toujours. Toutefois, aujourd’hui, cela me jouait des tours et je ne l’appréciais pas vraiment.

L’après-midi se déroula entre les allées et venues dans les rangées de la bibliothèque. Seuls les grattements de la plume sur le papier rompaient le silence. Chaque fois que je posais les yeux sur l’Écossais, je croisais son regard pénétrant et si troublant. Malgré ma concentration, je ressentais sa présence de façon si aigüe que cela m’alerta, puis m’inquiéta et pour finir, me paniqua.

Je me levai précipitamment pour me réfugier dans le bureau de Paul, le souffle court et les joues rouges. Ce dernier leva les yeux, me sourit :

— Paul, as-tu besoin d’un coup de main ?

— Non, j’ai presque terminé. Pourquoi, un problème ?

— Non, dis-je en hochant la tête.

— Que se passe-t-il, Lise ? me demanda-t-il, perspicace.

— Rien, je t’assure. J’ai froid, c’est tout. Peut-être un rhume.

— Ouais. Un rhume qui vient d’Écosse, hum ? Depuis qu’il est là, tu es agitée.

— Agitée ! Tu plaisantes ? Je n’ai pas bougé !

— Ah, c’est vrai. Assise au bureau, recopiant, lisant. Mais moi, qui te connais, mademoiselle Mourac, je sais que tu es inquiète.

— De quoi ?

— Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je t’aime bien. Cet homme te perturbe. Non, non, rassure-toi, ce n’est pas visible comme le nez au milieu de la figure, cependant, c’est un fait. Je ne t’ai pas vue dans cet état depuis…

— Pierre ?

— Oui.

— Écoute, Paul, ce n’est pas normal. Tu me connais, je ne suis pas sensible à ce point à la beauté des hommes. Je suis réservée, mais depuis son arrivée, des… images de lui un peu différentes de son apparence actuelle et de moi se superposent dans ma tête…

— Des images de sexe, chère enfant ? sourit-il en prenant une attitude de psychanalyste.

— Non, Dr Freud ! Des images de lac, de rencontres, de vie familiale, de combats. Je le connais, j’en suis sûre !

Relevant un de ses sourcils, il m’observa. Depuis que nous avions collaboré pendant la guerre, il était très attentif à mes pressentiments, mes visions.

— L’as-tu rencontré pendant la guerre ? Pierre le côtoyait-il ?

— Non, en aucune façon.

— Tu fantasmes, belle rouquine.

— Peut-être ! Pourtant, je sens un appel au fond de moi... Oh, laisse tomber. Tu as raison, mon esprit bat la campagne.

— Crois-moi, Lise. Je me fie à tes intuitions, elles m’ont déjà sauvé la vie et à d’autres aussi.

— Pas à Pierre, dis-je tout bas.

— C’est vrai. Il est mort et tu n’y pouvais rien. Il devait partir pour son reportage et malgré les précautions prises, c’était son heure… Je suis heureux qu’enfin un homme attire ton attention, même pour quelques minutes. Cela fait deux ans qu’il est mort, Lise. Il est temps pour toi de revivre, ne crois-tu pas ?

— Oui… mais…

— Chut !

Il se leva de derrière son bureau, ôta ses lunettes rondes et m’embrassa sur la joue comme un grand frère, comme l’ami qu’il était.

— Retourne au boulot et pour une fois, réfléchis moins !

— Bien, chef !

Je sortis de la pièce plus rassurée, essayant de me persuader que je me laissais emporter par mon imagination. Cela dura jusqu’à ce que j’aperçoive les larges épaules penchées vers mon bureau.

— M. Mac Farlane…

— Ah! Mademoiselle?

— Mourac, Lise Mourac.

— Ian. Je désire m’abonner et emprunter ces trois livres. Est-ce possible aujourd’hui ?

— Bien sûr ! Je vous prépare la carte tout de suite. Tenez, je vous ai inscrit les églises et les endroits à visiter. L’église de la Madeleine, non loin d’ici, est le principal lieu à observer. Vous pourrez encore voir sur les murs les traces de sang laissées lors du massacre. Quelquefois, quand on est à l’écoute, on peut entendre les cris de ces gens, leurs pleurs aussi.

Ian m’écoutait attentivement. Il tenait dans ses mains la liste que je lui avais préparée, mais son regard me sondait. Je m’attendais à ce qu’il rit ou qu’il doute de ma stabilité mentale. Mais il ne fit aucun geste dénotant un affolement quelconque ou l’amorce d’une hilarité soudaine.

— Je suis désolée, ajoutai-je. Lorsque je raconte l’histoire de Béziers, je suis passionnée et…

— Accompagnez-moi pour cette visite, s’il vous plaît ! dit-il subitement, en prenant mes mains dans les siennes.

Ce contact m’électrisa. Je ressentis des frissons et des bouffées de chaleur en même temps et je fus transportée dans un lieu inconnu qui sentait bon la bruyère et où le vent fouettait le visage. Ian était là, vêtu différemment. Il portait un kilt, une chemise blanche. Ses cheveux bruns étaient noués par un lacet. J’étais avec lui. Je portais une longue robe verte en velours et ma chevelure était épaisse, rousse et bouclée. Nous nous tenions les mains comme aujourd’hui. Nous nous faisions face et nos visages reflétaient une tension intérieure. Nous allions parler quand une ombre se profila à mes côtés. Un homme de grande taille, mince, à la calvitie naissante et au visage osseux m’adressa la parole. Ses yeux brillaient de mille feux et la colère grondait dans sa voix.

— Que fais-tu ici, ma fille, sans chaperon et en compagnie d’un homme ?

Cette vision ne dura qu’une ou deux secondes, mais elle me sembla réelle.

— Lise, ça va ?

Je revenais à moi lentement, allongée sur le sol. Ian se tenait à côté de moi et Paul essayait de me faire avaler de l’eau. Je sentais encore la boule au fond de ma gorge et une certaine nervosité. J’esquissai un sourire et je vis leurs visages se détendre.

— Oui, merci. Que s’est-il passé ?

— Nous parlions et soudain, vous avez eu un malaise. J’ai juste eu le temps de vous retenir et j’ai appelé à l’aide. Votre pouls est redevenu normal et vos réflexes sont bons.

Devant nos airs étonnés, il ajouta en souriant qu’il était médecin à Édimbourg.

— Oh ! soufflai-je. Merci, docteur.

— Je vous en prie, appelez-moi Ian. Maintenant que vous vous êtes évanouie dans mes bras, nous pouvons user de nos prénoms, n’est-ce pas ?

Son humour et son aplomb me plaisaient. Après tout, nommer quelqu’un par son prénom n’engageait pas pour une vie. Et si les visions que j’avais eues étaient le reflet d’un passé commun, nous avions partagé plus que nos prénoms.

— D’accord. Je tiens à vous féliciter pour votre excellent français, dis-je, en me relevant avec précaution.

— Ma mère serait heureuse de votre compliment. Elle m’a appris la langue de ses ancêtres dès mon plus jeune âge.

— Ceci explique cela !

Je m’assis à mon bureau, évitant de bouger la tête trop vite.

— Lise, rentre chez toi. Je préfère te savoir au chaud, me conseilla Paul, l’air un peu inquiet.

— Mais non, Paul, je vais mieux ! Ne t’inquiète pas. C’est juste un coup de froid.

— Non, tu rentres. De toute façon, il n’y a personne, je m’en sortirai tout seul. Nous fermons dans une demi-heure. Docteur, pouvez-vous la reconduire ?

— Avec plaisir, j’allais vous le proposer. Il est plus sûr que quelqu’un vous accompagne.

Soudain épuisée et frileuse, je ne dis mot et je me préparais au départ. Paul enregistra l’inscription de Ian, lui donna la carte et les livres, lui serra la main, m’embrassa et nous poussa vers la sortie.

— À lundi, Lise. Je passerai ce soir pour vérifier si tu vas mieux.

— D’accord. Merci.

Dehors, une pluie fine nous accueillit. Ian, en gentleman, ouvrit son parapluie.

— Une précaution de votre pays ? dis-je, en souriant.

— Non, les Écossais ne craignent pas la pluie, mais les livres, oui. Allez, venez, vous semblez épuisée.

Me prenant par le coude, il m’emmena jusqu’à sa voiture, une MG grise, garée autour des Halles. Une fois installés, je lui indiquai la route jusqu’à mon appartement.

— Merci, Ian. C’est étrange, non ? Voilà quelques heures, nous ne nous connaissions pas et maintenant, vous me raccompagnez. Je dois vous avouer que je n’accorde pas ma confiance aussi vite.

— La vie est pleine de surprises. C’est vrai, nous ne nous connaissions pas et pourtant je sens un lien entre nous. Rassurez-vous, ajouta-t-il, je ne suis pas un séducteur et je ne poursuis pas de mes assiduités toutes les jeunes femmes. Cependant, je m’adapte aux évènements.

— Avez-vous fait la guerre ?

— Oui, en tant que jeune médecin. J’en ai rapporté le goût de la vie si proche de la mort. Désormais, j’apprécie le moment présent. Aider les autres, les connaître quand c’est possible, quand il en est encore temps, est important pour moi.

Son visage reflétait une tristesse subite, une douleur cachée.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous blesser ou me montrer indiscrète.

— Il n’en est rien. Mais présentons-nous correctement. Ian Mac Farlane, mi-Français, mi-Écossais, médecin et écrivain à mes heures. Je suis natif d’Édimbourg où j’ai ouvert mon cabinet médical voilà quelques années. Mes parents et un de mes frères résident aussi dans cette ville magnifique. Mon frère cadet habite Inverness.

— Lise Mourac. Française, employée à la bibliothèque, mais cela, vous le savez déjà. Je vis à Béziers près de mes parents et j’ai deux frères.

Ceci fait, nous éclatâmes de rire, ôtant à cet instant sa solennité. Tout en discutant, nous étions parvenus jusqu’à ma rue.

— Est-ce ici ?

— Oui, merci. Ian, je ne suis pas si libre avec un étranger habituellement… Vous allez me prendre pour une folle, mais je sens moi aussi un lien entre nous. C’est déconcertant et inquiétant.

— Nous ne sommes pas fous, Lise. Cette guerre a aboli nos barrières, a modifié notre vision des choses et du monde. Nos attitudes sont plus franches, plus libres, mais pas plus dévergondées. Ne vous souciez pas, je vous comprends.

Je lui souris en quittant la voiture.

— Lise, prenez un bain chaud, un repas et reposez-vous. Puis-je prendre de vos nouvelles demain ?

— Oui, merci, docteur.

Il démarra en douceur. Une fois dans la cuisine, ma tasse de thé dans les mains, l’étrangeté de cette fin de journée me frappa. Le souvenir de mes visions aussi. Nonobstant tout cela, je suivis ses conseils et il était 20h00 quand je m’endormis. Je passai une nuit paisible et je n’entendis pas la sonnette de la porte quand Paul passa dans la soirée comme promis.

Ce fut cette même sonnette d’entrée qui me réveilla. À moitié endormie, je pris juste le temps d’enfiler ma robe de chambre, et pieds nus, je courus à la porte. Georges, le fleuriste, attendait avec un magnifique bouquet dans les mains.

— Georges ? Que se passe-t-il ?

— Des fleurs pour vous.

— Pour moi ? Mais de la part de qui ?

— Une carte l’accompagne. Je suis désolé de vous tirer du lit si tôt, mais c’est à la demande de l’acheteur. Dès l’ouverture !

— Merci, Georges. Bonne journée !

Je pris le bouquet de tulipes, je le mis dans un vase que je déposais sur la table de la cuisine et je m’empressai de lire la carte.

Bonjour, Lise,

J’espère que vous vous sentez mieux. Que diriez-vous de vous joindre à moi pour visiter les lieux historiques de Béziers, cet après-midi ? Si vous le pouvez, retrouvons-nous au « Café de la Paix » en haut de votre rue vers 14h00. J’espère que vous viendrez.

Amicalement,
Ian Mac Farlane.

L’émotion me cloua sur place. Mon cœur battait à coups redoublés et j’avais l’impression de ne rien contrôler. Ce que je détestais le plus !

Néanmoins, à la seule idée de le revoir, je me sentais joyeuse et pleine d’entrain. Sentiments que je n’avais pas ressentis depuis longtemps. Ma vie basculait, là, en ce moment. J’en étais sûre ! J’irai ! Je verrai bien ce qui se produira. Lise, ma fille, cet homme te plaît, ne le nie pas. Laisse la destinée se dérouler sans ton contrôle pour une fois !

Ma décision prise, je me sentis légère. J’avalais mon petit-déjeuner, vaquais à mes tâches ménagères quand la sonnette retentit. Par le judas, je vis que c’était Paul. Un grand sourire fendit son visage quand il me vit debout et pleine de vitalité.

— Salut, Lise ! Je suis passé hier soir, mais aucune réponse. Je suppose que tu te reposais. Je n’ai pas insisté.

— C’est vrai, Paul. Je me suis endormie de bonne heure et je n’ai rien entendu. Merci, je vais mieux. Veux-tu boire un café ?

Il accepta et s’assit à la table de la cuisine. Comme d’habitude, il alluma une cigarette. Sans un mot, je posai le cendrier devant lui et je lui servis une tasse de café brûlant accompagnée de petits gâteaux. Je l’accompagnai en grignotant quelques madeleines.

— Qu’as-tu prévu, aujourd’hui ?

— Ian m’a envoyé un bouquet de fleurs et il m’a invitée pour la visite de la ville. J’ai décidé d’accepter, ajoutai-je avec défi.

— Oh ! Cet homme est un magicien. T’inciter à bouger, toi, la dévoreuse de livres. Avec un homme quasiment inconnu ! Es-tu vraiment, Lise ? Où est passée mon amie ? se moqua-t-il.

— C’est moi ! J’ai envie d’en savoir plus. Il me plaît, Paul, énormément, lui avouai-je avec cette franchise et cette complicité, ciments de notre amitié.

— Eh, bé ! La belle au bois dormant s’est réveillée. J’en suis heureux !

— Merci, Paul.

— De quoi ?

— D’être toi, d’être là !

— C’est normal. Pas de merci entre nous, Lise, me dit-il en se levant. Bon, je dois acheter du pain et des fleurs, nous allons manger chez ma belle-mère, ajouta-t-il en m’embrassant.

Je l’entendis descendre l’escalier en sifflotant. Une fois dans la rue, il me fit un signe avant de s’engouffrer dans sa vieille voiture bleue.


1 Emile Claparède : était commerçant. Il exerça le mandat de maire de 1953 à 1967.

2 Le sac de Béziers : Il a eu lieu le 22 juillet 1209. Cela s’est passé pendant la croisade des Albigeois et la lutte contre l’hérésie. Le comte de Montfort et le légat Arnaud, abbé de Cîteaux, dirigeaient les troupes qui s’emparèrent de la ville. La population a été massacrée dans l’église Sainte-Madeleine. La phrase « Tuez-les tous, le Seigneur connaît ceux qui sont à lui » dite par l’abbé ne serait pas authentique.

3 Aye : oui en écossais

Je m’aperçus que la matinée était presque achevée. Je pris une légère collation, m’habillais assez chaudement. La pluie s’était arrêtée, mais l’air était frais. J’espérais que l’accalmie durerait sinon le faubourg serait inondé et des familles se trouveraient encore sans abris. En 1953, les maisons du faubourg, non loin du Canal du Midi, avaient été détruites. Mes grands-parents avaient tout perdu. Ils avaient dû reconstruire leur habitation et reprendre une vie sereine leur avait été difficile. Surtout après la guerre où la reconstruction était longue et ardue.

Par habitude, je passai mes doigts dans les boucles rousses de ma coupe au carré. Je mis un peu de noir sur les cils et un léger rose sur les lèvres. Empoignant mon sac, je fermai la porte et je gagnai le haut de la rue à pas vifs. À peine cinq minutes plus tard, j’apercevais Ian attablé. À mon arrivée, il se leva, tira une chaise et m’invita à m’asseoir.

— Bonjour, Ian.

— Bonjour, Lise. Je n’étais pas sûr que vous viendriez.

— Pourquoi ? Merci pour les fleurs, ce geste m’a beaucoup touchée.

— Je vous en prie ! Comment allez-vous ?

— Mieux, merci, après une bonne nuit de sommeil. Alors, que voulez-vous visiter en premier ?

Pendant que le serveur prenait notre commande, nous préparâmes notre tournée historique. L’après-midi se déroula sans accroc. Ian était un compagnon plein de charme, d’attentions, à l’intelligence vive et à l’humour parfois sarcastique.

L’église de la Madeleine le captiva et quand il posa la main sur la paroi froide du bas-côté, il pâlit fortement.

— Ian, ça va ? Vous êtes tout pâle ?

— Aye, excusez-moi. Vous avez raison, on ressent une présence ici. Que de douleurs !

— Beaucoup de Biterrois ont été massacrés. Malgré la solidarité entre les habitants et les hérétiques, les Cathares étaient poursuivis et persécutés par l’Église. La ville a résisté, mais le sac a été mené par Simon de Montfort et la population a été presque exterminée dans l’église de la Madeleine. Cette fureur me rappelle le conflit que nous venons de vivre. La différence, l’intolérance, la haine, la religion, tout est prétexte pour dominer l’Autre. Le passé ne sert pas de leçons, n’est-ce pas ? En tout cas, il se renouvelle.

— Aye, vous avez raison. L’humanité a beaucoup de mal à apprendre de ses erreurs. Mais je garde espoir. Il existera toujours des femmes et des hommes prêts à lutter pour un monde meilleur.

— Je le crois aussi. Venez ! Je vais vous montrer un de mes endroits préférés à Béziers.

Sans réfléchir, je le pris par la main et je l’entraînai sur le parvis. Une fois dehors, je la lui lâchai, un peu gênée de ce geste spontané. Il me sourit si doucement que des pensées peu catholiques envahirent ma tête.

— Où allons-nous ?

— À la cathédrale Saint-Nazaire. De là-haut, la vue sur l’Orb est magnifique et le dédale des petites rues nous plonge dans le passé de la ville. Le cloître est reposant. Je peux rester des heures, assise sur le banc, face à la rivière ou à la vallée.