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Les entrelacs du temps, tome 2
Nathalie Canitrot
ISBN : 978-2-38254-058-9
Couverture :© Orlane, Instant immortel
Mise en pages :© Orlane, Instant immortel
Images :© AdobeStock, © Freepik
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© 2022, Rouge noir éditions
Impression : BoD - Books on Demand GmbH


Écosse, 1739.
Embouchure du Loch Duich.
En cette fin du mois d’août, le vent soufflait sur la lande et de gros nuages noirs arrivaient par l’est. Colin, athlétique jeune homme de dix-neuf ans, se tenait debout, les pieds bien ancrés au sol, admirant le tapis coloré que tissaient la bruyère callune, les fougères et le genêt. Il en respira les senteurs à pleins poumons. Il se sentait heureux, là, en pleine nature, en communion totale avec elle. C’était là qu’était son cœur, sur ces terres et nulle part ailleurs. Il s’assit sur le sol, essuya son visage sur sa manche et regarda son frère Collum le rejoindre à grandes enjambées.
— As-tu rentré les bêtes, mo bràthair 1 ? lui demanda ce dernier.
— Aye 2. Je suis venu relever mes collets. Tiens, voilà deux lapins, dit-il en les lui donnant.
Ce dernier les prit et observa son cadet. Bien que Colin soit plus jeune d’une année, ils se considéraient comme des jumeaux. Il sentait que son petit frère était troublé.
— Que se passe-t-il, Colin ? Tu sembles ailleurs. Des problèmes avec oncle Padraic ?
— Non, a bràthair. L’oncle Padraic a abandonné l’idée que je le suive en Irlande. Je sais qu’il veut qu’un de ses neveux l’aide là-bas, mais ma vie est ici. Il a essayé de persuader notre mère qu’en qualité de sœur, elle devait l’aider. Il n’a plus de fils et c’est triste. Cependant, ce n’est pas une raison pour que je quitte l’Écosse. Je lui ai dit clairement ma pensée même si cela ne lui a pas plu du tout. Il m’a traité d’ingrat et s’est énervé, mais je ne l’ai pas laissé faire.
— C’est bien, je suis fier de toi. Il était temps que tu lui montres que tu n’es plus un enfant.
— En effet. De toute façon, père l’a prié de retourner en Irlande pour s’occuper de ses terres et de sa famille. Il part demain.
— Mmphm ! Bon, si ce n’est pas oncle Padraic, quel est ton problème ?
Colin tourna la tête vers son frère et lui sourit, de ce sourire si doux et séducteur qui faisait des ravages auprès de la gent féminine.
— Ne fais pas l’innocent, mon frère, tu connais la réponse, non ?
Collum hocha la tête et sourit à son tour. Les mots étaient inutiles entre eux et il sentait les remous du cœur de Colin comme si c’étaient les siens.
— Il s’agit d’Aileen, n’est-ce pas ?
Colin opina du chef. Seul son frère était au courant des sentiments qu’il éprouvait pour la jeune fille. Aileen était d’origine irlandaise. Ses grands-parents étaient venus en Écosse chez leurs cousins en 1691 après la défaite des jacobites à Aughrim 3. Leur fils, le dernier de huit enfants, avait épousé la cousine de Brian, leur père. Les familles vivaient en bonne entente et les deux jeunes gens avaient grandi côte à côte. Dès qu’ils le pouvaient, ils se retrouvaient pour aller observer les oiseaux et leurs nichées, les écureuils ou pêcher au bord du loch. Ils rentraient le soir, crottés mais heureux de la journée passée ensemble malgré les désapprobations parentales. Un lien particulier les liait depuis leur enfance. Souvent, leurs entourages respectifs avaient remarqué qu’Aileen terminait les phrases de Colin ou vice-versa, qu’ils avaient les mêmes idées au même moment même s’ils étaient loin l’un de l’autre et tant d’autres faits similaires. Tout le monde en avait pris l’habitude et au fil du temps plus personne n’y prêtait attention, excepté Erin et Seamus, la mère de l’un et le père de l’autre. Au début, ils avaient mis cette attitude sur le compte de leur amitié enfantine, mais quand ils furent adolescents puis jeunes adultes, ils avaient bien compris qu’une affection plus profonde et inaltérable les unissait. Ces derniers temps, l’amour que se portaient les deux jeunes gens n’était un secret pour personne.
— Oui. Je suis amoureux d’elle depuis longtemps déjà, tu le sais bien. Dernièrement, nous avons passé beaucoup de temps ensemble, c’est vrai. Au fil des jours, nous avons dû reconnaître que nous étions plus que des amis et que l’amour habitait nos cœurs. Il était inutile de cacher nos sentiments plus longtemps. Nos lèvres ont enfin exprimé ce que nos cœurs savaient déjà. Je sais que père a d’autres projets pour moi, mais c’est elle que je veux épouser, pas une autre !
— Aileen est une jeune fille bien éduquée, catholique et à la réputation irréprochable. Néanmoins, ton union avec elle ne profitera pas au clan.
— Je ne suis pas appelé à le diriger. Père n’est que le cousin du laird et c’est William 4 le chef. Nous savons tous que Kenneth est le prochain laird.
— C’est exact, mais nos mariages doivent apporter des terres, des biens, des alliances avec d’autres clans parfois. Il est rare que nous puissions faire un mariage d’amour, mon frère.
— Je le sais bien, bon sang ! répondit Colin en fermant le poing dans un mouvement d’humeur.
Il se leva d’un bond et fit les cent pas. Collum, habitué aux coups de sang de son cadet, ne dit mot et attendit que l’orage passe. Colin marmonnait et un morceau de tartan lui battait les jambes tant son agitation était intense. Sa haute taille cachait les derniers rayons de soleil à son frère qui était resté assis.
— Notre père veut que j’épouse Katie Macbrolane. Je l’apprécie, certes, elle est belle et fort bien éduquée, mais…
— Mais elle n’est pas Aileen, conclut Collum en se levant. Écoute, mo bràthair, il est certain que ton union ne changera pas le cours de l’histoire de notre famille. Néanmoins, les alliances avec nos alliés sont nécessaires. Je sais, je sais, ajouta-t-il apaisant, en voyant son frère prêt à s’enflammer à nouveau, tu aimes cette jeune fille… Prends le temps de réfléchir avant d’en parler à père et de provoquer une querelle sans fin.
— Je réfléchis depuis des mois, mo bràthair, crois-moi. J’ai même rencontré d’autres femmes, mais aucune ne me convient. Mon cœur appartient à Aileen.
— Si son père apprend vos rendez-vous secrets, je ne donne pas cher de ta peau, Colin.
— Mais je l’ai respectée, Collum ! se récria le jeune homme, ulcéré. Pour qui me prends-tu ?
— Je le sais, je te connais, le rassura-t-il aussitôt, mais son père est un homme respectable et sévère. Même s’il t’apprécie et te côtoie depuis ta naissance, il sera intraitable. L’honneur et la réputation de sa fille sont engagés.
— C’est la raison pour laquelle je désire en parler à père.
— Bien, je vois que ta décision est prise, mon frère. J’appuierai ta demande, n’en doute pas.
— Merci, Collum.
Il lui lança un regard reconnaissant, mais ses yeux, aussi noirs que de l’onyx, brillaient d’un feu qui inquiéta un tantinet son aîné. Il était certain que leur père ne donnerait pas son accord aussi facilement. Cela promettait de sérieuses et houleuses discussions autour de la table familiale. Il comprenait Colin mieux que quiconque. Lui-même avait épousé, voilà presque une année, une jeune fille dont il n’était pas amoureux et qui lui avait été imposée par son père et par son laird dans l’intérêt du clan. Il s’avérait que cette union n’était pas désagréable. En effet, Fiona était une femme douce, obéissante à la volonté paternelle et sans réelle personnalité. Elle prenait soin de lui, de leur foyer, et attendait la venue de leur premier enfant avec joie. La vie à ses côtés était fade et sans surprises en dépit de ses attentions et de son affection. Néanmoins, il appréciait son humeur toujours égale, son optimisme et il s’attachait à lui prouver son respect et une certaine tendresse. Pour rien au monde, il ne voulait qu’elle souffre ou pleure à cause de lui. Il s’était résolu à ne pas connaître le grand amour et cela était peut-être aussi bien. Il devait garder la tête froide. Colin était assez impulsif pour eux deux.
Adressant une prière à Dieu, il entoura les épaules de son frère et ensemble ils prirent le chemin de la maison. Quand ils arrivèrent en vue de la bâtisse, l’orage éclata. Ils furent aussitôt trempés tant la pluie était forte. Leur mère, Erin, les accueillit en riant. Pendant qu’ils se séchaient et enfilaient une autre chemise, elle regarnit le feu de bois et étendit les vêtements mouillés devant la cheminée. Colin l’embrassa tendrement et la garda serrée contre lui un instant. Elle sentait bon. Ses cheveux dégageaient le parfum du romarin et de la prêle, herbes qu’elle utilisait pour son shampoing. Quand elle mit la main sur sa joue, il reconnut l’odeur des framboises et du miel, signe de gâteaux pour le dessert.
— J’ai bien cru que vous n’arriveriez pas à temps, dit-elle en se dégageant et en souriant à ses deux grands fils.
— Il s’en est fallu de peu, màthair 5, lui dit Collum en l’embrassant à son tour. Colin a attrapé deux lapins assez gras et nous avons un peu discuté, lui confia-t-il.
Erin regarda son fils cadet et comprit qu’Aileen avait été le sujet du débat. Elle savait les sentiments de son fils pour elle et elle les avait vus, hier, au bord du loch, les mains enlacées. Heureusement pour eux, Seamus Canny, le père d’Aileen, n’était pas dans les parages. Elle devrait lui en parler, mais ce n’était pas le moment. Brian allait revenir de la réunion avec les métayers et ils prépareraient leur départ pour se rendre au château Leod, à Strathpeffer, dans le Ross-shire, lieu de la demeure principale du clan Mackenzie.
Comme si le fait de penser à lui l’avait attiré, Brian entra dans la pièce, s’ébrouant comme un jeune chien. Il retira sa veste en laine, la posa sur le dossier de la chaise devant l’âtre et se passa la main dans sa chevelure argentée dénouée afin d’en chasser les gouttes.
— J’étais à moitié chemin quand le déluge s’est annoncé, dit-il en souriant. Ah, il n’y a pas de mauvais temps, juste de mauvais vêtements 6 ! ajouta-t-il optimiste.
Erin lui apporta une serviette. Il retira sa chemise qu’il déposa sur la table et, sans penser qu’il était encore mouillé, il prit son épouse dans ses bras et l’embrassa. Elle l’enlaça et se serra contre lui. Il sentait l’herbe, les chevaux et sa joue mal rasée lui irritait la peau. Mais cela ne comptait pas ! Ce qui comptait, c’était sa présence, son odeur, la chaleur de son étreinte et la douceur de ses lèvres.
Quand ils se séparèrent, Brian se sécha et Erin apporta la marmite dans laquelle mijotait un ragoût de lapin et de légumes. Ils se lavèrent les mains et tout le monde prit place autour de la table : Brian, Collum et son épouse Fiona, Colin, Padraic, Eilidh, la vieille cousine de Brian, ainsi qu’Erin après avoir posé le pain, le sel et la bière. Brian dit le bénédicité et enfin, chacun put être servi.
Aussitôt, la discussion roula sur les départs du lendemain. Padraic pour l’Irlande, plus précisément pour la ville de Kilkenny, et le reste de la famille, sauf la vieille cousine et Fiona, pour la demeure des Mackenzie. Padraic avait fini par accepter, avec un peu d’aide musclée de la part de Brian, le refus de son neveu. Il n’avait quand même pas tout perdu puisqu’il repartait avec un lointain cousin, originaire de Drogheda, désireux de retourner dans sa patrie.
Brian apportait aux siens la participation des métayers, la sienne et il désirait s’entretenir avec son cousin en particulier. Il ne se rendait pas souvent au château Leod sauf pour affaires. Pourtant, il s’entendait bien avec ses cousins et cousines, mais il préférait sa vie tranquille sur ses terres, avec sa famille. Il observa du coin de l’œil son fils cadet. C’est à son sujet qu’il voulait voir son cousin William. Il connaissait ses sentiments vis-à-vis de la petite Aileen et cela bien avant que le principal intéressé n’en prenne conscience. Il avait eu tout le loisir d’observer l’évolution de leurs émotions. De l’amitié enfantine, ils étaient passés à l’attirance d’adolescents puis à un amour d’abord timide et de plus en plus fort avec le temps. Comme lui, Colin était un homme honnête, déterminé et il savait qu’il ne renoncerait pas à la jeune fille facilement. Lors de leurs derniers déplacements pour rencontrer des métayers, il avait pu évaluer la séduction que son fils dégageait. Il lui suffisait d’entrer dans une pièce pour que les femmes ne regardent que lui. Il était poli, amical avec elles, mais il gardait une distance certaine. Cependant, il savait que Colin avait connu intimement des femmes, mais il n’y faisait jamais allusion. Quoi qu’il en soit, l’union avec Aileen ne lui déplaisait pas a priori, mais il préférait celle avec la jeune Macbrolane. Bien que les deux jeunes filles vivent dans le clan, les terres d’Angus Macbrolane étaient voisines des siennes et il avait beaucoup plus de têtes de bétail que Seamus, le père d’Aileen.
Il croisa le regard amusé d’Erin et lui sourit. Elle savait pertinemment les idées qui tournaient dans la tête de son époux et elle en comprenait l’importance. Mais, cette fois-ci, elle avait pris parti pour son fils. Elle aussi avait vu l’amour grandir entre les deux jeunes gens et elle avait été la confidente de Colin. De plus, elle appréciait Aileen et cela ne prenait pas en compte ses origines irlandaises ni le lien de parenté. Aileen était une jeune fille travailleuse, persévérante, honnête et pieuse. Elle avait un caractère affirmé, certes, mais elle savait écouter les avis de chacun et prendre les bonnes décisions quand cela s’avérait nécessaire. Par contre, même si elle reconnaissait la bonne éducation de Katie, elle décelait dans son comportement une arrogance certaine, un manque de compassion envers les plus démunis et un orgueil savamment caché pour l’instant. Contrairement à Aileen, Katie rechignait à effectuer les tâches quotidiennes et quand elle les exécutait sur l’ordre de sa mère, elle le faisait avec si peu d’attention qu’il fallait repasser derrière elle pour rectifier ses bêtises.
Elle secoua la tête afin d’en chasser ses pensées et reprit pied dans la discussion. Brian et Collum causaient des finances pendant que Padraic et Colin échangeaient sur les qualités du whisky. Quand elle posa sur la table le gâteau aux framboises et au miel, des exclamations ravies fusèrent. Les gourmands suspendirent leurs conversations afin d’apprécier à sa juste valeur cette pâtisserie moelleuse à souhait.
Le repas terminé, les hommes s’installèrent près de l’âtre pendant que les femmes débarrassaient la table et nettoyaient la vaisselle. Padraic alluma sa pipe, tira plusieurs bouffées et plongea son regard dans les flammes. Colin s’approcha de son père et demanda à lui parler en particulier. Brian se leva et ensemble, ils sortirent et allèrent s’installer dans l’écurie. Là, ils seraient à l’abri de la pluie et ils pourraient converser en toute tranquillité. Brian n’était pas sot. Il se doutait très bien de ce dont voulait l’entretenir son fils. Il vit la tension de sa mâchoire, son regard déterminé. Il s’appuya contre la séparation d’une stalle et attendit. Colin entra dans le vif du sujet.
— Père, je sais que tu veux que j’épouse Katie Macbrolane. À ta demande, j’ai pris le temps de la rencontrer afin de mieux la connaître. Nous avons discuté. Elle n’est point sotte, bien éduquée, mais son cœur est sec et tourné uniquement vers sa personne. Je ne veux pas d’une telle épouse. J’ai besoin d’une femme que j’aime, qui me soutiendra dans les difficultés, sur qui je pourrai compter quand je m’absenterai. Mon épouse ne sera pas uniquement la mère de mes enfants et la gérante du foyer, elle sera aussi ma moitié. Nous serons un seul être.
Brian se redressa et mit ses mains sur les épaules de son fils. Il le regarda dans les yeux. Une même tendresse se lisait dans leurs regards.
— Tu demandes beaucoup, mon fils. La femme parfaite n’existe pas. Tu veux qu’elle soit intelligente, forte, douce et dévouée.
— Et c’est toi qui me dis cela ! répondit le jeune homme en riant. Je sais qu’elle existe puisque tu as épousé une telle femme, père. Ma mère a toutes ces qualités, et plus encore. Donc, je ne demande pas l’impossible, ajouta-t-il, sûr de lui.
— En effet, répondit son père, en hochant la tête et le sourire aux lèvres. Seulement, toutes les femmes ne sont pas comme ta mère. Tu apprendras à apprécier leurs qualités et leurs défauts, et chacune d’elles est une perle à découvrir et à aimer.
— Je suis d’accord, mais je n’aime pas Katie et je n’ai nulle envie de découvrir ses qualités et de supporter ses défauts. C’est moi qui vais me marier et qui vais devoir vivre tout le restant de ma vie avec la femme que tu m’imposes. Je ne veux pas de Katie !
— C’est Aileen Canny que tu aimes, n’est-ce pas ? lâcha Brian en fronçant les sourcils.
— Oui, je l’aime de tout mon être, et cela depuis l’enfance. Elle a les qualités que je recherche chez une femme.
— Ne crois pas que j’ignore vos sentiments, Colin, rétorqua Brian. Je ne suis pas le seul à vous avoir surpris au bord du loch. Ta mère et ton oncle vous ont vus aussi. Pour l’instant, cela reste dans la famille, mais cette situation ne peut durer, tu le sais bien.
— C’est la raison pour laquelle nous sommes ici ce soir. Je veux l’épouser, père. Ce sera elle ou personne !
Brian tiqua à ces mots. Il reconnaissait bien là les traits de caractère de la famille. Colin savait ce qu’il voulait et rien ne le ferait changer d’avis. Il essaya une autre approche.
— Lui as-tu avoué tes sentiments, mon fils ?
— Oui, et elle les partage, répondit-il sur le qui-vive. Pourquoi, père, t’opposes-tu à cette union ?
— Je ne m’y oppose pas vraiment, mon fils. Je dois penser à la prospérité de nos terres et aux alliances. Je reconnais qu’Aileen est une superbe jeune femme. Je connais ses qualités et j’ai entendu aussi parler de son caractère impétueux. Contrairement à ce que tu crois, je ne suis ni aveugle ni insensible à tes sentiments. J’ai été jeune moi aussi et fou amoureux.
— Oui, et tu as épousé la femme que tu voulais.
— Non.
Colin sursauta et observa son père. Ce dernier s’était assis sur une botte de paille et se passait la main sur le visage. Soudain, il le vit tel qu’il était. Un homme d’une cinquantaine d’années, grand et encore robuste, aux cheveux gris, aux yeux noirs et au regard pénétrant. Il le vit non comme le héros de son enfance, mais comme un homme avec ses peines, gravées sur son visage, ses joies et ses espoirs. Un homme normal, en somme. Notre jeune amoureux prit place à ses côtés et l’interrogea doucement.
— Mère n’est pas ton grand amour ? demanda-t-il, étonné.
— J’ai rencontré Erin deux ans plus tard. Quand j’ai eu ton âge, je suis tombé amoureux fou de Moira lors d’un rassemblement du clan. Elle avait à peine seize ans. Son teint de porcelaine était rehaussé par sa chevelure d’un roux éclatant. Son regard bleu me réchauffait et son rire clair était une ode au bonheur. Près d’elle, je me sentais plus vivant que jamais et heureux. À la fin du séjour, par l’intermédiaire de mon père, j’ai demandé sa main. Bien que récalcitrant à cette union, il s’est renseigné. Je n’ai pas pu l’épouser.
— Pourquoi ?
— Elle était déjà promise à un autre et elle l’ignorait. Les fiançailles devaient être annoncées le dernier jour du rassemblement. Quand mon père rendit visite au sien, elle venait d’être informée du contrat entre les deux familles. Elle était effondrée.
— Mais la position de ta famille était plus importante !
— Certes, mais une parole donnée est une parole donnée, tu le sais. Notre famille a toujours été respectueuse des règles. De toute façon, mon sort était lié et mon mariage déjà organisé. Seulement, je ne l’entendais pas ainsi.
Brian parlait plus pour lui que pour son fils. Sa voix se faisait murmure et son regard était plongé dans un passé douloureux.
— Nous avons fait le serment des mains, avec Dieu comme témoin de notre amour et de notre foi, et nous nous sommes enfuis. Inutile de te décrire la colère des parents, du chef de clan, et les recherches entreprises pour nous retrouver. Nous avons vécu ensemble un mois entier, le plus beau de ma vie. Un ermite nous a hébergés quelques nuits, puis nous avons gagné la forêt. Nous sommes restés chastes le plus longtemps possible et puis… Quand ils nous ont retrouvés, le châtiment a été terrible. Moira a été envoyée dans un couvent et des dédommagements ont été payés. Quant à moi, j’ai renouvelé ma demande en mariage. C’était la solution pour laver son honneur et régler l’affaire. Son père a refusé et j’avoue que je n’ai pas compris pourquoi. Il avait tout à y gagner.
Mon père ne décolérait pas. J’avais apporté l’opprobre sur mon nom et ma famille. Ces affaires-là se règlent entre nous. Je suis resté auprès de lui, sous surveillance permanente, exécutant toutes les tâches les plus basses. Je devais prouver quotidiennement que je méritais à nouveau sa confiance. Cela a pris des mois d’obéissance, de labeur, de contrôle de moi et de remise en question personnelle et familiale. En 1708, ton grand-père m’a invité fortement à rejoindre certains lairds jacobites rassemblés à Brig o’ Turk pour soutenir l’invasion de Jacques Stuart, le vieux prétendant. J’ai été arrêté avec eux à Newgate et emprisonné au château d’Édimbourg et jugé pour haute trahison. Par la suite, comme tous les autres, j’ai été acquitté par manque de preuves. La seule preuve était que nous avions bu à la santé de Jacques 7.
— Qu’est devenue Moira ?
— Elle est morte un an après son entrée au couvent. Elle avait attrapé froid et elle n’avait plus goût à rien. Elle s’était opposée à la décision paternelle, mais elle n’a pas été entendue, évidemment. Elle a été conduite au couvent manu militari et elle n’a jamais eu de visites familiales pendant cette période. Sa mère a même été interdite de parler d’elle. J’ai su ces détails, ajouta-t-il en voyant l’air surpris de son interlocuteur, quand j’ai rencontré sa sœur quelques années plus tard.
— Tu n’en es pas responsable, père.
— Bien sûr que si. Si je ne l’avais pas aimée comme un fou et entraînée dans cette histoire, elle serait encore en vie ! s’écria-t-il en se levant et en donnant un coup de pied dans le seau à côté de lui. Tout est de ma faute !
Colin se leva à son tour et posa sa main sur l’épaule de son père.
— Père, vous vous aimiez. Ce que vous avez vécu, personne ne peut te le prendre. C’est un moment rare dans une vie. Elle n’est pas morte à cause de toi, elle est morte de maladie. Et si elle avait obéi à son père, comment sais-tu qu’elle vivrait encore ?
Brian écoutait la voix calme de son fils et les battements rapides de son cœur se calmaient. Sa gorge se dénouait et ses poings se desserraient. Il le regarda bien en face et lui sourit. Cette question, il se l’était posée maintes et maintes fois. Elle aurait pu mourir suite à un accouchement ou de maladie, de manque de nourriture et de tant d’autres façons encore.
— Merci, Colin. Tu as raison. Nous étions venus pour discuter de ton amour pour Aileen et nous parlons de mon passé.
— L’amour nous concerne tous, père. Merci à toi de m’avoir confié ton secret, lui répondit-il, ému.
— Tu as l’écoute et la gentillesse de ta mère. Bon, nous devons rentrer. Écoute, je vais y réfléchir et j’en parlerai à William dès que possible. De ton côté, ne prévois pas de l’enlever, je t’en prie. Laissons-nous du temps. Je connais Seamus et je vais me renseigner sur ses projets pour sa fille.
— As-tu parlé à Angus de ton intention ?
— Pas encore. J’attendais ta réponse d’homme à homme, dit-il avec un demi-sourire. Nous reparlerons de cela à notre retour.
— Bien, père. Tu connais maintenant mon choix et j’en suis heureux. Je ne changerai pas d’avis, cela aussi, je veux que tu le saches. Je respecterai le délai d’attente que tu m’as demandé, mais une décision devra être prise.
Brian opina du chef, fier de l’attitude responsable de son fils.
— Et si elle est déjà promise, Colin ?
— Je me battrai pour elle, père, jusqu’au bout. J’en parlerai aussi à William. C’est elle que j’aime, vraiment !
— Je l’ai bien compris, mon fils, lui dit-il en soupirant. Allez, viens, rentrons !
Quand ils franchirent le seuil de la maison, la curiosité était à son comble, mais personne ne posa de questions. Les regards des deux frères se croisèrent et Colin hocha imperceptiblement la tête. Collum soupira. Au moins, leur père ne semblait pas en colère et cela était vraiment une bonne nouvelle.
La pluie tambourinait sur le toit, invitant chacun à retrouver sa couche afin de se détendre et prendre un repos bien mérité. La journée du lendemain serait longue et fatigante. Collum et Fiona furent les premiers à se retirer, puis Padraic leur emboîta le pas, non sans avoir vérifié, encore une fois, le paquetage pour son voyage. Colin s’apprêtait à gagner sa couche quand Brian l’arrêta.
— Je vais réfléchir sérieusement à ta demande, mo mac 8.
— Merci, père. Je sais que tu ne prendras aucune décision sans en avoir envisagé toutes les conséquences.
Brian lui sourit, de ce sourire si semblable au sien. Colin embrassa sa mère et se retira. Une fois la porte de leur chambre fermée, Erin versa de l’eau dans une cuvette en faïence, décorée de fleurs roses et de feuillages, cadeau de mariage d’une cousine. Elle se dévêtit et commença sa toilette pendant que son époux rechargeait le feu. Dans le miroir en face d’elle, elle le regardait s’activer. Il était toujours aussi beau. Sa haute taille se découpait devant la fenêtre et son corps était toujours aussi athlétique. Brian se tourna à ce moment et intercepta son regard appréciateur. Il lui sourit et d’un pas souple il alla vers elle. Il lui prit la serviette avec laquelle elle se séchait et la serra contre lui.
— Qu’y a-t-il, a leannan 9 ?
— Rien, je te regardais.
— Es-tu satisfaite de ton vieil époux ? demanda-t-il en l’embrassant dans le cou.
— Oh oui, répondit-elle dans un souffle, attentive à la caresse de sa main dans son dos. Je pensais que le temps n’avait pas de prise sur toi.
— Tu dois perdre la vue, mo chridhe 10, dit-il en souriant.
— Il est vrai que tu as quelques rides au coin des yeux et ta chevelure est argentée, mais cela te donne un air plus sage, répondit-elle en lui caressant le torse.
— Sage, je ne le suis pas et ne le serai jamais, ma petite irlandaise, dit-il en la soulevant dans ses bras et en la portant jusqu’à leur lit.
Il la posa sur la couverture délicatement et, tout en la couvrant de baisers, il se déshabilla. La chaleur de son corps fit gémir Erin. Il lui murmura des mots d’amour, caressa lentement son corps, redécouvrit ses vallons et sa langue laissa des traces incandescentes sur sa peau. Erin haletait, l’attirait encore plus près, mais il se déroba et continua son exploration jusqu’à son intimité. Il désirait voir le plaisir et l’abandon dans ses magnifiques yeux verts et, afin de prolonger leur étreinte, d’un mouvement souple, il la plaça sur lui. Elle s’empala sur sa virilité et commença un mouvement de va-et-vient, danse éternelle des amants. Enfin, leurs cris de jouissance éclatèrent dans le silence de la nuit. Un peu plus tard, alors qu’ils étaient blottis l’un contre l’autre, il lui parla de sa discussion avec leur fils. Elle l’écouta sans l’interrompre. Quand il eut terminé, il lui souleva le menton et plongea son regard dans le sien.
— Qu’en penses-tu, a leannan ?
— Ils s’aiment vraiment, mo chridhe, et ce depuis toujours. Leur amour est si fort qu’il traversera le temps afin que leurs âmes se retrouvent et continuent de vivre l’une à côté de l’autre. Les séparer ne fera que retarder l’affaire. Ils ne trouveront jamais le bonheur avec quelqu’un d’autre même s’ils essayent. Tu le sais très bien, ajouta-t-elle en posant sa main sur son cœur.
— Aye. Colin a raison. Il a besoin d’une épouse solide à ses côtés. Pour l’instant, tout semble tranquille, mais la colère gronde contre l’Anglais. J’ignore combien de temps nous éviterons une autre guerre, mais je suis certain que nous ne supporterons pas longtemps d’être sous la férule de Georges II.
— Aye. C’est pour cette raison qu’il nous faut vivre pleinement nos journées auprès de ceux que nous aimons.
— Entièrement d’accord, ma douce, dit-il en l’enlaçant et en la rallongeant afin de lui prouver son amour.
Quand ils se levèrent, le ciel était bleu, mais l’air s’était rafraîchi. Ils avalèrent leur porridge en silence. Collum et Colin allèrent nourrir les chevaux pendant que Padraic faisait ses adieux à sa sœur. Il savait qu’il ne la verrait peut-être plus et son cœur se serra. Elle était sa cadette et il avait toujours eu une préférence pour elle.
— Prends bien soin de toi, Erin, lui dit-il, ému.
— Ne t’inquiète pas, mo dearthàir 11, tout ira bien. Je suis heureuse ici.
Padraic hocha la tête et étreignit sa sœur. Il avait la gorge nouée et sous son air bourru, il cachait une grande sensibilité. Brian vint le saluer et lui souhaiter bon voyage. Il lui assura, comme il avait fait le jour de leurs noces, qu’il prendrait soin d’Erin et qu’elle ne manquerait jamais de rien. Ses neveux l’embrassèrent et Fiona lui donna un sac de provisions en lui souhaitant bon voyage. Il avait presque de la peine de les quitter, mais il devait retourner en Irlande. Sa patrie et sa famille lui manquaient. Après un dernier regard, il prit la route afin de rejoindre son cousin quelques lieues plus loin. Une heure plus tard, c’était au tour de Brian, Erin et leurs fils de quitter la ferme. Ils confièrent Eilidh à Fiona et leur promirent d’être de retour dans un mois. Quelques métayers logeaient non loin et Fiona ne devait pas hésiter à les solliciter en cas de besoin. Elle acquiesça et embrassa Collum.
— Tout ira bien, mo gràdh 12, lui dit-elle. Je prendrai soin de notre cousine. L’enfant ne doit pas naître avant cinq mois et si j’ai une inquiétude, je peux faire appel à Malvina et Rupert.
— J’ai confiance en toi, Fiona. En cas de problèmes importants, envoie Rupert au château et je reviendrai le plus vite possible, lui conseilla-t-il en lui caressant les cheveux.
Il la prit contre lui, l’embrassa tendrement et monta à cheval. Colin guida sa monture à ses côtés.
— Je pars en avance, mo bràthair, j’ai quelqu’un à saluer.
Collum haussa les sourcils. Il jeta un coup d’œil vers ses parents et les quelques métayers qui les accompagnaient. Non loin d’eux, Katie observait Colin.
— Ce n’est pas le moment d’aller saluer Aileen, mon frère, le morigéna-t-il d’une voix sourde.
— Je ne la verrai pas seul à seule, mo bràthair. Son père m’attend. Il doit nous accompagner à Leod, le rassura-t-il avec un sourire en coin.
Collum allait rétorquer quand Katie se dirigea vers eux d’un pas vif et attrapa la jambe de Colin.
— Tu partais sans me saluer, Colin, minauda-t-elle.
Il dégagea sa jambe et se pencha légèrement vers elle.
— J’ai déjà pris congé de tous, lui répondit-il glacial.
— Aye, mais je ne suis pas tout le monde.
— En effet, mais je n’ai aucune raison de te saluer en particulier, Katie. Bon, je dois y aller.
Il inclina néanmoins la tête dans sa direction et, d’un mouvement discret du pied, il mit sa monture au pas. Il jeta un regard agacé à son frère et il prit la direction du loch. Katie le regarda s’éloigner le visage renfrogné.
— Je ne compte pas pour lui, n’est-ce pas ? Pourtant, je l’ai cru quelque temps. Cela ne me gêne pas, vois-tu, il me plaît et je l’aurai ! cracha-t-elle en fixant Collum.
— Mon frère ne t’a jamais rien promis, Katie. Et je sais qu’il ne fera rien qu’il n’a lui-même décidé.
— C’est Aileen qu’il aime, mais c’est moi qu’il épousera, je te le jure, Collum !